Résumés
Résumé
Cet article propose de relire un roman qui occupe une place de choix dans la littérature maghrébine : L’enfant de sable (1985) de Tahar Ben Jelloun. Dans la perspective de cette relecture, il s’agit d’interroger dans la socialité de ce texte un certain mode d’être de la conscience marocaine, à travers notamment la relation identitaire qu’elle entretient avec la corporéité. À la faveur d’une étude des fonctions idéologiques de la figure double d’Ahmed, le héros du roman, l’article vise à montrer que ce mode d’être implique une relation de pouvoir et une forme d’incomplétude existentielle qui circulent dans une architecture sociale placée sous l’empire des apparences. Comment rompre avec le sentiment d’étrangeté à soi, à l’autre et à la pluralité inspiré par une sémiologie des fausses évidences qui entourent d’une aura problématique le statut social de son corps ? Voilà le défi qu’Ahmed devra relever pour faire accéder son identité ambiguë à une forme possible d’unité et de transcendance, vierge de toute trace d’aliénation ou d’exil.
Abstract
This article proposes a re-reading of a novel that occupies a prominent place in North African literature — The Sand Child (1987) by Tahar Ben Jelloun. With respect to this, we question in the sociality of this text a certain mode of being of Moroccan consciousness, notably through the identitary relationship it entertains with corporeity. By studying the ideological functions of the double figure of Ahmed, the hero, this article aims to demonstrate that this mode of being involves a power relation and a form of existential incompleteness that pervade a social architecture governed by appearances. How can one break free from a feeling of foreignness to the self, the other and the pluralism inspired by a semiology of false evidence that makes the social status of one’s body a problem? This is the challenge that Ahmed must meet to give his ambiguous identity possible unity and transcendence, free from any trace of alienation or exile.
Corps de l’article
Pour Jade, l’empreinte de l’ange aux-petites-larmes-faciles
Je suis l’architecte et la demeure ; l’arbre et la sève ; moi et un autre ; moi et une autre. Aucun détail ne devrait venir, ni de l’extérieur ni du fond de la fosse, perturber cette rigueur. Pas même le sang. Et le sang un matin a taché mes draps. Empreintes d’un état de fait de mon corps enroulé dans un linge blanc, pour ébranler la petite certitude, ou pour démentir l’architecture de l’apparence.
Tahar Ben Jelloun
Le corps métaphorise le social, et le social métaphorise le corps. Dans l’enceinte du corps ce sont symboliquement des enjeux sociaux et culturels qui se déploient.
David Le Breton
Considéré généralement comme l’écrivain marocain le plus célèbre au Maghreb et en Europe, Tahar Ben Jelloun est un auteur prolifique dont la démarche artistique se ramifie en plusieurs genres : du roman à la poésie en passant par l’essai, l’imaginaire de son oeuvre est indéfiniment traversé par des figures atypiques et marginales, livrées à l’errance et au besoin d’une harmonie intérieure. C’est le cas d’un ouvrage de fiction, L’enfant de sable [1], dans lequel l’auteur marocain multiplie les variations sur la problématique de l’identité en mettant en scène la tragédie d’un corps masqué porté par une figure double, celle d’Ahmed, personnage principal de ce roman. Ahmed est en réalité le nom d’un enfant de sexe féminin, né dans une famille qui espère depuis trop longtemps l’arrivée d’un garçon. Pour défier le sort, la fille sera décrétée mâle par la volonté suprême du père, baptisée du nom d’Ahmed, puis élevée comme un homme. Mais avec l’apparition des premières règles, la fille-mâle doit faire face à un terrible conflit intérieur marqué par la duplicité du corps et de son apparence en regard de l’ordre social.
Pour l’essentiel, cet article entend donc montrer que cette architecture de l’apparence comporte une dimension symbolique qui, elle-même, renvoie à une architecture du pouvoir à laquelle Ahmed cherchera vainement à échapper dans son désir irréfragable de reconquête identitaire. Suivant cette hypothèse, nous verrons comment le corps masqué évolue comme effet de perspective et d’autorité, avant de l’appréhender comme figure d’une quête d’authenticité, notamment dans sa tentative de conjurer le pouvoir mystificateur de l’apparence.
