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Dans le champ de la francophonie littéraire, le passage d’une littérature nationale de langue française à une littérature d’expression francophone est l’aboutissement d’une quête d’autonomie que les écrivains ont toujours poursuivie dans leur fiévreuse recherche d’authenticité culturelle et linguistique. Cette aspiration identitaire fonde sa légitimité sur une situation d’oppression coloniale qui inspire à ces créateurs un double sentiment de discordance et de frustration, ainsi qu’en témoignent le poète haïtien Léon Laleau dans la « Trahison » de sa Musique nègre [1] et l’écrivain algérien Malek Haddad dans Les zéros tournent en rond [2]. Paradoxalement, cette situation négative sera salutaire pour les textes francophones, puisqu’elle va susciter l’émergence d’une multitude d’oeuvres animées par le souci de transcender l’enfermement que nombre d’auteurs éprouvaient dans les réduits de la langue française. Le roman d’Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances [3], est, à ce titre, significatif, puisqu’il permet à l’écrivain ivoirien de « reterritorialiser » le français en le soumettant aux injonctions rythmiques de la langue et de la culture malinké. Ce travail de rapatriement dans la langue est également manifeste chez Abdelkebir Khatibi [4] et chez Patrick Chamoiseau [5] qui exaltent respectivement leur identité marocaine et créole à travers un usage maternel de la langue française. Mais la question de l’exil n’est pas exclusivement liée à la problématique de la langue d’écriture, elle recouvre aussi une dimension culturelle qui prend tout son sens dans le cadre de la politique coloniale française d’assimilation. En effet, ce contexte est marqué par une relation de pouvoir dans laquelle le sujet colonisé, en tant que pôle dominé, est inscrit dans une logique de reproducteur forcé d’une identité française. Le profond malaise identitaire que crée cette situation de contrainte est manifeste dans L’aventure ambiguë de l’écrivain sénégalais Cheikh Hamidou Kane [6], qui dramatise l’impossibilité ontologique pour le sujet colonisé de réconcilier les deux faces de sa double culture africaine et européenne.

Dans l’économie générale des fictions francophones, la fascination pour les valeurs de la civilisation occidentale engendre souvent un désir d’ailleurs qui renvoie très souvent à la capitale française en tant qu’espace paradisiaque que la plupart des protagonistes rêvent alors de visiter. À l’instar du héros césairien, obsédé par le constant désir d’« effacer la mer » afin d’échapper à sa condition d’exilé insulaire, nombreux sont les personnages des textes francophones d’Afrique, des Antilles, du Maghreb ou d’Asie qui ont éprouvé le besoin irrépressible d’emprunter les « chemins d’Europe » afin surtout de découvrir les « mirages de Paris ». Mais cet exil géographique sur les rives de la Seine les projettera plutôt dans une société française qu’ils vont habiter dans « le désenchantement du monde », en raison notamment du racisme primaire qui transformera leur vie ordinaire en une mélopée de désespoir et de souffrance. Cette désillusion témoigne de l’échec d’une intégration sociale que certains auteurs vont plutôt négocier à la faveur d’une quête de reconnaissance institutionnelle. L’écrivain haïtien Etzer Vilaire rêva en son temps de « l’avènement d’une élite haïtienne dans l’histoire littéraire de la France [7]  ». Au cours de son long exil français, le poète québécois Octave Crémazie nourrit la même ambition pour les lettres canadiennes-françaises, même s’il estima, finalement, que celles-ci avaient plus de chance de se réaliser dans une littérature de langue iroquoise ou huronne [8]. Malheureusement, très peu d’écrivains francophones auront la chance de reconnaître sincèrement la métropole littéraire comme « un espace des possibles [9]  », sensible à leur rêve de grandeur. Innombrables en effet sont ceux qui vont investir ce champ de consécration en tant que lieu où s’incarne une inquiétante solitude dans laquelle ils circuleront en vain comme d’éternels étrangers. Pour transcender sa condition d’exilé aussi bien dans l’ordre social que dans l’univers institutionnel, l’écrivain francophone tend le plus souvent à se soumettre à une expérience mémorielle qui transporte le lecteur d’ici (la France) vers là-bas (le pays natal). C’est le cas de Léopold Sédar Senghor, qui renoue avec le royaume de l’enfance grâce à la magie incantatoire de ses Chants d’ombre [10]. D’autres écrivains vont s’arracher à ce rêve de retour virtuel au village pour l’inscrire dans l’ordre du réel en faisant revenir leurs personnages dans le giron de la terre d’origine. Mais très souvent ces retrouvailles sont vécues sur le mode d’une contradiction déchirante, ainsi que l’évoque l’écrivain vietnamien Nguyen-Manh-Tuong dans les Sourires et larmes d’une jeunesse [11]. Plusieurs autres raisons peuvent expliquer l’insuccès de cette réinsertion, qui vont des mystifications aliénantes de certaines valeurs traditionnelles aux bâtardises des déconvenues socio-politiques de l’époque post-coloniale.

