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La fausse antinomie de l’Histoire et du contemporain

Il faut parfois se méfier des fausses évidences : l’une d’elles, par exemple, nous incline à penser que l’Histoire et le contemporain seraient par définition exclusifs l’un de l’autre. Et de fait, à première vue, tout semble conduire à une telle antinomie. L’Histoire a pour domaine le passé, non ce présent en devenir que constitue le contemporain. Quant à l’histoire littéraire, elle paraît d’autant moins capable de tenir un discours raisonné sur l’actualité qu’elle ignore, et pour cause, ce que retiendra la postérité d’une production pléthorique de livres, qu’elle est obligée de raisonner sur des hiérarchies, des systèmes de valeurs d’une extraordinaire précarité.

Mais il y a plus grave encore que ces problèmes d’évaluation, dont on sait bien combien ils sont toujours relatifs et labiles. Car le vice congénital du contemporain touche à l’essence même du savoir historique. On croit généralement que l’historien explique le temps T par le temps T – 1, que sa science consiste à établir des liens de causalité entre la réalité d’hier et celle d’avant-hier. Ce n’est qu’une apparence, une astuce de présentation : en fait, pour l’essentiel, l’historien explique la réalité d’avant-hier parce qu’il pense y trouver les germes du monde d’hier ; il justifie le temps T parce qu’il connaît le temps T + 1, dont il décide arbitrairement qu’il est la conséquence, nécessaire et exclusive, du temps T. Autrement dit, son discours sur le passé est totalement déterminé, non pas, comme il le prétend, par sa compréhension des causes qui l’ont précédé, mais par la connaissance de ses effets constatés : il fait semblant de comprendre le passé, il ne fait qu’enregistrer son devenir[1]. Au fond, malgré tout son mépris affiché à l’encontre de l’art de la prévision, l’historien est un prévisionniste du passé — ce qui réduit, il est vrai, les risques d’erreur : c’est le principal mérite de la vogue actuelle pour les uchronies de rappeler que, à chaque instant, l’histoire aurait pu tourner autrement qu’elle n’a fait et que l’historien est toujours réduit à inférer des lois arbitraires à partir d’événements par nature aléatoires[2]. Le savoir de l’historien n’est pas seulement rétrospectif ; surtout, il repose sur un mécanisme rétroactif. Or, l’historien du contemporain est évidemment privé de cette connaissance du lendemain qui validerait sa science du temps présent : face au contemporain, il apparaît à visage découvert comme le prévisionniste qu’il ne voulait pas être — donc, un prévisionniste qui ne s’assumerait pas comme tel.

La cause est donc entendue, et ma démonstration est déjà achevée : au regard des exigences scientifiques, il ne saurait y avoir d’histoire du contemporain. Mais les choses seraient trop simples s’il en était ainsi ; car il faut aussitôt constater que, cette fois du point de vue des pratiques discursives et des productions textuelles, il n’y a d’histoire que du contemporain. Revenons d’abord à l’origine, et aux trois fondateurs de la tradition historienne que furent, pour la littérature occidentale, Hérodote, Thucydide, Salluste. Hérodote raconte les guerres médiques qui, au ve siècle avant Jésus-Christ, ont immédiatement précédé son époque, Thucydide la guerre du Péloponnèse qu’il a lui-même subie, Salluste la conjuration de Catilina qu’il a suivie aux avant-postes. On a toujours entrepris une oeuvre d’historien pour comprendre, expliquer ou justifier les événements dont on a été soi-même le témoin ou le protagoniste. Quant à ceux qui se sont intéressés à un passé plus lointain, ils l’ont fait aussi pour y trouver les germes du présent : c’est le sens de la somme historique de Tite-Live, dont la monumentale histoire de Rome est tout entière un hommage indirect au siècle d’Auguste. Plus près de nous, Michelet est à la fois le Tite-Live et le Salluste de la France postrévolutionnaire : son Histoire de France, logiquement accompagnée d’une Histoire de la Révolution française pour laquelle il interrompt pendant quelques années l’édification de son monument national, est une longue méditation historique sur l’assomption d’une France républicaine et authentiquement populaire, celle qu’il appelle de ses voeux pour le xixe siècle.