Le corps masqué comme effet de perspective
Dans le roman de Tahar Ben Jelloun, la fonction des personnages est gouvernée par les canons de l’apparence. Dans ce contexte de simulation perspective, le corps des sujets du discours romanesque est construit par l’écrivain comme forme conventionnelle de l’architecture sociale. Dans la cohérence narrative de L’enfant de sable, ce rapport de convention entre la structure du corps et la structure sociale est soumis aux lois de l’autorité paternelle qui se manifeste par la maîtrise du corps du bébé naissant. En effet, lorsque le père d’Ahmed décide unilatéralement que la fille enfantée par sa femme sera éduquée comme un garçon, il ne fait, au fond, que traduire sa volonté de puissance à travers le détournement social qu’il opère sur le corps du nouveau-né : « Tu seras une mère, une vraie mère, tu seras une princesse, car tu auras accouché d’un garçon. L’enfant que tu mettras au monde sera un mâle, ce sera un homme, il s’appellera Ahmed, même si c’est une fille ! J’ai tout arrangé, j’ai tout prévu. » (ES, 23)
Dans le discours du père, la réalité corporelle semble reposer sur une vision particulière de la personne qui renvoie, de prime abord, à des valeurs et à des fonctions contrastées entre le symbole masculin (l’enfant) et le symbole féminin (la mère). Sous les fards de cette évaluation asymétrique, l’image sociale de la mère se trouve subordonnée à l’identité sexuelle de l’enfant à naître. Le sexe est érigé ici en emblème d’une classification, puisqu’il est l’attribut qui permet de définir et de mesurer la position d’un personnage (féminin ou masculin) dans l’espace de la socialité romanesque. Suivant cette élaboration phallocentrique, le corps de la mère semble, en effet, épouser celui de l’enfant-femelle décrété mâle pour renaître en tant que vecteur de valeurs mélioratives, qui évoluent cependant sous le régime de fausses évidences.
La lumière qui éclaire la présence de la mère dans le corps social puise ainsi son énergie vitale dans le corps masqué de l’homme-femme : Ahmed, cette figure double qui n’est, en définitive, que la marque d’un simulacre social. Pour le père, qui est le maître d’oeuvre de ce subterfuge, la géométrie du corps répond à une double fonction. Fonction d’illusion : elle comble un déséquilibre psychologique, en permettant au père de conjurer, au plan imaginaire, la fatalité qui pèse sur le corps de sa femme et sur sa propre virilité. Fonction symbolique : elle lui ouvre la voie vers une certaine reconnaissance sociale ou vers l’acquisition d’une crédibilité essentielle à sa mise en valeur dans un monde évoluant principalement sous l’égide du pouvoir patriarcal.
Le corps fonctionne ainsi comme lieu de manipulation soumis à « une sémiologie des apparences [2] », c’est-à-dire aux bonnes manières de se représenter dans le champ social, de s’y mettre en scène, mais selon des règles de convenance qui définissent en réalité « une forme d’architecture des rapports sociaux », pour reprendre une expression de Benoît Goetz [3]. Mais c’est une architecture dont les soubassements reposent sur la ruse et la mascarade, qui sont structurés dans le roman comme des moyens de travestissement du réel. Dans le cas du père d’Ahmed, cette falsification prend sa source dans une crise de conscience individuelle liée à une perception négative du corps de sa femme et de celui de ses filles, qu’il appréhende comme les symptômes d’un échec social : « Bien sûr tu peux me reprocher de ne pas être tendre avec tes filles. Elles sont à toi. Je leur ai donné mon nom […] Elles sont toutes arrivées par erreur, à la place de ce garçon tant attendu […] Leur naissance a été pour moi un deuil. » (ES, 22)
Le père se détourne donc du corps féminin parce qu’il correspond, sur le plan de la représentation individuelle et collective, à un non-lieu qu’il habite, en conséquence, comme la mesure d’une impuissance ontologique, d’une mort symbolique. Cette vision du corps détermine une subversion qui veut fonder le sentiment d’existence et d’autorité du père sur une identité masculine, c’est-à-dire sur une image inversée du corps honni. La figure double d’Ahmed épousera les formes de cette supercherie, dont le père est l’architecte. Ce que confirme Françoise Gaudin, en relevant qu’« Ahmed s’enferme volontairement dans l’identité masculine préconisée par le père [4] ». En effet, il se plaira, dans un premier temps, à entretenir l’illusion de cette identité, avant de décider de parachever l’oeuvre du père, avec des déterminations plus radicales, ainsi que le révèle l’un des narrateurs : « La porte du samedi se ferme sur un grand silence. Avec soulagement Ahmed sortit par cette porte. Il comprit que sa vie tenait à présent au maintien de l’apparence. Il n’est plus la volonté du père. Il va devenir sa propre volonté. » (ES, 48)
Cette décision se matérialise par sa triple résolution de se laisser pousser la moustache, de s’habiller en costume, cravate et, enfin, de se marier avec Fatima, sa cousine handicapée. « Une architecture doit être commode », disait encore Benoît Goetz, pour qui « la commodité recouvre tout le champ de ce que signifie habiter [5]. » Ahmed veut habiter son corps comme une demeure confortable, c’est-à-dire comme un lieu de séjour à même de répondre à son besoin d’adaptation sociale. Sa démarche esthétique est liée à un besoin de décoration intérieure qu’il faut donc situer dans la perspective d’une incorporation, c’est-à-dire d’une adéquation de l’image de son corps à l’apparence sociale : la recherche d’un accord.
