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La communication, nous en avons plein les yeux et les oreilles : la problématique qu’elle suscite, celle que l’on ne cesse de croiser dans les rues et les moyens de transport avec les portables que chacun se plaît à afficher, dehors et dedans avec la publicité accaparant nos murs, nos transistors et nos écrans, Internet faisant, après le télégraphe, le téléphone et le fax, communiquer en temps réel tout le genre humain, cette problématique, avec son envers : images et résonances qui s’accompagnent d’une sorte de négation totale de l’acte de communiquer — baladeur où chacun s’isole, publicité et autres procédures de conditionnement des esprits communiquant dans la cécité, bogues et virus qui fragilisent les moyens de la communication —, paraît de prime d’abord typiquement moderne.

Un retour sur le genre de problèmes qu’elle pouvait, néanmoins, poser à l’âge classique pourrait à cet égard être, sinon utile, du moins instructif, ou au moins divertissant. L’occasion du présent article se situe au carrefour de plusieurs constatations et réflexions. La plus frappante, peut-être, est l’anticipation du télégraphe, du fax ou du courriel que, à la fin du xviiie siècle, Diderot formulait dans sa lettre à Sophie Volland du 28 juillet 1762 à propos du « secret » d’un illusionniste nommé Comus :

Comus ne perfectionnera-t-il pas son secret ? Ce Comus est un charlatan du rempart qui tourne l’esprit à tous nos philosophes. Son secret consiste à établir de la correspondance d’une chambre à l’autre, entre deux personnes, sans le secours sensible d’aucun agent intermédiaire. Si cet homme-là étendait un jour la correspondance d’une ville à l’autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose ! Il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte ; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, où tout ce qui s’imprimerait dans l’une, subitement s’imprimerait dans l’autre… Trêve de plaisanterie […] [1].

Dans un texte publié quelques années plus tard — des Lettres à Sophie qui n’ont rien à voir avec celles de Diderot, et dont l’anonymat, comme l’orientation, le contenu et les procédures les rattachent étroitement à la littérature philosophique clandestine de l’âge classique, dont elles sont un des derniers témoignages, j’ai trouvé, en travaillant à leur édition [2], une référence d’un autre ordre au problème de la communication dans l’utilisation que leur auteur, pour achever d’établir que l’âme humaine ne saurait être immortelle, en alléguant que « L’existence d’une âme spirituelle renverserait les sociétés [3] », y fait d’un ouvrage de Marin Cureau de la Chambre intitulé Le système de l’âme, où était posé, entre autres, à propos de l’âme immatérielle que l’homme partage avec les anges, le problème de la communication que peuvent entretenir ceux-ci entre eux et, dans le cas des anges gardiens, avec leurs protégés [4]

Le système de l’âme date de 1664, et cela nous ramène au xviie siècle et à Molière à qui j’ai consacré naguère un ouvrage [5] pour y montrer la présence de philosophèmes, de teneur en partie matérialiste et anticartésienne, en particulier dans Le festin de pierre — Dom Juan, ce qui — troisième ou quatrième point de départ — m’a conduit à relire la Conclusion qu’en 1968 Michel Serres donnait au premier des volumes de sa série Hermès [6], où il faisait ressortir la trame des schémas de dons et d’échanges qui se tissent sur divers plans entre les actions, les actes, les scènes, les personnages et les propos du Dom Juan, dans une structure de circulation analogue à celle que décrivait l’Essai sur le don de Marcel Mauss dont s’étaient réclamés les instigateurs et tenants du structuralisme.

C’est tout cela qui m’amène à confronter, sur ce thème de la communication, la comédie moliéresque avec les philosophies qui lui étaient contemporaines, ou plus exactement à préciser et approfondir cette confrontation, en faisant apparaître, dans la structuration de la comédie moliéresque par les philosophèmes contemporains, la place éminente que tient la problématique de la communication, en tant que d’une part l’incommunicabilité est, pour le moins, un des ressorts essentiels du comique moliéresque, et que d’autre part la problématique en question est un legs de la philosophie cartésienne, legs que, dans les années 1660, travaillent ces auteurs qui donnent naissance à l’occasionalisme, et en qui l’on doit reconnaître ou soupçonner des amis ou relations de Molière.

L’incommunicabilité dans les comédies de Molière

S’il est vrai que la communication s’entend, pour le moins, au sens de la communication des mouvements, des pensées et/ou des personnes entre elles, il est clair que l’incommunicabilité est un thème récurrent de la comédie moliéresque et un des ressorts majeurs de son comique. Incommunicabilité des actes et des gestes d’abord, chronologiquement chez Molière et généalogiquement, disons, dans le développement du comique comme il en va dans le cas de la farce en général, de la gestuelle et des jeux d’acteur qu’elle implique, et des héritiers dans le monde contemporain de ce genre de comique. Chez Charlot ou chez les Deschiens, par exemple, le comique naît d’abord de l’incoordination des mouvements, et l’on pourrait dire ici que, s’il était vrai qu’on rit à voir un homme qui se casse la figure, ce ne serait pas qu’on y perçût du mécanique plaqué sur du vivant, mais c’est tout uniment qu’on y voit se manifester la faille dans la communication : communication entre la pensée et le corps, et communication des mouvements. Le comique de l’absurde, largement représenté aussi à notre époque, naît, quant à lui, de la faille à l’intérieur de l’ordre des pensées. De ce genre de comique relève chez Molière une farce comme La jalousie du Barbouillé, avec le personnage emblématique du Docteur, et ses propos irrépressibles et toujours mal à propos, sinon lorsque, avant qu’on le fasse taire, il caractérise assez bien l’action, si l’on peut dire, de la farce : « Hé quoi ? toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des combustions, des altercations éternelles. Qu’est-ce ? qu’y a-t-il donc ? On ne saurait avoir du repos [7] ». C’est ce genre de comique et d’incommunicabilité qu’on retrouvera dans Les fourberies de Scapin avec, entre autres, les automatismes verbaux des pères grotesques, comme le « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » de Géronte [8].

