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Dans le petit volume Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Pascal Quignard médite, à propos de la solitude, sur l’étrange « désir de fuir qu’aucun groupe n’assume » et sur la nécessité, dans l’ordre des oeuvres produites, de cultiver la rareté, d’« arracher à la répétition l’accessibilité même ». Dans ce contexte, il énonce le voeu de « [r] enouer à l’irréproductible sacré. Au semel. À l’une fois[1] ». Il y aurait donc une sacralité (énigmatique) de ce qui n’a surgi qu’une fois, de ce qui a ainsi fait effraction et rupture, pour s’éteindre à l’instant de son effectuation. L’emploi du terme « sacré » pourrait surprendre dans une oeuvre qui défend depuis longtemps un athéisme rigoureux, conçu comme une libération, un désabusement — « car un homme naît croyant comme un lapin est ébloui par les phares », écrit Pascal Quignard dans La barque silencieuse[2]. Mais, si l’on prête attention, le lexique spirituel, sinon religieux, est fortement présent dans l’oeuvre. Mathieu Messager, dans son article « La bibliothèque chrétienne de Pascal Quignard », note en particulier que, « alors même que l’auteur des Septante ou de Requiem ne cesse de multiplier les déclarations à l’encontre des grands textes unificateurs en se réclamant du plus intransigeant des athéismes, son oeuvre fait montre d’une innutrition singulière de la culture scripturaire et se tient parfois au rebord même de la théologie[3] ». Le sacré, quant à lui, apparaît plusieurs fois dans l’oeuvre, souvent associé à des frontières, des passages, des seuils — êtres, objets, lieux. Par exemple, dans le volume des Sordidissimes, Pascal Quignard évoque les eulogies, « objets intermédiaires », « à mi-distance des hosties et des choses[4] », entre sacré et profane donc, décrit l’espace singulier du baile, inventé au Moyen-Âge « à partir de l’enceinte du château, entre la première ligne de fortification et la suivante[5] », qui pourrait relever de cet étrange intervalle entre le sacré et le profane, et le nommer. Ces objets et ces lieux présentent un statut paradoxal, affirmé comme tel — ni sacrés, ni profanes, ce sont à la fois des lignes frontières, mais aussi des passeurs, des seuils en d’autres termes. Plus largement, certaines périodes, certains événements historiques semblent aussi fonctionner, dans l’oeuvre, comme des seuils pour une pensée, et une expérience, du sacré — l’histoire de Port-Royal, le baroque, mais aussi l’Orient relèveraient de cette logique. C’est le sens de ce mot, pour Pascal Quignard, sa géographie intime, à travers le recensement de ses seuils, tels qu’ils se manifestent dans l’oeuvre, à travers l’effet produit par leur franchissement dans l’un ou l’autre sens, qu’il s’agira ici d’approcher.

Le sacré du réel

L’expérience que nous faisons chaque jour de la réalité est en fait une confrontation avec un flux continu, une collection de lieux, d’instants, d’objets, de visages même et de paroles, qui se mêlent à des états de conscience plus vagues, plus flous, parfois un peu embrumés, comme dans les états propres à la rêverie diurne. Nous ne sommes pas souvent à ce que nous faisons. On peut lire l’oeuvre de Pascal Quignard comme une mise en cause radicale de ce flux, et de cette opacité — pesante — de la conscience qui l’accompagne, en particulier à travers la critique opiniâtre du langage, l’un des garants/gardiens majeurs de cette continuité étourdissante, par exemple dans les Petits traités :

La langue est le seul règne sur terre où il y a du sens. Joie noétique. Véritable ivresse. Incroyables espoirs que rêvent ceux qui attachent leur sort à ce règne et croient ce faisant s’y inclure. Pouvoir de souffle et de papier. Scène fragile dont les relais se dénombrent sur deux ou trois doigts d’une main (la conversation amicale, un livre…) Ce qui est, la terre sous le monde, l’animalité de la condition, l’alogie, l’acosmie premières et irréfutables, mais aussi la faim, la soif, le besoin, le désir sexuel, l’avidité du pouvoir, la voracité de la reconnaissance, la curiosité, la peur, la guerre, la souffrance, la mort déchirent sans cesse, trouent sans cesse, arrachent sans cesse cette « robe d’apparat »[6].