Au cours des dernières années, la conception négative de l’exil s’est transmuée en richesse, notamment avec l’évolution de la dynamique identitaire dans un contexte de postmodernité et de migration sociale et culturelle, qui se module au rythme d’une poétique des relations généralisées [12]. On est ainsi passé d’une vision mortifère à une vision pacifiée de l’exil, dans laquelle l’écrivain francophone définit positivement son identité sur le mode de l’errance et de la multiplicité. Dans cette nouvelle optique, la métaphore de l’espace cristallise des significations modernes. Émancipés de la logique déterministe qui fixe le lieu d’origine comme seul critère d’attribution identitaire, les écrivains francophones font dorénavant de l’éloignement et de la dispersion les marques d’enracinement mêmes de leurs oeuvres. De Maryse Condé (Désirada, 1997) à Émile Ollivier (Passages, 2002) en passant par Henri Lopez (Sur l’autre rive, 1992), pour ne citer que ces exemples, on assiste ainsi à l’aventure d’une écriture qui se construit comme dissémination des racines dans un espace-temps soumis à la fragmentation par des personnages sans cesse soucieux de franchir, voire de briser les frontières du réel. Il s’agit d’une expérience de dépassement qui projette le lecteur dans une « splendide diversité, à la recherche de valeurs qui mènent à l’intercompréhension humaine », pour reprendre les mots d’Ollivier [13]. Bien qu’enrichissante, cette recherche d’ouverture vers l’autre ne s’accomplit pas sans difficulté, puisqu’elle se fait au risque et au péril d’une confrontation douloureuse qui finit toujours par opposer l’écrivain ou ses protagonistes à l’altérité complexe de l’Autre. Pourtant, c’est par la médiation de cette épreuve que les textes francophones définissent la dimension essentiellement dialectique de leurs fonctions. Dans ces conditions, l’écrivain peut-il faire l’économie de cette tension ? Pour Naïm Kattan, romancier et essayiste francophone d’origine irakienne, il n’a pas le choix : s’il veut vivre pleinement sa condition au lieu de l’éluder, l’écrivain doit trouver dans ses déchirements un nouvel équilibre qui lui permette de transcender la vision romantique de l’enracinement [14].

La métaphore de l’exil constitue donc une figure majeure et féconde des littératures francophones où elle s’élabore sur un mode double, à la fois négatif et positif. En proposant celle-ci comme thème de ce dossier littéraire, nous avons voulu inviter les chercheurs et les chercheures à réfléchir aux façons multiples par lesquelles cette figure s’écrit dans les oeuvres francophones comme l’événement d’une prise de conscience identitaire — événement qui se définit à même une crise de conscience cherchant sa résolution dans un dur désir d’avènement : la recherche parfois problématique, mais toujours créatrice d’une redécouverte identitaire, d’une réconciliation qui mène vers une renaissance à soi et à l’Autre. Les contributions sont l’expression d’une riche pluralité qui permet au lecteur de prendre la mesure de cette problématique dans les dimensions des oeuvres produites par des écrivains originaires d’horizons culturels aussi variés que le Maghreb et l’Afrique subsaharienne, les Antilles et le Vietnam.

Dans l’article d’ouverture, Kanaté Dahouda s’intéresse à la fonction idéologique du corps dans L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun. Il montre en quoi le corps y est construit comme effet de perspective, c’est-à-dire comme une réalité vague qui évolue sous l’empire des apparences. Lieu de manipulation sociale, l’enceinte du corps est également un espace de pouvoir où l’écrivain marocain met en scène la quête d’harmonie d’Ahmed, personnage principal du roman, sujet en proie à un profond paradoxe. Dans sa double identité d’homme-femme, Ahmed habite en effet son corps avec une vive impression de malaise ravivée par le sentiment de déréliction aiguë qu’inspire la cellule paternelle. Cette situation ambiguë va nourrir chez lui l’image d’un espace utopique où il espère pouvoir modifier les paramètres de sa vie, offrant ainsi à son corps la promesse d’une nouvelle genèse.

L’article suivant s’intéresse à une autre forme d’ambiguïté, que Justin K. Bisanswa observe surtout dans la relation que les écrivains africains entretiennent avec l’exil. Il examine cette relation à travers le voyage initiatique de l’écrivain africain entre la France et le pays natal pour montrer que cette aventure correspond à un « parcours d’ombre » qui motive le retour des protagonistes vers leur terre d’origine. Mais ce retour, selon Bisanswa, est très souvent vécu sur le mode de l’échec, comme chez Lopez ou Mudimbe, dont les personnages retrouvent l’Afrique pour l’habiter dans la conscience d’une trahison du souvenir. Cet exil intérieur rejoint une autre figure de l’exil qui renvoie à celui que l’écrivain lui-même éprouve dans la langue française. L’article de Bisanswa montre que l’écrivain vit cette situation dans une tension dont la charge créatrice lui permet de prendre possession du corps de cette langue étrangère pour y inscrire la marque de sa différence afin de permettre à son texte de restituer une authenticité enfouie. Cette démarche permettrait à l’écrivain africain de convertir son exil en un enracinement imaginaire qui est, par ailleurs, vécu sur le mode de la diffraction.