Ensuite, plus généralement, et, pour une part, à un degré un peu plus élevé dans l’échelle de l’incommunicabilité et du comique, se situe l’incommunicabilité des langages. Au jargon scolastique du Docteur de la farce font pendant celui de Pancrace dans Le mariage forcé, celui, mâtiné de stoïcisme, voire de cartésianisme, du Maître de philosophie dans Le bourgeois gentilhomme — qui n’est pour Monsieur Jourdain que « tintamarre » et « brouillamini [9] », celui, décidément cartésien cette fois, des Femmes savantes et de leurs amis, auquel le reste de la maisonnée n’entend rien, le jargon médical des Diafoirus père et fils, qu’Argan admire et redoute à la fois sans rien y comprendre dans Le malade imaginaire, après celui des médecins et de l’apothicaire dans Monsieur de Pourceaugnac, auquel s’ajoute dans la même comédie celui des gens de loi (« les vrais termes de la chicane [10] », que n’est pas censé connaître un gentilhomme comme prétend l’être Pourceaugnac), jargons de métier dont l’inintelligible se redouble de celui des patois et dialectes plus ou moins fictifs, flamand de Sbrigani en marchand dans la scène IV de l’acte II, gascon de Lucette et picard de Nérine (« deux carognes de baragouineuses [11] ») dans les scènes VII et VIII du même acte, « suisse » dans la scène III de l’acte III, sans parler de l’italien des médecins grotesques et danseurs, accessible à ceux-là seuls qui connaissent la musique (« que diable est-ce là ? » en dit Pourceaugnac [12]), et à travers lequel les initiés reconnaîtront d’ailleurs un écho révélateur à l’éloge du tabac sur lequel s’ouvrait le Dom Juan [13].

L’incommunicabilité langagière accompagne, traduit, souligne ou accentue dans ces comédies et dans d’autres des modes plus profonds ou de portée plus générale, présents dans presque toutes. Incommunicabilité des jugements et des valeurs concernant par exemple, dans Le mariage forcé, l’opportunité du mariage, dans Les précieuses ridicules et Les femmes savantes, les belles manières, la beauté poétique, et l’opportunité du savoir, les règles de la vie mondaine et de la vie amoureuse dans Le misanthrope, ainsi que dans Dom Juan, où sont en cause aussi les valeurs de la vie nobiliaire, et, comme dans le Tartuffe, de la vie dévote, etc., se redoublant, comme dans Le misanthrope et Le malade imaginaire, de l’incommunicabilité des humeurs et tempéraments. Incommunicabilité entre les âges et générations, jeunes et vieux, parents et enfants, de L’école des femmes au Malade imaginaire en passant par Dom Juan, L’avare, L’amour médecin, Le misanthrope et Les femmes savantes. Incommunicabilité des conditions sociales — pensons encore aux bourgeois gentilshommes que sont, à côté de Monsieur Jourdain dans la comédie portant ce titre, Monsieur de Pourceaugnac encore, et Georges Dandin face à son épouse et à ses beaux-parents, et pensons au grand seigneur Dom Juan face aux paysans ou au marchand —, et autres, comme dans Amphitryon où la condition humaine, sous la figure de l’esclave comme sous la figure du maître, trouve son autre dans la figure des dieux antiques.

On peut, par la prise en considération de ces figures récurrentes de l’incommunicabilité, saisir la fragilité de la barrière qui sépare le comique du tragique, comme en témoignent chez Molière des pièces comme Le misanthrope ou Georges Dandin, et l’on pourrait s’interroger sur ce qu’elles peuvent nous apprendre concernant les obstacles à la communication en général, ceux qui sont d’ordre naturel, d’ordre culturel ou d’ordre social, ceux qui relèvent de la biologie, de l’anthropologie et de l’histoire. On pourrait aussi, et à partir de là, s’interroger sur les conditions de la communication, en prenant en considération ceux qui, dans la comédie moliéresque, réussissent apparemment à communiquer — en l’occurrence les amants en dépit des obstacles auxquels ils se heurtent, et dont le dénouement consacre en règle générale le succès — mais qu’en sera-t-il une fois le rideau tombé ?, les sages, raisonneurs et autres, entre eux ou avec tous — mais qu’ont-ils vraiment à dire et à se dire, et à quoi cela tend-il ?, les complices, maîtres et valets, valets entre eux, intrigants en tout genre, mais cette sorte d’exemples illustre suffisamment ce que la communication peut comporter de leurre et d’illusion.

