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De Rome, ce 14 mars, à neuf heures, avec une grande envie de dormir [2].

Benedetto Buonanni, lettre du 14 mars 1549 au duc de Florence.

Nous pouvons dire ce que jadis l’on chantoit à la denonciation des jeuz Seculares : nous avons veu ce que personne en Rome vivant ne veit, personne en Romme vivant ne verra.

Rabelais, Sciomachie.

Dans la Sciomachie, publiée chez Sébastien Gryphe peu avant le 19 mai 1549 [3], Rabelais rend compte des festivités organisées à Rome par le cardinal Jean Du Bellay à l’occasion de la naissance du second fils de Henri II, Louis d’Orléans, survenue le 3 février. S’il faut en croire l’humaniste, alors médecin du prélat français et peut-être aussi secrétaire, c’est-à-dire « attaché de presse » avant la lettre [4], l’heureuse nouvelle aurait été communiquée aux Romains de façon presque instantanée par l’entremise d’anges gardiens. Le cardinal de Paris, pour marquer l’événement, décide alors de donner une bataille navale, qui devra être annulée en raison d’une crue du Tibre. Le 14 mars suivant, il convie toute le peuple de Rome à une sciomachie, c’est-à-dire un simulacre de bataille, devant son palais, où, pour l’occasion, a été érigée une forteresse de bois. Les troupes de Robert Strozzi font le siège du château pour libérer Diane, emprisonnée. Deux armées s’affrontent alors, jusqu’à ce que les soldats d’Horace Farnèse, à grands renforts d’artillerie, prennent contrôle de la place forte et libèrent la captive. Le spectacle se conclut par un dîner offert par le prélat, où est récitée une ode néo-latine que le cardinal a composée pour la circonstance, suivi d’un bal. Le sous-titre du texte donne à entendre que le récit serait en fait « extraict d’une copie des lettres escrites à mon seigneur le reverendissime Cardinal de Guise, par M. François Rabelais, docteur en medicine [5]  ». Or, depuis le livre de Richard Cooper sur Rabelais et l’Italie, l’on sait que, bien plus que ses propres lettres, dont l’existence demeure très hypothétique, Rabelais a traduit et adapté en partie le compte rendu italien de son contemporain Antonio Buonaccorsi, secrétaire du cardinal d’Este [6], tout en ajoutant certains éléments empruntés à l’entrée de Henri II à Lyon le 23 septembre 1548 [7]. Cette précision du sous-titre, en apparence anodine, est de la première importance, dans la mesure où elle témoigne de la volonté de créer l’illusion de l’épistolarité, illusion étayée jusque dans le corps même du texte par une remarque sur la longueur appropriée d’une lettre. Cette revendication d’une source épistolaire suggère l’inscription de la Sciomachie dans le genre de la lettre de Rome (ou Romsbrief en allemand), sous-catégorie de la lettre d’information (epistola nunciatoria) selon le classement d’Érasme, c’est-à-dire une lettre familière caractérisée par sa sobriété et par la prédominance de son contenu factuel. Ce procédé d’accréditation et de véracité ne doit pas pour autant occulter la véritable nature du récit des festivités, à savoir le genre de l’éloge (épidictique), plus précisément la lettre démonstrative (epistola demonstrativa), riche en ornements rhétoriques de toute sorte.

