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S’il est une forme poétique aux frontières fuyantes et incertaines pendant les xviie et xviiie siècles, c’est bien l’élégie française. En réalité, il suffit de comparer l’« Élégie à une dame » de Théophile de Viau à celles qui composent le recueil d’Évariste de Parny pour mesurer le large éventail de la production élégiaque française des siècles classiques. De même, entre, d’une part, les traités de poétique de la fin de la Renaissance et du début du xviie siècle qui sont plutôt succincts lorsqu’ils abordent l’élégie et, d’autre part, l’analyse détaillée et la recension exhaustive des trois discours que l’abbé Souchay prononce devant l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres à l’aube du siècle des Lumières, ou encore les préfaces à la fois lyriques et érudites de Treneuil ou de Millevoye, il est aisé de reconnaître le gouffre qui sépare également les auteurs lorsqu’ils tentent de théoriser le genre élégiaque. En quelque deux cents ans, l’objet et sa catégorisation changent tous les deux de façon importante. Certes, on pourrait établir un constat similaire pour plusieurs autres genres ou formes littéraires, grands ou petits, en prose ou en vers : la tragédie, le roman, l’églogue, l’ode, la satire subissent chacun de multiples changements au fil des décennies. Or, l’élégie s’avère à notre avis un cas singulier. Il n’est besoin que de lire certaines définitions dans des dictionnaires de littérature modernes pour constater à quel point les préoccupations historiques guident la réflexion des auteurs aux prises avec un objet explicitement protéiforme. On peut ainsi comparer la brève description de l’églogue, qui tient en à peine une quinzaine de lignes, au panorama diachronique qui regroupe tant bien que mal Théognis, La Fontaine et Verlaine dans le Dictionnaire des genres et notions littéraires[1]. De la même manière, la définition du Dictionnaire des littératures de langue française propose des sous-titres qui jalonnent l’évolution chronologique de l’élégie en France : « La renaissance », « L’épanouissement romantique », « La brisure moderne[2] ». Il est d’ailleurs tout à l’honneur des chercheurs d’avoir résumé ces diverses étapes, bien que le lecteur se sente parfois un peu confus devant des « sentiments élégiaques [qui] se font jour dans de multiples formes telles que le sonnet, l’ode, la tragédie, l’épopée ou le poème didactique », alors que « l’élégie est moins un genre poétique qu’une certaine tonalité qui exclut la poésie de l’action (l’épopée), de l’affrontement (la tragédie), de l’invective (la satire)[3] ». Et c’est justement là que réside la majeure partie du problème : qu’est-ce que l’élégie ? Une forme ? Un genre ? Un ton ? Un registre ? Un style ? Car derrière la distinction somme toute aussi nécessaire que commode entre élégie et élégiaque, qui permet de résoudre en partie ces difficultés typologiques, se cache en réalité l’apport le plus significatif que les poètes et théoriciens des siècles classiques ont fourni à la poétique de l’élégie : avoir opéré l’épineuse transposition d’un genre antique défini uniquement par sa métrique, le distique élégiaque, à une forme moderne circonscrite essentiellement par son sujet — ou par une matière plutôt flottante, serions-nous tenté d’ajouter —, la tristesse[4]. D’où le fait qu’un poème gnomique construit en suivant l’alternance d’un hexamètre et d’un pentamètre dactyliques est, à l’époque de la Grèce antique, une véritable élégie au même titre que « Le lac » peut l’être au xixe siècle, alors que l’inverse serait faux.

Aux xviie et xviiie siècles, les choses ne sont pas aussi tranchées. Par exemple, la question métrique se voit encore débattue. Non pas que, comme l’avaient tenté Ronsard et quelques autres poètes, on renoue avec l’idée de reproduire artificiellement le rythme inégal du distique élégiaque gréco-latin. Au contraire, la disparition de la contrainte prosodique semble avoir ouvert la porte à l’écriture d’une élégie en prose, ouverture qui se trouvait en germe dès les rapprochements avec l’épître que l’on établissait à la Renaissance, en même temps qu’elle a favorisé l’apparition d’un registre élégiaque au coeur d’autres genres littéraires[5]. Ici, des questions propres à la poétique des genres croisent des matières relevant de la rhétorique : modes de représentation, versification, typologie des discours, mise en forme des passions, figures, motifs, topoï sont autant d’angles d’approche qui multiplient les points de rencontre entre des oeuvres qui paraissent appartenir de prime abord à des catégories distinctes.