On pourrait encore s’interroger quoi qu’il en soit sur le et les milieux, en divers sens du terme, dans lesquels s’insèrent les diverses dimensions de la communication : dimension éthique du juste milieu, de la « médiété » que prône la morale traditionnelle inspirée des Éthiques d’Aristote, dimension de l’ordre social qu’elle sert à préserver, ce qui conduirait à revenir sur les figures philosophiques qui sont à l’arrière-plan de telles problématiques et de la comédie moliéresque : du côté des Anciens, outre Aristote, les stoïciens et les épicuriens ; du côté des modernes, des personnages comme Cyrano de Bergerac que la tradition nous présente, avec de très bonnes raisons, comme ami de jeunesse de Molière, et d’autres (que j’ai signalés dans mon Molière/Philosophie [14]) qui nous amènent à reprendre les choses de plus haut, en remontant à Descartes et à la façon dont se constituent dans sa philosophie les éléments d’une problématique de la communication caractéristique de la conjoncture philosophique pendant la quinzaine d’années où s’élabore l’oeuvre de Molière.

Descartes et la problématique de la communication

Ce que l’on trouve chez Descartes, c’est, pour le dire en bref, même, voire surtout, si elle n’est pas déclarée ni reconnue, l’homologie de la question de la communication des mouvements avec celles de la communication entre les esprits et de la communication de l’âme et du corps, de l’une et de l’autre avec celle de la causalité, que manifestent le postulat de l’instantanéité requis dans le cas de la lumière et qu’illustre le modèle du bâton, et le recours plus évidemment nécessaire, dès lors qu’il y a succession, à l’action divine, d’où sortira l’occasionalisme.

La question de la communication des pensées entre les esprits par le langage n’est sans doute pas centrale dans l’oeuvre cartésienne, comme elle l’est chez d’autres philosophes de son époque (pensons à Hobbes) ou du siècle suivant, mais son importance, du fait de l’arbitraire des signes et de ce qu’elle comporte de risque d’incompréhension, y est du moins marquée de façon significative à plusieurs reprises, notamment dans la lettre à Mersenne du 20 novembre 1629 [15] où, à propos d’un projet de langue universelle, il déclare que son invention « dépend de la vraie philosophie », pour conclure que « de la voir en usage […] cela présuppose de grands changements en l’ordre des choses, et il faudrait que tout le Monde ne fût qu’un paradis terrestre, ce qui n’est bon à proposer que dans le pays des romans [16] ». Importance qui ressort encore — ô combien ! — de la thèse, reprise à la tradition, mais qui prend chez lui une signification toute nouvelle, qui fait de l’usage du langage le propre de l’homme, et l’un des deux moyens, avec l’universalité de l’usage de la raison en face de la limitation des machines, quelles qu’elles soient, qui nous permet de distinguer l’homme de l’animal [17].

À la communication entre les esprits humains par le langage, on pourrait confronter, ce que je ne développerai pas ici, le problème métaphysique de leur communication avec Dieu, telle qu’en ouvre la perspective, dans la IIIe des Méditations métaphysiques, la présence de l’idée d’infini dans l’esprit humain, qui y sert de fondement aux preuves de l’existence de Dieu. Antérieure et pour cause, dans le temps comme dans l’ordre des raisons, à une telle perspective, est la perspective épistémologique dans laquelle se situaient les Règles pour la direction de l’esprit : le problème ici posé par et pour celui qui veut se munir de règles permettant de parvenir à celles des vérités qui sont accessibles à la raison dans quelque domaine que ce soit, est d’abord celui de la correspondance dans l’esprit des pensées et des connaissances entre elles, permettant d’avoir accès à celle dans l’être des vérités entre elles, et il débouche sur la question de savoir si l’on peut s’assurer de la correspondance des unes avec les autres. Je parle de correspondance, mais l’analogie des problèmes, des solutions, des démarches et des apories, ferait apparaître aisément qu’il s’agit là d’autres aspects de la communication au sens le plus général du terme.

Deux ordres de questions interviennent en effet ici. Du côté de la méthode au sens strict, comme y insistait Michel Serres dans un des chapitres du volume déjà cité, et comme il ressort tout particulièrement des Règles III et VII [18], l’évidence, qui doit servir de point de départ à toute la démarche cartésienne, est décrite sous la figure de l’« intuition », dont la certitude est fonction de son immédiateté, homologue dans l’ordre intellectuel de l’instantanéité de la vision dans l’ordre sensible, qui lui sert de modèle, et la démarche démonstrative sous la figure de la « déduction », dont la certitude est à son tour fonction dans chaque cas de la continuité de son enchaînement à partir des intuitions : l’idéal est bien, comme le dit le titre du chapitre en question, celui d’une « chaîne sans chaînons [19] ».

S’il est vrai que le modèle de l’intuition est celui de la vision sensible, le modèle de son instantanéité sur le plan physique est, comme le montre encore Michel Serres [20], celui de l’instantanéité de la propagation de la lumière, dont Descartes est convaincu, et qu’il illustre par la métaphore du bâton : elle se propage en un instant comme, par le toucher, je saisis instantanément grâce au bâton que je tiens à la main les objets qui sont en contact avec l’autre bout : « Il y a là communication sans transport, propagation sans transitivité [21] », et ce jeu de métaphores en cascades conduit à « supprimer dans le modèle mécanique tout mouvement [22] ». Mais dès lors que l’on s’éloigne, et il le faut bien, de ces exemples, images et modèles privilégiés, et que l’on a affaire, comme dans les déductions effectives, à des propositions distinctes, pensées et vérités qui doivent s’enchaîner selon un ordre de raisons, dans l’ordre physique à des mouvements réels qui doivent s’enchaîner effectivement, et dans l’expérience humaine à des événements, tels que les passions, qui témoignent de la correspondance entre les pensées s’offrant à la conscience dans l’ordre de l’esprit, et les mouvements qui se produisent dans l’ordre du corps, les apories de la communication se reposent et se redoublent, et c’est du côté de la métaphysique que Descartes entend en rechercher la solution.