La revendication du genre épistolaire dans la Sciomachie

D’emblée, il faut noter que la principale source de Rabelais se donne aussi pour un texte épistolaire. Le titre de l’édition imprimée précise qu’il s’agit de la copie d’une lettre adressée au cardinal de Ferrare : « Copie d’une lettre écrite à l’illustrissime et révérendissime Cardinal de Ferrare […] [8]  » (REI, p. 212). En effet, le texte italien présente bel et bien toutes les caractéristiques épistolaires, entre autres la suscription citée et la souscription « Le très humble serviteur de votre révérendissime et illustrissime seigneurie, A. B. [9]  » (REI, p. 216). En outre, le destinataire est souvent interpellé dans le corps même du texte. Dans l’introduction, l’épistolier se justifie de ne pas entrer dans les détails de peur d’avoir mal à la main et de fatiguer les yeux du cardinal : « Si je voulais m’étendre à dire par le menu les particularités de la fête qui a eu lieu pour la très heureuse naissance du duc d’Orléans, je me fatiguerais la main et je fatiguerais les yeux de votre révérendissime et illustrissime seigneurie [10]  » (REI, p. 212). Évoquant la corrida qui ouvre les festivités, Buonaccorsi se dispense de tout décrire, en s’en remettant à l’imagination de son destinataire : « […] je la laisse à la représentation que peut s’en faire mentalement votre révérendissime et illustrissime seigneurie [11]  » (REI, p. 212). Enfin, la composition de la lettre italienne semble avoir été faite en deux temps, puisque, avant de narrer le dîner qui a suivi le combat, le secrétaire salue son destinataire, comme s’il s’interrompait : « Je baise les mains de votre révérendissime et illustrissime seigneurie [12]  » (REI, p. 215). Toutes ces marques d’épistolarité sont absentes de la Sciomachie, exception faite de la mention des lettres écrites au cardinal de Guise. On pourrait supposer, en s’appuyant sur le fait que le sous-titre précise que le texte est « extraict » desdites lettres, que Rabelais a élagué tous ces détails proprement épistolaires, superflus dans le cadre du récit. Pourtant, en concluant la digression sur la transmission quasi immédiate et donc prodigieuse de la nouvelle à Rome, Rabelais invoque l’indispensable brièveté de la lettre : « Mais ce propos excederoit la juste quantité d’une epistre » (REI, p. 184-185). En l’absence de formules de salutation ou d’adieu, cette remarque vient rappeler le caractère épistolaire auquel prétend la Sciomachie. Or, cette importance accordée à la brièveté est un lieu commun de l’épistolographie [13].

Dans le premier traité de rhétorique en langue vernaculaire, le Grant et vray art de pleine rhetorique (1521), Pierre Fabri insiste sur le fait que « toute lettre missive doibt estre briefve [14]  ». Érasme, pour sa part, tourne en dérision les définitions trop restrictives de la lettre, en particulier celles qui insistent sur son indispensable brièveté, en donnant un nombre limite de lignes : « […] quelque idiot bavard prendra à coup sûr la verge du censeur, en me répétant comme s’il s’agissait d’une loi de Solon, cette vieille absurdité selon laquelle aucune lettre ne pourrait dépasser douze lignes, comme si cela était une limite propre au genre épistolaire [15]  ». Néanmoins, il accepte la brièveté comme un critère de l’écriture épistolaire, dans la mesure où la définition de cette brièveté peut être souple :

La brièveté présente des affinités avec ce genre, en particulier si les points traités sont nombreux ou détaillés ou si l’épistolier ou son destinataire sont des gens occupés […] Nous parviendrons à la brièveté du discours, si, comme dans le cas de la comédie, nous entrons d’emblée dans le vif du sujet, en nous dispensant d’une préface inutile, et si nous utilisons les mots les plus efficaces, si nous racontons le dénouement d’une histoire de telle façon qu’on puisse en déduire le début, tout en évitant de rappeler le contenu d’une lettre à laquelle nous répondons[…] [16].

En fait, cette norme parcourt presque tous les traités d’art épistolaire. Jean Louis Vivès en retrace la source antique et explique qu’à l’origine cette exigence de brièveté était surtout liée à des contingences matérielles :

La question de la brièveté de la lettre a été posée il y a longtemps. Démétrios de Phalère, ou qui que ce soit qui ait écrit ce livre, appelle une longue oeuvre épistolaire un livre et non pas une lettre. Et Sénèque dit au sixième livre de ses lettres : « Pour ne pas excéder les limites d’une lettre, qui ne doit pas remplir la main gauche du lecteur, je remets à plus tard cette dispute avec les dialecticiens [17]. »