C’est le même souci de raccordement qui nourrit sa volonté d’ajuster sa voix à la grave tonalité de l’identité masculine : « La voix grave, granulée, travaille, m’intimide, me secoue et me jette dans la foule pour que je la porte avec certitude, avec naturel, sans fierté excessive, sans colère, ni folie, je dois en maîtriser le rythme, le timbre et le chant… » (ES, 45) Toutes ces tentatives d’équilibrage font non seulement d’Ahmed un architecte, mais aussi l’incarnation de l’oeuvre architecturale elle-même, puisqu’il travaille justement à construire un autre visage de soi, une autre corporéité pour en faire le signe métaphorique d’une existence habitable. Dans cette tâche, il pousse effectivement plus loin l’oeuvre de mystification de son père.
Il n’est pas insignifiant de relever que les raisons de cette détermination sont liées à l’image qu’il se fait de la création du père : Ahmed a compris que cette oeuvre est un masque imparfait qu’il est nécessaire de polir. Son pseudo-mariage, ainsi que le travestissement de sa voix, sont des subtilités qui s’inscrivent dans la perspective de ce désir de perfection. Là encore, il s’agit pour lui de conférer une certaine légitimité à son image : de sauver les apparences à travers des stratagèmes susceptibles d’authentifier l’image intérieure et extérieure de son corps. Ce désir d’authenticité recouvre une soif de liberté qu’il étanche en rendant son corps disponible, non plus à l’action du père, mais plutôt à sa propre volonté à lui, en faisant de la corporéité la mesure de son propre entendement, c’est-à-dire la marque de son indépendance.
Dynamique du corps et relation de pouvoir
Cette volonté d’autonomie est corrélative à son souci de changer son mode de relation à la figure paternelle : relation de liberté, certes, mais aussi de pouvoir. En effet, dans le jeu des relations, le corps d’Ahmed est d’abord conçu et forgé comme un moyen qui permet à la figure du père de rayonner dans le champ symbolique du pouvoir social. Sur la scène de ce pouvoir, son corps est produit par le père qui, à la manière d’un metteur en scène, guide et oriente les actions de celui-ci en fonction de ses intérêts personnels et au sein d’une communauté où sa création contribue à mettre en relief sa position sociale. Ahmed récupère le jeu de ce processus de socialisation, si ce n’est en se proclamant maître de son destin, du moins en jouant à ce jeu de manière à préserver une marge de manoeuvre qui ferait de lui non plus un agent, mais l’acteur de son existence.
Dans la mesure même où il décide d’assumer son corps à l’insu des prévisions du père, de le revendiquer en tant que forme dramatique de sa propre théâtralité et, par extension, de sa propre construction sociale, Ahmed manifeste d’emblée le besoin impérieux de rompre avec les souverainetés anciennes, d’échapper ainsi à la stratégie et à l’omnipotence de cette figure paternelle du monde maghrébin, dont parle justement Marta Segarra en termes de dieu tout-puissant, de Créateur « qui décide non seulement de la vie de ses enfants mais aussi de leurs pensées et leurs croyances [6] ». Sous ce nouveau rapport, le corps est actualisé, selon le mot de Durkheim, comme un « facteur d’individuation [7] », c’est-à-dire comme élément de séparation, qui offre à Ahmed la possibilité de travailler à la fabrication de son identité sociale selon son propre style de présence au monde.