On doit porter ici attention au principe qu’il met en avant vers la fin de la démonstration de l’existence de Dieu par la présence en moi de l’idée d’infini, à laquelle est consacrée la IIIe des Méditations métaphysiques, pour exclure que je puisse rendre compte de cette présence par la simple conservation de mon être, à savoir l’indépendance des parties du temps, avec la conséquence qu’elle entraîne, c’est-à-dire l’identité entre conservation et création [23].

Pour notre objet, c’est cette inconsistance radicale de la temporalité qui explique l’exigence d’instantanéité de l’évidence que manifestait la théorie de l’intuition, et qui va soumettre en fin de compte, comme cela se passe dans la Méditation V, l’ordre des raisons suivi par la déduction, et l’ordre des vérités auxquelles elle nous fait accéder, au principe de la véracité divine, seul capable d’en garantir la validité s’il est vrai que je ne suis pas capable de me maintenir constamment dans l’évidence des jugements clairs et distincts [24]. À la solution que fournit ce principe de la véracité divine à l’aporie de l’enchaînement dans la pensée des évidences entre elles répond celle que donne du problème de la communication des mouvements dans les corps cet autre principe théologique qu’est celui, tiré de l’immutabilité divine, de la création par Dieu, « première cause du mouvement », d’une quantité de mouvement dans l’univers qu’il y conserve toujours égale [25], première cause dont dérivent [26] « les règles que je nomme les lois de la nature, et qui sont les causes secondes des divers mouvements que nous remarquons en tous les corps [27] », lois dont la première est la loi d’inertie dont Descartes s’efforce de tirer toutes les autres selon une formule de conservation du produit de la masse par la vitesse (mv) dont on sait les difficultés auxquelles elle se heurte, dès lors qu’on veut l’appliquer, et les objections qu’elles a soulevées, notamment de la part de Leibniz.

Ce n’est pas le lieu assurément de s’étendre sur ces difficultés et objections : tout ce que je veux retenir de cet aperçu, c’est la nécessité où se trouve Descartes de recourir à un principe théologique pour pallier la fragilité de la communication, qu’il s’agisse de celle, nommée effectivement comme telle, des mouvements entre eux, ou de celle qui, en dépit de l’absence du terme, lui correspond dans l’ordre des pensées, à savoir celle qui concerne l’enchaînement des propositions vraies. A fortiori cette constatation vaut-elle lorsqu’il s’agit de l’aporie majeure de la métaphysique cartésienne, celle qui concerne la communication entre les deux substances que cette métaphysique a précisément pour objet de séparer radicalement, la substance pensante et la substance étendue. Le problème est posé par le fait à peu près dans les mêmes termes dans la Cinquième partie du Discours de la Méthode : « […] il ne suffit pas que [l’âme raisonnable] soit logée dans le corps humain, ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais […] il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir, outre cela, des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme [28] », et dans la Sixième Méditation [29], avec la même image (« […] je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire […] », etc.), ainsi que dans les Principes de la philosophie, à l’article 2 de la Seconde partie [30], et au début du traité posthume De l’homme, qui n’est autre que la dernière partie du traité Le Monde, publiée par le médecin Louis de la Forge en 1664 :

Ces hommes [ceux du « nouveau monde » fictif décrit dans la partie précédente, qui doit servir à comprendre ce qu’il en est du vrai…] seront composés, comme nous, d’une Âme et d’un Corps. Et il faut que je vous décrive, premièrement, le corps à part, puis après, l’âme aussi à part, et enfin, que je vous montre comment ces deux Natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui nous ressemblent [31].

