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Le présent article est un bilan d’étape du GRIET XIX-XXI, Groupe de Recherche Interuniversitaire sur les Écritures Théâtrales (xixe-xxie siècles) que nous avons fondé en 2016 et qui réunit cinq fois par an environ une quinzaine de chercheurs en littérature française, arts du spectacle, littérature comparée et littérature anglaise. Les auctorialités théâtrales constituent notre premier objet d’étude. Entre septembre 2016 et juin 2018, nous avons entendu douze communications qui abordaient la question sous des angles variés[1].

Précisons d’emblée que la notion d’« auteur » n’a fait l’objet d’aucune définition préalable au GRIET, non plus que celle d’auctorialité qui en découle. Chaque intervenant a abordé cette idée protéiforme selon l’approche et la méthode qui lui convenaient. Évitant de nous imposer un cadre théorique ou doctrinal trop rigide, nous avons souhaité procéder de manière empirique et profiter des apports individuels pour circonscrire et penser la notion. Dans le même esprit, chacune des communications est un état transitoire destiné à être enrichi, complété, nuancé par les réactions qu’elle suscite, et retravaillée sous forme d’ateliers avant de prendre place dans un ouvrage collectif[2].

Parce que le théâtre est un art nécessairement collectif à quelque degré, son auctorialité doit être pensée au pluriel. Le passage du texte à la scène[3], ou du livre au spectacle, lorsqu’il existe, engage un partage, voire une délégation d’auctorialité à de multiples instances — le metteur en scène bien sûr, mais aussi les acteurs, décorateurs, costumiers, techniciens, éclairagistes, ingénieurs du son… : « Il n’y a pas d’auteur au théâtre, affirme Jean Giraudoux. Il suffit d’entrer au théâtre où l’on joue sa pièce pour comprendre, une fois que la première représentation l’a donnée à la troupe, qu’elle ne lui appartient pas, qu’elle ne lui a jamais appartenu[4]. » Au bout de la chaîne, le spectateur peut devenir cocréateur. La pluralité auctoriale tient aussi à sa temporalité spécifique. Le théâtre est un art à plusieurs temps : temps de l’écriture — qui peut être celui de la réécriture, de soi ou des autres — ; temps de la création, temps de la publication, chacune de ces étapes pouvant s’accompagner de nouvelles modifications du texte princeps. Pour un seul et même signataire, et parfois pour un même texte, coexistent plusieurs auteurs.

Pour tenter de circonscrire cette auctorialité ondoyante, plurielle, polymorphe, les intervenants du GRIET ont d’abord mis au jour des cadres, que nous présenterons brièvement, puis des procédés, des tendances que nous examinerons ici au prisme de deux mouvements contraires. L’auctorialité peut être pensée en plongée ou en contre-plongée : comme une autorité écrasante, venue d’en haut, mais qui est contrariée et compensée par un jeu de forces qui lui résistent ; comme une coopération horizontale et collégiale, d’où émerge pourtant bien souvent une figure dominante. Il ne s’agit ici que de faire ressortir quelques lignes saillantes des interventions et de la réflexion collective qu’elles ont suscitée, en mobilisant quelques exemples qui serviront de miroirs grossissants aux fonctionnements observés.

Encadrer les auctorialités

La présentation de cadres juridique, sociologique, éditorial a été le premier jalon de notre réflexion, nécessaire aux approfondissements ultérieurs. L’auteur a été pensé empiriquement, comme une entité ancrée dans le monde, ayant des droits, des devoirs, dépendant des attentes d’un lectorat ou d’un public, soumise aux marchés de l’édition et du spectacle.