Par ailleurs, la tonalité triste de l’élégie, qui elle aussi fait pourtant son apparition au xvie siècle, divise poètes comme théoriciens au moins jusqu’à la Restauration. Le souvenir de l’éclectisme antique est toujours vivant[6]. Les écrits théoriques néo-latins continuent de voir dans l’élégie une forme aux visages multiples. Chez Tommaso Correa, Giovanni Pontano, Tarquinio Galluzzi, Martin Du Cygne et Ole Borch, pour ne nommer que ceux-là, l’érudition et la confrontation des textes gréco-latins empêchent de restreindre le genre à une esthétique précise. La longue énumération que Galluzzi reprend à Scaliger afin de cerner la matière de l’élégie l’illustre bien :

Nous pouvons enfin lui assigner et lui confier les thèmes qui, d’après la proposition de Scaliger qui a observé les écrits des anciens, doivent être traités par elle : la louange, l’imprécation, la plainte, la réclamation, les prières, les voeux, la reconnaissance, les pleurs, le blâme, l’objection du vice, le désaveu, l’explication de la vie elle-même, la comparaison de soi avec un rival, la menace ; l’invective contre la porte, le portier, la servante, la mère, le mari, les tempêtes et le ciel lui-même ; le désir de la mort, l’exil volontaire, le désespoir associé à des imprécations ; les poèmes funèbres, les discours funèbres, les lettres elles-mêmes dans lesquelles des lamentations ou d’autres sentiments de ce genre sont développés[7].

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la formule succincte que Boileau reprend à Horace, et qui est paradoxalement encore aujourd’hui la référence obligée pour l’élégie au xviie siècle, alors qu’elle apparaît pourtant oxymorique de prime abord :

La plaintive élégie, en longs habits de deuil,

Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.

Elle peint des amants la joie et la tristesse ;

Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse[8].

Passage d’une thématique funèbre aux sujets amoureux ; coprésence de la joie et de la tristesse ; il n’y a pas jusqu’à l’énumération de la dernière phrase qui ne souligne la vastitude de la matière élégiaque en proposant divers développements narratifs. Néanmoins, c’est plutôt en s’écartant de son modèle latin que le Régent du Parnasse identifie le véritable point sensible de la réflexion :

Mais pour exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.
[…]
Il faut que le coeur seul parle dans l’élégie[9].

De fait, entre la fin du xvie siècle et le début du xixe siècle, le changement majeur n’est peut-être pas tant l’apparition d’un registre moins flottant, bien qu’il ait pris du temps à se fixer, mais plutôt la place qu’occupe la sincérité comme critère de validité dans l’appréciation d’une élégie. Nous prendrons ici pour seul exemple le cas de Jean de La Fontaine.

La postérité des élégies du célèbre fabuliste s’avère en effet très éloquente, en ce qu’elle illustre à quel point la subjectivité, qui a longtemps informé la réception des oeuvres élégiaques, occupe encore aujourd’hui une place non négligeable dans l’herméneutique des recueils ; les tentatives de reconstruction biographique ne sont d’ailleurs pas tout à fait disparues avec l’apparition de la nouvelle critique, comme en témoignent maints livres et articles portant sur les amantes de Tibulle ou de Ronsard, notamment. Un gouffre sépare le traitement de l’Élégie aux nymphes de Vaux que le poète de Château-Thierry compose pour prendre la défense du surintendant Nicolas Fouquet après sa disgrâce et son emprisonnement, de celui qui est réservé aux cinq autres élégies qu’il rédige, en particulier aux quatre élégies à Clymène qui forment une sorte de canzionere élégiaque en miniature. Et pourtant, sur le plan stylistique, elles ne sont pas fondamentalement si différentes. Certes, les quatre élégies à Clymène partagent des liens évidents, mais comparons l’apostrophe à l’amour qui ouvre l’« Élégie première » à l’incipit de l’Élégie aux nymphes de Vaux :

Amour, que t’ai-je fait ? dis-moi quel est mon crime :

D’où vient que je te sers tous les jours de victime ?

Qui t’oblige à m’offrir encor de nouveaux fers ?

