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Aimé Césaire […]. En vos phrases couvait une telle charge de vérité vraie que les nègres blancs du Québec s’en emparèrent, que les nègres sémites de Palestine les déclamaient dans leurs camps désertiques, que tous « les Nègres de la terre » (au sens créole du terme, c’est-à-dire de quelque couleur qu’ils fussent) le firent leur, et entreprirent de jeter bas le monstrueux orgueil de l’Occident.

Raphaël Confiant, Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle [1]

Les questions de filiation en ce qui concerne Aimé Césaire ne sont pas simples. Sans doute sont-elles complexes pour tout écrivain qui laisse une oeuvre véritable, pour tout grand fondateur d’un mouvement. Mais dans le cas de Césaire, chantre de la négritude et inventeur du néologisme, le legs littéraire semble être entaché par ses décisions politiques, du moins pour les écrivains de la Caraïbe et en particulier ceux de la Martinique qui adhèrent au mouvement de la créolité, comme si le père avait éveillé chez ses enfants le besoin de liberté par son retentissant cri poétique, pour ensuite les « trahir », les maintenir dans la domination et l’aliénation avec la fameuse loi de 1946 qu’il a rapportée, « péché originel de l’assimilation [2] », et qui a transformé la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane en Départements français d’Outre-mer. Dans sa biographie « ressentimenteuse », pour reprendre l’épithète de Marc Angenot [3], Raphaël Confiant y va d’une charge contre l’auteur du célèbre Cahier d’un retour au pays natal en affirmant d’entrée de jeu que son livre « se veut le cri sincère d’un fils qui estime avoir été trahi par ses pères et en l’occurrence par le premier d’entre eux, Aimé Césaire [4] ». Réagissant aux propos de Confiant qui juge que la négritude apparaît désormais comme une « coquille vide » et que Césaire, dans sa « créolophobie [5] », a renié la langue créole et par conséquent la créolité des Antilles, l’essayiste et poète Annie Lebrun a répondu avec virulence aux attaques de Confiant, dans lesquelles elle reconnaît « la malhonnêteté, la bassesse et la bêtise », bref, « [t]outes les pusillanimités de la révolte contre le père [6] ».

Dans son essai qui n’a pas le ton polémique du pamphlet de Lebrun, Pascale Casanova abonde dans le même sens au sujet du mouvement de la créolité, qui n’aurait connu aucun écho au centre de la « république mondiale des lettres » sans le père de la négritude :

Depuis la révolution de la négritude lancée par Aimé Césaire, reconnue et consacrée au centre, il y a une véritable histoire littéraire antillaise constituée, c’est-à-dire un patrimoine littéraire propre. Le mouvement dit de la « créolité » s’adosse donc sur une histoire littéraire et politique : leur affirmation littéraire s’appuie sur une lutte spécifique et une reconnaissance historique acquise au plan mondial [7].

Casanova et Lebrun veulent évidemment souligner que le mouvement de la créolité en est un du « centre », mais elles réagissent aussi contre la déclaration des auteurs de la créolité selon laquelle la littérature antillaise n’existerait pas, car elle est toujours écrite pour l’Autre : « La littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de prélittérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore une littérature [8]. » Se déclarant « à jamais fils d’Aimé Césaire [9] », ces écrivains destituent du même souffle le père de son rôle fondateur dans la reconnaissance des lettres antillaises, ce qu’ils démentiront eux-mêmes quelques années seulement après la publication du manifeste [10].

Cette « production sans audience chez elle » a par ailleurs eu une grande audience hors du pays, créant une interaction entre Césaire et les poètes du Québec dans les années 1960. Si l’engouement pour Césaire est particulièrement palpable durant cette décennie, surtout pour les écrivains qui tournent autour de la revue Parti pris, il n’est cependant pas évident d’en dater le début avec exactitude. Gaston Miron, qui découvre l’oeuvre césairienne au milieu des années 1950 [11], a certainement joué un rôle important dans la diffusion de ses textes, mais le poète Gilles Hénault a confié à Paul Chamberland que « déjà circulait dans le milieu [surréaliste québécois] Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses [qui paraît en 1946] [12] ». Une chose toutefois est sûre, c’est que, comme le souligne la citation de Confiant mise en exergue à cet article, l’écho des écrits de Césaire, en particulier son Cahier d’un retour au pays natal et son Discours sur le colonialisme, a résonné au-delà des frontières de l’Europe et de la Caraïbe, touchant les Noirs autant que les Blancs un peu partout dans le monde avec les « armes miraculeuses » de son verbe [13]. N’en déplaise à Confiant et aux autres auteurs de la créolité, c’est pourtant bien grâce à la France, en l’occurrence à Paris, que le dialogue entre le poète et ses lecteurs francophones a eu lieu, et ce, même dans le monde insulaire. Cet article propose de se pencher sur le legs de Césaire en mettant en parallèle la contestation de ses fils martiniquais et le détournement de ses fils québécois dans leur appropriation de la négritude. Il s’agira de voir comment la révolte des écrivains de la Martinique concerne l’héritage politique du père, malgré sa poésie de protestation et de revendication de liberté absolue, alors que ce même héritage politique ne semble pas avoir été pris en considération par les poètes engagés et indépendantistes du Québec qui voyaient en Césaire un modèle. Plusieurs questions surgiront en cours de route, de sorte que c’est davantage une exploration que nous proposons dans les pages qui suivent qu’une analyse tranchée sur l’héritage particulier du père de la négritude.