Ce passage distingue trois niveaux de la géographie qui organise ces thématiques essentielles dans l’oeuvre. Première strate : la strate du visible, du tangible, de l’audible qu’invente la pratique quotidienne du langage comme élaboration de la réalité, comme tissage des nuées et des flux que j’évoquais plus haut. C’est la « robe d’apparat ». Au-dessous, traduit ici par une énumération disparate d’états, corporels, sociaux, politiques, tous désarrimés, errants, manifestant une violence protéiforme, possiblement éruptive, à l’instar d’un volcan, ce que dissimule pour Pascal Quignard la « robe d’apparat ». Entre les deux — et à ce titre c’est un premier seuil — le relais ténu de la conversation amicale et du livre qui introduisent un petit espace, « fragile », précaire, instable, pour penser cette partition fondamentale. L’énonciation ici a donc une valeur clairement performative. Elle institue un écart entre deux mondes et se situe, elle qui se voue à un « pouvoir de souffle et de papier », entre les deux. Cette partition oppose ainsi indirectement le monde de la réalité (l’ordre du sens) et un autre monde que qualifie peut-être le terme de « réel », que Pascal Quignard emprunte à Lacan. Mais la définition qu’en proposent les Petits traités connaît quelques variations. Voici comment le définit par exemple le traité « Anagnosis » :

Le « réel » n’est pas la « réalité extérieure ». Le réel n’est ni extérieur ni intérieur. Il n’est « rien » sinon « cela » quand tout le gel symbolique se craquelle et tombe, quand tous les édifices imaginaires, les étais de voix, les relais de signes sont réduits à l’état d’une vapeur. Quand toute la « décoration » est tombée. Quand on cesse de meubler, d’aimer, de penser, de parler, de reluquer des corps, des livres et des sons. Le réel, « cela » est l’asymbolique, la mort, l’électro-encéphalogramme plat, le vide.

Le réel, pourrait-on conclure de ces lignes, c’est l’altérité absolue, figurée ici par la mort. Mais le temps des Petits traités est bien le temps de l’essai, dans l’oeuvre de Pascal Quignard. Et je dirai qu’ils constituent même, plus précisément, des essais du réel. La suite des écrits ne s’en tiendra pas à cette version d’un réel, associé essentiellement au vide et à la mort. Encore ambigu, au statut instable dans ces Petits traités, le réel va se métamorphoser dans la pensée de Pascal Quignard et désigner, obstinément, ce dont, justement, nous sommes séparés (par le langage) et dont la rencontre est toujours quelque peu terrifiante. Or, ce sont également les traits qui permettent d’identifier le sacré. Roger Caillois le rappelle, l’approche du sacré est pleine de péril. C’est, dit-il, le monde du « dangereux ou du défendu : l’individu ne peut s’en approcher sans mettre en branle des forces dont il n’est plus le maître et devant lesquelles sa faiblesse se sent désarmée[7] ».

L’expérience du sacré ouvre à une violence dont le déchaînement est à redouter — puisque nul ne s’en approche impunément. Le sacré, terme qui dérive du verbe sancio, « rendre inviolable », « interdire », implique également le séparé. Pour Émile Benveniste, « c’est en latin que se manifeste le mieux la division entre le profane et le sacré, c’est aussi en latin que l’on découvre le caractère ambigu du “sacré” : consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit, digne de vénération et suscitant l’horreur[8]. » En droit romain, sacer est celui qui a été exclu du monde des hommes et qu’on peut donc mettre à mort sans se rendre coupable d’homicide. Mais violence et séparation en particulier identifient aussi le réel tel que Pascal Quignard en dessine les contours, à travers l’alogie, l’acosmie, la violence, l’avidité, la voracité, sous toutes leurs formes. En 2013, l’évocation de la danse conjoint explicitement les dimensions du sacré et du réel :

Fénelon a écrit : Quand on est ainsi prêt à tout, s’offrant totalement, dans le vertige de se perdre tout entier on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie : cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; cet oubli est un anéantissement de l’image qu’on se fait de soi-même qui ne trouve plus aucune ressource nulle part dans ce monde pour se dissimuler ou se peindre ou se masquer ; le coeur s’élargit ; la porte s’ouvre.
C’est la porte du réel[9].