Dans l’aventure de cette comédie humaine, Ahmed réprime sa féminité sous le couvert d’une fausse altérité masculine qu’il affiche comme révélateur de son identité sociale. Ce jeu de déguisement trouve son ancrage idéologique dans une représentation stéréotypée de la condition féminine : « Être femme, selon Ahmed, est une infirmité naturelle dont tout le monde s’accommode. Être homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie » (ES, 94) Au nom de cette vérité empirique, Ahmed va jouir des avantages sociaux reliés à son identité masculine. C’est une existence faussement privilégiée qu’il mènera, par ailleurs, sous l’empire d’une violence systémique que justifie son statut de mâle exerçant son autorité et se prévalant de la supposée infériorité de la femme, comme en témoignent les propos qu’il adresse à ses soeurs : « Vous me devez obéissance et respect. Enfin, inutile de vous rappeler que je suis un homme d’ordre et d’autorité et que, si la femme chez nous est inférieure à l’homme, ce n’est pas parce que Dieu l’a voulu ou que le Prophète l’a décidé, mais parce qu’elle accepte ce sort. Alors subissez et vivez dans le silence ! » (ES, 66)
Ce discours de la violence fonctionne sur le mode de la péjoration et du paradoxe : instance de légitimation et incarnation du pouvoir masculin, la violence est ruinée dans sa figure d’immanence pour s’affirmer finalement comme effet d’une résignation féminine qui, dans sa passivité même, semble dénoncer à la fois la lâcheté de l’idéologie dominante et le silence coupable de la gent féminine. Mais pourquoi, au lieu de rompre définitivement avec la mystification de cette violence systémique, Ahmed, l’homme-femme, perpétue-t-il son règne, se démarquant ainsi de toute solidarité féminine ? Ben Jelloun donne une explication à ce comportement paradoxal dans un entretien : « Il se conduit effectivement comme se conduisent les hommes, en étant violent avec ses soeurs, sa mère, en étant antipathique. C’est-à-dire qu’il joue le rôle de l’homme, cela ne veut pas dire qu’il approuve. Il fait aussi cela pour ressentir en lui-même, dans son corps et dans sa vie, les souffrances des femmes [8]. »
Mais ce qui nous paraît essentiel à relever, dans la perspective qui est nôtre, c’est en quoi la violence est inspirée par le maintien d’une apparence, en quoi elle est inscrite comme métaphore d’une comédie sociale animée par un désir de reconnaissance que l’homme masqué tente d’assouvir par l’exercice d’un pouvoir autoritaire. Le mariage avec sa cousine épileptique ne fait que corroborer cette réalité, puisqu’il place également cette supercherie sous l’égide, non pas de l’amour, mais de la domination : « Aujourd’hui, j’aime penser à celle qui deviendra ma femme. Je ne parle pas encore du désir mais de la servitude. » (ES, p. 58) Une domination qui fait partie des prérogatives que lui accordent la religion et la tradition afin d’asseoir la puissance conférée par la suprématie mâle.
Or, dans le cas d’Ahmed, cette suprématie repose sur un équilibre très fragile, puisqu’elle est éprouvée dans la conscience d’une dissonance que l’identification au sexe opposé ne parvient guère à combler : « Suis-je un être ou une image, un corps ou une autorité, une pierre dans un jardin fané ou un arbre rigide ? Dis-moi, qui suis-je ? » (ES, 50), demande-t-il à son père. En regard de cette problématique de l’identité, Ahmed se révèle comme figure aliénée, comme forme d’une carence qu’il va chercher à transcender dans la quête perpétuelle d’une plénitude intérieure.