Des fils noirs aux fils blancs

En révolte contre le père qui aurait remplacé l’illusion européenne par une illusion africaine, les auteurs d’Éloge de la créolité ont, de manière presque paradoxale, reconnu la paternité de Césaire pour mieux revendiquer un autre père, un père adoptif, Édouard Glissant. Si la créolité puise fortement dans les notions de créolisation et de poétique de la relation de Glissant, il importe sans doute de rappeler que celui-ci a d’abord refusé ce rôle, laissant les fils révoltés contre le père orphelins d’un nouveau père. Dans un entretien accordé à Lise Gauvin, l’écrivain martiniquais a en effet précisé :

C’est sûr que les arguments qu’on trouve dans l’Éloge de la créolité, sont inspirés du Discours antillais ou de l’Intention poétique ou même de Soleil de la conscience, c’est-à-dire de mes essais, et que les signataires du manifeste leur ont ainsi rendu un hommage direct. Mais je crois qu’il y a eu un malentendu parce que dans le Discours antillais j’ai beaucoup parlé de créolisation. Pour moi la créolité c’est une autre interprétation de la créolisation. La créolisation est un mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu’on ne débouche pas sur une définition de l’être. Ce que je reprochais à la négritude, c’était de définir l’être : l’être nègre… […] Or, c’est ce que fait la créolité : définir un être créole [14].

Malgré le « malentendu », la revendication de cette paternité n’est pas fortuite, puisque Glissant compte non seulement parmi les premiers intellectuels antillais à avoir souligné les limites de la négritude dans les années 1950, mais il était aussi un indépendantiste convaincu jusqu’à son décès le 3 février 2011. Un peu comme Frantz Fanon, mais de façon plus marquée, Glissant nourrissait à l’égard de Césaire une admiration où se mêlait méfiance et contestation. Fanon a mentionné dans son fameux Peau noire, masque blancs qu’avant Césaire « aucun Antillais n’était capable de se penser nègre » et a insisté sur la nécessité de sortir du mimétisme de la « peau noire » et des « masques blancs », mais il a aussi conclu que « le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc [15] », rejetant ainsi le principe au coeur même de la négritude. Dans Le discours antillais, Glissant réitérait pour sa part sa perception de la départementalisation comme l’« une des formes les plus pernicieuses de colonisation : celle par quoi on assimile une communauté », et qui a plongé les Antilles « dans l’horrible sans horreurs d’une colonisation réussie [16] ».

Au moment où les fils aînés antillais de Césaire [17] commençaient déjà à mettre en cause son concept de négritude et sa loi de 1946 perçue comme le début d’un processus d’assimilation, les poètes québécois embrassaient ce père à la fois proche et lointain, s’appropriant son néologisme pour développer une notion qui ne pourra être saisie qu’au Québec, celle de « négritude blanche ». « Abandonné » par ses fils noirs comme le Roi Lear par ses filles [18], Césaire trouve ainsi chez les écrivains québécois de nouveaux fils, des fils blancs, des fils « nègres blancs ». Ce legs de Césaire est reconnu par l’histoire littéraire, mais demeure un sujet peu commenté par la critique québécoise qui suscite un certain malaise, puisqu’il faut bien avouer que l’oxymore fait sourire, pour ne pas dire rire, tant il semble exagéré et né dans un élan de provocation. Serait-ce dans un mouvement de désespoir que les poètes québécois se sont enthousiasmés pour Césaire, au moment où ses fils « légitimes » commençaient à se détourner de lui ? Ou plutôt parce que l’écrivain québécois, « écrivain liminaire », vit dans cette « absence du maître » qui fait qu’il « emprunte à gauche et à droite, dans une sorte de désordre chronologique et géographique tout à fait symptomatique du système hétérodoxe qui caractérise son écriture [19] » ? En ce sens, la littérature québécoise serait une écriture « rapaillée » et Césaire aurait été un modèle parmi tant d’autres dans ce rassemblement hétéroclite. L’auteur du Cahier aurait-il représenté un modèle « parfait » pour les poètes québécois, c’est-à-dire inspirant sans être encombrant étant donné la distance géographique qui les séparait de lui ? Peut-être est-ce cette distance, à laquelle s’ajoute sans doute une sorte de déni ou d’aveuglement par rapport aux décisions politiques du chantre de l’anticolonialisme, qui expliquent que des poètes farouchement indépendantistes comme Chamberland n’aient pas soulevé le « paradoxe » césairien, celui que politiciens et écrivains antillais n’ont cessé de lui reprocher, à savoir l’écart entre ses écrits poétiques et critiques et ses actions politiques.