Né avec la création de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), reconnu par les lois de 1791 et 1793, le droit d’auteur, on le sait, ne s’impose véritablement qu’au xxe siècle. En l’absence d’une législation exhaustive et uniforme, les écrivains sont contraints d’imaginer des stratégies de protection. Constatant que ses textes sont déformés, transformés, réécrits sans son nom, Victorien Sardou arrête par exemple de les publier en 1877, alors que le droit d’auteur est encore dans les limbes. La Loi du 11 mars 1957 définissant la Propriété Littéraire et Artistique, puis le code de la Propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 font avancer les choses. Le texte de 1992 donne une liste de personnes pouvant prétendre à ce statut et stipule que l’auteur a le monopole de son oeuvre à condition que celle-ci soit originale et matérialisée par une forme. Il précise que l’auteur détient à la fois des droits moraux — droit de divulgation (il peut choisir ou non de la rendre publique), droit de paternité (il peut souhaiter que son nom soit écrit sur la couverture du livre ou l’affiche du spectacle, ou choisir de rester anonyme, ou utiliser un pseudonyme), droit de respect (l’auteur se réserve toute modification sur son oeuvre), droit de repentir (il peut renoncer à l’exploitation de son oeuvre) — et des droits patrimoniaux (droit de représentation, droit de publication). Sont également définis les régimes de co-auctorialité, et les régimes « voisins » du droit d’auteur, notamment ceux de l’artiste-interprète. L’auteur est donc, du point de vue juridique, celui qui signe l’oeuvre et peut toucher des droits : « La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’oeuvre est divulguée[5]. » Ce cadre juridique permet aux auteurs, à ses héritiers, et à ses ayants droit de s’affirmer face aux metteurs en scène au nom du respect de leur oeuvre. Trois exemples peuvent en convaincre : en 1954, pour la création d’Électre, Marguerite Yourcenar multiplie les suggestions, indications, propositions au metteur en scène Jean Marchat et récuse la distribution choisie par ce dernier ; elle lui intente un procès en 1954 et obtient gain de cause en 1956[6]. Les héritiers et exécuteurs testamentaires de Beckett — dont ses éditeurs français et allemand, Jérôme Lindon et Samuel Fischer — s’opposent à plusieurs reprises à ce que En attendant Godot soit joué par des femmes[7]. Et le Tribunal de grande instance de Paris donne raison aux héritiers de Francis Poulenc souhaitant l’arrêt de la commercialisation du DVD du Dialogue des Carmélites par le metteur en scène Dimitri Tcherniakov[8].

L’angle sociologique permet d’observer le métier d’auteur dans son environnement et de mettre à distance la figure mythifiée de l’auteur-créateur mû par sa seule inspiration et son génie : Antoine Doré considère l’activité d’auteur dramatique « à la fois comme une pratique culturelle et une pratique professionnelle[9] ». Pour la sociologie, on ne naît pas auteur, on le devient. Si l’écriture théâtrale répond à un désir personnel d’écriture — c’est un régime « vocationnel » —, il n’en demeure pas moins que l’auteur, pour vivre, doit suivre un itinéraire, s’adapter et se former (en autodidacte, ou au contact de la scène, ou par le biais d’une formation professionnelle). La section « Écrivain/Écrivaine dramatique », créée à l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon) en 2003, est une preuve de cette professionnalisation. L’auteur doit également se faire reconnaître par différentes voies de légitimation : production scénique, édition, récompenses symboliques telles que les bourses d’aide accordées par les comités de lecture d’instances nationales (CNL, CNT, Association Beaumarchais…) : autant de médiations « qui participent chacune de l’étiquetage de l’“écrivant” comme “auteur”[10] ». Il doit enfin s’insérer dans un marché : celui du spectacle vivant (théâtres privés ou subventionnés), celui de l’édition théâtrale.

Ces contraintes socio-économiques et juridiques sont particulièrement visibles pour l’auteur de « théâtre jeune public » étudié par Marie Sorel. Pour s’inscrire dans ce secteur éditorial en plein essor, les auteurs doivent s’adapter à un lectorat ou à un public spécifique, sans tomber dans une spécialisation qui pourrait ternir leur image. En outre, ils sont contraints par un cadre juridique : la Loi sur les publications destinées à la jeunesse de 1949 stipule que :

Les publications […] ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques[11].