De la sémiologie de l’apparence à l’architecture de l’être
Dans L’enfant de sable, l’exil qui motive la quête d’identité est éprouvé par Ahmed dans les replis profonds d’une solitude absolue, s’ouvrant sur une angoisse existentielle où le bonheur a le goût de la mort. Deux présences essentielles résonnent dans cette haute architecture de la solitude : le miroir et la voix étrange d’un correspondant imaginaire. Le miroir se laisse appréhender comme un prolongement du corps d’Ahmed, dans la mesure où il s’impose au lecteur comme une figure récurrente qui oblige le héros du roman à s’interroger constamment sur sa propre identité. Ahmed adore se regarder dans le miroir pour communiquer avec un double imaginaire qu’il fréquente dans l’intimité douloureuse de la demeure paternelle. Mais ces moments de fréquentation avec son double sont toujours vécus sur le mode d’une relation tourmentée, comme l’attestent les propos qu’il tient sur la vérité du corps et de son image :
Cette vérité, banale, somme toute, défait le temps et le visage, me tend un miroir où je ne peux me regarder sans être troublé par une profonde tristesse […], qui désarticule l’être, le détache du sol et le jette comme élément négligeable dans un monticule d’immondices […] Le miroir est devenu le chemin par lequel mon corps aboutit à cet état…
ES, 44
Un pareil état de tristesse est inspiré par le lien ambigu qu’Ahmed entretient avec l’image brouillée de lui-même que renvoie le miroir : il est et n’est pas cette image. Cette équation paradoxale pose le problème de reconnaissance auquel son altérité se trouve confrontée. Se regarder dans le miroir lui devient une tâche pénible dans la mesure où le miroir témoigne de la présence d’un corps qu’il habite comme une réalité absente. Pour emprunter une expression de David Le Breton, « le corps est une fausse évidence, il n’est pas une donnée sans équivoque […] [9] ».
Ce rappel d’une réalité absente fait en sorte que le rapport d’Ahmed à lui-même se définit en conséquence par un manque, qui jette le doute sur la réalité de son être. Ce doute s’exprime par une interrogation persistante qui circule dans le corps du texte romanesque comme une fiévreuse et lancinante obsession : « Qui suis-je ? Et qui est l’autre ? » (ES, 55) La réponse à cette question est on ne peut plus problématique : « Moi-même je ne suis pas ce que je suis ; l’une et l’autre peut-être ! » (ES, 59) La confusion qui perce dans cette réponse cristallise un trouble de la personnalité qui fait du héros de l’écrivain marocain un personnage au statut intermédiaire, un homme de l’entre-deux. Cet écartèlement sera source d’un désarroi existentiel qu’Ahmed va endurer dans le sentiment radical d’une division intérieure. Cette aliénation, qui l’arrache à lui-même, le confronte douloureusement à une identité dédoublée, à « un autre je » qui fait songer au fantôme psychotique de Rimbaud. Nulle part, en effet, Ahmed ne se sent plus étranger qu’en lui-même, où il circule comme incarnation d’une ambivalence totale. Sa condition est le symptôme d’une crise d’altérité, d’un profond décalage que Jacques Noray semble définir comme l’un des traits distinctifs des romans de Tahar Ben Jelloun, plus précisément de L’enfant de sable et de La nuit sacrée : « Ce que ces romans mystérieux laissent pressentir, c’est la persistance d’un manque, d’une impuissance à parvenir à une véritable définition de soi-même [10]. » Ce malaise identitaire est vécu dans le giron d’une solitude suprême que vient, de temps en temps, alléger la présence du mystérieux correspondant dont nous avons parlé plus haut :
Samedi, la nuit. Votre dernière lettre m’a mis mal à l’aise. J’ai longtemps hésité avant de vous répondre. Or, il faut bien que de ma solitude vous soyez plus que le confident, le témoin. Elle est mon choix et mon territoire. J’y habite comme une blessure qui loge dans le corps et rejette toute cicatrisation.
ES, 87
Ahmed entretient un rapport particulier avec ce compagnon imaginaire, car celui-ci constitue le seul lien vital qui lui permet de communiquer ses émotions au monde extérieur. C’est une figure épistolaire qui lui offre la possibilité de sortir de son exil intérieur pour exister au-delà du mensonge, c’est-à-dire, en fin de compte, pour « être dans sa vérité, vivre sans masque, en liberté même limitée et sous surveillance » (ES, 86). La relation épistolaire avec ce correspondant est, par ailleurs, d’autant plus décisive qu’elle souligne l’importance de l’écriture dans l’économie générale du roman.
Tout au long du récit, en effet, la figure de l’écrit s’impose avec la présence d’Ahmed toujours occupé à noircir son journal intime dans son dur désir d’échanger avec son interlocuteur imaginaire : « À l’aube, il n’y avait plus d’araignée. Il était seul, entouré de rares objets, assis, relisant les pages qu’il avait écrites la nuit. » (ES, 11) À ces propos du conteur semblent répondre en écho ceux d’Ahmed lui-même : « La souffrance, le malheur de la solitude, je m’en débarrasse dans un grand cahier. » (ES, 51) Ces paroles de la nuit s’élaborent, évidemment, autour d’un axe fantasmatique, le corps, que le sujet écrivant habite comme le lieu d’une tragique et sombre existence.