Alors que l’article de Bisanswa aborde la question de l’exil dans la littérature africaine suivant une perspective générale, celui de Sélom Komlan Gbanou l’examine sous un angle particulier en structurant ses réflexions autour de « la lettre et l’exil » dans l’oeuvre de Tierno Monénembo. On découvre ainsi que, chez le romancier guinéen, les personnages se trouvent prisonniers d’un exil social qui les contraint à magnifier les vertus du vide et de la distance comme sources possibles de salut. Pour ces héros, la nécessité de se libérer des contraintes idéologiques semble indissociablement liée à l’exigence de prendre une distance critique par rapport à toutes les formes de censure qui perpétuent l’aliénation du sujet dans la langue, la culture et la société. Cette distanciation est vécue comme arrachement à la négativité, et cet arrachement est nettement empreint d’une volonté d’affirmation individuelle. Selon Gbanou, ce désir de renaissance renvoie rarement à l’espace natal, les personnages préférant l’exil dans des espaces inconnus (l’Europe, la France). Mais là-bas, leur rêve d’intégration se dissout dans d’énormes difficultés sociales. L’écriture autobiographique devient alors le dernier recours non seulement pour transfigurer les malédictions vécues dans l’univers étranger, mais aussi pour exorciser la mémoire douloureuse de la terre d’origine.

L’article de Katell Colin-Thébaudeau nous fait passer de l’Afrique aux Antilles, en nous conviant à l’examen des liens concrets que l’oeuvre de Dany Laferrière entretient avec le phénomène de l’exil. Chez Laferrière, l’univers de l’enfance justifie tous les besoins d’expansion et d’unité que cet auteur tente d’incarner dans une écriture autobiographique animée, par ailleurs, d’une volonté de reconquête : celle d’une oralité laissée en friche. Mais c’est une quête qui est sans cesse compromise, car le souvenir idéalisé du royaume d’enfance ne manque pas de succomber sous l’effet pervers des agressions extérieures. L’oeuvre de Laferrière assume le caractère problématique de cette situation à travers une structure binaire qui fonctionne sur la double image du pays rêvé et du pays réel. Celui-là renvoie à une figure diurne, l’espace de la clarté, celui du désir de présence, qui s’oppose à l’espace nocturne, celui du mensonge et du délire. Colin-Thébaudeau montre que l’oeuvre de Laferrière est marquée au sceau de cette dualité dès lors qu’elle entend traduire les tensions et les déséquilibres qui travaillent l’écrivain tout en jetant le doute sur la possibilité d’un vrai retour à soi et au pays de l’enfance. Laferrière se tiendrait sur le seuil de cette dynamique duelle pour convoquer nommément, dans ses oeuvres, les avatars de son exil en terre haïtienne et, par extension, sur le territoire américain.

L’article qui clôt le dossier, celui de Marie-France Étienne, nous introduit dans un riche univers francophone très peu étudié, mais qui suscite un intérêt grandissant chez les critiques : celui de la littérature francophone produite par des écrivains d’origine vietnamienne. Articulée autour des jeux de l’errance chez Linda Lê, son analyse propose de suivre les inflexions chaotiques d’un sujet en route vers son histoire et son avenir. Étienne montre que ce sujet évolue dans un piège, celui de sa double ethnicité, qui fait résonner dans sa langue l’écho d’une trahison plurielle : trahison du père et du pays, mais aussi trahison de la mémoire. Le texte s’élabore sous le signe de cette culpabilité pour conduire le lecteur vers des espaces exilaires où les personnages de Lê s’épuisent dans la quête inachevée d’une identité insaisissable. D’où, chez cette écrivaine, l’importance de la perte de soi dans le monde ou même dans le pays d’origine. La prise de conscience de cette privation suscite un désir de complétude que le sujet écrivant tente d’assouvir dans les interstices ironiques de l’écriture.

Les contributions réunies ici intègrent les visions négative et positive de l’exil au sein d’une relation dialectique. L’originalité de ce dossier réside aussi dans le fait décisif que les collaborateurs sollicités éclairent d’un sens nouveau les oeuvres majeures qu’ils analysent selon des perspectives variées, c’est-à-dire sous l’angle de l’histoire, du discours social et de l’énonciation, et avec les outils de l’analyse textuelle. La diversité même des contributions, enfin, sans prétendre épuiser le thème, permet de saisir les multiples figures de l’exil et leurs fonctions respectives dans les œuvres francophones examinées.