Pascal Quignard ouvrirait donc la voie à une pensée neuve du sacré, qu’il invite à mettre en tension avec le réel (lacanien), à partir de quelques expériences d’effondrement, ou de désarçonnement, qui ne sont pas sans rappeler les épreuves vécues par les mystiques[10]. Lâcher prise, s’abandonner à l’altérité — de l’objet aimé, de l’objet esthétique ou en devenant soi-même objet — c’est-à-dire indéfiniment soumis à ce qui peine à être nommé — énoncerait la condition du passage. Au fil de l’oeuvre de Pascal Quignard surgit en effet, de plus en plus nettement, l’idée que la frontière n’est pas fermée, qu’il est possible — parfois souhaitable, ou désirable — d’aller au-delà de la robe d’apparat, voire de cultiver les expériences de franchissement parce qu’elles touchent en vérité, mais à la condition (préalable) de reconnaître les lieux de passage. À propos de l’expérience vécue sur scène, ou à travers la lecture, Pascal Quignard écrit :

Tomber dans le là.
Être là ne suffit pas, il faut s’y alourdir, s’épancher dans le là.
Loin en amont des pas, en deçà des gestes, tomber comme au premier jour. Lâcher tout pour laisser être tout ce qui est, pour « se » laisser être dans le lieu comme abandonné au lieu, se perdre dans le temps, flotter dans le flux de l’univers. Simplement s’allonger sur la terre et y rester immobile, les chamans sibériens appellent cela « couler vers l’enfer »

OD, p. 151

En ce sens, entrer en scène, lire, comme naître, forcent le passage car, écrit-il plus loin, « [l]e livre, la scène, est un chemin perdu, vers un pays perdu » (OD, p. 152).

Les solidarités mystérieuses[11] est, quant à lui, un roman tout entier construit autour du passage entre les deux mondes, entre réalité et réel — entre profane et sacré. Le personnage de Claire Methuen, devenant chat, fait image de la rencontre avec le réel, à travers le franchissement du seuil, vers un laisser-être, un abandon, plus franc, plus brutal, plus radical que ne le traduit la fuite éperdue, vécue par Ann Hidden dans Villa Amalia[12]. Errant au bord de l’océan qui a anéanti l’homme aimé, elle vit, dans son corps et dans son être, ce craquellement du « gel symbolique », cette « ruine des édifices imaginaires » et des « étais de voix », et l’abandon de toute « décoration ». Souveraineté de la sainteté acquise au terme d’une ascèse radicale, elle est elle-même, dans son corps et par sa métamorphose, image du seuil que ne franchiront pas par exemple son frère Paul et le prêtre, demeurés eux à la porte, en dépit de leur amour et de sa tonalité quelque peu transgressive. Ainsi, à l’aune de cette possible synonymie entre réel et sacré, un sacré ici exactement littéral, mais qui conserve certains des traits qui l’identifient dans sa valence religieuse, est-il possible de relire l’oeuvre pour y repérer les points de passage, les zones frontières, en d’autres termes le nom que prennent les quatre portes, qui ouvrent toujours, à travers une épreuve de péril, sur l’espace de toute altérité.

Les portes du réel

L’effondrement dans la dépression en constitue une première figure (un premier nom), mise en récit dans Carus[13] en particulier, et évoquée, selon un mode plus autobiographique, dans Lycophron et Zétès[14]. Le seuil qui se franchit naît du dégoût, non pas seulement des paroles creuses, mais de toute parole — mots comme moisissures, comme le dirait Hofmannsthal[15], robe d’apparat qui tombe en poussière. Le récit que propose Pascal Quignard de cet état, de ses causes et de ses effets dans Lycophron et Zétès est particulièrement éclairant. Au moment où il traduit Lycophron, affrontant véritablement l’impossible jointure entre les langues, il éprouve, dans la stupeur et l’effroi, la force d’attraction négativante propre à la « rien » des langues dont il est question dans les Petits traités, et il note : « Cassandre dit l’horreur du lien social. Personne ne la croit. Le déprimé dit la vérité du réel. Personne ne le croit[16]. » C’est sans doute à la même logique dé-pressive qu’obéit la longue errance de Claire, dans Les solidarités mystérieuses, qui paraît aussi — et ce n’est pas paradoxal — pleine de ferveur. C’est aussi le nom de la mélancolie, trait qui distingue nombre de personnages quignardiens (Karl Chenogne, Sainte Colombe, Meaume, Ann Hidden) : « Ce qu’on nommait jadis mélancolie, de nos jours dépression, n’est “rien” que la reconnaissance de cela : fascination du réel[17]. » Dans Vie secrète, Pascal Quignard cite un très beau vers de La Fontaine — auquel, dit-il, il ne comprenait rien : « Il ne paraissait pas qu’on pût jouir de l’effrayante morsure panique. Qu’on pût rendre vivifiante la proximité de l’abîme et s’approcher d’elle pour ainsi dire à discrétion[18]. » Ce vers, on le trouve à la fin de l’unique roman du poète, Les amours de Psyché et de Cupidon : « J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique, […] / Jusqu’au sombre plaisir d’un coeur mélancolique[19]. » Or la fin de Vie secrète réhabilite la mélancolie, parce qu’elle est justement expérience du réel. Il la définit comme « la joie dont on peut mourir dans la retrouvaille imprévisible[20] ». La mélancolie (ou la dépression) est une porte qui s’ouvre au cours de certaines expériences de vie, elle est un passage possible — à la condition d’y consentir par un geste qui sera sans doute toujours vécu comme provocateur dans un monde enclin à valoriser toutes les formes de happy ending, et à discréditer comme maladie, errements névrotiques, toute pensée, tout affect qui ne suivent pas exactement les codes du bien vivre contemporain.