Au départ, la longueur de la lettre ne devait pas dépasser ce que la main gauche pouvait retenir comme parchemin enroulé, pendant que la main droite le déroulait. Rabelais semble donc faire allusion ici au passage de Sénèque. Néanmoins, que l’on prenne la définition figée des épistolographes de la fin du xve siècle ou celle d’Érasme, Rabelais ne respecte aucunement la brièveté épistolaire. En évoquant la limite de douze lignes, Érasme caricature la règle de l’art épistolaire du Moyen Âge finissant. Fabri, que l’on peut considérer comme étant à la croisée du Moyen Âge et de la Renaissance, sans donner de restriction quant au nombre de lignes, propose des lettres modèles dont le contenu s’étend sur deux cents à trois cents mots. De ce point de vue, la Sciomachie qui compte plus de six mille mots, en excluant l’ode saphique insérée à la suite, serait tout à fait digne de figurer parmi les longues oeuvres épistolaires assimilables à des livres, selon la définition de Démétrios [18]. Même du point de vue de la définition érasmienne, Rabelais ne respecte pas la brièveté épistolaire, puisque, plutôt que de commencer in medias res, c’est-à-dire en racontant les festivités tout en laissant entendre qu’elles étaient destinées à souligner la naissance de Louis d’Orléans, l’auteur prend le parti de tout raconter minutieusement selon un ordre chronologique rigoureux et de s’appesantir sur la transmission miraculeuse de la nouvelle, préface destinée à entretenir la mystique royale [19].

Même si les hypothèses de Richard Cooper pour expliquer la mention d’une source épistolaire sont tout à fait recevables, qu’il s’agisse des minutes des dépêches de Jean Du Bellay au cardinal de Lorraine dont Rabelais aurait pu s’inspirer ou même du compte rendu de Buonaccorsi qui a pu être expédié au même [20], il ne faut pas perdre de vue que cette épistolarité revendiquée sert d’alibi et est destinée à accréditer le récit des festivités.

Le dépouillement de la lettre de Rome et la prétention factuelle de la Sciomachie

Mais sur quelles bases se fonde cet alibi épistolaire ? De propos délibéré, Rabelais a sans doute cherché à associer son texte au genre de la lettre d’actualité écrite de Rome, ce que d’aucuns ont pu appeler dépêche diplomatique [21]. Étant donné la place prépondérante qu’occupait Rome dans les relations diplomatiques au xvie siècle, de nombreux humanistes ont été appelés à écrire des comptes rendus épistolaires de l’actualité romaine à l’intention de leurs protecteurs, si bien que ce type de lettre a été érigé en genre épistolaire par les manuels renaissants d’épistolographie. Or, du deuxième voyage de Rabelais en Italie, trois lettres nous ont été conservées que l’on peut à juste titre considérer comme ressortissant à ce que Fritz Neubert, en son temps, avait appelé la Romsbrief [22]. Ces trois lettres, datées respectivement du 30 décembre 1535, du 28 janvier et du 15 février 1536 et adressées à l’évêque de Maillezais, Geoffroy d’Estissac, se caractérisent par leur sobriété stylistique et la prédominance de la chronologie, de la datation et de la narration d’événements dont l’épistolier se pose comme le témoin oculaire, sinon auriculaire :

Monseigneur, j’ay receu lettres de monsieur de Sainct Cerdis [23], dattees de Dijon, par lesquelles il m’advertist du procez qu’il a pendant en cette cour romaine […] Monseigneur, aujourdhuy matin est retourné icy le duc de Ferrare, qui estoit allé par devers l’empereur à Naples […] Monseigneur, il y a trois jours qu’un des gens de monsieur de Crissé est icy arrivé en poste et porte advertissement que la bande du seigneur Rance, qui estoit allé au secours de Geneve, a esté deffaicte par les gens du duc de Savoye […] Monseigneur, depuis quinze jours en ça André Doria, qui estoit allé pour avitailler ceux qui de par l’empereur tiennent la Goleta pres Tuniz, mesmement les fournir d’eaux, car les Arabes du pays leur font guerre continuellement, et ne osent sortir de leur fort, est arrivé à Naples et n’a demouré que trois jours avecques l’empereur, puis est party avecques xxix galeres. 

