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Quand Eugène Melchior de Vogüé (1848-1910) publia Le roman russe en 1886, une étude regroupant des articles préalablement parus dans la Revue des deux mondes, le public français connaissait et appréciait déjà Pouchkine, Gogol et surtout Tourgueniev, qui avait été un ami de Flaubert. Mais la découverte des oeuvres d’un jeune écrivain comme Tchekhov (1860-1904) et surtout de ses aînés Dostoïevski (1821-1881) et Tolstoï (1828-1910) fut une véritable révélation. Dès cette période, les traductions de romans russes se multiplièrent, si bien qu’au tournant du siècle, presque tout Tolstoï et tout Dostoïevski avaient été traduits, malgré, dans ce dernier cas, des éditions parfois tronquées ou adaptées par le traducteur (par exemple, Élie Halpérine-Kaminsky inversant des parties des Frères Karamazov !).

L’introduction de romanciers étrangers en France, par le biais de traductions toujours plus nombreuses, devint l’un des aspects par lesquels se manifesta la crise du roman dans les lettres françaises de la fin du naturalisme aux années 1920, moment où cette crise atteignit son apogée [1]. Aux côtés du roman russe, le roman anglais plus particulièrement, avec James Joyce, Virginia Woolf, Joseph Conrad, Aldous Huxley ou Edward Morgan Forster, parmi d’autres, proposait aussi de nouvelles formes d’écriture qui contribuaient au renouvellement du roman français. C’est tout le champ éditorial qui se trouva alors changé. De nombreux éditeurs eurent leurs collections de littérature étrangère et les revues littéraires y consacrèrent des chroniques et parfois des numéros d’hommage. À titre d’exemple, au début des années 1920, les Éditions Bossard s’étaient employées à éditer en traduction nombre de romanciers russes exilés en France, comme Alexandre Kouprine et Ivan Bounine, lequel reçut le prix Nobel de littérature en 1933. En 1926, afin de faire connaître au public les jeunes prosateurs russes contemporains (non exilés), les Éditions de la Nouvelle Revue française (bientôt Gallimard) lancèrent la collection « Jeunes Russes [2] », dirigée par Boris de Schloezer, qui avait donné quelques années auparavant sa première traduction de Dostoïevski dans la NRF (« La confession de Stravroguine », en juin et juillet 1922). Quinze ouvrages contemporains, mettant à contribution divers traducteurs, y furent publiés en une douzaine d’années, notamment Nous autres d’Evgueni Zamiatine, L’année nue de Boris Pilniak, Rastratchiki de Valentin Kataev et La horde de Viatcheslev Chichkoff, ces deux derniers titres traduits par André Beucler. En 1934, les Éditions Gallimard rachetèrent le fonds russe de Bossard qu’elles rééditèrent ensuite. C’est aussi à la même époque que cet éditeur mit sur pied la collection « Classiques russes », où parurent de nouvelles traductions de Dostoïevski et de Tolstoï, et qu’il racheta le catalogue des Éditions de la Pléiade, qui avaient été fondées par Jacques Schiffrin, un émigré russe, et où notamment Pouchkine, Tchekhov et Lermontov avaient été publiés dans la collection « Les auteurs classiques russes ».

Outre qu’elle s’exprima dans le champ éditorial, la référence russe devint aussi un sujet romanesque pour les écrivains français, qui empruntèrent à l’Histoire, spécialement à la Révolution russe. C’était notamment le cas de romans de Georges Imann (Les nocturnes chez Fayard en 1922, La Russe à la Nouvelle société d’édition en 1929), de Robert Bourget-Pailleron (Coeur de Russie chez Gallimard en 1935), de Louis Dumur [3] (Dieu protège le Tsar ! Le sceptre de la Russie et Les fourriers de Lénine, chez Albin Michel respectivement en 1927, 1929 et 1932), de Georges Normandy (Le charnier chez Flammarion en 1928), de Raymond Recouly (Le printemps rouge aux Éditions de France en 1925) de Jean Vignaud (Niky chez Plon en 1922) ou d’Émile Zavie (Potnick le proscrit à la Renaissance du livre en 1922).