De ce fait, expérimenté donc par la volonté qui est capable de mouvoir nos membres, mais plus encore par l’affectivité qui témoigne de l’aptitude de l’âme à subir les effets des mouvements corporels, les Principes de la philosophie [32] proposent une autre explication de fait, à savoir la localisation de l’action et des passions de l’âme dans le cerveau, où elle exerce toutes ses fonctions par l’entremise des nerfs, localisation que précise De l’homme [33], ainsi que le traité Les passions de l’âme [34], en la situant dans « une certaine glande fort petite » (la fameuse « glande pinéale », c’est-à-dire l’épiphyse) dont la situation au milieu du cerveau, et l’unicité en comparaison des autres parties, qui sont toutes doubles, la rendent particulièrement apte à fournir le lieu de passage entre l’âme et les « esprits animaux » matériels qui circulent dans les nerfs aboutissant au cerveau ou partant de lui. Mais de ce fait et de sa localisation, la philosophie cartésienne est bien en peine de rendre compte. Dans le cours de ses Réponses aux objections d’Arnauld (Quatrièmes objections aux Méditations métaphysiques), Descartes déclare avoir montré dans la Méditation VI que l’esprit est « substantiellement uni » au corps [35], ce qui, croit-il, l’autorise à parler quelques lignes plus loin d’une « union substantielle » entre l’un et l’autre. La Lettre à la princesse Élisabeth du 28 juin 1643 lui donne un statut épistémologique en faisant de cette union l’objet d’une troisième « notion primitive » à côté de celle de l’âme et de celle du corps, dont les modalités se connaissent très clairement par les sens, en sorte que « c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, que l’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps [36] ». Descartes n’a pas tort d’avoir peur que sa correspondante « pense [qu’il] ne parle pas ici sérieusement », et il paraît clair pour nous, comme il est apparu aux contemporains, qu’il s’agit là d’une solution verbale et/ou d’un tour de passe-passe métaphysique dont on peut se demander s’il ne joue pas aussi dans les autres domaines de la métaphysique cartésienne : n’en va-t-il pas ainsi, par exemple, du rapport entre le recours à la véracité divine comme garant de la méthode, et la thèse de la création des vérités éternelles : ne pourrait-on dire qu’il est besoin de Dieu pour les faire communiquer ?

Bref, le cas de la communication de l’âme et du corps, qui est le plus évidemment problématique de toutes les figures de la communication que l’on peut dénombrer dans le système cartésien, pourrait bien n’être au fond que la partie la plus visible de l’iceberg, émergeant, pour reprendre les termes de Michel Serres, de « cette théorie si fréquemment analysée par les philosophes classiques et sur laquelle les contemporains sont si étrangement silencieux, la théorie de la causalité [37] ».

S’il est vrai que, encore une fois, les problèmes homologues ainsi posés dans le cartésianisme n’y sont pas théorisés explicitement dans une problématique unique, pas plus, sous réserve d’inventaire, que chez des adversaires comme les auteurs des Objections ou certains de ses correspondants, ils vont l’être aussitôt après lui, en des moments et sous des aspects divers.

Je laisse de côté ici, malgré leur intérêt, deux exemples qui ne concernent pas directement notre objet. L’un se situe, pour user du terme qu’employait Descartes à propos de la possibilité d’une langue universelle, « dans le pays des romans », en l’occurrence dans les deux romans posthumes de Cyrano de Bergerac, l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil constituant L’Autre Monde [38], où le thème de la communication est un thème récurrent, à la fois sous l’aspect de la communication par le langage, les mimiques ou la musique, entre les hommes, mais aussi entre et avec d’autres êtres naturels, et sous celui, justement, de la communication universelle entre toutes les parties de la nature du fait de l’unité de celle-ci, et donc, par exemple, entre « les mondes ». Mais si l’oeuvre de Cyrano, dans sa position éliminant les frontières entre littérature et philosophie, a des affinités profondes avec la comédie moliéresque, répondant à des rapports personnels quasi certains entre les deux auteurs, son élaboration se situe dans une période, entre 1640 et 1650, antérieure à celle qui nous intéresse ici. Une raison symétrique de chronologie peut nous dispenser de considérer ici le cas, d’une importance majeure du point de vue de l’histoire de la philosophie, qu’est le système de Leibniz, dont l’on peut dire qu’il vise à fournir dans toutes ses parties et sous tous ses aspects, de la caractéristique universelle à la monadologie et à l’harmonie préétablie en passant par le principe de raison suffisante, une solution aux problèmes laissés en suspens par Descartes, et en constitue une systématisation positive. Mais cette philosophie-là, comme celle de Malebranche, sur laquelle nous reviendrons, ne se développe qu’à partir des années 1670, dans une époque qui outrepasse le champ de notre enquête.

La conjoncture philosophique au temps de Molière

C’est, en revanche, dans les années où sont écrites et représentées l’essentiel des comédies de Molière que se situe le débat issu de cette problématique de la communication qui constitue le legs de la philosophie cartésienne, débat ou ensemble de débats et d’oeuvres dans lesquels s’enracine à divers points de vue la philosophie de Malebranche.

À cette époque appartient une partie de l’oeuvre de Marin Cureau de la Chambre (1596-1669), médecin mondain et courtisan, philosophe (dont le champ de recherches, au moins pour une part, coïncide avec celui de Descartes), membre de l’Académie française dont il est directeur en 1658, puis de l’Académie des Sciences, qui, après de Nouvelles pensées sur les causes de la lumière, du débordement du Nil et de l’amour d’inclination (1634), publie de 1640 à 1662 une série d’ouvrages portant le titre général de Caractères des passions, débouchant sur Le système de l’âme (1664) [39]. Dans cet ensemble, qui a connu en son temps une grande notoriété, la question de la communication est pour le moins récurrente : communication de la lumière et des images, rôle des « esprits animaux » dans la communication de ces dernières et dans le mécanisme des passions, communication entre corps et âme, connaissance des hommes par ce type de langage qu’est l’expression du visage, connaissance des bêtes et communication de celles-ci entre elles par le même type de langage. C’est de l’un des ouvrages de la série, L’art de connaître les hommes, « qui contient la défense de l’extension des parties libres de l’âme », que s’inspirera, entre autres, Malebranche pour sa doctrine de l’étendue intelligible, et c’est au Système de l’âme, on l’a dit en commençant, que l’auteur des Lettres à Sophie empruntera en 1770, en les dévoyant, les développements sur la communication entre les âmes séparées entre elles, comme chez les anges, et dans le cas des anges gardiens, entre ceux-ci et les âmes incarnées, et les apories auxquelles conduit l’idée que seule cette incarnation fait obstacle à la transparence entre les esprits comme tels, à savoir que si « la communication est le lien de la société, […] le secret en fait la sûreté [40] » : il faudra donc trouver un facteur de limitation, que l’auteur renverra en fin de compte au bon vouloir de Dieu, solution de type occasionaliste, caractéristique de la période.