Ce devoir de moralisation — ou plutôt cet interdit de démoralisation — est intégré différemment par les écrivains et leurs prescripteurs : là où certains affirment protéger la jeunesse, d’autres mettent en avant la qualité littéraire des textes et le danger des tabous. Quand les trains passent (2007) de Malin Lindroth est un court monologue rétrospectif d’une narratrice qui a assisté à un viol collectif auquel participait son partenaire et se bat contre la culpabilité. Publié dans la collection « D’une seule voix » d’Actes Sud junior en 2007, le texte a fait l’objet d’un avis de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, suggérant une mention en quatrième de couverture portant sur l’âge minimal conseillé pour la lecture de ces ouvrages : 15 ans. Il devient alors le centre d’une controverse : alors que la journaliste Marion Faure le cite en exemple pour dénoncer la noirceur des publications pour la jeunesse[12], les éditeurs ripostent qu’encadrée par des médiateurs, la lecture de tels textes peut, voire doit, favoriser la réflexion et la prise de conscience des jeunes lecteurs/spectateurs sur un problème de société. Car ce sont bien des adultes — personnels éducatifs, éditeurs, directeurs de théâtre — qui prescrivent le théâtre pour la jeunesse et construisent une certaine image de l’auteur.

Cette construction peut se faire à partir d’un travail archivistique. De Spiritisme de Victorien Sardou[13], trois versions sont disponibles : un manuscrit autographe conservé dans l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France[14] qui « correspond à un état assez avancé, mais non pas définitif, du texte », « considérablement raturé et retouché[15] » ; une édition publiée par Jean Sardou[16] qui n’est « cependant pas fiable, présentant de nombreuses coquilles et incohérences de détail[17] » ; enfin, le « manuscrit du Théâtre de la Renaissance[18] », « qui tient compte des dernières corrections de l’auteur[19] ». C’est ce dernier « livret de mise en scène » qui a été retenu par Isabelle Moindrot pour sa récente édition des Oeuvres complètes aux Classiques Garnier, c’est-à-dire un « document de travail[20] » témoignant de « la perméabilité du texte et de la mise en scène dans l’esprit du créateur et dans sa pratique[21] », et qui renvoie donc à un ethos hybride. Un autre choix eût assurément proposé une autre image de l’auteur. En d’autres termes, en l’absence d’une version validée par l’écrivain, l’éditeur doit choisir et, en privilégiant l’une sur l’autre, peut lui-même devenir auteur : Isabelle Moindrot parle d’auctorialité « au carré ».

Les cadres juridique, économique, sociologique, éditorial tiennent des discours complexes sur l’auctorialité. En autorisant une grande part d’interprétation, le droit laisse subsister des ambiguïtés et des flottements : selon les cas, le comédien peut être considéré comme un artiste-interprète (régi par les droits voisins du droit d’auteur) et comme un auteur (notamment dans le cadre d’une improvisation). Il en va de même pour le metteur en scène, tantôt co-auteur, tantôt interprète[22]. Du point de vue sociologique, la pratique vocationnelle de l’écriture est contrecarrée par une logique professionnelle dictée par la nécessité de gagner sa vie. Quant à l’édition, ouvertement différencialiste en tant qu’elle distingue, par exemple, le théâtre destiné à la jeunesse du théâtre tout public, elle n’est pas toujours cohérente dans ses partis pris classificatoires : comment comprendre, ainsi, que la collection « Heyoka jeunesse », qui mêle genre théâtral et visée jeune public, ne dépende pas d’Actes Sud Junior mais bien d’Actes Sud-Papiers ? Comme le note Alain Brunn, « [e]n ce qui concerne l’auteur, il faudrait plutôt parler d’une indéfinition, d’une notion changeante : chaque discours social et toute oeuvre, en fonction de ses caractéristiques culturelles, historiques et/ou esthétiques, “négocie” avec ses interlocuteurs une conception spécifique de l’auteur[23] ». Aussi faut-il observer le fonctionnement des pratiques dans le détail.

Une auctorialité sans partage (?)

De manière assez traditionnelle, l’auctorialité se conçoit d’abord selon un schéma directeur vertical : un artiste (unique) — écrivain ou autre créateur — impose/propose sa vision singulière au collectif pour lequel il écrit ou avec lequel il travaille. Il y a collaboration — on est toujours au théâtre, art collectif — mais celle-ci se conçoit dans une succession temporelle et selon une hiérarchie créative : la tête puis les membres, fussent-ils doués d’une certaine autonomie. Dans cette optique, l’auteur est l’animateur, au sens premier et plein du terme, de l’entreprise théâtrale. Il en est la source et le moteur. De surcroît, il se veut le responsable ultime de l’oeuvre produite et le garant du sens. On range volontiers et non sans raison Ionesco dans cette catégorie de créateurs se voulant omniscients et omnipotents, pensant et construisant leur auctorialité « en plongée ». Nonobstant, les stratégies d’auctorialisation qu’il emploie se révèlent plus complexes que cela, allant jusqu’à redécouvrir les vertus de rapports horizontaux, de pair à pair. Plus simplement peut-être, Jan Lauwers et Romeo Castellucci par exemple misent également sur une auctorialisation d’ordre vertical, mais ils font jouer cet axe aussi bien en plongée qu’en contre-plongée.