Ce que Confiant dénonce avec amertume dans son livre sur la « traversée paradoxale » du siècle de Césaire, les détracteurs de ce dernier le lui avaient déjà reproché plus de vingt ans auparavant. En 1971, lorsque Lilyan Kesteloot aborde ce sujet avec le poète, celui-ci se défend en affirmant que les deux mondes ne sont pas liés, que l’un s’effectue dans l’absolu, l’autre dans des circonstances contraignantes :

On veut dire que je compose ? Eh bien […] je trouve qu’il n’y a absolument aucun conflit. Il est tout à fait évident que les deux situations sont totalement différentes : un écrivain écrit dans l’absolu ; un politique travaille dans le relatif ; je n’y peux rien. L’écrivain est tout seul avec lui-même, avec son esprit, avec son âme ; le politique, pour ne pas dire le politicien, doit tenir compte malheureusement des contingences, il essaye de diriger mais aussi, il compose avec les contingences et si un mot d’ordre n’est pas lié à la réalité des choses, ce mot d’ordre n’est que littérature. Par conséquent je trouve qu’il n’y a aucune contradiction entre ce que j’écris et ce que je fais, il s’agit simplement de deux niveaux différents d’action [20].

Reprenant des fragments de cette justification de Césaire, Confiant se demande dès lors : « à quoi sert la littérature [21] ? » Si ces deux domaines étaient « séparés » pour l’auteur du Cahier, son fils martiniquais n’a toutefois pas tort de rappeler que « la littérature de Césaire n’évoque pas les colibris, les petites fleurs et le ciel bleu (ou des angoisses métaphysiques) mais qu’elle est profondément engagée, au sens sartrien du terme, dans le réel, qu’elle est animée d’une volonté de changer ce dernier, de le bousculer [22] ». Cet engagement sartrien explique de fait, en partie du moins, l’engouement pour Césaire des jeunes écrivains de Parti pris pour qui, justement, la littérature devait servir leur cause. Est-ce la séparation des deux mondes qui fait que Césaire a atteint l’absolu poétique qui semblait inatteignable pour les poètes québécois des années 1960 ?

« L’étouffoir du génie césairien »

Césaire semble avoir représenté un idéal poétique grâce à cette séparation, comme si les poètes québécois avaient fait fi de ses décisions politiques ou, en tout cas, les avaient ignorées. Devrait-on voir dans ce constat un paradoxe qui ajoute aux difficultés de la poésie à se définir dans un contexte où le poème s’impose par le non-poème ? Ou plutôt y déceler l’aveu d’une différence importante entre la capacité d’indépendance du Québec et celle des pays du Sud ? Césaire, par-delà les enjeux politiques de sa négritude, paraît s’être situé au-dessus de ce qui se passait au Québec, comme une ombre paternelle insufflant l’inspiration sans être concernée par les préoccupations de ses fils lointains. S’il est vrai que l’oeuvre de Césaire aspirait à ébranler le monde, à dénoncer les injustices, il est sans doute tout aussi vrai que sa poésie — puisque ce sont les poètes québécois qui ont été sensibles à son verbe — ne pouvait être confinée à une cause tant elle pouvait être obscure, pour ne pas dire hermétique.

Loin des poètes québécois, mais physiquement près des écrivains caribéens, Césaire lègue un héritage impossible à surpasser malgré les intentions de ses fils, car on sent bien, derrière les révoltes successives au sujet de ses politiques, la difficulté de se dégager de son legs poétique. Ce n’est peut-être pas un hasard si les deux autres grands noms associés à sa petite île, en l’occurrence Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, et le plus « ressentimenteux » de ses fils, à savoir Raphaël Confiant, sont tous des romanciers. Glissant est aussi poète, mais il est surtout (re)connu pour son oeuvre romanesque et essayistique. À cet égard, on fera également remarquer que parmi les penseurs de la décolonisation dont les écrits ont eu un impact au Québec, c’est-à-dire Frantz Fanon, Albert Memmi et Jacques Berque, Césaire est le seul poète et le seul à avoir eu une carrière politique [23]. Comme l’a montré Dominique Chancé dans son ouvrage Les fils de Lear, l’élection et la départementalisation de « Papa Césaire » attestent, pour Glissant, la mort du père symbolique, celui vers qui la trace devait remonter et qui est incarné dans son oeuvre par Papa Longoué. Chancé examine, entre autres, l’oeuvre glissantienne placée sous le signe du manque, du vide, de la quête incessante du père en vue d’une fondation. Son analyse très éclairante montre que l’absence ou l’impuissance du père dans les sociétés issues de la tragique traversée et de l’esclavage rend difficile le projet de fondation, car « la trace s’enlise, “s’envase”. La parole est recouverte de discours, de silence et d’oubli [24] ».