Dans l’oeuvre de Pascal Quignard, mélancolie et expérience amoureuse sont très souvent étroitement liées, car ne plus meubler, c’est aussi ouvrir à la possibilité de se laisser surprendre, s’abandonner à ce qui vient, même si ce qui vient est force de dévastation. Parfois il arrive que la rencontre avec un autre fasse seuil, et que l’amour qu’on lui porte ouvre un passage vers le réel, lieu où s’effondrent toutes les identités, lieu de sacralité en ce sens, vertige qui ruine le processus infini des différenciations. De ce ravissement par la grâce d’un autre, le « Traité sur Longin », soudain, dans les Petits traités, donne un témoignage inopiné. Méditant sur le moment où Longin se frotte les yeux, avec des mains tachées du sang christique, Pascal Quignard note tout à coup :

C’est ainsi que — de même que la vue se brouille quelquefois dans l’effort, ou tourne brusquement sur elle-même dans l’évanouissement — nous faisons parfois l’objet d’instants où la vue est plus pure. Le spectacle du monde tout à coup paraît miraculeux. Un être surgit devant nous avec un relief, une netteté, une nudité qui ne se compare à rien[21].

Portant sur « l’irrigation » et les « humeurs », le traité s’offre en continu à une double lecture, tissant sans faillir le littéral et le figural. Il prend appui sur une scène de révélation : le sang du Christ a singulièrement irrigué le corps et l’âme du centurion. Il en a déplacé, altéré les humeurs, et l’effet produit est celui d’une révélation : tout à coup le centurion croit. Longin prend alors conscience des « crimes et [des] appétits[22] » qui commandent nos humeurs. Mais la phrase soulignée plus haut, bien qu’elle s’inscrive pleinement dans la logique de l’anecdote, s’égare un peu, ne s’ajointe pas tout à fait à ce qui est dit. Il me semble que, bien avant Vie secrète, traité entièrement consacré à l’amour[23], Pascal Quignard formule là le seuil qu’est l’expérience amoureuse. C’est dans « Le fond magique de l’amour » qu’on trouve la plus belle figuration de ses enjeux : « Ferus amor : l’amour est sauvage. Il ensauvage comme une bête féroce, il brûle au dernier degré comme un incendie de forêt[24]. » Dans l’expérience amoureuse telle qu’elle est décrite ici, franchir la porte revient à pénétrer dans un espace d’horrible sacralité — parce que c’est une mort à soi-même.