La rencontre des littératures russe et française se traduisit encore par certaines manifestations occasionnelles, comme les causeries du Studio franco-russe qui se tinrent à Paris d’octobre 1929 à avril 1931 et qui furent ponctuellement publiées dans les Cahiers de la quinzaine [4]. Ces réunions, à l’initiative de Wsevolod de Vogt, notamment journaliste au quotidien L’Intransigeant, et prises en charge par le groupe des Humanités contemporaines, dirigé par J. Probus-Corréard, visaient à resserrer les liens entre les jeunes écrivains russes qui avaient fui la Révolution et les écrivains et intellectuels français. La formule, inspirée des Décades de Pontigny fondées en 1910 par Paul Desjardins, était la suivante : chaque séance (une fois par mois entre l’automne et le printemps) réunissait deux conférenciers autour d’un thème commun, après quoi un débat s’engageait avec l’assistance. Il s’agissait de débattre librement dans le partage des opinions exprimées spontanément. Les conférences portèrent à la fois sur des écrivains français qui, comme Proust et Gide, apportaient une contribution admirable à la modernité littéraire aux yeux des jeunes émigrés ou inversement sur des écrivains russes qui, tels Tolstoï ou Dostoïevski, marquaient en retour le développement de cette modernité française. Dans ce contexte furent souvent soulevées des questions dominantes dans le développement des formes narratives de l’époque : l’inquiétude, thème central des années 1920 entre les réflexions de Marcel Arland sur le « nouveau mal du siècle [5] » et les essais de Daniel-Rops [6] et de Benjamin Crémieux [7] ; la sincérité et la dissociation du moi, thèmes rattachés plus spécifiquement aux oeuvres respectives de Gide et de Proust ; etc. Participèrent à ces réunions, qui assez vite acquirent une certaine notoriété et où se confrontèrent ainsi conservateurs, catholiques et modernes, mais aussi Russes exilés et Français, des écrivains aussi divers que Nikolaï Berdiaev, Vladimir Weidlé, Ioulia Sazonova, Benjamin Crémieux, André Beucler, Louis Martin-Chauffier, André Malraux, Henri Ghéon, Jacques Maritain, Jean Maxence, parmi bien d’autres.

Parmi tous les écrivains russes révélés par l’étude de Vogüé, Tolstoï et Dostoïevski eurent immédiatement la faveur des lecteurs ; ils resteront, de 1886 aux années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale, et même au-delà si on pense à l’empreinte du dernier sur des écrivains comme Nathalie Sarraute ou Albert Camus, les deux grandes références russes des romanciers français. Ils ont été les maîtres incontestés des générations littéraires de 1870 (celle de Gide et de Proust) et de 1900 (celle de Malraux et de Nizan). Il suffit de consulter les six ouvrages d’entretiens de Frédéric Lefèvre [8], ouvrages essentiels sur la vie littéraire de l’entre-deux-guerres malgré son style impressionniste, pour constater que ce ne sont pas Gontcharov, Tourgueniev ou Pissemski, qui en Russie avaient été les maîtres du réalisme au milieu du xixe siècle, ni Leskov, brillant prosateur indépendant, Tchekhov ou Gorki, d’une génération plus jeune, que les écrivains français citent, mais, à quelques nuances près, toujours Tolstoï et Dostoïevski, et surtout, de manière décisive, ce dernier. Ils sont aussi abondamment cités dans les romans mêmes de l’époque. Par exemple, la figure d’Anna Karenine est l’image même de la femme inaccessible pour le héros de La femme impossible (chez Flammarion en 1920) de Paul Brach. Et le héros de La conspiration de Paul Nizan, Bernard Rosenthal, « se souvenait d’Anna Karenine, il se voyait courant, sautant, tombant enfin de cheval comme Vronski [9] ». Tolstoï est en outre cité, dans Notre-Dame de la Sagesse de Pierre Dominique, comme « le dernier exemple illustre [10] » de la cohabitation du génie et de la folie. On sait aussi le rôle du journal de Tolstoï dans le cycle des Jeunes filles de Montherlant [11], cette fois-ci le Tolstoï des problèmes conjugaux. De même, Dostoïevski se prête à de multiples cautions littéraires, qu’il s’agisse du romancier de l’intériorité, à l’exemple de La patrie intérieure d’Ignace Legrand [12] ou de Jean Darien de Léon Bopp (chez Gallimard en 1924), de l’idéologue des Possédés (les jeunes communistes de Nizan se proposent de faire « dans la conspiration, les Possédés et le gendre narodnik [13] », comme ceux de Contre-ordre de Pierre Herbart prévoient faire la révolution comme l’enseigne Nicolas Stavroguine [14]) ou plus simplement de marquages intertextuels, comme en offrent le narrateur du Chiffre d’Alexandre Arnoux, qui dit vouloir raconter une histoire qui « côtoie le crime et l’enchantement [15] » ou « l’étudiant famélique de Dostoïevski [16] » dans La guêpe d’Albert Touchard.