Mais si la figure du père est liée au manque, au vide ou à l’absence qui nourrit la quête incessante de l’origine dans les romans, le père semble prendre trop de place dans l’histoire littéraire, avoir une présence étouffante. Dans Lettres créoles, Chamoiseau et Confiant parlent d’une « explosion de talents », après 1975, qui « vont prouver qu’on peut reprendre flamme sous l’étouffoir du génie césairien [25] », déclaration qui sonne davantage comme un voeu que comme une affirmation. Ce génie qui a « étouffé » les autres voix n’a pas laissé un lourd héritage seulement à ses fils martiniquais. Lors d’une soirée en hommage à Césaire, peu de temps après son décès le 17 avril 2008, Chamoiseau avait implicitement réitéré la difficulté de faire oeuvre après celle d’un aussi grand poète, avant qu’Alain Mabanckou ne pose cette question, empreinte d’admiration et de regret : « Comment écrire après Césaire [26] ? » En plus des écrivains antillais et africains, Miron a pour sa part avoué, dès les années 1950, se sentir « écras[é] par l’effarante parenté [27] » qu’il ressentait à l’égard de Césaire. À la différence toutefois de Chamoiseau et de Mabanckou, qui sont romanciers, Miron ne se sentait pas écrasé par l’imposante figure que Césaire représentait avec son mouvement de la négritude et sa place majeure dans l’histoire littéraire antillaise (ou sa popularité en Afrique), mais par une filiation poétique qui l’accablait profondément, voire l’affolait. Tout se passe comme si Césaire avait été la cause du silence poétique de Miron en réussissant à sortir d’un silence historique, tragique, au moment où le poète québécois cherchait, tâtait encore les mots qui pourraient exprimer son mal. Miron l’a confié à Claude Haeffely dans quelques lettres fort révélatrices qui dévoilent le sentiment d’avoir été devancé par le poète martiniquais : « Toute ma poésie est une poésie de coïncidences. Aimé Césaire, par exemple, a rendu bon à rien tout ce que je puis écrire [28]. » La lecture de sa correspondance avec Haeffely montre bien sûr que, pour Miron, tout pouvait contribuer à son silence poétique : la domination culturelle et linguistique, ses problèmes d’argent, ses peines d’amour, ses engagements politiques, sociaux et éditoriaux. Néanmoins, que Césaire précisément soit nommé révèle que le poète martiniquais avait trouvé les mots justes pour exprimer le mal de ceux qui se sentaient opprimés, un peu partout dans le monde.

Lui-même une figure paternelle ou fraternelle pour toute une génération d’écrivains québécois, Miron s’impose comme poète par un refus de la poésie. Le mal québécois est certainement un mal difficile à nommer, incompréhensible pour plusieurs, ce qui constitue d’ailleurs toute la frustration que ressent un jeune comme Chamberland à l’époque de Parti pris. Mais serait-ce également une question de filiation qui rendrait possible ou non le dire poétique ? Chez Miron, le vers connu du poème « Avec toi », « Déchéance est ma parabole depuis des suites de pères [29] », exprime la douleur liée à l’héritage paternel qu’incarne son grand-père analphabète. Miron a souvent confié son étonnement et son sentiment de culpabilité face à cette découverte douloureuse. La paronomase implicite — on entend bien sûr « parole » dans « parabole » — n’est pas sans révéler la difficulté de la parole poétique qui n’a pas été transmise par les pères. On ne peut qu’être frappé par le sentiment de dégradation et de défaite du poète québécois à une époque pourtant qualifiée d’« âge de la parole ». Pierre Nepveu a souligné l’obstacle et la nécessité que représentaient le silence et le sentiment d’empêchement dans le parcours des poètes :

Une oeuvre qui cherche sa possibilité ne peut manquer d’évoquer sa propre limite, son empêchement, sa négation même. Il y a un silence néfaste qui apparaît par exemple chez certains poètes de la génération de l’Hexagone, pour qui « l’âge de la parole » ne s’instaure parfois qu’à partir d’une expérience du silence, de cet « empierrement » dont parle Fernand Ouellette, ou du « pays sans parole », cette terre de glace et de granit qu’a évoquée Yves Préfontaine. Chez Gaston Miron, le texte thématise un silence plus violent, qui prend la forme d’une « blancheur aiguë », d’une turbulence qui se nomme parfois « déraison ». Dans tous ces cas, et dans bien d’autres, il faudrait plutôt parler de mutisme, car il s’agit d’une véritable impossibilité de l’expression, quoique cette expérience constitue sans doute une étape nécessaire dans l’avènement de l’oeuvre [30].

La quête de l’expression poétique qui se heurte à une impossibilité n’est pas propre aux poètes québécois, comme l’indique également Nepveu, puisqu’elle caractérise la poésie moderne. Chez Miron, la révolte face à l’aveu inattendu du grand-père déclenche à la fois un sentiment de culpabilité et de responsabilité. En commentant la phrase inoubliable de son grand-père (« Quand on ne sait pas lire on est toujours dans le noir »), Miron écrit :

[…] c’est comme si tout le noir de sa vie à lui, le noir de tous ceux avant lui, était entré d’un coup en moi. […] Ça me donnait l’idée d’écrire et en même temps je me sentais coupable, et toute ma vie je vais me sentir coupable au moment de commencer à écrire. C’est comme si, depuis, j’étais toujours resté obscur à moi-même et qu’il me fallait ferrailler dans le noir du poème pour faire jaillir de la lumière [31].

Cette lumière jaillira en effet pour illuminer le Québec, mais au prix d’un perpétuel combat contre l’écriture, le poète avançant en poésie « avec les maigres mots frileux de [s]es héritages/avec la pauvreté natale de [s]a pensée rocheuse [32] ».