Pour construire leur auctorialité, Jan Lauwers et Romeo Castellucci[24] font le choix, dans les années 1990, de se confronter à un répertoire légitime, tout particulièrement les oeuvres de Shakespeare pour l’un (Jules César, Antoine et Cléopâtre et surtout Macbeth et Le roi Lear) et d’Eschyle pour l’autre (L’Orestie)[25]. Le but est de se poser comme un artiste-auteur face à un monument dramatique, ce qui implique à la fois une manière d’hommage (se placer dans l’ombre de Shakespeare ou d’Eschyle) et une mise à l’épreuve (supplanter l’autorité originelle). Le bénéfice symbolique ne fonctionne que si la référence est visible. Le titre est à cet égard central. Il crée une filiation paradoxale — voir les titres des spectacles de Lauwers : Needcompagny’s Macbeth (1996), Needcompagny’s King Lear (2000) — témoignant d’un rapport à l’autorité-source fait de proximité et de distance, de reconnaissance et de détournement. Le titre vise aussi à provoquer chez le public l’attente d’une certaine histoire, attente que Castellucci et Lauwers s’appliquent à décevoir, car ils voient le texte-source moins comme un substrat fabulaire que comme un terrain poétique. L’oeuvre-source est très partiellement citée, désarticulée, réduite à quelques moments-clés, à quelques métaphores puissamment rendues scéniquement. Il s’agit donc de faire oeuvre (très largement spectaculaire, même s’il y a encore du texte) et non de reconduire « l’anecdote ».

Les artistes postdramatiques ont en commun ce voeu de « détextualisation » (Benoît Hennaut). Lauwers coupe le texte de Shakespeare et l’accompagne de notes d’intention à vocation scénique. Castellucci opère un travail de martelage, d’examen du texte jusqu’à une abstraction totale. La langue est brisée, montrée dans son handicap. Le texte est donc dévalorisé, symboliquement. Dans son Jules César (1990), Castellucci fait projeter sur un écran l’image des cordes vocales de Cicéron au moment où il parle alors même que le discours du rhéteur est inaudible. Dans le King Lear (2000) de Lauwers, la scène se remplit de cris incompréhensibles, mais un surtitrage en donne le sens (jusqu’à un certain point, car le système est volontairement défectueux). Le texte est de toute façon mis en pièces, absorbé, liquidé, ce qui rend compte d’une réflexion sur l’identité d’auteur : l’auteur n’est pas celui qui fait le texte mais celui qui le défait. Cette contestation du livre — nullement univoque car il reste une attirance pour la chose écrite[26] — est au fondement de la mouvance postdramatique qui veut bannir le privilège du texte à la scène. Cela conduit à une réévaluation profonde de l’acte théâtral, à un changement de paradigme dans le traitement de l’oeuvre-source et dans sa réception. Les pièces de Shakespeare et d’Eschyle ne sont pas mises en scène, elles sont recréées : les structures narratives et actancielles sont empêchées et remplacées par des structures symboliques et poétiques.

La construction verticale de l’auctorialité des artistes postdramatiques ne fait aucun doute — démonter/remonter un monument de la littérature dramatique, mettre Shakespeare et Eschyle à l’épreuve, imposer sa volonté créative à l’autorité originelle et la détourner à son profit — mais le mouvement est ascendant au moins autant que descendant. In fine, l’appropriation de l’oeuvre-source qu’opèrent Lauwers et Castellucci n’est qu’une variante radicale de l’adaptation : passer Macbeth et L’Orestie dans la machine postdramatique, cela ne délave ni Shakespeare ni Eschyle. C’est parce qu’ils sont irréfragables, imputrescibles, éternels qu’on fait appel à ces auteurs. Désarticuler leurs pièces, c’est toujours se montrer héritier.