L’exploration de ce territoire nocturne est cependant une expérience salutaire, dans la mesure où elle permet à l’enfant de sable de purger son psychisme de ses démons intérieurs, d’échapper à ses folies, de soigner les blessures symboliques qui rongent sa vie, dans le cours ordinaire des jours et des nuits. La pratique de l’écriture renvoie ainsi à une indispensable « pratique de santé ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre ces remarques de Rachida Saigh Bousta pour qui, dans l’oeuvre de Ben Jelloun, « l’errance imaginaire se constitue probablement comme le moyen d’un exorcisme cathartique [11] ». Dans les structures mêmes de cette fonction thérapeutique, l’écriture du corps s’énonce par ailleurs comme lieu d’évasion et de transcendance, où la vacuité de l’existence appelle un triple désir de présence, d’unité et d’ailleurs. Pour réaliser cet idéal salvateur, le jeune héros nourrit l’ambition de poser un acte ultime de séparation qui va littéralement projeter son corps dans « l’aventure d’un commencement », pour reprendre une expression chère à Schmuel Trigano [12]. Mais au préalable, il lui faut satisfaire à une impérieuse exigence qui consiste à consommer la rupture d’avec la cellule familiale : « Je voudrais quitter cette maison, sans que la moindre trace du passé ne me suive. Je voudrais sortir pour naître de nouveau, naître à vingt-cinq ans, sans parents, sans famille, mais avec un prénom de femme débarrassé à jamais de tous ces mensonges. » (ES, 153)
L’exil comme promesse d’une nouvelle genèse du corps
Le désir d’aventure du héros de Ben Jelloun s’exprime dans la prise de conscience d’un sentiment d’exil inspiré par la demeure paternelle en tant que figure de son aliénation : une architecture à l’intérieur de laquelle tout projet d’enracinement en soi semble voué à l’échec. Par son caractère ombreux et négatif, la maison natale va en conséquence nourrir la quête d’un espace utopique qui est donné comme un nouveau lieu d’affirmation et où Ahmed espère pouvoir modifier les paramètres de sa vie. Un lieu qui inspire donc la promesse d’une nouvelle genèse où le jeune héros ne se découvrirait plus une âme d’étranger dans l’enceinte même de son corps. En parlant de cette quête d’un lieu positif inspiré par les avatars du corps, Olivier Sirost a raison d’écrire : « le corps vient abriter quelquefois un être étranger à soi ; une psyché dont les mensurations matérialisent la sortie vers un ailleurs encore inexistant [13] ». Cette remarque nous paraît particulièrement éclairante pour le cas de l’enfant de sable. Dans la facture narrative du roman benjellounien, l’utopie relative à la quête du lointain se décline sous le signe d’un devoir de violence auquel Ahmed recourt pour liquider toutes les traces de son passé, brûler tout souvenir, incendier toute filiation familiale : « J’ai vidé mon corps et j’ai incendié ma mémoire. » (ES, 159) Une telle violence suppose une phase de régression où le corps et la mémoire ne sont plus actualisés comme facteurs d’épanouissement intérieur, mais plutôt comme révélateurs d’une catastrophe nécessaire au-delà de laquelle le personnage tente de réinventer son destin.
Cette renaissance s’impose dans la transgression symbolique des masques et des mensonges, en bref, de tout ce qui nourrit chez le personnage un sentiment de porte-à-faux par rapport à la vie. Nous avons affaire ici à une pratique négative qui a une dimension créatrice, puisqu’il s’agit pour le héros de mourir à soi dans la destruction d’un sentiment tragique de discordance afin de renaître sanctifié dans l’enchantement d’une vie authentique, c’est-à-dire avec le bonheur d’une existence non masquée. Ahmed poursuivra cette quête d’harmonie intérieure dans la recherche d’émois érotiques à même de réveiller le désir sexuel qui avait été refoulé, réprimé dans la conscience de son identité masculine : « Je m’étendis sur le lit, nue, et essayai de redonner à mes sens le plaisir qui leur était défendu, dit Ahmed. Je me suis longuement caressé les seins et les lèvres du vagin. J’étais bouleversée. » (ES, 115) Le trouble émotif, qui marque ces moments d’investissement intime, préfigure en fait les difficultés que le personnage éprouve sur la voie qui le mène à la rencontre de ses pulsions libidinales.