REI, p. 116-119

Or, Vivès, dans son De conscribendis epistolis, insiste sur l’indispensable précision chronologique des lettres écrites en voyage :

Il m’apparaît que l’indication de temps et de lieu est plus appropriée et convient davantage dans les affaires d’ordre public si elle est donnée au début de la lettre. Car si la lettre est conservée quelques jours avant d’être envoyée et que dans l’intervalle plusieurs événements se produisent, il y aura beaucoup de confusion quant à la chronologie. Si l’on part en voyage, il sera impossible de savoir quand la lettre a été écrite. Pour éviter cette confusion dans les événements, Cicéron précise parfois au milieu d’une lettre : « J’ai écrit ceci le 28 mai. » Conséquemment, selon moi, dans une telle éventualité, il convient d’écrire de la façon suivante ou d’une façon qui s’en rapproche :

Jean Louis Vivès souhaite une vieillesse agréable à son ami Guillaume Budé. Bruges, le 3 janvier 1533. On dit que l’empereur est à Mantoue et que de là il partira pour Bologne. Nous célébrons l’Épiphanie du Seigneur. Il est maintenant fermement établi qu’il rencontre le pape et qu’ils discutent tous les jours d’affaires de la première importance pour toute la chrétienté. Nous sommes le 8 janvier. On dit qu’ils discutent d’un concile. Puisse le Christ les inspirer par son Esprit. Nous sommes déjà le 10 du mois. Je suis à Gand, je m’apprête à partir pour Bruxelles. J’ai reçu deux de vos lettres dans un même paquet. J’ai répondu à presque tout, sauf en ce qui concerne votre ami intime, que je n’ai pas encore vu, bien qu’on l’attende ici d’un jour à l’autre. Cette lettre n’a toujours pas été envoyée, bien que nous soyons le 13 du mois, parce que le messager, qui devait commencer son voyage, m’a laissé tomber. Je suis arrivé à Bruxelles et j’ai rencontré votre ami à qui j’ai parlé de vos affaires. Il m’a promis son entière coopération. Peu importe comment les choses tourneront, soyez serein comme vous l’êtes toujours[…] [24].

En fait, cette lettre romaine se confond avec la lettre d’information (epistola nunciatoria) qu’Érasme rattache à la quatrième classe épistolaire, celle des lettres familières (après les lettres de persuasion, les lettres démonstratives et les lettres judiciaires). Elle a pour but d’informer le destinataire des nouvelles relevant de la sphère aussi bien privée que publique, en s’appuyant sur la seule narration au point de paraître étrangère à la rhétorique :

Nous en venons maintenant aux autres genres épistolaires qui, bien qu’ils aient peu besoin de la technique rhétorique, sont plus courants que les genres déjà décrits. Conséquemment, nous mentionnerons en particulier le genre épistolaire dans lequel nous racontons à un ami des nouvelles qu’il devrait savoir ou qui lui donneront de l’agrément, qu’elles soient de nature publique ou privée. Les affaires privées comprennent le fait d’informer un ami de notre santé, du progrès de nos études, de la manière dont nos intérêts progressent à la campagne, à la cour, en matière de construction, devant les tribunaux, ou de toute autre entreprise dans d’autres domaines jusqu’aux détails anodins de nos soirées et de nos conversations. Les nouvelles publiques concernent la paix, la guerre, les exploits des rois, les traités, la peste, les inondations, les tremblements de terre, les tempêtes et les autres choses du même genre. Aucune méthode préétablie ne peut être proposée pour cette classe, en raison de sa grande variété. Je dirai seulement que l’information doit être directe et claire, aussi bien que brève et précise, et doit parfois s’accompagner de félicitations ou de consolation. Elle s’appuie sur la narration, à propos de laquelle je donnerai des indications plus loin [25].