Le sexuel, entendu en son sens le plus large, fonctionne lui aussi comme un seuil. Il ne peut, dans l’oeuvre, être lié seulement à l’amour, même si ces deux expériences se rencontrent parfois. Le sexuel, ici, dit tout ce qui relève de la séparation — en soi, le terme renvoie donc strictement le tout du sexuel au sacré. Le corps comme entité la plus originairement séparée en constitue la formulation la plus précise. C’est le corps chu, jeté dans la détresse originaire, soumis ultérieurement à toutes les chutes, tous les effondrements, réels ou métaphoriques, qu’évoquent certaines pages de L’origine de la danse, par exemple à l’occasion d’une méditation sur le décontenancement : « Être décontenancé, c’est perdre pied, tomber de haut, céder à la panique, se “casser” la figure de tout son long, mourir de honte et s’y décomposer vraiment dans l’érubescence, le tremblotement de la lèvre, l’écoulement des larmes, accuser le coup de son mé-contentement à l’égard de l’insulte » (OD, p. 57). Naître, tomber dans la dépression, c’est aussi, plus ou moins littéralement, être décontenancé. Mais c’est ici le corps qui constitue, paradoxalement, le lieu du seuil. Il est ainsi possible de faire de son corps un lieu de passage, de sa chair même le lieu du franchissement. Dans « La postface de 2014 sur la pactio antique », Pascal Quignard interroge en particulier les notions d’auctoramentum et de sacramentum. Il y définit le premier comme « l’engagement des gladiateurs dans l’arène », qui louent leurs corps pour les combats. En échange, ils seront « nourris et logés » et leur mort « sera rétribuée auprès de la famille quand se présentera l’instant d’incinérer le corps du combattant abattu, criblé de coups et tiré sur le sable[25] ». Quant au sacramentum, qui a donné le mot « serment » en français, mais où s’entend le sacré inhérent au serment, il désigne « l’engagement des soldats dans l’armée. » C’est, écrit Pascal Quignard, « l’engagement de se laisser brûler (uri), enchaîner (vinciri), frapper (verberari), filer par le fer (ferro necari), sans pousser même un gémissement de plainte (sine ululatu) » (EB, p. 177). Cette pratique, dite de « l’autorisation » en ce qui concerne le pacte conclu par les gladiateurs, relaie la pratique « sexuelle » (en tant qu’expérience propre à une chair séparée et chue) du masochisme. Car « il faut à chaque fois dire oui au contenant perdu » (EB, p. 177). Le pacte masochiste est dans ce contexte assentiment donné à la violence de se renouveler, et, s’exerçant sur le corps, de l’extraire de sa gangue verbale, différenciante et symbolique, pour le livrer au réel par le biais de la douleur. Ici le sexuel se fait exactement seuil entre deux mondes, mais aussi scission de la parole, littéralement pervertie, dans le temps exact du consentement et de ses effets : « le masochisme retraite la maltraitance restée silencieuse, asymbolisable, alinguistique, irrévocable. Le corps traumatisé ne peut être guéri que par la retraumatisation du corps. Pas d’autre accès que l’accès originaire » (EB, p. 179, je souligne). Enfin le sexuel, dans cette singulière postface, revêt une autre dimension qui excède le corps en tant que tel. Dans les dernières lignes, Pascal Quignard affirme : « La sexualité concerne les fleurs autant que les hommes » (EB, p. 181). Ainsi le sexuel déverrouille-t-il l’espace du corps (humain) en le reliant, sous le sceau de l’imprévisible/imprédictible qui le déborde, à tout ce que comporte le monde dans l’ordre du vivant — jouissant, procréant, mourant — et donc, toujours en débord par rapport à ce qui le cause. Le sexuel se fait voie d’accès, marche vers la physis, hors de toute conscience comme de toute identité.

Briser, fragmenter, anéantir pour finir la « robe d’apparat », incessant tissage de mots et d’images qui invente la « réalité », être ravi par l’autre dans l’amour, expérimenter le corps et ses limites dans la souffrance consentie ouvrent la porte du sacré, ici nommé « réel », et le donnent à sentir — jusqu’au vertige. La dernière des portes conjoint peut-être à elle seule toutes ces dimensions pour Pascal Quignard, comme le suggère cette affirmation dans les Petits traités : « Toute oeuvre d’art est liée au sacré dans ce simple sens : présence qui subjugue[26]. » Lire en constitue bien sûr la figuration dominante dans l’oeuvre[27], mais tout apprentissage fait passage pour Pascal Quignard, comme le suggèrent ces lignes extraites de Vie secrète :

Apprendre était un plaisir intense. Apprendre ressortit à naître. Quelque âge qu’on ait, le corps connaît alors une sorte d’expansion.
Le sang circule mieux tout d’un coup dans le cerveau, à l’arrière des yeux, au bout des doigts, au haut du torse, dans le bas du ventre, partout.
L’univers s’accroît : une porte s’ouvre soudain là où il n’y avait pas de porte et le corps s’ouvre avec la porte elle-même.
Le corps ancien devient un autre corps. Un pays inconnu s’étend où on avance à toute allure et même on s’agrandit dans ce qui s’agrandit. Tout ce qui était connu prend un sens nouveau, s’attache une nouvelle lumière et tout ce qu’on a quitté fait retour soudain dans la nouvelle terre avec un nouveau relief encore inexprimable parce qu’il n’a pas pu être anticipé[28].