En s’engageant dans cette voie, il se livre surtout à un rituel où il prétend effacer les marques de sa prétendue virilité et où il s’abandonne à un brin de coquetterie, recherches qui traduisent également son besoin de restaurer le corps féminin dans sa vérité, de lui faire recouvrer la mémoire de sa dimension esthétique et de ses instincts naturels : « Je me rasai les poils sous les aisselles, me parfumai et me remis au lit comme si je recherchais une sensation oubliée ou une émotion libératrice. Me délivrer. » (ES, 115) Ce désir de libération se déploie dans un jeu qui met en cause l’apparence corporelle et qui correspond, pour ce qui est du personnage, à un jeu de séduction narcissique. Dans cet état de séduction, le corps devient l’enjeu d’une conquête intérieure à travers laquelle la nouvelle personnalité d’Ahmed s’ébauche comme l’oeuvre d’une difficile expérience de conversion individuelle.
Dans la perspective de cette pénible reconquête, le roman s’organise alors selon les motifs du mouvement et du voyage, de la découverte et de l’exploration. C’est une recherche qui est guidée par le corps et à travers laquelle le personnage de Ben Jelloun tente de se frayer un chemin de salut vers son épanouissement personnel. C’est au cours de cette existence aventureuse qu’il fait la rencontre fortuite d’un autre personnage féminin : Oum Abbas. Celle-ci ouvre à son corps de nouvelles perspectives en lui offrant notamment l’occasion de se produire en spectacle dans un cirque forain où il apparaît dans ses numéros « tantôt homme, tantôt femme ». Cette rencontre est d’autant plus décisive qu’elle permet à Ahmed de faire une avancée dans la reconquête de son être, en lui permettant de vivre au grand jour les deux faces de son identité, « de jouir du prestige de son identité travestie », pour reprendre les mots mêmes de Rachida Saïgh Bousta [14].
Dans ce nouveau contexte, le corps double d’Ahmed est porté par une volonté d’action qui demeure coextensive à son profond besoin de résurrection, à son dur désir de retrouver son être féminin dans l’absolue présence du réel. En effet, le prénom féminin que son personnage adopte de bon coeur en se faisant appeler Zahra, le déplacement spatial qu’il effectue en passant de la roulotte des acrobates à la compagnie des femmes, sont autant d’indices qui révèlent la naissance d’une nouvelle personnalité en voie de s’assumer en tant que femme à part entière. Sur le chemin de ce processus de transformation, Ahmed se débarrasse de ses masques et de ses oripeaux factices. Mais, ironie cruelle du sort, c’est ce dépouillement même qui sera paradoxalement à l’origine de la perte de Zahra-Ahmed : son immersion dans le monde du cirque lui sera finalement fatale. C’est Annie Poussielgues qui avançait avec raison que le masque pouvait être bénéfique dans sa fonction d’écran qui instaure une distance protectrice entre le corps d’un sujet et les autres [15]. Zahra-Ahmed l’apprendra à ses dépens en se faisant violer à mort par le fils d’Oum Abbas, une brute intégrale : « Elle n’avait plus de masque pour se protéger. Elle était livrée à la brutalité, sans défense », dira l’un des narrateurs (ES, 140).
Ahmed aura donc mené sa vie dans l’illusion d’une identité double sans jamais réussir totalement à rompre son sentiment d’incomplétude existentielle afin de retrouver la pure présence de son altérité. Mais l’erreur de son existence est « réparée » par son départ vers cet autre exil qu’est la mort, et qui le réconcilie finalement avec lui-même, comme en témoignent ces propos de l’un des narrateurs : « Sa mort sera à la hauteur du sublime que fut sa vie, avec cette différence qu’il aura brûlé ses masques, qu’il sera nu, absolument nu, sans linceul […] dans la vérité qui fut pour lui un fardeau perpétuel. » (ES, 11)
Par rapport à l’univers marocain et, plus généralement, maghrébin, la relation sociale qui se noue autour de la figure ambiguë et douloureuse de l’enfant de sable démontre bien que le corps, dans la socialité du texte benjellounien, « n’est pas un signe neutre, mais plutôt un signe fortement marqué emportant les tabous, les frustrations et les fantasmes d’une société […] [16] ». C’est une relation qui dénonce, dans le même mouvement de pensée, la façon dont la communauté impliquée dans la socialité du roman vit son rapport à la différence et à l’altérité de l’Autre : cette figure intérieure qui nous confronte à notre propre identité et avec qui nous négocions toujours, de manière dialectique, notre rapport au monde, aux choses et aux phénomènes, au point de nous rendre, pour le meilleur ou le pire, « étrangers à nous-mêmes », pour reprendre l’heureuse formule de Julia Kristeva [17].