Compte tenu de l’absence complète de passages adressés au destinataire, on ne peut pas considérer la Sciomachie comme une lettre familière. Néanmoins, certains détails de composition font penser aux lettres romaines du deuxième voyage en Italie. Tout d’abord, il convient de relever la précision chronologique du récit, analogue à la minutieuse datation des lettres. S’agissant de la naissance du duc d’Orléans, l’auteur prend soin de donner le jour et l’heure : « Au troisieme jour de Fevrier M. D. XLIX., entre trois et quatre heures du matin » (REI, p. 183). Pour authentifier la transmission miraculeuse de la nouvelle aux Romains, Rabelais prend soin de préciser que ces derniers apprirent non seulement le jour mais aussi l’heure exacte de la naissance, en employant l’usage romain de compter les heures à partir de six heures du soir : « environ neuf heures selon la supputation des Romains » (REI, p. 184). La mention de l’arrivée des premiers courriers « [s]ept jours apres » (REI, p. 185) renforce le caractère surnaturel de l’événement. Puis le récit égrène tous les détails avec la même précision : l’arrivée d’Alexandre Schivanoia, chargé par le roi d’annoncer la nouvelle, « au premier jour de ce mois de Mars » (REI, p. 185), l’annulation de la naumachie, prévue « pour le dimenche dixieme de ce mois » (REI, p. 188), enfin les préparatifs de la sciomachie le « jeudi subsequent ». Le récit des festivités du « XIIII [sic] de ce mois de Mars » (REI, p. 190) précise même l’heure du début des combats, en suivant la supputation romaine, « [s]us les XVIII heures » (REI, p. 191). L’heure de l’issue de la sciomachie, c’est-à-dire la libération de la nymphe Diane, est aussi donnée : « sur les deux heures de nuict » (REI, p. 202). Le même souci chronologique apparaît dans la description du bal, donné à la suite du banquet, de « minuict » « jusques au jour » (REI, p. 204). Au delà de cette précision temporelle, on retrouve dans la Sciomachie des listes de personnages illustres qui sont similaires à l’évocation des noms célèbres dans les lettres à Geoffroy d’Estissac comme dans celle du 30 décembre à propos des légats que le pape envoie à l’empereur : « Le sainct pere, par election du consistoire, a envoyé par devers luy deux legats, sçavoir est le cardinal de Senes et le cardinal Cesarin ; depuis y sont d’abondant allez les cardinaux Salviati et Rodolphe et monseigneur de Sainctes avecques eulx » (REI, p. 112). Liste analogue à la kyrielle d’invités triés sur le volet assis à la première table du banquet :

  • Le Reverendissime Cardinal Farnese

  • R. C. de saint Ange

  • R. C. sainte Flour

  • R. C. Sermonette

  • R. C. Rodolphe

  • R. C. Du Bellay

  • R. C. De Lenoncourt

  • R. C. de Meudon

  • R. C. d’Armignac

  • R. C. Pisan

  • R. C. Cornare

  • R. C. Gaddi

  • Son Excellence, le seigneur Strossi, l’Ambassadeur de Venise.

  • Tant d’autres Evesques et Prelatz.

REI, p. 203

Enfin, il faut remarquer l’insistance avec laquelle l’auteur, à l’instar de sa source italienne [26], met en avant son propre témoignage, par exemple à propos des nymphes : « C’estoit belle chose les voir » (REI, p. 194). À nouveau, ce trait est à rapprocher des lettres à Geoffroy d’Estissac : « J’estois present quand il dist à monsieur le cardinal Du Bellay […] » (REI, p. 156).

En dépit de ces quelques ressemblances ponctuelles, la Sciomachie n’est pas pour autant une véritable epistola nunciatoria. La différence tient à la composition. Alors que la lettre romaine est rédigée comme un journal tenu au jour le jour avec pour chaque entrée des données en vrac, ce qui dans les lettres de Rabelais se manifeste par les occurrences de « Monsr. », la Sciomachie est un texte composé rétrospectivement où rien n’est laissé au hasard. Pour preuve, la méticulosité avec laquelle les kyrielles de personnages célèbres sont organisées : alors qu’elles étaient placées au hasard dans les lettres romaines à Geoffroy d’Estissac, dans le récit, la symétrie entre les Italiens et les Français n’est jamais prise en défaut, par exemple dans la liste des combattants, où Rabelais, ainsi que l’a fait remarquer Richard Cooper, « fait alterner les noms des chevaliers italiens et français pour mettre en valeur la collaboration entre la noblesse des deux nations [27]  ».