Entre les deux grands romanciers, Vogüé préférait Tolstoï ; comme si, prenant position, il indiquait déjà qu’on ne pouvait aimer l’un et l’autre de manière égale, qu’on ne pouvait souvent qu’aimer l’un contre l’autre tant les différences étaient aussi grandes que les ressemblances. Durant toutes ces années, leurs héritiers français auront aussi plaisir à se réclamer préférablement de l’un ou de l’autre, sans qu’il leur fût possible de s’entendre. Il faut considérer le fait que, à travers la réception française des romanciers russes, étaient débattus des enjeux qui concernaient l’héritage du xixe siècle français et son évolution même dans le parcours des romanciers français de la jeune génération. Les positionnements entre Tolstoï et Dostoïevski rappelaient ainsi ceux entre Balzac et Stendhal, qui à maints égards départageaient aussi les critiques et romanciers français [17]. En outre, à cette question complexe de la « préférence » vinrent s’adjoindre de nombreux éléments non seulement littéraires, mais aussi moraux et politiques, qui en orientèrent le sens. Le débat entre Tolstoï et Dostoïesvki fut forcément relativisé par les divergences de sensibilités idéologiques entre les « passeurs » qui faisaient connaître les oeuvres : entre les interprétations russes de Dostoïevski par Chestov [18] ou Berdiaeff [19] et celle de Gide [20], par exemple, il est certain que les écarts sont parfois irréconciliables. Marcel Arland mit les choses au clair dans un article de la Nouvelle Revue française en 1931 : « Malgré les études de Gide, de Chestov, de Zweig, de Berdiaeff, peut-être aussi un peu à cause de ces études et de la personnalité de leurs auteurs, il n’est guère de figures qui prêtent à plus d’interprétations que celle de Dostoïewsky [21]. » De sorte que, à leur tour, ces disparités sont elles-mêmes décuplées par les orientations et positionnements esthétiques et idéologiques de ceux qui les reçoivent.

Cette ainsi que cette opposition anima spontanément les premières séances du Studio franco-russe, où des conférences furent consacrées aux deux grands romanciers. Dans une communication de novembre 1929 portant sur « L’influence de la littérature russe sur les écrivains français », Jean Maxence invoqua trois études d’André Suarès [22] pour justifier et expliquer sa préférence envers Dostoïevski. Il observe :

À mesure qu’il pénètre mieux l’univers de Dostoïevski, Suarès se déprend de Tolstoï. Sa dernière étude est intitulée « Contre Tolstoï ». Elle est une espèce de reniement, où l’on trouve encore bien des traces d’une admiration ancienne. Sa portée dépasse d’ailleurs l’évolution de Suarès en ce sens qu’elle est un signe. C’est toute une génération qui va maintenant à Dostoïevski et y découvre le sens profond de la vie intérieure [23].