Césaire a lui aussi effectué une plongée dans le noir par la poésie, dans ce que Sartre a appelé « la redescente aux Enfers éclatants de l’âme noire [33] ». Cette plongée s’est faite, comme pour Miron, « contre la poésie », car « la nuit n’est plus absence, elle est refus [34] ». Chez Césaire, cependant, le silence historique, tragique, d’un fils descendant d’esclave mène à la nécessité d’une poésie qui le fera voler en éclats. Plutôt qu’une poésie « toujours si près de [s]’évanouir [35] », comme celle de l’auteur de L’homme rapaillé, le verbe césairien finit par imposer sa voix, par se mettre « debout », si bien que le silence n’est pas thématisé. C’est le reproche que lui feront ses fils martiniquais, car le poète s’est mis « debout » dans son célèbre poème, mais pas dans la réalité. De manière assez intéressante, c’est en s’appropriant les vers de Miron que Confiant dénonce la fragilité du créole depuis « l’urbanisation sauvage » de Césaire : « le créole se mit à tituber, prêt à s’affaler de tout son long d’un instant à l’autre [36] ».

Si le créole est effectivement la langue maternelle de Césaire, le français est de toute évidence sa langue paternelle. À la différence de Miron qui porte comme un deuil infini l’héritage de son grand-père analphabète, qui avance en poésie en titubant sous ce poids, Césaire a reçu de ses pères une culture littéraire dès l’enfance. En dépit du milieu familial modeste, qui a souvent été opposé à celui de son ami Léopold Sédar Senghor qui venait d’un milieu plus aisé, le legs des pères témoigne d’une confiance en la littérature et d’un amour de la langue française. Son grand-père était le premier Martiniquais, dans les années 1880, à suivre des cours à l’École normale supérieure de Saint-Cloud et à devenir, à son retour de la métropole, instituteur et directeur de l’école primaire de Saint-Pierre [37]. Le grand-père est mort avant la naissance de Césaire, mais a continué de vivre à travers sa grand-mère paternelle « qui l’a initié aux rudiments de la langue française [38] ». Quant à son père, petit fonctionnaire très cultivé, il lisait chaque soir des extraits de Hugo ou de Bossuet à son enfant, qu’il avait nommé à sa naissance en hommage à un chroniqueur et homme de lettres français connu à l’époque : « Puisse-t-il un jour parler le français aussi bien qu’Aimé Barthou [39] ! » La réalité a sans doute dépassé le voeu du père, qui, conscient du génie de son fils, s’est plu toute sa vie à répéter avec fierté : « Quand Aimé parle, la grammaire française sourit [40] ! » Cette image est aux antipodes du rapport conflictuel à la langue de Miron et de plusieurs écrivains québécois. Dans une conférence prononcée en mars 1990, à l’Université de Montréal, Miron rappelle son « double héritage assez lourd » : « celui d’un passé pauvre de mots, et d’autre part, un héritage poétique, celui de tous les poètes québécois du xixe siècle qui ont essayé de dire dans la misère de l’expression [41]. » À cette « pauvreté » s’ajoute l’étrangeté de la langue qui donne l’impression au poète de toujours « être un autre dans [s]a propre langue », d’être longtemps « resté frappé de douleur et sous le coup d’un effondrement face à l’écriture [42] ».

On peut dès lors s’interroger sur « l’effarante parenté » dont parle Miron, car Césaire a déjà confié ne nullement se sentir en territoire étranger dans la langue française, et sa poésie n’aborde d’ailleurs pas l’altérité de la langue qu’exprime si bien le poète québécois ni les effets de la diglossie que l’on retrouve fréquemment dans les oeuvres dites francophones [43]. Plutôt qu’une « parenté », ne serait-ce pas plutôt une sorte d’admiration devant la langue, certes obscure mais fluide de Césaire, qui « effarait » Miron ? Dans son roman goncourisé, Chamoiseau a mis en relief, avec une pointe d’humour, le langage incompréhensible et pourtant irrésistible du long poème de Césaire, en faisant dire à Marie-Sophie Laborieux : « Puis, je lui pris le livre [Cahier d’un retour au pays natal] que je lus seule, sans y comprendre hak, me laissant juste porter par l’énergie incantatoire qui me négrait le sang [44]. » Il est clair que s’il y a un poète québécois qui était en mesure, grâce à sa grande culture, de comprendre le Cahier de Césaire, qui contient des mots rares ou très spécialisés et des néologismes forgés à partir de racines grecques ou latines, c’est bien Miron. Était-ce cette compréhension et l’apparente facilité d’avancer en poésie, d’habiter la poésie, qui a suscité le sentiment d’écrasement en lui ? Plusieurs poèmes de Miron et d’autres poètes québécois des années 1960 ont des échos césairiens, mais le sens qui découle des mêmes images, des mêmes procédés stylistiques, diffère considérablement de celui de la poésie césairienne.