La véritable nature épidictique de la Sciomachie

Contrairement aux lettres d’information, ressortissant à la classe familière et presque étrangères à la rhétorique, le récit de Rabelais s’inscrit dans la classe de la lettre démonstrative et, de ce fait, délaisse le style de la conversation quotidienne, le sermo, pour celui, plus orné, de l’éloquence d’apparat, l’oratio. Comme le fait remarquer Érasme, il est rare que ce type de lettre soit employé seul. En général, le genre démonstratif vient appuyer une recommandation ou une accusation. Il est entendu que la Sciomachie est conçue comme une véritable recommandation de Jean Du Bellay auprès du roi pour montrer à quel point il est attaché à défendre la grandeur de la monarchie française à l’étranger et comme la célébration de l’unanimité spontanée dont bénéficie la monarchie française à Rome, ainsi qu’en témoignent les exclamations sans doute imaginaires du peuple : « Vive France, France, France, vive Orleans, vive Bellay, vive la coste de Langey » (REI, p. 202). Néanmoins, cette visée n’est jamais explicite. À la différence de la source italienne, qui résume sommairement les faits saillants des festivités, la Sciomachie développe la narration au moyen de la description. L’humaniste hollandais insiste sur l’emploi des figures susceptibles de créer des effets pittoresques dans l’ekphrasis :

Lorsqu’il est employé seul, le genre démonstratif est destiné exclusivement à donner du plaisir. Tout comme en peinture, dans le genre démonstratif, il convient de varier l’élocution, de faire montre d’ornements éclatants de vocabulaire, par exemple la paronomase, les clausules d’égale longueur, les antithèses et les mots poétiques [28].

De fait, la Sciomachie met en oeuvre les procédés de l’abondance par la multiplication de synonymes ou de mots techniques, sentis comme poétiques, sans que, par ailleurs, tous ces termes aient eu un référent réel dans les fêtes romaines. À cet égard, on pourrait relever les nombreuses énumérations, s’agissant des différents bateaux prévus pour la naumachie (« Fustes, Galiotes, Gondoles, et Fregates armees » « un grand et monstrueux Galion » (REI, p. 187)), des armes employées dans la tauromachie (« picques, partusanes, halebardes, corsecques, espieuz Boulonnois » (REI, p. 191)) ou des instruments de musique entendus pendant un intermède (« cornetz, hautzbois, sacqueboutes, etc. » (REI, p. 204)). Outre ces listes, on retrouve plusieurs latinismes et hellénismes : gladiateur, tutelaire, supputation, fauste, simulacre, combustion, vorages, calamité, vastation, adjacentes, imperitz, quadrangulaire, instrophiees, applausion, precation, admonestoit, hydeuse, denonciation, sumptuosité, patine, compartimens, trivial, jubilation, dissention, coruscantes, pregnantes, reciproquantes, etc. [29]. En outre, il faut relever les italianismes dont il n’existe pas d’attestation en français avant 1549 : ballon, quadre, escarpe, feuz artificiels, gondole, sottane [30]. Tous ces mots concourent à rehausser l’élocution et donnent un cachet érudit à la description. Cependant, il est trois hellénismes sur lesquels il convient d’insister, parce qu’ils sont au fondement du récit et qu’ils révèlent que, sous des apparences de lettre familière au cardinal de Guise, la Sciomachie est au fond destinée à un large lectorat. Évoquant la bataille navale annulée qui devait préluder aux célébrations, Rabelais emploie un hellénisme, tout en prenant soin de le gloser : « La Naumachie, cestadire le combat par eaue » (REI, p. 187). Le même procédé d’explication par une apposition est employé à propos de l’ensemble de la bataille simulée, « une Sciomachie, cestadire un simulacre et representation de bataille, tant par eau que par terre » (REI, p. 187), et à propos des duels qui interviennent vers la fin, « Monomachie, cestadire homme à homme » (REI, p. 197). Ces équivalences en français courant font penser à la « Briefve declaration » qui sera insérée à la suite de l’édition de 1552 du Quart livre. En tout état de cause, elles sont révélatrices de l’inscription implicite d’un destinataire dans la Sciomachie, dont l’auteur ne peut pas présumer qu’il connaît ou ignore le sens des hellénismes auxquels il a recours. C’est donc dire que la Sciomachie, ou du moins les passages ainsi glosés, n’était pas destinée au seul cardinal de Guise. En outre, comme le fait remarquer Richard Cooper, il était inutile d’aviser le Cardinal de Lorraine de la date d’une naissance à laquelle il a lui-même assisté [31]. L’une des différences fondamentales entre la rhétorique épistolaire et la rhétorique oratoire, c’est la possibilité pour l’épistolier de connaître son destinataire au point d’adapter le contenu et le style de la lettre en fonction de ses plus infimes spécificités. Or, ce critère du destinataire nous permet de rattacher la Sciomachie à la catégorie des lettres oratoires par opposition aux lettres familières, selon la distinction de Barthélémy Aneau :