N’es-tu point satisfait des maux que j’ai soufferts ?

Considère, cruel, quel nombre d’inhumaines

Se vante de m’avoir appris toutes tes peines ;

Car, quant à tes plaisirs, on ne m’a jusqu’ici

Fait connaître que ceux qui sont peines aussi.

J’aimai, je fus heureux : tu me fus favorable

En un âge où j’étais de tes dons incapable ;

Chloris vint une nuit : je crus qu’elle avait peur.

Innocent ! Ah ! pourquoi hâtait-on mon bonheur ?

Chloris se pressa trop ; au contraire, Amarille

Attendit trop longtemps à se rendre facile.

Un an s’était déjà sans faveurs écoulé,

Quand, l’époux de la belle aux champs étant allé,

J’aperçus dans les yeux d’Amarille gagnée

Que l’heure du berger n’était pas éloignée[10].

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes ;
Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bors.
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du Sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême[11] !

Certes, « Vaux » et « Anqueuil » ancrent le poème dans une réalité bien française même pour un lecteur qui ne connaîtrait ni les circonstances de sa rédaction, ni la clé de lecture « Oronte/Fouquet ». En revanche, les deux extraits accumulent les ressemblances, qu’il s’agisse de l’apostrophe initiale filée jusqu’à la fin du poème, du passé que l’on considère avec nostalgie, d’une argumentation peignant le portrait d’une victime innocente, voire des éléments directement inspirés de la veine pastorale. Or, la critique a traité ces deux compositions de manière tout à fait opposée : alors que l’Élégie aux nymphes de Vaux demeure l’une des élégies les plus connues du xviie siècle français et qu’elle sert souvent à souligner la loyauté indéfectible de La Fontaine dans l’affaire Fouquet, ses autres poèmes élégiaques se trouvent habituellement passés sous silence, et les rares études qui les mentionnent montrent plutôt, et de manière convaincante, ce qu’elles doivent à la tradition littéraire[12]. D’un côté, sincérité, empathie, courage ; de l’autre, rhétorique, lieux communs, souvenirs antiques. Pour n’être pas une élégie d’amour, cette oeuvre de La Fontaine ne constitue pas moins la référence incontournable en matière d’élégie pour l’Ancien Régime dans plusieurs manuels, alors qu’elle s’avère presque une exception dans le corpus élégiaque de l’époque. En outre, la fable « Les deux pigeons » s’est vue plus souvent qualifiée d’oeuvre élégiaque que les cinq élégies d’amour de La Fontaine, comme quoi dans ce cas-ci également, élégie et élégiaque ne semblent pas aller de pair.

Ainsi, des oeuvres des Illustres bergers aux poésies de Treneuil, de la deploratio aux oraisons funèbres, des traités de poétique néolatins à la préface de Millevoye, l’élégie et l’élégiaque revêtent bel et bien à l’âge classique plusieurs traits que le présent dossier souhaite analyser, interroger et remettre en perspective. Car bien que l’élégie accorde une large place aux pleurs, il importe de savoir pourquoi, aux xviie et xviiie siècles, ils accompagnaient parfois l’expression d’une plainte, parfois le prolongement d’un plaisir, parfois les deux à la fois dans une larmoyante délectation mélancolique.

À cause de la porosité des genres plaintifs et étant donné que la disparition du distique élégiaque ne laissait que le contenu des poèmes pour fonder l’élégie française, qu’un « ton » qui aurait été commun aux élégies antiques, les lectures, les traductions et les interprétations des auteurs gréco-latins, et plus particulièrement de Tibulle, Properce et Ovide, constituent une fenêtre privilégiée sur les caractéristiques que l’on associait à cette forme. Par exemple, plusieurs aspects de la postérité des oeuvres élégiaques d’Ovide au xviie siècle, comme le montre Marie-Claire Chatelain, doivent être mis en perspective si l’on souhaite mesurer l’influence du corpus ovidien sur l’élégie française alors en pleine évolution : nombre et portée des traductions, prédominance d’un recueil sur les autres, hiérarchisation des poètes élégiaques, etc. Les termes utilisés lors de la Querelle des Anciens et des Modernes, alors même que Boileau et Perrault évoquent l’exemple d’Ovide, révèlent d’ailleurs que le clivage entre l’élégie antique et sa cousine française était de plus en plus sensible. En outre, au gré des affinités poétiques, des modes et des goûts, théoriciens et poètes étaient enclins à favoriser tel ou tel aspect de ses élégies, la variété de l’oeuvre élégiaque d’Ovide étant invariablement soulignée par ses critiques, à défaut d’être toujours célébrée. Ainsi, la prépondérance des traductions des oeuvres d’Ovide par rapport à celles de Tibulle et de Properce au xviie siècle a certes influencé la conception de l’élégie, notamment si l’on songe à la forme épistolaire importée des Héroïdes, mais aussi des Tristes et des Pontiques[13]. La variété de son oeuvre lui permet également de servir de modèle lorsque l’élégie française se fait plus badine, et que le contexte littéraire de la fin du siècle valorise « le paradoxe d’une élégie galante et passionnée, qui se veut l’expression naturelle du coeur, mais qui est bien une fiction dans l’espace du jeu littéraire ».