Mais cette adhésion à Dostoïevski, qui se réclamait d’une étude vieille de vingt-cinq ans (1904), était à peu près à l’opposé de la vision contemporaine offerte par Proust ou Gide ; le discours de Maxence feignait ainsi d’ignorer l’évolution considérable de la perception du romancier après la guerre, à la lumière, entre autres, de nouvelles traductions et des conférences de Gide. Mais Maxence, un philosophe néothomiste ami de Jacques Maritain et d’Henri Massis, ne pouvait que récuser la vision gidienne de Dostoïevski.

Dans une conférence prononcée lors de la séance suivante, en décembre 1929, René Lalou, auteur d’une Histoire de la littérature française contemporaine (1922) qui lui avait valu une solide reconnaissance de ses pairs, identifia à son tour trois principaux moments de la réception de Dostoïevski en France. Le premier moment correspond aux premières traductions, donc entre 1886 et 1900. Tolstoï et Dostoïevski sont adoptés « en bloc », et « [o]n en tira essentiellement une conception mystique de la souffrance, une conception de la pitié, comme la médiatrice et la consolatrice de tous [24] », explique Lalou. Or, du début du siècle à la Première Guerre, « le phénomène qui frappe en France, c’est que l’influence de Tolstoï et celle de Dostoïevski se séparent ». Globalement, le premier, notamment sous l’éclairage de Romain Rolland, se caractérise par l’ampleur de son message moral, alors que le second se présente comme « un nouveau champion de l’intuition, un homme qui apporte de l’eau au moulin bergsonien [25] ». Enfin, après la guerre, « il y a une explosion de dostoïevskisme intégral », précise Lalou, qui cite à l’appui L’homme traqué de Francis Carco, le théâtre d’Henri Lenormand et surtout les conférences de Gide au Vieux-Colombier [26]. Avec les années, la compréhension de Dostoïevski a beaucoup changé : « On ne croit plus, je pense, dans cette troisième période, que Dostoïevski prêche simplement un évangile de noblesse », mais « on se sent peu à peu attiré par les parties les plus troubles de l’oeuvre [27] ». Néanmoins, Lalou, qui croit voir, dans cette fin des années 1920, un « retour à Tolstoï [28] », termine son exposé par un éloge de l’auteur de Guerre et paix, pour lui somme toute supérieur à celui des Frères Karamazov. Lalou se trouvait donc à répondre doublement à Maxence, d’une part quant à sa lecture de Dostoïevski, d’autre part en ce qui a trait au romancier le plus influent. Dans le débat à la suite de la conférence de Maxence, il avait en effet déjà affirmé : « Cependant, il me semble qu’actuellement l’influence de Tolstoï devient plus vivante que celle de Dostoïevski. Et s’il y avait à désigner le plus grand roman russe, la majorité des voix irait à Guerre et paix de Tolstoï et non à Dostoïevski [29]. »

C’est à cette époque encore (en 1929) que, en Russie, Bakhtine formula ses thèses sur le roman polyphonique de Dostoïevski en les opposant à l’esthétique gogolienne et surtout tolstoïenne :

On pourrait résumer en cette formule, un peu trop simplifiée, la révolution que le jeune Dostoïevski a provoquée dans le monde de Gogol : il prend l’auteur ou le narrateur avec toutes leurs opinions, leurs analyses, leurs descriptions et leurs définitions du personnage et les transporte dans le champ de vision du personnage lui-même, en transformant ainsi la réalité globale du personnage en une matière pour sa conscience de soi.