Aultres Epistres [à part les épîtres familières] sont Oratoires, de hault argument : traictantes de grandes choses : ne differentes en rien d’Oraisons : sinon que les Oraisons sont generalles, et indefiniement prononcées à tous les oyans, ou escriptes à tous les lisans, et les Epistres Oratoires sont speciales : et determinéement adressées à un, mais soubz le nom d’icelluy à tous, et sont ouvrages de tout artifice Rhetoric, acomplies de toutes parties [32] [.]

Parmi les figures préconisées par Érasme pour orner la lettre démonstrative, la répétition symétrique utilisée dans la description des combats singuliers est à relever : « Le trompette retourné, sortirent hors le chasteau deux hommes d’armes chacun la lance au poing et la visiere abbatue. Et se poserent sus le revelin du fossé en face des assaillans. De la bande desquelz pareillement se targerent deux hommes d’armes, lance au poing, visiere abattue » (REI, p. 197).

La composition même des passages descriptifs respecte de près les recommandations d’Érasme dans son manuel d’art épistolaire. S’agissant de la forteresse érigée pour les besoins du spectacle, Rabelais s’inspire de la technique recommandée pour dépeindre un bâtiment :

Si nous décrivons une maison de campagne ou un grand bâtiment, nous devons commencer par l’entrée, en décrivant le vestibule, en donnant ses dimensions, sa forme et le type de pierre, le nombre de pièces adjacentes, leur orientation et la vue dans chaque direction. Ensuite, nous devons passer en revue la cour, l’avant-cour, les pièces intérieures, les salons, les salles à manger, en somme tout le bâtiment, en donnant l’emplacement précis de chaque partie, pour que le lecteur soit à même d’imaginer qu’il l’a sous les yeux. S’il y a une rivière ou un lac nous devons décrire avec soin ses dimensions, son courant, sa couleur, sa source, ses affluents[…] [33].

À cette différence que la forteresse de la Sciomachie est factice et qu’il n’y a donc rien à décrire à l’intérieur, Rabelais respecte la marche à suivre en commençant par l’entrée : « En icelle donques, devant la grand’porte d’iceluy palais, fut par le deseing du Capitaine Jean Francisque de Monte Melino erigé un chasteau » (REI, p. 189). Or, on pourrait se demander si la porte de la fausse forteresse a été percée devant celle du palais du cardinal Du Bellay, mais la suite du texte lève le doute : « La porte estoit selon l’advenue de la porte grande du palais » (REI, p. 189-190). Par la suite, le texte précise la « forme quadrangulaire » du château et ses dimensions, « chacune face duquel estoit longue d’environ vingt et cinq pas : haute la moitié d’autant, comprenant le parapete » (REI, p. 189). Suit la description des quatre tours aux quatre angles de la forteresse, leur emplacement et leur orientation :