Le testament trahi

Dans la mesure où ce n’est pas l’engagement politique de Césaire qui a marqué le Québec, on aurait pu croire que c’est un héritage strictement poétique qu’il aurait légué. Pourtant, si les images du pays, du soleil, du petit matin, de la boue, du sang ; si la récurrence de la métaphore de la maladie pour dénoncer la colonisation et le thème imposant du cri ont pu inspirer les poètes québécois, la forme particulière du Cahier, son langage singulier et le rôle revendiqué avec force par le poète signalent une distance remarquable entre le père et ses fils québécois. Il est vrai que le rôle du père est de donner, de léguer et celui des fils est de prendre et de détourner l’héritage. Dans ce cas-ci, la question est toutefois de savoir s’il y a eu transmission avant le détournement. En plus des divergences de sens qu’évoque chaque image, l’exemple le plus évident est l’appropriation du mot « nègre ». Cette récupération ne s’est pas effectuée de la même façon pour tous : elle était très sérieuse pour Chamberland, alors qu’elle était ludique pour Paul-Marie Lapointe. À propos de Pour les âmes de Lapointe, Nepveu note que « c’est moins l’identification à la négritude qui importe ici que l’effet de discours, le dispositif rhétorique : “nègre blanc” est une création hybride burlesque, analogue à d’autres oxymores […] qui apparaissent par exemple dans la “Suite fraternelle” de Jacques Brault [45] ». Mais que l’appropriation ait été un jeu ou non, qu’il y ait eu identification à la négritude ou non, le mot « nègre » était synonyme d’esclave, de colonisé, bref, d’un être inférieur dominé, et ce, qu’il provienne de la plume de Gilles Hénault, de Gaston Miron, de Gérald Godin, de Jacques Brault, de Paul Chamberland ou même de Paul-Marie Lapointe. On comprend ainsi tout le malaise et l’ironie que voulaient exprimer les vers de Brault dans « Suite fraternelle » : « Nous/Les seuls nègres aux belles certitudes blanches [46] ».

Dans son essai autobiographique au titre révélateur, Pierre Vallières confirme le sens du mot dès le début de son premier chapitre :

Être un nègre, ce n’est pas être un homme en Amérique, mais être l’esclave de quelqu’un. Pour le riche Blanc de l’Amérique yankee, le nègre est un sous-homme. Même les pauvres Blancs considèrent le nègre comme inférieur à eux. Ils disent : « travailler dur comme un nègre », « sentir mauvais comme un nègre », « être ignorant comme un nègre »… Très souvent, ils ne se doutent même pas qu’ils sont, eux aussi, des nègres, des esclaves, des nègres blancs [47].

Être un « nègre », c’est donc être un citoyen de seconde classe, un homme exploité, ignorant et puant ; bref, un sous-homme né pour l’esclavage. En ce sens, être un « nègre blanc », cela équivaut à être un « esclave blanc ». Sous l’apparence d’une appropriation subversive, le mot « nègre » a conservé, dans l’emploi de nos poètes québécois révoltés, le sens traditionnel et péjoratif auquel il est associé depuis le xixe siècle. Dans Chronique de la dérive douce, récit fragmenté sur son exil en 1976, année symbolique de l’histoire du Québec, le narrateur de Dany Laferrière laisse entendre le piège du nivellement, voire du déni que peut impliquer une telle récupération sémantique :

Vu ce type en train de lire

Nègres blancs d’Amérique.

C’est bien, mais faut pas qu’on

oublie qu’il y a aussi des

Nègres noirs d’Amérique [48].

Dans le récit de Laferrière, dans le livre de Vallières ou dans les poèmes québécois, le sens est le même : un « nègre » est un être exploité [49]. Il n’est pas question, ni chez Laferrière ni chez les écrivains québécois, du sens créole auquel fait allusion Confiant dans la citation en épigraphe à notre article : « Heureuse ambiguïté du parler créole : “nègre” y signifie, plus souvent que rarement, “homme”, si bien que pour désigner le premier, nous disons “Nègre-Noir” [50] ».

L’association de « nègre » et d’« esclave », en français, ne date pas d’hier et n’a pas toujours été aussi raciste que notre conception contemporaine serait portée à le croire, dans la mesure où « nègre » servait à désigner, au xviiie siècle, le statut d’esclave, tandis que « noir » renvoyait à un homme à la peau noire. La conséquence de cette différenciation faisait en sorte qu’un même philosophe pouvait employer alternativement les deux mots, selon qu’il mettait l’accent sur le statut d’esclave ou sur la personne noire. Claude Thiébaut précise à cet égard que l’emploi courant de ce mot, à son origine, faisait de « nègre » un synonyme d’« esclave » :

Le mot « nègre », emprunté à une date relativement récente (1529) aux Portugais et aux Espagnols qui, avant les Français, s’étaient adonnés au commerce des esclaves, n’avait jamais eu, quand il était appliqué à un homme, que ce sens d’esclave. Il n’avait pas été inventé par des savants à partir de la forme étymologique du mot « noir », à savoir l’adjectif latin « niger » (« nigrum » à l’accusatif) [51].

Néanmoins, ce mot n’a jamais été neutre (et ne l’est toujours pas aujourd’hui), tant l’esclavage et la colonisation ont imposé l’idée d’une infériorité raciale des Noirs, dont les conséquences ont péniblement été ressenties par Césaire. L’une des visées principales de la négritude a donc été de « dé-sémantiser » ce terme, de le décharger de ses connotations racistes.