En revanche, « [l]e mot de Tolstoï et son point de vue monologiquement naïf pénètrent partout, dans tous les recoins de l’univers et de l’âme, en subordonnant tout à leur unité [30] », concluait Bakhtine. Cette division allait sans doute affecter la critique moderne des années structuralistes en France, au moment où La poétique de Dostoïevski fut traduit pour la première fois, mais les écrivains français la formulaient déjà eux-mêmes dans les années 1920. Lors des débats du Studio franco-russe, le critique catholique Stanislas Fumet chercha à établir cette opposition dans des termes analogues à ceux de Bakhtine :

Quand nous sommes avec Tolstoï, nous avons un guide, l’auteur, qui ne nous fait grâce d’aucun détail : c’est un moraliste sourcilleux. Dostoïevski s’efface derrière les mille personnages qui reproduisent son coeur unique. Il aimait à multiplier les gens qu’il nous présente, à nous déconcerter par leur nombre, pour mieux nous faire remarquer le sens de l’individualité et son caractère sacré, inviolable, dans l’enchevêtrement des péripéties et des relations. Le roman ne saurait atteindre à plus de richesse, à plus de liberté ; or, cette dernière est toujours le suprême degré de l’art [31].

L’opposition entre Dostoïevski et Tolstoï a ainsi été un élément particulier de la crise du roman. La profession de foi d’un René Lalou envers Tolstoï avait assurément ses partisans. On sait par exemple tout ce que doivent à Tolstoï les romans-fleuves de Romain Rolland (Jean-Christophe), de Roger Martin du Gard (Les Thibault) ou de Jacques de Lacretelle (Les hauts-ponts). Cependant, si le roman français, après la guerre, allait se renouveler complètement, c’était dans la mouvance des oeuvres de Proust et de Gide, qui élevaient Dostoïevski au rang de maître et préféraient les romans russes aux romans français [32]. Alors que Proust considérait L’idiot comme le plus grand roman de tous les temps [33] et estimait Tolstoï supérieur à Balzac, Gide, prié de dresser la liste de ses dix romans français préférés, s’était exclamé : « Qu’est-ce qu’un Balzac en face d’un Dostoïevski [34] ? » À la Nouvelle Revue française, autour de Gide et de Jacques Rivière, il est clair que la préférence allait à Dostoïevski ; et de Pierre Benoît à Marcel Arland, de Maurice Betz à Hubert Chatelion (auteur en 1932 d’un roman intitulé Sous-Dostoïevski [35]), on n’en finirait plus de citer les romanciers de l’époque chez qui l’empreinte de Dostoïevski fut déterminante.

Les conférences de Gide au Vieux-Colombier en 1922, publiées dans la Revue hebdomadaire et en volume chez Plon l’année suivante, eurent une importance décisive sur la réception de Dostoïevski par les écrivains de l’entre-deux-guerres. La lecture de Gide était d’une grande finesse, faisant voir à la fois la complexité de la psychologie et l’originalité de l’esthétique du romancier russe. J’ai cité plus haut les propos de Stanislas Fumet ; mais peut-être avait-il aussi un peu emprunté à Gide, qui trouvait chez Dostoïevski un relativisme proche du dialogisme bakhtinien. Les idées de Dostoïevski, disait Gide, « ne sont presque jamais absolues ; elles restent presque toujours relatives aux personnages qui les expriment, et je dirai plus : non seulement relatives à ces personnages, mais à un moment précis de la vie de ces personnages [36] ». Ailleurs, il précisait : « Le prodige réalisé par Dostoïevski, c’est que chacun de ses personnages, et il en a créé tout un peuple, existe d’abord en fonction de lui-même, et que chacun de ces êtres intimes, avec son secret particulier, se présente à nous dans toute sa complexité problématique [37]. » On voit que ce que Bakhtine théorisera chez Dostoïevski, Gide en avait déjà très bien saisi la substance. Dans un autre ordre d’idées, c’est la théorie du désir mimétique de René Girard, auteur d’une importante étude sur Dostoïevski [38], que Gide annonce. Après avoir cité une maxime de La Rochefoucauld : « Combien d’hommes n’auraient jamais connu l’amour s’ils n’avaient entendu parler de l’amour ? », Gide développe autour de la jalousie du personnage de Trousotzki dans L’éternel mari : « Combien d’êtres ne contraint-on pas à jouer toute leur vie un personnage étrangement différent d’eux-mêmes, et combien n’est-il pas difficile de reconnaître en soi tel sentiment qui n’ait été précédemment décrit, baptisé, dont nous n’ayons devant nous le modèle ? Il est plus aisé à l’homme d’imiter tout que d’inventer rien [39]. »