Ce qui est vrai de l’histoire en général l’est aussi, et peut-être davantage encore, de l’histoire littéraire. Dans l’espace de quelques années, à la fin de la Révolution, Chateaubriand, Bonald, Ginguené, Mme de Staël, selon des orientations idéologiques très différentes, s’efforcent tous de définir, en des termes historiques, ce que pourrait être la littérature contemporaine, la nouvelle littérature issue de l’effondrement de la société monarchique qui avait été le terreau du classicisme français[3]. Quant à Sainte-Beuve, s’il exhume la Renaissance française dans son ouvrage capital de 1828, son Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie siècle, il le fait évidemment en militant du romantisme hugolien, auquel il fournit, seulement un an après la Préface de Cromwell, sa référence historique capitale[4].

Il faut donc conclure, provisoirement, que l’histoire et le contemporain ont toujours été unis par des liens inextricables, problématiques mais nécessaires. À quoi bon se demander s’il faut faire une histoire littéraire du contemporain, s’il est possible d’en faire une, puisque l’histoire littéraire est toujours, directement ou indirectement, une histoire littéraire du contemporain ? Il serait facile de montrer que, après Sainte-Beuve, Lanson a fourni à la Troisième République l’histoire littéraire à usage patriotique et scolaire dont elle avait besoin[5], les grands critiques marxistes des années 1950 et 1960 la vision sociale et matérialiste qui occupait tout l’espace intellectuel dans la France de l’après-guerre et de la guerre froide[6]. Et l’histoire littéraire, chaque fois qu’elle s’est appliquée directement au contemporain, a été confrontée aux mêmes difficultés méthodologiques, aux mêmes apories théoriques. Plutôt que d’accabler, en historien et en praticien de l’histoire littéraire, les faiblesses évidentes, inévitables, de l’actuelle histoire littéraire du contemporain, je me propose d’esquisser un rapide parallèle entre trois moments qui ont été décisifs pour la littérature française, pour ses pratiques et pour ses représentations, et où le discours historique sur l’actualité littéraire a été particulièrement consistant : le moment romantique (autour de 1830), la « Troisième République des lettres » (pour reprendre la formule suggestive d’Antoine Compagnon[7]), l’entrée actuelle dans le xxie siècle. Après ce rapide survol et les comparaisons qu’il suggèrera, il sera temps de revenir, pour terminer, à de brèves conclusions générales sur l’histoire littéraire du contemporain.

1830 : le discours de crise

Dans les années qui suivent la révolution de 1830 et, par conséquent, l’établissement durable d’une société capitaliste et libérale en France, le discours sur le devenir de la littérature est dominé, non par des considérations esthétiques ou formelles, mais par des jugements généralement très pessimistes sur ce qui, aux yeux de la plupart des acteurs de la vie culturelle, apparaît comme un véritable cataclysme. Les écrivains réactionnaires, hostiles à la Révolution et à l’effondrement définitif de la monarchie traditionnelle, y voient évidemment la confirmation de leur crainte. Mais la déception est encore plus forte chez ceux qui avaient participé à la Révolution, parce qu’ils pensaient que la liberté revendiquée et acquise (même avec quelques réserves) allait bénéficier à la littérature — c’est-à-dire, dans tous les esprits, aux formes légitimes de littérature (essentiellement la littérature d’idées et la poésie lyrique ou dramatique). En fait, elle a dans l’immédiat permis l’éclosion ou l’expansion des industries culturelles suscitées par la demande du public[8].

Cette demande, qui est celle de tout public de masse (ici, en l’occurrence, en voie de massification), porte prioritairement sur la culture de flot et sur le divertissement. Les principaux bénéficiaires de l’explosion culturelle d’après juillet 1830 sont donc la presse, le théâtre de Boulevard, le roman. La conséquence la plus visible du changement de régime (politique et économique) a été d’inverser en l’espace de quelques années la hiérarchie des valeurs culturelles. La culture de divertissement, qui prospérait sous la Restauration dans l’enfer de la sous-littérature, s’est retrouvée presque instantanément projetée au premier plan, et dotée, sinon d’une vraie dignité artistique, du moins d’une légitimité médiatique qui lui permet de faire événement et de prendre pied dans l’histoire littéraire. En effet, l’acteur omniprésent et tout-puissant de cette mutation littéraire de 1830 est la presse : la monarchie de Juillet ne marque pas seulement la formation du premier système littéraire entièrement tourné vers le public, mais l’entrée dans l’ère médiatique moderne, qui constitue le principal tournant dans l’histoire culturelle de la France postrévolutionnaire[9].