Dans la lecture, l’apprentissage, mais aussi dans toute expérience esthétique, ce que vit un corps, de la manière la plus matérielle, la plus tangible qui soit, face à un tableau, un livre, un morceau de musique, fait seuil. Dans ce cas, l’expérience esthétique participe à la fois de la rencontre amoureuse et du sexuel, puisqu’une altérité vient physiquement prendre place et déverrouiller le corps qui lui fait face. Intérieurement, par conséquent, cette chair, cette musique, les couleurs de ce tableau, comme les formes en mouvement ou la voix qui sonne au théâtre, viennent — parfois — briser « la mer gelée en nous », selon le mot de Kafka. Cette expérience, Pascal Quignard la décrivait déjà, mais du point de vue du créateur dans les Petits traités :

Tout ce que cherche un créateur est l’émoi mental qu’il peut faire naître jusqu’à la passion chez un congénère. Il provoque le désir de prendre en façonnant un objet intrus qui mérite soudain le nom de beauté. Il est dans une cité celui qui justifie ce nom et qui le protège dans l’attente d’objets qui n’existent pas encore sur terre, et que la société qui l’entoure n’anticipe pas, et dont l’absence ne priverait pas le monde. De là le rayonnement singulier qui entoure ces choses venues d’un homme, attendues de personne, et dont le lieu vient avec elles-mêmes comme une double présence[29].

L’objet d’art — toujours « intrus » comme figure de ce qui n’est pas attendu — ouvre l’espace, en affirmant avec force la réalité de sa présence (c’est le premier espace, celui qu’il occupe physiquement, matériellement), et en délimitant un nouvel espace qui n’est pas lui, mais qui l’entoure, le situe et lui donne sens et existence. Enfin il ouvre un autre espace à l’intérieur de celui qui le regarde. L’expérience de la danse est en ce domaine particulièrement significative. Pour celui qui la pratique, par exemple, mais aussi pour celui qui la regarde, la danse, créatrice d’espaces, condense tous les traits qui distinguent les portes du réel. Elle relève tout d’abord d’un jeu avec la chute, réelle ou métaphorique, de l’expérience amoureuse par l’abrasion identitaire qu’elle suppose, et enfin de la pratique sexuelle : elle déverrouille le corps qu’elle offre à une multitude de lectures, pour le danseur et pour le spectateur. La danse fait en ce sens du corps un lieu de passage, un état où s’entrecroisent dans l’instant du geste, des réseaux de tensions, issues de toutes les contradictions possibles qui trouvent là leur effectuation — non leur résolution (ce qui en permet la relance).

Profanation

« La porte est ouverte », lit-on dans Les désarçonnés. Pascal Quignard précise : « La maxime d’Épictète veut dire : “Tuez-vous quand vous voulez !” La nature tend une porte sans cesse ouverte à votre corps tant qu’il a la puissance de respirer, de courir, de bondir ! Tuez-vous dès que vous souffrez ![30] » Le franchissement de cette porte qui ouvre sur le réel de la mort est alors consentement donné à l’irréversible, anticipation libre sur l’inéluctable, blanc-seing — volontaire, comme la pactio antique — donné à l’espace de la sacralité ainsi circonscrite. Cet acte qui témoigne d’une libre décision prenant pouvoir sur l’impossible porte un nom, celui de la profanation. Roger Caillois le rappelait dès l’ouverture de L’homme et le sacré, « ces deux mondes, celui du sacré et celui du profane, ne se définissent rigoureusement que l’un par l’autre. Ils s’excluent et ils se supposent[31] ». Si l’on veut suivre avec quelque conséquence l’emploi du terme « sacré » par Pascal Quignard, alors il est nécessaire de poser la question corollaire du profane. L’étymologie de ce terme, qui a en général une valeur péjorative, permet d’en préciser le sens. Dans sa première occurrence, le verbe prophaner signifie « violer la sainteté des choses sacrées » et il définit ensuite le fait de « se servir en communs usages des choses consacrées ». Le terme, nous dit-on, est emprunté au latin profanare, signifiant « rendre à l’usage profane (une chose, une personne qui a été auparavant consacrée) » et « souiller ». Deux traits remarquables sont à souligner. Tout d’abord, comme le rappelle Giorgio Agamben, le profane, l’acte de profanation sont des actes de prise de pouvoir : « Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes[32]. » Ensuite, comme le sacré, le profane présente une ambiguïté : il est à la fois de l’ordre de la restitution et de l’ordre du sacrifice. Le passage entre ces deux champs, absolument antinomiques et solidaires en même temps, nécessite la mise en place de rites — sans préparation, la rencontre de l’un avec l’autre les renvoie au néant, les neutralise, ou au contraire s’avère destructrice. Le rite a ainsi pour fonction d’assurer le passage de l’un à l’autre. Or, dans l’oeuvre de Pascal Quignard sont énoncés ce que j’ai nommé des « dispositifs » qui fonctionnent à l’instar de rites pour assurer le passage d’une sphère à l’autre. Ce sont aussi les portes dont il a été question plus haut, et elles impliquent toujours l’idée d’un sacrifice. Cette dimension y est obstinément mise en scène à travers les expériences de perte à soi-même — et la possibilité même du suicide participe de ce mouvement —, mais en même temps elles sont étroitement corrélées à l’idée d’une restitution. En ce sens Pascal Quignard inviterait, à travers cette relecture du sacré, à redonner, dans le même temps, au terme de « profanation » une valeur neuve et essentielle pour penser la place du sujet dans la période contemporaine et le rapport qu’il entretient avec la possibilité de l’usage, entendu ici en un sens large.