Les emprunts aux élégiaques latins vont cependant plus loin encore, étant donné que plusieurs auteurs ont eu recours à un autre lieu commun de l’élégie antique, la recusatio, afin de légitimer la pratique d’un genre mineur. Stéphanie Loubère y voit également une figure qui permet en quelque sorte de caractériser la poésie élégiaque française, voire de constituer un « critère d’identification », alors que les multiples définitions que l’on donne de l’élégie aux xviie et xviiie siècles s’accordent souvent sur un seul point : ses frontières quasi indiscernables. De fait, les élégiaques augustéens incluent à de nombreuses reprises dans leurs recueils des réflexions sur leur pratique de la poésie ; pensons à celle qui est peut-être la plus célèbre d’entre elles, la prosopographie de la Tragédie et de l’Élégie qui ouvre le troisième livre des Amours d’Ovide. Les poètes du siècle des Lumières ont été particulièrement sensibles à cette présence d’un discours critique à l’intérieur d’oeuvres lyriques. Chez eux aussi, le recueil d’inspiration élégiaque se définit contre les grands genres, contre la grande oeuvre ; paradoxalement, c’est ce qui lui accorde sa valeur aux yeux du poète comme à ceux de la postérité. À l’instar d’un Properce ou d’un Ovide, les poètes feignent de ne pas choisir leur muse. On aura compris l’importance d’un tel procédé pour l’évolution de l’élégie française, qui permettait de la sorte aux poètes de revendiquer un même ethos élégiaque — faute de partager une forme poétique bien définie —, dans lequel on peut également voir une amorce de la (feinte) sincérité qui fera le succès du genre.

Une certaine posture élégiaque est au demeurant ce qui permet, au-delà de sa tonalité nostalgique ou mélancolique, de regrouper sous la dénomination « élégie » un genre limitrophe comme l’oraison funèbre. L’abbé Michault affirme d’ailleurs à ce propos : « Je ne regarde encore aujourd’hui nos Oraisons Funèbres que comme de longues Pièces Élégiaques en Prose[14]. » Le registre élégiaque y trouvait certes des sujets propices à son expression, d’autant plus qu’il renouait au passage avec les origines que les théoriciens prêtaient à l’élégie, à savoir une forme proche du thrène, un poème qui « gémit sur un cercueil » pour reprendre les termes utilisés par Boileau. Ainsi que l’explique Éric Van der Schueren, le passage du vers à une prose se devant d’éviter la présence trop marquée de figures et de saillies poétiques empêche les épanchements de verser dans un véritable lyrisme. La scénographie de la parole funèbre et le genre même de l’éloquence sacrée infléchissent cependant la plainte de manière sensible en y ajoutant une dimension morale, ce qui, de nouveau, est en parfait accord avec le souvenir antique, et plus précisément grec, de l’élégie ; il était d’ailleurs fort habituel à l’époque de retrouver Le livre des Lamentations ou les plaintes de Job dans les diverses énumérations d’oeuvres élégiaques. En outre, sur le plan rhétorique, oraison funèbre et élégie rencontrent la même aporie : celle d’une trop vive, d’une trop vraie douleur qui ne peut s’énoncer à cause de sa force même et qui se résout à dire l’impossibilité de son expression. Bossuet et Fléchier ont tous deux eu recours à un tel métadiscours, qui leur permettait au demeurant d’attirer l’attention sur les aspects rhétoriques de la plainte et d’éviter de « faire de la chaire un lieu de tromperie ou de falsification ».