On retrouve chez Ionesco cette construction verticale de l’auctorialité impliquant un « au-dessus » dont on tire une autorité symbolique. La « quête auctoriale » de l’écrivain[27], cette « recherche d’une accumulation de valeurs qui l’affirment comme “auteur” », passe en effet d’abord par des stratégies visant à se faire adouber, à acquérir une légitimité institutionnelle. En août 1949, alors qu’il n’a encore jamais été joué, il écrit à Pierre-Aymé Touchard, alors administrateur de la Comédie-Française, pour lui suggérer d’inscrire La cantatrice chauve au répertoire… Il approche lui-même l’Académie française lorsque s’ouvre la campagne pour le siège de Paulhan. Après avoir été élu, il demande à ce que la remise de l’épée ait lieu dans le foyer de la Comédie-Française et non sous la Coupole. Plus tard, en 1980, il demande que soit placé à l’Odéon le buste que le sculpteur allemand Rudolf Christian Baisch a sculpté de lui et que le théâtre de Düsseldorf lui a offert. En 1991, il a probablement cherché à se faire « pléiadiser ». Cette recherche de légitimité institutionnelle est évidemment à double tranchant : elle l’éloigne de l’anticonformisme des débuts[28], celui qui a premièrement fondé son auctorialité, et l’érige en « classique ». In fine, l’écrivain Ionesco est en passe d’être « récupéré », ce qui n’est pas sans conséquence sur son auctorialité.

Outre ces procédés d’institutionnalisation (auctorialisation externe et publique), Ionesco entend exercer une puissance de fait sur les gens de théâtre. C’est une forme plus attendue de verticalité, a priori purement descendante. Il veut s’imposer à ceux qui entendent monter ses pièces et, plus largement, en découdre avec ceux qui, à ses yeux, régentent le théâtre vivant de son époque. On connaît bien ses déclarations de pouvoir énoncées dans les paratextes, clamant sur un seul ton (véhément) que le metteur en scène doit obéir à l’auteur. On connaît un peu moins les manipulations dans la coulisse : Ionesco antidate volontiers les documents, rajoute des clauses aux contrats, menace d’intenter des procès, de faire appel à la SACD, de demander l’appui du Ministère (!)…, autant de procédés autoritaires trahissant justement que l’autorité véritable — c’est-à-dire la capacité à se faire obéir sans recourir à la force ou à la persuasion, selon Hannah Arendt[29] — fait défaut. Dans tous les cas, ces procédés verticaux témoignent du voeu de Ionesco de rester le vrai maître à bord, jusqu’à la rencontre avec le public.

Cependant, dans sa « quête auctoriale », Ionesco recourt également à des stratégies plus horizontales, fondées sur la symbolique du compagnonnage. De même que Copeau puis le Cartel et leurs héritiers se sont fondés sur les auteurs pour s’imposer (se consacrer aux côtés de l’auteur consacré), de même Ionesco fait appel à la figure du metteur en scène pour consolider son autorité, ce qui n’est paradoxal qu’en apparence[30]. Il construit une scénographie auctoriale qui s’appuie sur le collectif théâtral et notamment l’attelage dramaturge/metteur en scène : « […] je voulais te dire, écrit-il à Barrault, que j’étais un peu vexé de voir que chaque fois que tu cites les auteurs que tu estimes, que ce soit dans ton livre, que ce soit dans L’Express ou dans Le Monde, je ne figure pas parmi eux[31]. » En récriminant de la sorte, en regrettant de ne pas faire partie de l’« écurie Barrault », Ionesco suggère assez le bénéfice qu’il tire d’être associé au metteur en scène. Oui, il est des textes cinglants qui réduisent le metteur en scène à un rôle d’exécutant, où Ionesco se pose brutalement en imperator théâtral ; mais c’est l’arbre qui cache une forêt où poussent bien d’autres essences. Sophie Gaillard étudie notamment la manière dont les programmes des spectacles de Ionesco — textes et photos — tendent à construire une auctorialité partagée. Comme elle le résume, l’auteur se positionne contre et avec ses metteurs en scène. En somme, la quête auctoriale ne peut être conçue comme un empilement de stratégies unilatéralement verticales (du « haut » vers le « bas »). Il y a, remarque Sophie Gaillard, une « opposition entre une idée de l’auctorialité et une pratique très concrète, très incarnée de l’auctorialité ».