C’est en effet la naissance de l’occasionalisme, dont s’inspirera Malebranche dans la décennie suivante pour développer sa propre philosophie, qui caractérise la conjoncture théorique des années 1660 [41]  : 1664, c’est aussi l’année de la première publication, effectuée par le médecin Louis De La Forge avec ses propres notes, du traité De l’homme de Descartes, dont on sait que sa lecture a fait sur Malebranche une impression décisive [42]. Ce fait, étrange à première vue, s’explique par le caractère rigoureusement mécaniste de la description de « l’homme » donnée dans ce traité, contrepartie de la stricte séparation entre l’âme et le corps établie par Descartes et ses disciples, et la nécessité que Malebranche y a reconnue de recourir à la causalité divine pour les faire communiquer, ce qui est effectivement l’objet de l’occasionalisme. Cette doctrine a été formulée presque simultanément dans deux ouvrages, parus l’un et l’autre en 1666, par deux auteurs sans doute en relation étroite entre eux. Le premier a pour auteur ce même De La Forge [43] dans son Traité de l’esprit de l’homme qui repose sur cette stricte séparation, et où se trouve, semble-t-il, utilisée pour la première fois l’expression de « causes occasionnelles » pour désigner aussi bien les actions de l’esprit sur le corps et les actions du corps sur l’esprit que les actions des corps les uns sur les autres et les actions de l’esprit sur lui-même, Dieu seul étant cause au plein sens du terme.

Cette solution, qui à la fois radicalise et généralise des formulations cartésiennes, et que Malebranche reprendra, en faisant en particulier de l’attention une « prière naturelle » que l’âme adresse à Dieu pour voir en Lui les pensées qu’elle désire se rendre présentes, a été soutenue la même année par l’avocat Géraud de Cordemoy [44] dans son Discernement du corps et de l’âme en six discours, pour servir à l’éclaircissement de la physique, et ce précisément dans le Cinquième discours, « De l’union de l’esprit et du corps, Et de la manière dont ils agissent l’un sur l’autre [45] ». Ce discours commence ainsi :

Ce merveilleux rapport de nos mouvements et de nos pensées, me donne occasion de parler de l’union de notre corps et de notre âme et de la manière dont ils agissent l’un sur l’autre. Ce sont deux choses, que l’on a toujours admirées, sans les expliquer. Je n’ose dire que j’en aie découvert le secret : mais il me semble n’avoir plus rien à désirer sur ce point ; et quelques-uns de mes amis, à qui j’ai communiqué plusieurs fois mes pensées sur ce sujet, depuis sept ou huit ans, me veulent persuader qu’elles sont véritables.

Cette dernière indication tend à confirmer le rapport entre Cordemoy et De la Forge, qui devait être un des « amis » en question.

Les « Discours » de 1666 seront suivis, en 1668, d’un autre discours de Cordemoy, le Discours physique de la parole [46], dont le début de la Préface indique expressément qu’il en prend effectivement la suite :

J’ai proposé dans les six Discours qui ont précédé celui-ci le moyen de se connaître ; et j’ai fait voir qu’il ne consiste qu’à discerner en soi-même les opérations de l’âme, et celles du corps. Je propose maintenant le moyen de connaître les autres ; et ce moyen est la Parole [47].

De fait, à l’intérieur de l’occasionalisme fondé simultanément par les deux auteurs, le Discours physique de la parole est en quelque sorte à l’éloquence, domaine de l’avocat Cordemoy, ce que De l’homme de Descartes, publié et annoté par De la Forge, est à la médecine, profession de ce dernier : description séparée du fonctionnement de la « voix » en termes mécaniques, du côté du corps, avant de considérer ce qui relève de l’union de l’âme avec lui, en l’occurrence la signification, objet de la parole, terrain de l’éloquence d’un côté, comme il en va pour la vie et la santé, objet de la pratique médicale de l’autre.

Ce nouveau Discours de Cordemoy repose en effet sur la doctrine occasionaliste de l’union de l’âme et du corps énoncée dans le Cinquième discours de 1666, rappelée à diverses reprises, et dans les pages finales [48]. Appliquée ici au langage, elle se présente sous la figure de l’arbitraire du signe — ici le caractère universel des « signes d’institution » — qui peut dès lors servir de modèle à cette doctrine [49]. C’est celle-ci qui conduit à examiner séparément ce qui dans le langage relève du corps comme tel, et appartient aussi aux animaux — en l’occurrence la formation et le fonctionnement des sons de la voix, ce que nous appelons la phonétique [50], et ce qui est le fait de l’homme en tant qu’il a une âme [51]. Dans ce cadre, qui est celui de la communication, et qui va porter en grande partie sur l’éloquence [52], va se poser ou se reposer, comme l’annonçait la Préface [53], la problématique de la communication entre des âmes séparées, qui devrait s’opérer directement [54], et n’être limitée que par leur seul vouloir [55], et celle qui peut unir de purs esprits, comme les anges, à des âmes incarnées, comme celles des hommes [56] — en quoi l’on retrouve les interrogations qui étaient celles de Cureau de la Chambre, et tout ceci va nous ramener à Molière.