Gide allait évidemment tirer parti de l’enseignement de Dostoïevski pour le bénéfice de ses propres romans. On n’ignore pas ce que la composition du personnage de Lafcadio, dans Les caves du Vatican (1914), doit au romancier russe. Et si Les faux-monnayeurs (1926) se trouvait déjà en substance dans l’admirable Paludes de 1895, notamment par le recours à la mise en abyme, il est certain que la technique de la multiplication des points de vue qui caractérise le grand roman gidien a été en grande partie motivée par l’exemple de Dostoïevski. Or, après tout, comme le soulignait Dominique Braga dans un article de la Revue de Genève, où il s’employait à cerner ce qui caractérise l’après-guerre littéraire, il y a une correspondance entre cette technique et ce qu’il appelle le « cosmopolitisme littéraire » : car, chez le romancier, le renouvellement des formes romanesques à la fois suscite un déplacement à l’intérieur des catégories romanesques héritées de Balzac et induit un mouvement vers l’extérieur des frontières géographiques [40]. Braga formulait ainsi cette loi esthétique : « l’on ne peut accéder à la vérité que par la multiplication des points de vue [41] », loi qui signait le triomphe aussi bien de Freud et d’Einstein [42] que de Dostoïevski et de Proust.

Avec Gide, Proust a été en effet un « passeur » de premier plan pour la diffusion des textes de Dostoïevski auprès de ses pairs. Proust, qui disait « admire[r] passionnément le grand Russe [43] », fait part de son enthousiasme pour Dostoïevski dans un passage célèbre de La prisonnière [44]. Le narrateur proustien s’emballe, entre autres, pour « la beauté neuve que Dostoïevski a apportée au monde » par ses compositions de femmes et de lieux et pour cette technique qui lui fait présenter les choses non par la cause mais par l’effet, « l’illusion qui nous frappe [45] ». Cet extrait a récemment inspiré à Karen Haddad-Wotling une étude où elle montre comment, entre Proust et Dostoïevski, se trouvent « des analogies profondes que nulle influence n’explique » et qui sont fondées sur le partage de cette loi esthétique selon laquelle il s’agit, comme par exemple dans le cas de la mémoire involontaire, de commencer « par l’autre sens », selon la formule du narrateur dans Le temps retrouvé [46].

Ainsi, l’esthétique dostoïevskienne a été au carrefour d’à peu près toutes les nouvelles tendances d’écriture qui permirent au roman, à la suite du naturalisme et jusqu’à la fin des années 1920, de se renouveler en profondeur. Cette esthétique a mis de l’avant de nouvelles manières de révéler l’intériorité. Dostoïevski apparaît ainsi comme « le romancier de l’inconscient [47] », selon le mot d’Alphonse de Chateaubriant en 1924, il éclaire les abîmes et révèle les zones d’ombre ; ses personnages, faits de pulsions, sont simultanément contradictoires. Le monologue intérieur joue sur ce plan un rôle certain ; la conscience du personnage est le lieu de débats incessants, et souvent Dostoïevski y atteint au tragique en raison de la prédominance de la conscience morale. Mais ce monologue, nous le savons, profite indirectement d’une perspective narrative complexe et multiple. Ces techniques ont aussi un effet sur la durée narrative, comme le signalait Ramon Fernandez dans un article de 1929 portant sur la « Poétique du roman » : dans certains longs romans de Dostoïevski, l’intrigue se déroule sur une courte période de temps, de sorte que « [c]e qui dure alors, c’est la description, et non pas l’objet décrit [48] ». Le personnage gagne alors en profondeur et en vérité. Dans l’ensemble, à l’encontre d’une certaine tradition du roman psychologique français, Dostoïevski offrait une nouvelle perception du réalisme, où le rêve et les zones d’ombre décalaient en quelque sorte le rapport de l’homme aux choses. « Ce qu’on prend en général pour exceptionnel et fantastique n’est pour moi que l’essence même de la réalité [49] ; à cette phrase de Dostoïevski, qui figurait dans un des premiers numéros de la Nouvelle Revue française, nous pourrions adjoindre celle-ci, plus importante, citée cette fois-ci par Bakhtine : « On me dit psychologue : c’est faux, je ne suis qu’un réaliste dans le meilleur sens du mot, c’est-à-dire j’exprime toutes les profondeurs de l’âme humaine [50]. »

