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Poétiques du roman converge favorablement avec les préoccupations actuelles de la critique. En effet, il paraît au moment même où les enquêtes sur la fiction narrative en prose, les études consacrées au roman et à l’histoire de ce genre se multiplient [1], ce qui a, par ailleurs, donné lieu à la réédition moderne de plusieurs romans du xviie siècle [2]. Voilà donc le complément indispensable aux études sur le roman que les lecteurs, universitaires et chercheurs, attendaient.

Camille Esmein a le très grand mérite de rendre accessibles, dans une édition soigneusement établie, les réflexions théoriques sur le roman au xviie siècle, restées éparses et fragmentaires jusqu’à présent. On est alors frappé par la diversité des lieux d’énonciation des discours sur le roman, les formes (débat, conversation, avertissement, préface, avis, parodie) et les supports (traité, lettre, article, péritexte, réflexion métadiscursive) qu’ils empruntent. Cet ouvrage rassemble non seulement les principaux discours sur le genre romanesque, auxquels il accorde une large part — que l’on pense à la Préface d’Ibrahim de Georges de Scudéry, au Traité de l’origine des romans de Huet et aux Sentiments sur les lettres et sur l’histoire de Du Plaisir —, mais aussi une multitude d’écrits d’auteurs sans doute moins connus, tel Guyon Guérin de Bouscal ou Jean de Pelisseri. Le lecteur consultera donc avec profit les notices qui présentent brièvement chacun des auteurs et leur oeuvre, résument le texte choisi et mettent en évidence l’originalité de la démarche et de la réflexion proposée. Quant aux textes retenus, ils s’apparentent à un dialogue entre écrivains qui se répondent, se complètent ou se contredisent, soulignant, du coup, la pluralité des conceptions sur le genre romanesque qui cohabitent tout au long du siècle.

Poétiques du roman est plus qu’une anthologie, il s’agit d’une véritable étude sur le genre romanesque. Dans une solide introduction, de même que dans les présentations théoriques de chacune des parties de l’ouvrage, Camille Esmein s’interroge sur la construction progressive et les sources de la critique du roman. Elle cherche à mettre en lumière les changements et l’évolution d’un genre en pleine mutation. Ce faisant, elle lance de nouvelles pistes de réflexion et des hypothèses stimulantes nous invitant à repenser l’histoire du roman, que ce soit à partir des divers modèles et références littéraires retenus pour légitimer le genre, de la valeur différente accordée à l’Histoire, du lien étroit existant entre la réception et la poétique des romans, ou de l’écart pensable entre les écrits théoriques et la production romanesque. Retenons encore l’idée d’une « théorie du tournant », qui a d’ailleurs fait l’objet d’un article paru en ligne [3], selon laquelle le roman connaît un important renouveau formel : brièveté de l’intrigue, simplification de l’action, vraisemblance du sujet, choix de l’Histoire comme modèle de référence, matière et personnages plus proches des lecteurs, conclusion morale. Cette évolution qui serait à l’origine d’une poétique renouvelée du genre n’est pourtant pas si nette, puisqu’on observe des éléments de continuité et de rupture entre la période qui précède et celle qui suit le tournant des années 1660.

L’organisation même du volume met en relief ce refus d’une rupture brutale entre anciens et nouveaux romans. En insistant sur les périodes transitoires, Camille Esmein évite de réduire l’histoire du genre à ce lieu commun sans cesse repris par la critique : « Les petites histoires ont entièrement détruit les grands romans [4]. » Les parties consacrées aux romans satiriques ou comiques de même qu’aux débats littéraires du Mercure galant montrent bien que le roman n’est pas passé d’un coup de baguette magique de Clélie à La princesse de Clèves. Camille Esmein retrace donc l’histoire complexe, voire polémique, d’un genre qui cherche ses fondements et ses origines afin de se légitimer, puis tente de se définir et de se codifier. Ce parcours qui va de l’apologie à la poétique, pour reprendre un des sous-titres du volume, a pour tournant les années 1660, période qui se caractérise par le changement de forme du roman qu’on qualifie alors de « nouvelle », « histoire » ou « petit roman ». Avant cette date, la théorie ressemble davantage à une défense du genre qui cherche surtout à répondre aux critiques adressées au roman, elle se pense « pour ou contre » le roman. Après 1660, on note une volonté de définir le genre et de constituer une véritable poétique du roman qui se construit essentiellement contre le roman héroïque.