La comédie moliéresque en face de la problématique de la communication

Cordemoy est en effet présent dans le théâtre de Molière en deux lieux très significatifs. L’un est bien connu : il s’agit de la leçon d’« orthographe » donnée, sur sa demande, à Monsieur Jourdain dans la scène IV de l’acte I du Bourgeois gentilhomme (1670) [57], qui reproduit presque littéralement le passage concernant les voyelles [58] du Discours physique de la parole publié deux ans auparavant, et en résume le passage sur les consonnes [59]. Quelle que soit l’ironie mise par Molière dans cette quasi-citation, et les effets comiques qu’il en tire, on ne peut se contenter d’y voir une circonstance anecdotique, étant données la place et la signification que tenait, on vient de le voir, le développement dont faisaient partie ces passages dans l’oeuvre de Cordemoy, et dans le courant de pensée auquel il appartient.

On le peut d’autant moins que Cordemoy était, comme je crois l’avoir montré [60], présent cinq ans auparavant dans un passage manifestement beaucoup moins anodin, à savoir la scène du Dom Juan (acte III, scène I) où, face au Credo athée de son maître (« Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit [61] »), le valet, par son argumentation grotesque, ridiculise les preuves de l’existence de Dieu. Il s’agit du « raisonnement » en nez cassé, celui qui fait suite à l’argument par les causes finales [62] où se trouvait parodiée la première des Objections (« doutes » dans la terminologie de l’auteur) opposées par Gassendi à la Quatrième Méditation de Descartes. Le passage à un autre argument est marqué par la supplication qu’adresse Sganarelle à son maître pour qu’il l’interrompe, sans quoi il ne saurait « disputer », et l’implacable « J’attends que ton raisonnement soit fini » de Dom Juan sert bel et bien à introduire ce nouveau raisonnement qui est, lui, le raisonnement occasionaliste de Cordemoy. La phrase qui l’introduit chez Molière : « Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici », etc., rappelle de façon frappante, avec la récurrence des termes merveilleux, expliquer, admirable, admirées, celle qui introduisait le Cinquième des Discours du Discernement du corps et de l’âme : « Ce merveilleux rapport de nos mouvements et de nos pensées, me donne occasion de parler de l’union de notre corps et de notre âme et de la manière dont ils agissent l’un sur l’autre. Ce sont deux choses, que l’on a toujours admirées, sans les expliquer » — et la précision qu’y apporte immédiatement Cordemoy :

Je n’ose dire que j’en aie découvert le secret : mais il me semble n’avoir plus rien à désirer sur ce point ; et quelques-uns de mes amis, à qui j’ai communiqué plusieurs fois mes pensées sur ce sujet, depuis sept ou huit ans, me veulent persuader qu’elles sont véritables [63]

donne à penser que Molière faisait partie de ces amis, ou était en relation avec eux, et avait pu par là avoir eu connaissance de ce texte dès avant sa parution en 1666 pour pouvoir en insérer un pastiche dans sa comédie de 1665. De fait le « raisonnement » qui suit :

Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droite, à gauche, en avant, en arrière, tourner [64]

avec les références qu’il comporte, pour le moins, au rapport entre le cerveau et la pensée (« quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment ») et au rapport entre les volontés de l’âme et les mouvements du corps (« et fait de mon corps tout ce qu’elle veut »), est bel et bien de type et de contenu occasionalistes — tandis que la chute qu’il comporte (« Il se laisse tomber en tournantDom Juan : Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé »), avec l’ironie mordante de l’athée qui met en évidence la présence dans le monde de la désadaptation aussi bien que de l’adaptation, vaut, sans autre dispute, récusation de la Providence du Dieu, cause unique postulée par la théorie.

Entre ces deux références implicites à Cordemoy, on peut, me semble-t-il, en trouver une autre au travail de De La Forge, en l’occurrence à sa publication en 1664 du traité De l’homme de Descartes — une référence qui met en cause une « communication » d’un autre type, la communication anatomique entre deux organes. La confrontation entre le discours grotesque tenu par Sganarelle dans la scène IV de l’acte II [65] du Médecin malgré lui (représenté en 1666, publié en 1667) et le passage du traité de Descartes consacré à l’absorption des aliments digérés [66], m’amène à voir, dans le premier, une parodie du second. Que l’on compare en particulier la réplique du « médecin malgré lui » :

Or ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le coeur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs, qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et parce que lesdites vapeurs… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité… Écoutez bien ceci, je vous conjure [67].

avec son appel au secours, analogue à la supplique d’un autre Sganarelle implorant une interruption de la part de Dom Juan — et son complément :

[une certaine malignité…] qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs [68]

aux lignes suivantes du passage cité de Descartes :