Chez Césaire, il y a la « vieille négritude », celle qui acceptait l’inacceptable, mais il y a aussi et surtout la négritude, celle qui se voulait d’abord et avant tout une quête identitaire et une fierté culturelle. De l’insulte, de l’humiliation, le poète aspirait à en faire un beau mot, dissocié de tout ce qui était négativement associé au « nègre », à l’homme et au mot. Dans un poème précisément intitulé « Le mot », d’abord publié en 1949 et ensuite repris dans Cadastre en 1961, Césaire met bien en lumière le passage d’un mot né dans la boue, dans l’exploitation et dans les souffrances, et transmué en force, comme le veut l’étymologie de « dru » :

le mot nègre

sorti tout armé du hurlement

d’une fleur vénéneuse

le mot nègre

tout pouacre de parasites

le mot nègre

tout plein de brigands qui rôdent

des mères qui crient

des enfants qui pleurent

le mot nègre

un grésillement de chairs qui brûlent

[…]

le mot nègre

 dru savez-vous

du tonnerre d’un été

 que s’arrogent

 des libertés incrédules [52].

Ce mot martelé à coups d’anaphores évolue au rythme de sa transformation, pour finalement être ce tremblement, cet éclair dans le ciel que représentait notamment son Cahier.

Pour Césaire, « il y a des mots d’ombre avec des réveils en colère/d’étincelles [53] » : « nègre » fait partie de ces mots qui ont éveillé la colère du poète, qui sont passés de l’ombre à la lumière. La récupération de « nègre » par les poètes québécois va ainsi à l’encontre du but visé par la négritude, puisque leur emploi reste intimement lié au sens péjoratif du terme et le renvoie à « l’ombre ». Tout legs est-il un détournement, voire un rapt ? À cet égard, Confiant se déclarait « le premier fils de Césaire » avec sa biographie « ressentimenteuse »,

[c]ar on ne peut aujourd’hui être un fils authentique de Césaire et de sa pensée qu’en se défiant de lui, en s’écartant des voies qu’il a tracées, cela afin de respecter le message fondamental du poète :

Faire que l’esclave ne soit plus
La brouette à évacuer le décor
 Inventer le pays
 Inventer l’homme [54].

Si l’on suit la logique de Confiant en examinant le cas des poètes québécois, ceux-ci pourraient compter parmi les « premiers » fils de Césaire, puisqu’ils se sont écartés de la voie qu’il a tracée, sans cependant avoir saisi le message fondamental de « faire que l’esclave ne soit plus », d’« inventer l’homme » par le pouvoir d’un mot.

L’incompréhension

Que les jeunes partipristes aient favorablement reçu la parole révoltée, virulente et fulgurante du Cahier d’un retour au pays natal n’est pas très étonnant, d’autant plus que les poètes étaient dans cette revendication littéraire du primitivisme et de l’africanité qui caractérise la « modernité post-baudelairienne, celle que revendique déjà Rimbaud, et qui ne cesse de refaire surface au vingtième siècle [55] ». Le titre du long poème contenait à lui seul tous les éléments pour opérer un charme presque irrésistible dans le contexte de l’époque et résonnait particulièrement bien avec le vers — aux accents justement césairiens — d’un frère aîné admiré, dont l’empêchement légendaire était lié à « un pays que jamais ne rejoint le soleil natal [56] ». Ce qui demeure toutefois une sorte de mystère, c’est la raison pour laquelle le poète martiniquais a été à ce point idéalisé au Québec dans les années 1960, tandis qu’aux Antilles, on l’accusait d’être l’instigateur des colonies modernes. Au moment où les écrivains de Parti pris célébraient le Vietnam, le Congo et l’Algérie, tout en se revendiquant des Césaire, Fanon, Memmi et Berque, la Martinique s’enlisait dans une politique que les détracteurs du député-maire-poète qualifiaient de néo-colonialisme assimilationniste. Dans la même veine, l’expression « nègre blanc » acquérait une grande popularité au Québec à une période où, un peu partout dans le monde, les voix contre l’idéologisation ou le totalitarisme de la négritude commençaient à s’élever. Césaire a bien sûr maintes fois répété que sa négritude n’était pas idéologique, encore moins totalitaire, comme le prouve une lecture attentive du Cahier, mais en tant qu’un des pères du mouvement, il a dû subir les revers de son concept. Comment expliquer ce décalage entre l’engouement pour Césaire au Québec et le désenchantement face à la négritude auquel on assiste ailleurs dans le monde ?