L’évolution du roman et de ses théories, selon la chronologie adoptée par Esmein, connaît trois temps forts. D’abord, celui du roman baroque — qu’il soit comique, tragique, réaliste, sentimental ou pastoral — s’étend de 1621 à 1639. Au cours de cette période, l’illustration du genre se fait sur le modèle des romans grecs anciens et sur le rejet des romans de chevalerie. Il s’agit, pour l’essentiel, de mettre en avant la moralité, la valeur et l’exemplarité du roman afin d’éviter les reproches que l’on adresse habituellement à ces sortes d’ouvrages. Vient ensuite le temps du roman héroïque (1641-1661) qui se caractérise par « une visée totalisante, une exigence de noblesse (sujet élevé, personnage de haute condition) et une multiplication des péripéties et personnages [5] ». La défense du genre au cours des décennies 1640 et 1650 est élaborée à partir d’une transposition des règles épiques au roman. L’épopée permet de valoriser le roman en lui donnant de nobles origines mais surtout d’insister sur la régularité du genre. La Préface d’Ibrahim (1641) de Georges de Scudéry a d’ailleurs joué un rôle considérable dans la conception de cette « poétique épique ». La dernière étape se situe autour de 1657-1694. La poétique du « roman nouveau » se pense contre le roman héroïque, c’est-à-dire qu’elle rejette le début in medias res, la longueur prodigieuse, les histoires intercalées, le style ampoulé et les invraisemblances affichées. Elle s’inspire principalement de l’Histoire qui se présente comme un gage de vérité et d’authenticité, et qui permet au roman de se distancier de la pure fiction.

À cela se greffent quelques épisodes marquants qui ont fortement contribué à la mutation du roman et qui viennent brouiller l’apparente linéarité de la chronologie proposée. Il n’est qu’à penser aux romans comiques et satiriques qui paraissent tout au long du siècle et qui, par leur refus de la fiction et du romanesque, peuvent être envisagés comme un « laboratoire » du genre, un autre lieu de réflexion sur la pratique romanesque. Citons aussi les ouvrages de Charles Sorel, en particulier La bibliothèque française (1664) et De la connaissance des bons livres (1671), qui procèdent à un catalogage et à un classement, puis tendent vers une définition du roman. Le traité de Huet (1670), qui retrace l’histoire du genre et recherche ses origines, se pose en véritable texte fondateur pour une poétique du roman. La querelle autour de La princesse de Clèves (1678) est d’autant plus importante qu’elle soulève les questions de moralité, de vraisemblance, de bienséance de l’intrigue, et qu’elle interroge le rapport entre histoire et fiction. Cet épisode, ainsi que les divers débats sur la Duchesse d’Estramène, L’héroïne mousquetaire ou Éléonor d’Yvrée qui défraient le Mercure galant, correspondraient au début de la critique littéraire au sens moderne du terme. Enfin, soulignons la parution des Sentiments sur l’histoire (1683) de Du Plaisir, le premier ouvrage dans lequel on trouve des considérations théoriques sur la nouvelle, ce « roman nouveau », où l’on donne une définition du genre et en prescrit les règles.

Une seule réserve, mais elle est bien mince : nous n’avons pas été convaincue de l’utilité des nombreux tableaux insérés dans l’anthologie. Ne permettant pas de mieux cerner les critères définitoires du roman ni même d’en esquisser une typologie, ils ne nous ont semblé apporter rien de plus à la compréhension de ce genre. Il ne nous reste qu’à souhaiter que l’ouvrage, malgré son prix (145 €), soit bientôt disponible dans la plupart des .