C’est ce que révèlent aussi les avant-textes. Se concentrant sur la genèse des pièces que Ionesco tire de ses nouvelles, Audrey Lemesle[32] note que l’auteur n’est pas une instance monolithique, une pure essence en surplomb, source de toute éternité du discours littéraire, mais une entité en mouvement, voire l’objet d’une quête à l’intérieur même de l’écriture. Ainsi, en passant du narratif au théâtral, en s’éloignant d’une narration à la première personne mettant en récit ses propres rêves, l’écrivain est amené à assujettir sa subjectivité[33] ainsi qu’à s’interroger sur sa création et son statut de créateur. Il le fait de manière progressive, en se remettant souvent en cause, parfois violemment. Comme le note Audrey Lemesle, les manuscrits proposent

un contrepoint à l’image autoritaire qui se dégage de l’homme public, qui une fois l’oeuvre achevée la défendra bec et ongle, refusant les coupes proposées par les metteurs en scène, rétorquant à ses critiques qu’ils ne comprennent rien à son théâtre. […] Ionesco [y] est le premier censeur de Ionesco, […] il écrit ses pièces dans une disposition d’esprit beaucoup moins assertive que ce qu’il laissera apparaître par la suite.

Effacement, cryptage, censure montrent que l’auctorialité se construit à tâtons dans les brouillons. L’auctorialité verticale qui semble définir Ionesco est donc moins rectiligne et moins impérieuse qu’annoncé.

Une auctorialité purement descendante (« en plongée ») est une illusion d’optique ou une facilité de pensée, nullement une réalité soutenable dans le domaine théâtral. La posture en surplomb n’est jamais possible que grâce à des étais latéraux et une force contraire venant d’en bas (c’est la troisième loi de Newton). Comme dans une voûte, les poussées multidirectionnelles (vers le bas, vers le haut, vers les côtés) se combinent et se contrebalancent pour assurer la tenue de l’édifice.

Auctorialités partagées

Quand certains se veulent maîtres à bord de leur création théâtrale, d’autres affichent un parti pris d’auctorialité partagée. Le théâtre, selon eux, est un art qui se conçoit, se fabrique, se joue à plusieurs, un art collectif et du collectif qui doit se revendiquer tel. C’est le cas aussi bien des attelages créatifs impulsés par Hélène Cixous, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil[34], que des créations théâtrales initiées par le collectif In Vitro et la metteuse en scène Julie Deliquet[35].

Hors les déclarations d’intention et les pétitions de principe, parmi les marqueurs d’une co-auctorialité en actes, il en est qui peuvent se vérifier aisément, avant même que soient observés les processus créatifs. La répartition des droits d’auteur en relève, comme les indications fournies par le paratexte des pièces, lorsqu’il y a publication, ou par les documents d’accompagnement des spectacles (programmes, notamment). D’emblée (1964), on le sait, le Théâtre du Soleil a été fondé en société coopérative et participative (SCOP) et a prévu l’égalité salariale de ses membres et la répartition égale des droits de reproduction.

En matière de droit d’auteur, le code de la propriété intellectuelle reconnaît trois régimes de co-auctorialité : l’oeuvre de collaboration, à « laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques » ; l’oeuvre composite, oeuvre « nouvelle à laquelle est incorporée une oeuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière » ; l’oeuvre collective, « créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé[36] ». N’est donc juridiquement regardée comme « collective » qu’une oeuvre qui rend impossible l’identification de quelque prestation individuelle et confond les auctorialités, alors que l’oeuvre « de collaboration » reconnaît des auctorialités concomitantes, mais distinctes.