Or, ce que l’on oublie trop souvent, c’est le nombre considérable d’élégies françaises qui ont été composées au xviie siècle, bien avant le siècle des Lumières et notamment la mode des héroïdes qui prend son essor au xviiie siècle : on en retrouve dans d’innombrables recueils de poésies ou d’oeuvres complètes. L’élégie connaît ainsi une fortune remarquable dans le contexte de la galanterie littéraire qui prévaut dans les salons : forme assez brève pouvant aisément se plier à l’esthétique mondaine, elle trouve en Madame de La Suze et Madame Deshoulières ses premiers modèles reconnus par les critiques et théoriciens de l’époque. Dans son article, Kim Gladu analyse comment la porosité des frontières esthétiques qui caractérise les petits genres explique le rapprochement qui s’opère entre l’établissement d’un mode élégiaque et le débat sur la pastorale prenant place dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, et dont la poésie de Madame Deshoulières incarne le parfait exemple. Il est en effet révélateur que, chez Marmontel et Rémond de Saint-Mard, des idylles et des églogues de Madame Deshoulières servent de modèles pour illustrer les réussites proprement françaises dans le domaine de la poésie élégiaque et pour formuler des préceptes destinés à encadrer la composition d’élégies. Même l’abbé Le Blanc reconnaît les talents de la poétesse dans une préface qui tente pourtant de rapprocher l’élégie de la tragédie : « Quoiqu’il n’y ait qu’une ou deux de ses Piéces qui portent le titre d’Elégie, il y a beaucoup d’Elégiaque dans ce que nous avons d’elle, et beaucoup de délicatesse dans ce qu’elle a d’Elégiaque[15]. » Cette délicatesse caractéristique du style de Madame Deshoulières marque ainsi un moment dans la conception de l’élégie, qui l’éloigne quelque peu de la présence trop marquée d’un legs antique pouvant à tout moment faire verser le poème dans le pédantisme, mais qui ne correspond pas encore parfaitement à la sincérité qui sera de plus en plus exigée à partir milieu du xviiie siècle. Avec l’esthétique galante, l’élégie trouvait en revanche une catégorie littéraire où la plainte amoureuse pouvait s’exprimer avec un style doux, tendre et surtout naturel, en parfaite adéquation cette fois avec les discours théoriques sur l’élégie gréco-latine.

Cependant, le modèle galant de l’élégie ne sut s’imposer définitivement et, au xviiie siècle, l’éclectisme est toujours de mise. L’élégie emprunte même parfois les accents furieux de la tragédie avant de se faire héroïque, voire religieuse, dans les suites du mouvement révolutionnaire. Aussi la présence d’une poésie badine, et dans certains cas érotique, cohabite-t-elle de manière de plus en plus problématique avec des oeuvres nostalgiques, mélancoliques, où se fait entendre le doux lamento des amours contrariées que nous associons aujourd’hui à l’élégiaque. Le cas des élégies d’Évariste Parny analysé par Massimiliano Aravecchia l’illustre bien. De fait, la postérité mitigée que connut le poète créole a longtemps occulté le fait que son oeuvre représente une étape importante dans l’évolution de la poétique élégiaque, puisqu’elle s’avère à la fois moderne en ce qu’elle anticipe sur l’émergence du sujet lyrique à l’époque romantique, et inscrite dans la filiation de l’élégie érotique romaine. C’est d’ailleurs à cause de son style naturel que Parny avait d’abord été encensé par ses contemporains, comme quoi la volupté de sa plume et son traitement de la figure d’Éléonore correspondaient somme toute à la poétique de l’élégie telle qu’on l’entendait généralement. Mais au fil des publications et surtout du remaniement des Poésies érotiques, un glissement s’opère dans le recours au topos de la sincérité élégiaque qui pave la voie à la génération romantique et à notre conception moderne de l’élégie française où s’exprime, pour reprendre la formule d’Émile Faguet, une « mélancolie grave et profonde[16] » n’ayant d’autre choix que de faire oublier tout ce qu’elle devait à un poète comme Parny, voire aux élégiaques et théoriciens français des xviie et xviiie siècles.