Gilles Marcotte a donné une explication qui souligne le « retard » du Québec, dans un article qui date de 1971, en affirmant que le thème du pays est déjà désuet, démodé pour les poètes français, allemands, anglais et même américains, alors que ce n’est pas encore le cas pour les Sud-américains, les Africains ou les Martiniquais des années 1950-1960 [57]. Marcotte mentionne à ce sujet la dette des poètes québécois de l’époque envers le Cahier de Césaire, en ajoutant qu’un autre poète martiniquais a su saisir « avec une justesse aiguë les intentions et les modalités d’une poésie qui refuse de se laisser couper de l’histoire des hommes [58] ». Citant un long extrait de L’intention poétique (1969) de Glissant, le « père » de la critique québécoise souligne les rapprochements entre les objectifs de l’écriture poétique martiniquaise et québécoise. L’explication de Marcotte éclaire notre propos sans par ailleurs tout à fait répondre à notre question. Si Césaire et Glissant ont tous deux abordé le thème du pays dans leur poésie, refusant de se situer en marge de l’histoire, comment expliquer que l’oeuvre de Glissant n’ait connu aucun écho au Québec ? Sa poésie est publiée dès 1955 (La terre inquiète) et son premier roman, La lézarde, considéré comme un roman nationaliste dans lequel le « père » de la départementalisation est vivement critiqué sans cependant être nommé, a reçu le Renaudot en 1958. On sait de plus que Miron a rencontré Glissant à Paris, en 1959, et que le recueil Le sel noir paraît en 1960 aux éditions du Seuil. Certes, on pourrait supposer que l’oeuvre de Glissant n’a pas pu avoir un réel impact, car elle est trop contemporaine de celle des poètes québécois. Cette hypothèse vaut effectivement pour Miron, puisque les poèmes qui forment L’homme rapaillé ont pour la plupart été écrits au début et au milieu des années 1950. Il est tout de même intéressant de citer ces quelques mots de Glissant, écrits au début des années 1950 et pour lesquels Miron aurait pu ressentir une « effarante parenté » : « je suis dans l’histoire jusqu’à la moelle. […]/je suis morcellement [59] ». Morcelé dans et par l’histoire, n’est-ce pas le drame de l’homme québécois, de l’homme rapaillé ? Si l’hypothèse de la contemporanéité est valable pour Miron, qu’en est-il du fils parmi les fils québécois de Césaire, c’est-à-dire Paul Chamberland ? Dans son cas, le postulat ne tient plus, car l’essai de Fanon, Les damnés de la terre, a été publié en 1961 et a eu un impact considérable sur ses articles critiques et sur son oeuvre poétique, de même que sur les écrits d’autres collaborateurs de Parti pris. L’esprit de Fanon plane sur Terre Québec et L’afficheur hurle, qui traduisent la frustration de n’être que des « demi-damnés », malgré le désir d’identification aux autres colonisés de la terre, de vivre la tragédie de la « blanche damnation [60] ».

L’absence d’intérêt pour Glissant, qui a toujours été ouvertement en faveur de l’indépendance de son pays, est de ce point de vue plutôt surprenante. L’oeuvre poétique de Glissant abonde en images telluriques, de ce tellurisme que partagent, selon Max Dorsinville et Dominique Combe [61], les littératures québécoise et antillaise. Sa poésie est également traversée par le cri, qui n’est pas le cri triomphant de la négritude césairienne, mais un cri en quête d’éclatement, qui rappelle à plusieurs égards le désir du cri, le cri étouffé, qui parcourt la poésie québécoise de l’époque. Qui plus est, l’écriture glissantienne s’effectue en corrélation avec ses positions politiques. Contrairement à Césaire qui a été jusqu’au bout de son cri en poésie, mais qui n’a pas défendu son rêve poétique dans sa vie politique, le « pays rêvé » de Glissant se voulait un « pays réel [62] ». Ainsi a-t-il dédié le recueil Le sang rivé, poèmes écrits de 1947 à 1954 et publiés en 1961, « à toute géographie torturée [63] ». Pour les poètes de la Révolution tranquille, le Québec était pourtant bel et bien une « géographie torturée ».

* * *

Depuis le fameux « Speak white » dans lequel on pouvait encore percevoir l’héritage césairien par l’entremise d’une revendication explicite de Michèle Lalonde à Vallières qui, pour sa part, s’était réclamé de Césaire et de Fanon, le poète martiniquais a perdu de son charme au Québec. De façon intéressante, les traces du legs de Césaire ne se trouvent plus, après les années 1970, chez les poètes québécois mais chez les écrivains dits migrants. Dans Mère-Solitude, publié en 1983, Émile Ollivier offrait une description désastreuse de Trou-Bordet, autre nom pour Port-au-Prince et à une lettre près de « Trou-Bordel », qui rappelle singulièrement la ville « plate et étalée », atteinte des « puanteurs exacerbées de la corruption [et d]es sodomies monstrueuses de l’hostie et du victimaire [64] » du Cahier d’un retour au pays natal. Si Nepveu voit dans le « règne de l’insensé » d’Ollivier, dans cette « ville [de sang et d’ordures qui] dégouline vers la mer comme un abcès [65] », une parodie des descriptions de Cendrars et de Saint-John Perse [66], le renvoi intertextuel au Cahier de Césaire nous paraît d’une évidence assez frappante. Quelques années après Ollivier, en 1988, Stanley Péan intitulait son recueil de nouvelles, dans lequel il faisait confronter négritude et québécitude, La plage des songes, reprenant ce vers du Cahier : « La plage des songes et l’insensé réveil [67] ». En 2009, Dany Laferrière était médicisé pour L’énigme du retour, qui plaçait Césaire en exergue et l’élevait au statut de père spirituel. On notera que, dans le cas de Laferrière, cet hommage survient après la mort du grand poète, alors que l’écrivain québécois d’origine haïtienne avait toujours résisté à l’héritage césairien, à ce qu’il appelait son discours de « victime [68] ». Mais aujourd’hui comme hier, le legs de Césaire est en quelque sorte un cadeau empoisonné qui pèse lourdement, car s’il est dans l’ordre des choses de contester le père, de vouloir l’éclipser par une oeuvre plus grande — tel était d’ailleurs le souhait des auteurs de la créolité —, le désir des fils de surpasser le père semble être demeuré un but inatteignable. En Martinique comme au Québec, le roi Lear semble avoir été incompris, incapable de léguer son héritage, trônant seul au-dessus de ses fils noirs et blancs.