En 1991, Pascal Quignard publie un livre consacré à Georges de La Tour, dans la collection « Musées secrets » des éditions Flohic[33], qui évoque très précisément le seuil propre à l’objet d’art, à travers les tableaux de ce peintre. Le projet de cette collection est défini ainsi sur le rabat de la première de couverture : « L’écrivain, face à l’oeuvre d’un peintre, contemple et se parle à lui-même. Un texte inédit va naître, témoin de cette rencontre. » Le soliloque (le texte écrit par l’écrivain qui se parle à lui-même) est le résultat du franchissement opéré, et il témoigne du passage par la fenêtre picturale, mais aussi littéraire, puisque Jacques Esprit, saint Jean de la Croix ou La Fontaine sont également convoqués au fil de ces pages. Le volume rassemble ainsi des expériences esthétiques qui offrent un passage : la musique (à travers l’évocation des « Leçons de ténèbres »), la littérature, et peut-être en filigrane, déjà, à travers la figuration des corps, la danse. Les personnages mis en scène dans les tableaux sont eux-mêmes conduits au seuil, au point de franchissement, pour une énigmatique contemplation. Mais le franchissement est en réalité double : ceux qui sont représentés passent dans une autre dimension, ceux qui regardent sont invités à un passage identique. Pascal Quignard indique en effet que les personnages représentés « sont notre vie quand nous sommes à l’autre, quand nous ne sommes plus en spectacle ; quand, dévêtus, alors que nous songions à nous coucher, un songe vide, un retour à soi nous arrêtent en nous-mêmes » (GT, p. 18). Ces images, qui nous tendent donc des miroirs et corollairement mettent en scène des seuils vers notre propre sacralité, ouvrent (s’ouvrent comme des portes) au réel de la nuit et du silence. En ce sens, dit Pascal Quignard, ces images sont « leçons de ténèbres ». C’est pourquoi, sans doute, « lire, prier, entendre une leçon de ténèbres, contempler une nuit sont un unique exercice spirituel » (GT, p. 64). Car que signifie « prier » ici, sinon solliciter par un dispositif l’ouverture des portes qui permettent d’accéder à une autre dimension de l’expérience ?

Leçons de ténèbres, ces fenêtres du tableau n’engagent pas seulement à un départ, mais aussi à un retour, en une sorte de boucle du regard qui revient vers les choses du monde pour y appréhender leur nuit, leur étrange altérité. Car « par le silence de la peinture les choses ordinaires cherchent à devenir intensément ordinaires » (GT, p. 14). Les toiles du peintre fonctionnent alors comme une invitation à une autre manière de voir et elles définissent en retour une aperception de la réalité sous l’angle (précieux) de l’« ordinaire sacré » (GT, p. 50), tel qu’il est défini dans le volume. Ces peintures, écrit Pascal Quignard, « font du mystère la chose la plus domestique et elles rendent subitement solennelles les molécules de la condition humaine : naissance, séparation, sexuation, abandon, silence angoisse, mort » (GT, p. 50). À ce titre elles accomplissent, en un double mouvement, par le rite de l’acte pictural, une sacralisation et une profanation. « La césure qui sépare les deux sphères est essentielle, comme l’est ce seuil que la victime doit passer dans un sens ou dans un autre. Ce qui a été séparé par le rite peut être restitué par le rite à la sphère profane » (Prof, p. 96), écrit Giorgio Agamben. C’est cette restitution qu’accomplit le rite — l’acte de peindre —, mais sans toucher au sacré inaliénable qu’il donne à voir tout en l’inventant. Or cette tension est reconduite à l’identique pour le spectateur. Voir le monde à travers les fenêtres que dessinent les tableaux de La Tour, c’est contempler l’invisible que contemplent les personnages, à travers eux et avec eux, et apprendre à percevoir le sacré dans l’humble, le grossier, le délaissé. Mais c’est aussi, par là, re-instituer l’usage de ce dont on a été privé, et restituer à l’usage ce dont nous avons été séparés. Sans doute est-ce dans ce paradoxe — et dans cette revitalisation du mouvement qui oppose et réunit incessamment le sacré et le profane — que réside la sensibilité baroque, elle aussi un seuil, telle que la pense Pascal Quignard :