Rien n’empêche toutefois les régimes auctoriaux de se superposer : le programme de la dernière création du collectif In Vitro, Mélancolie(s), postule par exemple un fonctionnement collégial pour ce qui concerne la « création » et l’« adaptation », « à partir des Trois soeurs et d’Ivanov d’Anton Tchekhov », mais attribue la mise en scène à la seule Julie Deliquet. De même, Tambours sur la digue est édité sous le double patronage du Théâtre du Soleil et d’Hélène Cixous[37] et les programmes des spectacles manifestent la coexistence de régimes auctoriaux : Et soudain des nuits d’éveil est ainsi présenté comme une « Création collective en harmonie avec Hélène Cixous, mise en scène d’Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre, décor de Guy-Claude François, peintures de Danièle Heusslein-Gire, costumes de Nathalie Thomas et Marie-Hélène Bouvet[38] », tandis que Les naufragés du fol espoir apparaît comme une « Création collective du Théâtre du Soleil mi-écrite par Hélène Cixous sur une proposition d’Ariane Mnouchkine librement inspirée d’un mystérieux roman de Jules Verne[39] ». C’est dire que le collectif (Théâtre du Soleil), le collaboratif (« en harmonie avec », « mi-écrite par ») et le composite (Jules Verne) cohabitent alors.

Mais les co-auctorialités économiquement, juridiquement ou péritextuellement repérables se complexifient encore pour peu que l’on observe les processus créatifs, que l’on s’attache aux créations qui s’appuient sur un texte ou à celles qui refusent toute perspective de publication. Ainsi, lorsqu’Hélène Cixous entreprend de traduire Les Euménides, souhaitant s’affranchir des traductions consacrées (celle de Paul Mazon, par exemple), elle procède à un mot à mot, dans un jeu d’échange avec l’helléniste Pierre Judet de La Combe, dont l’ultime destinataire est la secrétaire chargée de mettre au net le tapuscrit annoté au crayon. L’oeuvre est alors à la fois, juridiquement parlant, composite dérivée (puisque réalisée à partir de l’oeuvre d’Eschyle), et collective dans son processus, quoiqu’attribuée en nom propre, sur la première de couverture des Éditions théâtrales, à Hélène Cixous — seul l’appareil de notes étant placé sous la responsabilité de Pierre Judet de La Combe. C’est qu’en l’espèce l’helléniste fait plus figure de conseiller que de traducteur, l’ethos de l’écrivaine l’emportant sur l’expertise du savant. C’est l’écrivaine Hélène Cixous qui réduit le nombre de personnages, accélère l’action, resserre l’intrigue, vise une parole plus efficace… À l’inverse, avec Tambours sur la digue, c’est une supercherie auctoriale qu’Ariane Mnouchkine suggère à Hélène Cixous : prétendre que la pièce est traduite d’un poète chinois, fabulé pour l’occasion, Hsi-Xhou ([siksu], homophone de l’autrice), de sorte que sa liberté créatrice soit libérée par la fiction d’une adaptation, tandis que son auctorialité s’impose en couverture. À tout coup, superposées ou déléguées, les assignations auctoriales sont alors à la fois troublées et redoublées. La figure auctoriale, apparemment malmenée, sort renforcée de sa mise à l’épreuve.

Si l’on se détourne des genèses ouvertement textuelles pour s’intéresser aux processus de fabrique théâtrale orientés vers une création scénique, les phénomènes de superposition sont similaires. Le travail du collectif In Vitro est à cet égard exemplaire. Qu’il s’agisse du triptyque constitué de Derniers remords avant l’oubli (2009), La noce (2011) et Nous sommes seuls maintenant (2013) — Des années 70 à nos jours — ou du récent Mélancolie(s) (2017), tout commence par les improvisations des comédiens, sur des thèmes ou des personnages, suscitées par la metteuse en scène. Celle-ci observe les inventions, prend des notes, échange avec eux. Suivent des journées d’improvisation où les comédiens sont invités à évoluer ensemble. Pour la Noce (à partir de Brecht) ou Derniers remords (à partir de Lagarce), des fragments de texte sont introduits, supplantant progressivement les improvisations. Pour Mélancolie(s), le découpage du spectacle en trois parties a été réalisé collectivement. Chacun a d’abord proposé sa version, texte et mise en scène, du spectacle et cette version, appelée « maquette », a été jouée par le collectif devant Julie Deliquet, avant que ne se construise le spectacle. Vingt-huit heures de film, destinées à ancrer la création dans le réel, ont également été tournées hors du théâtre, captées par la caméra de Pascale Fournier, dans un service de cancérologie de Villejuif notamment : Magaly Godenaire, la comédienne qui joue le personnage d’Anna, la femme de Nicolas-Ivanov, dans la pièce, prononce des fragments du texte de Tchekhov face à des personnes réelles qui lui répondent avec leurs mots à elles ; Julie André (Olympe-Olga) tient le rôle d’un médecin… Les auctorialités qui concourent à la création collective sont donc multiples : auctorialité des dramaturges dont les textes sont retravaillés collectivement (Brecht, Lagarce, Tchekhov…) et qui, tous, ont écrit des histoires de filiation et de transmission ; auctorialité des comédiens devenus créateurs de leur « maquette » ; auctorialité de la réalisatrice des films ; auctorialité de la metteuse en scène ; auctorialité collégiale du collectif In Vitro.