A chascun angle estoit erigé un tourrion à quatre angles acutz, desquelz les trois estoient projettez au dehors, le quatrieme estoit amorti en l’angle de la muraille du chasteau. Tous estoient percez pour canonnieres par chacun des flans et angles interieurs en deux endroitz, savoir est au dessouz et au dessus du cordon. Hauteur d’iceux avecques leur parapete, comme de ladite muraille. Et estoit icelle muraille pour la face principale qui regardoit le long de la place et le contour de ses deux tourrions, de fortes tables et esses jusques au cordon […]

REI, p. 189

Enfin, la description s’attarde sur le type d’imitation de pierre employée tant pour le haut de la muraille que pour la tour carrée ou les murs extérieurs :

[L]e dessus estoit de brique […] Les autres deux faces avecques leurs tourrions estoient toutes de tables et limandes. La muraille de la porte du palais estoit pour quarte face. Au coing de laquelle par le dedens du chasteau estoit erigee une tour quarree de pareille matiere, haute trois fois autant que les autres tourrions. Par le dehors tout estoit aptement joint, collé et peint, comme si fussent murailles de grosses pierres entaillees à la rustique, telle qu’on voit la grosse tour de Bourges.

REI, p. 189

Après le bâtiment et, conformément au souhait d’Érasme, Rabelais décrit l’environnement immédiat, à savoir le fossé de protection autour de la forteresse : « Tout le circuit estoit ceint d’un fossé large de quatre pas d’une demie toise et plus. » (REI, p. 189) Indubitablement, ce respect de la démarche épidictique éloigne la Sciomachie de la simple lettre d’information, titre auquel elle prétend pourtant.

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Il va de soi que la revendication d’une source épistolaire procède du désir de rendre crédible l’amplificatio encomiastique par la relative sobriété de la lettre familière d’information au contenu factuel supposé irréprochable. Or, même les véritables lettres d’information de Rabelais sont loin d’être exemptes de manipulation des faits, lorsque l’épistolier se pose en témoin privilégié de nouvelles qui ne sont souvent que des rumeurs déformées ou qu’il lit dans les avvisi, dans le but bien entendu de mettre en valeur sa propre importance aux yeux de son mécène pour ainsi mieux justifier ses perpétuelles demandes d’argent. À plus forte raison cette manipulation est-elle présente dans la Sciomachie, dans la mesure où elle est une vaste entreprise de glorification des intérêts français à Rome et de ceux qui sont chargés de les défendre. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler un alibi épistolaire se retrouve dans d’autres oeuvres de propagande royaliste produites par les frères Du Bellay. Il suffira d’évoquer le cas du Double d’une lettre escripte par ung serviteur du Roy treschrestien a ung Secretaire Allemand son Amy (s. d.), où l’auteur défend bec et ongles les prétentions dynastiques du roi de France sur la Bourgogne, le Milanais et la Savoie face à Charles Quint. Or, à nouveau la forme épistolaire constitue un véritable alibi, puisque, par une série de prétéritions, les objections de l’ami allemand se trouvent par avance réfutées et les partisans de l’empereur d’emblée neutralisés par le biais de la lettre. Sans doute en raison de ce subtil stratagème, Barthélémy Aneau érigera cette lettre, qu’il attribue à Guillaume Du Bellay, en monument littéraire propre à enrichir la langue française : « Je m’en rapporte à l’Épître envoyée à un Secrétaire Allemand, que l’on dit être de feu illustre, noble, et savant Seigneur Monsieur de Langey […] [de laquelle] je voudrais […] apprendre à parler, et écrire mon vulgaire, et ma langue illustrer [34]  ». Or, il est possible que Rabelais, longtemps médecin personnel du seigneur de Langey, ait eu quelque chose à voir avec cet autre alibi épistolaire.