Sur un plan plus général, à travers le destin tragique de son personnage principal, Tahar Ben Jelloun interroge les préjugés, les mensonges et les stéréotypes qui affectent le sens de nos valeurs sociales. Cette interrogation se décline dans la vision désespérée du roman, à travers laquelle violence et parodie, ostracismes et mascarades triomphent en s’affirmant comme autant de centres de gravité de nos aberrations sociales. Le corps souffrant d’Ahmed n’est-il pas finalement un lieu de médiation où sont mis à nu les folies, parfois meurtrières, ainsi que les conflits, voire les agressions, qui caractérisent l’humaine condition aux prises avec la complexité de sa problématique identitaire ? À cette question essentielle, nous ne répondrons qu’en rappelant cette remarque décisive de Lucy Stone-McNeece, pour qui « le corps travesti d’Ahmed/Zahra devient l’espace d’une contestation de tous les “signifiés” qui pèsent sur l’individu [18] » dans notre société.
Parties annexes
Notice biobibliographique
Kanaté Dahouda
Kanaté Dahouda enseigne les littératures francophones aux Collèges universitaires Hobart and William Smith (Geneva, New York). Auteur d’un livre sur Aimé Césaire, Paul Chamberland et le pays natal (Québec, Africana, 2001), il a également publié plusieurs articles sur les littératures africaine, antillaise et québécoise, qui constituent ses principaux champs d’intérêt et de recherche.
Notes
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[1]
Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable, Paris, Seuil, 1985. Les références à cette édition seront désormais indiquées par le sigle ES, suivi immédiatement du numéro de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[2]
Nous empruntons l’expression à Maximilien Laroche, Sémiologie des apparences, Sainte-Foy, Grelca, 1994. Laroche éclaire le sens de cette formule en se référant aux termes suivants : illusion et mensonge, image et double, être et paraître.
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[3]
Benoît Goetz, « La variété infinie des convenances », dans Chris Younès et Thierry Paquot (sous la dir. de), Éthique, architecture, urbain, Paris, La Découverte, 2000, p. 39.
-
[4]
Françoise Gaudin, La fascination des images. Les romans de T. Ben Jelloun, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 172.
-
[5]
Benoît Goetz, « La variété infinie des convenances », art. cité, p. 40.
-
[6]
Marta Segarra, Leur pesant de poudre. Romancières francophones du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 94.
-
[7]
Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 1968, p. 386.
-
[8]
Entretien avec Tahar Ben Jelloun, disponible à l’adresse suivante : http://www.tv5.org/euro_lang/benjelloun.html.
-
[9]
David Le Breton, La sociologie du corps, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 28-29.
-
[10]
Jacques Noiray, Littératures francophones. Le Maghreb, Paris, Belin, 1996, p. 132.
-
[11]
Rachida Saigh Bousta, Lecture des récits de Tahar Ben Jelloun. Écriture, mémoire et imaginaire, Casablanca, Afrique Orient, 1999, p. 13.
-
[12]
Schmuel Trigano, Le temps de l’exil, Paris, Payot/Rivages, 2001, p. 15. Pour Trigano, l’exil a une dimension positive quand il marque le début d’une renaissance.
-
[13]
Olivier Sirost, « Les utopies du corps », dans Sociétés, Louvain-la-Neuve (Belgique), no 60 (Les utopies du corps), 1998, p. 5.
-
[14]
Rachida Saigh Bousta, Lecture des récits de Tahar Ben Jelloun, ouvr. cité, p. 22.
-
[15]
Annie Poussielgues, « Préface », dans Yves Crehalet, Le masque et la marque, Paris, Autrement, 1999, p. 11-13.
-
[16]
Ridha Bourkhis, Tahar Ben Jelloun. La poussière d’or et la face masquée, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 120.
-
[17]
Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1988.
-
[18]
Lucy Stone-McNeece, « Discours à la dérive : figures métanarratives chez Ben Jelloun et Khatibi », dans Christiane Ndiaye et Josias Semujanga (sous la dir. de), Essai sur les littératures africaines et antillaises, Montréal, L’Harmattan, 1996, p. 118