Reste que si est ainsi défendue « l’idée d’un geste théâtral collectif, en opposition avec les carrières solo », qui « tend à une démythification de la place de chacun », souhaite construire « une dramaturgie commune » et fait des répétitions le moment d’« une prise de pouvoir des acteurs et de l’équipe[40] », le collectif tel que le conçoivent In Vitro et Julie Deliquet n’exclut ni les textes et leurs auteurs, ni l’horizon d’une pièce, ni le maintien d’un regard sinon surplombant, du moins galvanisant, stratège et organisateur : celui de la metteuse en scène[41]. C’est elle qui propose textes et thèmes, distribue les rôles, est la destinatrice et la spectatrice des « maquettes » ; elle qui décide du sort des films réalisés (dont presque rien n’a finalement été conservé sur le plateau) ; elle encore qui convainc, lorsque ce ne sont pas les suggestions qui ont les faveurs du collectif qui l’emportent, de la justesse dramaturgique des choix opérés… Elle lance et fait advenir la création, l’accompagne et la valide. « Il y a quelqu’un à la baguette », concluait Éric Ruf après avoir assisté au triptyque, reconnaissant à l’oeuvre, « entre écriture collective et répertoire », « la présence d’une direction ferme et singulière[42] ». C’est que, au théâtre, le collectif est constitué de bien des singuliers, et qu’il n’est de singulier qui tienne que porté par des pluriels.

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De cette exploration en cours, qui invite à aborder l’auctorialité théâtrale au pluriel de ses acteurs, de ses circonstances, de ses enjeux, trois ensembles de questions peuvent se dégager : qui est auteur ? où s’invente l’auctorialité ? et comment s’exerce-t-elle ?

L’auctorialité théâtrale engage les écrivains et leurs ayants droit, les traducteurs, les metteurs en scène, les acteurs et les professionnels du spectacle qui recherchent une légitimité, se partagent ou se disputent l’autorité. Elle s’invente aussi à travers les acteurs de la société civile : législateurs, éditeurs, archivistes, institutions nationales ou plus spécifiquement théâtrales façonnent une certaine image de l’auteur[43]. Par ailleurs, cette image se transforme au cours du temps : de la lutte pour la reconnaissance du statut d’auteur incarnée par Victorien Sardou à la volonté hégémonique des metteurs en scène post-modernistes, les rapports de force entre les protagonistes évoluent.

Cette auctorialité s’invente, se construit, se lit à travers de multiples lieux : texte (des manuscrits aux différentes versions écrites et publiées) ; paratexte auctorial et éditorial (notamment interviews, dossiers de presse, et correspondance) ; spectacle ; documents que l’on pourrait qualifier de péri- ou épi-spectaculaires (programmes, affiches).

Frappe surtout l’écart entre la projection de leur auctorialité par les agents de la création théâtrale et son exercice effectif. Entre les déclarations despotiques et les velléités omnipotentes d’auteurs qui prétendent asservir le metteur en scène à leurs décisions, et leurs agissements en sous-main qui témoignent d’une autorité partagée ou contrariée (Ionesco), comme entre la revendication d’une auctorialité collective et le maintien d’une autorité fermement orientée (Théâtre du Soleil, collectif In Vitro), c’est la tension qui est passionnante.

Les communications des prochaines années devraient nous permettre d’approfondir, d’élargir et de varier ces angles d’approche, tant il est vrai qu’au théâtre, un auteur peut en cacher un autre…