La tension, tel est le baroque, comme elle est la forme de l’énigme. Classiques paraissent la simplicité d’une mise en page, la netteté de l’inscription des formes, la simplicité des tons — mais point l’antithèse qui les porte et l’irréalité où conduit ce réalisme poussé à l’extrême du dénuement. Pascal juxtapose les contraires avec une fureur fanatique. La Tour les immobilise dans un calme rougeoyant, un silence parlant. Toile après toile, comme dans La fausseté des vertus humaines de Jacques Esprit, les intérêts mondains et les concupiscences qui harcèlent les moeurs sont mis à nu et font oblation vers l’autre monde.

GT, p. 62

Mouvement essentiellement baroque donc que ce sacrifice, cette offrande qui se donnent doublement à l’autre monde et à celui qui contemple la scène, dans une tension parfaitement immobilisée du sacré et du profane — d’un côté et de l’autre, par la simple grâce de la toile.

Une littérature, inventant des seuils, mettant en scène des passages d’une sphère à l’autre, et en d’autres termes redonnant consistance et vitalité noétique aux termes de sacré et de profane, accomplit par là un geste politique, si l’on se réfère au commentaire du texte de Benjamin, concernant « Le capitalisme comme religion », proposé par Agamben :

Nous pourrons dire ainsi que le capitalisme, en poussant à l’extrême une tendance déjà présente dans le christianisme, généralise et absolutise en tout la structure de séparation qui définit la religion. Là où le sacrifice marquait le passage du profane au sacré et du sacré au profane, on trouve désormais un procès incessant de séparation, unique et multiforme, qui investit chaque chose, chaque lieu, chaque activité humaine pour la séparer d’elle-même et qui emporte avec indifférence la césure sacré/profane, divin/humain. Dans sa forme extrême, la religion capitaliste réalise la forme pure de la séparation sans plus rien séparer. Une profanation absolue et sans le moindre résidu coïncide désormais avec une consécration tout aussi vide et intégrale. […] Si profaner signifie restituer à l’usage commun ce qui a été séparé dans la sphère du sacré, la religion capitaliste, dans sa phase extrême, vise à la création d’un Improfanable absolu.

Prof, p. 107

Cet « Improfanable », selon Agamben, s’illustre en particulier dans une muséification généralisée — dont le tourisme donne une figuration parlante, en tant qu’il radicalise ce qu’Agamben nomme une « impossibilité de l’usage » (Prof, p. 110). Les touristes errent dans un monde transformé en musée où ils retrouvent, dit-il, « la même impossibilité d’habiter qu’ils connaissent chez eux, dans leur maison et dans leur ville dont ils font l’expérience dans les supermarchés, dans les Malls et dans les spectacles télévisés » (Prof, p. 111). En ce sens les portes (de l’art, de l’amour, de la sexualité ou même de la dépression) inventées par Pascal Quignard pour circuler d’un monde à l’autre refondent par le même geste l’opposition de ces mondes, invitent à en penser la dialectique féconde, et les restituent à l’usage du profane — à l’usage de celui qui ne savait pas.

Portes, seuils, fenêtres, guets, zones frontières, corps mêmes comme lieux du passage : tous ces lieux figurent dans l’oeuvre les ouvertures vers l’indicible réel, et ils ont la particularité — sauf dans un cas bien sûr — d’être réversibles. À propos des forces affrontées par celui qui s’approche du sacré, Roger Caillois note : « Cependant, sans leur secours, il n’est d’ambition qui ne soit vouée à l’échec. En elles, réside la source de toute réussite, de toute puissance, de toute fortune. Mais on doit redouter, en les sollicitant, d’être leur première victime[34]. » Effondrement psychique, corps, amour ou expérience esthétique nomment cet affrontement dans l’oeuvre de Pascal Quignard. Ouvrant un chemin entre les mondes, ils redonnent, paradoxalement, possession au lieu de la plus grande dépossession, et sont sans doute la condition de toute création.