C’est dans ce contexte historique et littéraire qu’ont oeuvré les romanciers de l’entre-deux-guerres dont l’étude fait l’objet de ce dossier de Tangence, lequel s’inscrit dans le cadre des travaux de la Chaire de recherche du Canada sur le roman moderne (Université du Québec à Chicoutimi). Bien que le thème de travail du dossier ait été le roman russe et son influence sur le développement des formes romanesques de l’entre-deux-guerres, les collaborateurs en sont naturellement venus, à travers les romanciers sélectionnés, à diriger leurs réflexions essentiellement vers Dostoïevski. Qu’ils ne traitent guère de Tolstoï (hormis Daniel Maggetti au sujet de Ramuz, et encore, Tolstoï partageant la vedette avec Dostoïevski) et pas du tout de Tchekhov (alors qu’on aurait pu s’y attendre au moins en ce qui concerne Irène Némirovsky, auteure d’une Vie de Tchekhov) est sans doute significatif, avec le recul dont nous profitons, de la place dominante de l’auteur de Crime et châtiment dans l’entre-deux-guerres. Peut-être ces choix reflètent-ils aussi l’enthousiasme encore très vif de notre époque pour l’oeuvre du romancier russe, dont on sait par ailleurs qu’André Markowicz a entrepris, il y a plusieurs années, une nouvelle traduction intégrale chez Actes Sud.

Toutes les études portant sur Proust et Gide ou sur des romanciers bien établis dans l’histoire littéraire ont été volontairement écartées de ce dossier au profit de romanciers qui, pour diverses raisons, s’inscrivent plutôt dans la marge et qui n’avaient jusqu’à présent guère fait l’objet d’études spécifiques quant à cette problématique de travail. Ce qui réunit André Beucler, Emmanuel Bove et Irène Némirovsky, ce sont évidemment leurs origines russes et le fait qu’ils restent des écrivains profondément méconnus, malgré les succès de Bove depuis une vingtaine d’années et ceux tout récents de Némirovsky à la suite de l’attribution du prix Renaudot en 2004, à titre posthume, à Suite française. Francis de Miomandre, quant à lui, est un écrivain qui est aujourd’hui complètement oublié et dont on ne trouve aucun titre en librairie. En ce qui a trait à Georges Bataille, personne n’oserait penser qu’il est méconnu ; il reste au contraire un des penseurs clés de la modernité du xxe siècle. Mais ce n’est précisément pas du penseur dont il est ici question, mais du romancier, qui, lui, reste largement ignoré. Quant à Paul Morand et à Charles-Ferdinand Ramuz, ils jouissent d’une reconnaissance que leur récente entrée dans la collection de la Bibliothèque de la Pléiade suffit sans doute à légitimer ; néanmoins, il faut dire que le premier, sous l’impulsion notamment des travaux de Michel Collomb et de Catherine Douzou, commence à peine à sortir de son purgatoire, tandis que le second, s’il est en Suisse romande le grand écrivain national, reste peu lu à l’extérieur de son pays.

Dans le premier article de ce dossier, Bruno Curatolo s’attarde à montrer d’abord l’intérêt d’André Beucler pour la littérature russe — classique et soviétique — par le biais de traductions et de commentaires, puis surtout l’importance de L’idiot de Dostoïevski et d’Oblomov de Gontcharov pour la lecture du Mauvais sort, roman publié en 1928. Partageant plusieurs aspects qui caractérisent les romans russes et leurs personnages (impuissance à agir, vacuité de l’être, candeur, ambiguïté sentimentale, l’autre comme mauvaise conscience), Le mauvais sort est révélateur d’une trajectoire qui, dans l’histoire du roman, culmine avec ce personnage de l’inquiétude propre à l’entre-deux-guerres.