Or ce sang, ainsi contenu dans les veines, n’a qu’un seul passage manifeste par où il en puisse sortir, savoir celui qui le conduit dans la concavité droite du coeur. Et sachez que la chair du coeur contient dans ses pores un de ces feux sans lumière, dont je vous ai parlé ci-dessus, qui la rend si chaude et si ardente, qu’à mesure qu’il entre du sang dans quelqu’une des deux chambres ou concavités qui sont en elle, il s’y enfle promptement, et s’y dilate : ainsi que vous pourrez expérimenter que fera le sang ou le lait de quelque animal que ce puisse être, si vous le versez goutte à goutte dans un vase qui soit fort chaud. Et le feu qui est dans le coeur de la machine que je vous décris, n’y sert à autre chose qu’à dilater, échauffer, et subtiliser ainsi le sang, qui tombe continuellement goutte à goutte, par un tuyau de la veine cave, dans la concavité de son côté droit, d’où il s’exhale dans le poumon ; et de la veine du poumon, que les Anatomistes ont nommé Artère Veineuse, dans son autre concavité, d’où il se distribue par tout le corps [69].

On y retrouve la même structure descriptive et explicative, une partie des termes (passer-passage, les concavités, la veine cave, le côté droit et le côté gauche, le poumon…), le souci de dénomination pédante — et l’on peut penser que la réponse de Sganarelle à l’étonnement de Géronte (« Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choqué : c’est l’endroit du foie et du coeur. […] Il me semble que le coeur est du côté gauche, et le foie du côté droit »….) : « Oui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle [70] », vise de façon malicieuse les nouvelles « médecines » mécanistes inspirées de la « méthode » cartésienne.

Quoi qu’il en soit de ce dernier point, le déroulement de la scène, la présence en arrière-plan des cartésiens contemporains et la chute finale (« Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette [71] ») sont empreints d’un comique parcouru de bout en bout par la thématique de la communication et de ses dangers : voilà une communication anatomique abracadabrante qui est censée rendre compte, par une suite d’idées et de propos absurdes, où intervient le recours à la diversité des langues, de cette incommunicabilité par excellence qu’est le mutisme !

Je passerai ici sur Amphitryon (1668), où la thématique de la communication entre les dieux et les hommes s’opère, en particulier dans la scène II de l’acte I, sur un fond de philosophèmes cartésiens que révèle la confrontation du texte de Molière avec celui de ses modèles et sources [72]. Certes, dans ce cas comme dans les philosophèmes libertins de Dom Juan, dans ceux que nous avons vus ou revus ici, et dans d’autres, un tel arrière-fond n’est directement accessible qu’à une petite minorité de spectateurs et lecteurs informés — et en cela il s’agit aussi d’une forme ou de formes clandestines d’expression, avec les procédés qui les caractérisent (insertions et collages, allusions, pastiches, échos à distance, etc.). Reste que cet arrière-fond sert d’armature au comique moliéresque, que, tout spécialement, la problématique de la communication qui donne lieu aux doctrines occasionalistes sous-tend la thématique récurrente de l’incommunicabilité qui est au coeur de ce comique, voire du comique en général, et rend compte de sa proximité avec le tragique, comme dans Georges Dandin ou Le misanthrope.

Mais c’est justement que cette incommunicabilité a deux faces. Le malheur d’Alceste, et, quoi qu’en ait dit Boileau, son tort, est de la prendre au sérieux ; pour Molière, qui est en cela du côté de Scapin, il vaut mieux en rire, et le rire, communicatif, est ce qui permet de sortir de la crise et de rétablir à nouveaux frais la communication entre les hommes.

Mise en perspective

Reste en effet, et c’est là que se situe sans doute le rapport significatif de cette littérature-là à la philosophie, que l’occasionalisme naissant des années 1660 représente, par sa radicalisation des problèmes et philosophèmes cartésiens, une mise en crise de la communication — éclatement, dissociation ou déconstruction de la notion, comme on voudra — que le théâtre de Molière met en scène à sa manière.

La suite de l’histoire des doctrines philosophiques s’enracine dans cette crise : tentatives de la surmonter en constituant ou reconstituant la communication sur des fondements rénovés comme entreprendront de le faire dans la décennie suivante les métaphysiques de Malebranche et de Leibniz ; prolongement, en sens inverse, de cette crise du côté de ceux, physiciens et précurseurs de nos « sciences humaines », qui en prennent acte, et en tirent les conséquences réductrices, psychologistes, positivistes ou sceptiques comme le feront au siècle suivant Hume ou D’Alembert. Les uns et les autres retrouveront du reste, en quelque sorte, l’homologue de Molière et l’héritier de sa verve en l’ami des deux derniers cités, écrivain et philosophe auteur de dialogues fameux pour nous, mais encore clandestins puisque inédits de son vivant, que fut Diderot.

Quant à ce qui donne, si j’ose dire, occasion à cette mise en crise, ce pourrait bien être que l’on est alors en train de passer d’une société et d’une culture où l’une et l’autre sont homogènes sur le modèle d’un lien de type substantiel, à justifications ou fondements naturels et/ou théologiques, héritier du phénomène social total à la manière du don selon Mauss, à une société du type de l’association fondée sur des rapports d’échanges commerciaux et organisée selon des structures contractuelles, dotée d’une culture scientifique et philosophique où la communication va éclater au profit de l’associationnisme.

Tel serait alors le déplacement dans lequel la comédie moliéresque tient sa place, dans la mesure même où elle se nourrit à la fois de l’observation de la société contemporaine et des philosophies qui témoignent de ce passage et contribuent à l’amorcer.