Mon étude porte sur un roman de Francis de Miomandre, Âmes russes 1910, et un récit d’Emmnauel Bove intitulé Un Raskolnikoff. Le premier offre, à travers la fiction littéraire, une représentation courante (sans être bien entendu exclusive) de la perception que se faisait de l’esthétique dostoïevskienne le romancier de l’entre-deux-guerres. Plus original, le récit de Bove, publié la même année que le roman de Miomandre, développe, à travers le personnage de Raskolnikoff, une représentation plus personnelle de Dostoïevski et parfaitement emblématique d’une certaine évolution de l’esthétique romanesque de l’époque, où triomphe un romantisme de l’inaction. À cet égard, on rapprochera les textes de Bove du Mauvais sort de Beucler.

Après avoir rappelé l’ouvrage de Vogüé et insisté, essentiellement à travers la lecture de Gide, sur quelques traits esthétiques (le comportement contradictoire des personnages, la multiplication des points de vue) qui caractérisent la réception de Dostoïevski dans la France littéraire du début du xxe siècle, Stéphane Chaudier essaie de saisir comment l’esthétique narrative d’Irène Némirovsky est redevable au maître russe. Il s’agit d’une esthétique qui ne se revendique jamais ouvertement de celui dont elle porte néanmoins l’empreinte à travers un rapport de résistance autant que de ressemblance, notamment en raison d’une adhésion à cette volonté de peindre des êtres profondément vivants par le biais de la souffrance ou d’une certaine compréhension.

Comme l’indique le titre de son article, Jean-François Louette pose des « jalons » qui lient Georges Bataille à Dostoïevski, d’abord à travers la formulation d’hypothèses sur la manière dont le romancier a pu recevoir les lectures de Dostoïevski par Albert Thibaudet et André Gide, ensuite en tenant compte d’une étude du philosophe Léon Chestov sur le romancier russe. Les commentaires de celui-ci sur Le sous-sol principalement, texte que Gide par ailleurs tenait pour la clef de voûte de l’oeuvre du romancier russe, s’offrent ainsi comme la matrice du récit « Dirty », qui ouvre le roman Le bleu du ciel.

En suivant l’évolution de la carrière de Ramuz à travers son journal et divers articles, Daniel Maggetti identifie deux périodes de la production du romancier suisse. La première est placée sous le signe de Dostoïevski, que Ramuz découvre avec une admiration sans bornes. L’auteur russe permet à Ramuz de concevoir une forme romanesque transgressive qui échappe au modèle français, lequel lui semble sclérosé depuis le naturalisme, qu’il a en haine. À partir des années 1930 essentiellement, période de la maturité où il oriente son oeuvre sur la relation du paysan avec le pays et la nature, Ramuz délaisse Dostoïevski au profit de Tolstoï. De la sorte, le roman russe, à travers ses deux plus grands romanciers, aura accompagné, de manière plus déterminante que ne l’aura fait la littérature suisse elle-même ou anglaise, tout le développement de la pensée et de la pratique du roman ramuzien.

Faisant quelque peu exception en ce qui a trait à la période couverte par ce dossier, et bien que Paul Morand ait connu son heure de gloire dans l’entre-deux-guerres, Patrick Bergeron s’intéresse à la pensée et à l’esthétique de l’auteur de L’homme pressé dans les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, où l’écrivain-collaborateur s’installe en Suisse et publie L’Europe russe annoncée par Dostoïevski. Dans cet ouvrage singulier, Morand propose une lecture du Journal d’un écrivain dans laquelle il investit sa propre amertume face aux bouleversements historiques récents et au devenir de l’Europe. Morand s’approprie Dostoïevski, le Journal d’un écrivain devenant la synthèse en quelque sorte romanesque d’une pensée géniale, qui par ailleurs ne sera pas sans influer sur l’évolution narrative du Morand des années 1950.