L’un des meilleurs diagnostics sur cette mutation brutale de la littérature est celui de Balzac, qui, en tant que journaliste-romancier, est aux avant-postes. Il le formule en particulier dans un article capital et justement célèbre paru le 22 août 1833 dans le journal La Quotidienne, et partiellement consacré à « l’état actuel de la littérature[10] ». Article souvent commenté, mais dont on souligne rarement un point essentiel. En effet, Balzac, qui écrit ici dans un journal légitimiste, commence par condamner la démocratisation de la lecture (« l’accroissement de la masse lisante », OD, p. 1221), la recherche d’émotions faciles à contenter, au détriment des livres sérieux (« ce besoin d’émotions nouvelles que procure un livre et qu’on cherche à satisfaire par la lecture », OD, p. 1221), l’encombrement du métier d’écrivain par une multitude de débutants attirés par une profession d’accès apparemment facile (« Cette éruption miliaire de livres, et cette dépense d’esprit, a conduit les jeunes gens à se faire littérateurs, faute de capitaux pour faire quelque autre commerce », OD, p. 1222), l’encombrement du marché par des livres trop vite et trop mal écrits. Mais, après ce réquisitoire, Balzac ajoute aussitôt que tout cela n’est pas si grave, et somme toute dans l’ordre des choses (qu’il appelle « les voies de la providence », OD, p. 1222) : « Ceci n’est point un mal. Ici, nous ne blâmons ni n’approuvons ce frétillement des intelligences, et il est en harmonie avec les conditions de notre époque. D’ailleurs, sans doute il entre dans les voies de la providence de faire lever beaucoup de germes intellectuels, et d’en appeler un petit nombre à devenir de glorieuses plantes humaines » (OD, p. 1222). Surtout, comme il l’ajoute un peu plus loin, « le mal que causent ces essaims littéraires est un mal purement commercial » (OD, p. 1223). En revanche, le vrai mal littéraire, lui, est le mal médiatique. Non parce qu’il favoriserait la médiocrité, au détriment des vrais auteurs. Au contraire, Balzac ne manquera jamais l’occasion de souligner l’intelligence et l’esprit dont font preuve les journalistes. En réalité, le vice de la presse est structurel et ne dépend nullement de la qualité que, souvent, elle essaie d’atteindre : car le journal, étant fait pour une consommation immédiate, est condamné à engloutir le génie dont, Moloch des temps modernes, elle se nourrit jour après jour. C’est donc l’essence même de la logique médiatique et la culture de flot qui est, selon Balzac, antinomique avec le sens de la durée et la maîtrise du temps qu’implique selon lui la vraie création. En fait, la presse est le nouvel instrument de cette tragique déperdition d’énergie qui est l’obsession intime de Balzac et dont il voit lui aussi dans la Révolution l’événement déclencheur[11]. Si bien que, par un terrible paradoxe, plus la presse est inventive et brillante, plus elle doit gaspiller d’intelligence, apparaissant monstrueusement comme la fosse commune de la civilisation humaine, où les écrivains viennent d’eux-mêmes s’abîmer :

Le mal que produit le journalisme est bien plus grand ; il tue, il dévore de vrais talents. […] Dans ce gouffre, ouvert chaque soir, ouvert chaque matin, incessamment béant, et que rien ne peut combler, jeunes gens et vieillards jettent en holocauste au fantôme de la civilisation, sous prétexte d’éclairer les masses, de leur nature peu pénétrables par la lumière : et des ouvrages en germe, fruits précoces ; et des pages remarquables, fruits mûrs ; oubliés de tous, et qui eussent donné plus que de la gloire en viager à leurs auteurs.

OD, p. 1223

À partir de cet article de Balzac, qui esquisse en quelques pages une histoire littéraire du contemporain, je me contenterai ici de deux observations. D’un côté, il est très révélateur de l’extraordinaire lucidité de cette génération romantique à l’égard de l’ensemble complexe des phénomènes culturels, éditoriaux, communicationnels qui sont alors mis en jeu. Oublions les jugements de valeur négatifs : il serait facile d’opposer aux appréciations très négatives d’un Balzac, d’un Musset ou d’un Sainte-Beuve la curiosité bienveillante des écrivains progressistes (Hugo, George Sand, Lamartine…) à l’égard du processus de démocratisation qui découle du nouvel ordre social. D’un autre côté, les uns et les autres continuent à apprécier les productions textuelles issues de ce bouleversement avec des catégories esthétiques héritées du passé ; ils sont incapables de comprendre, non seulement que leurs systèmes de valeurs sont devenus anachroniques, mais que le système de communication issu de 1830 doit à son tour impulser une dynamique d’invention qui engendrera de nouvelles formes textuelles, des oeuvres originales conduisant irréversiblement à redéfinir les contours mêmes de ce que l’on nomme « littérature ».

En effet, nous le savons maintenant, ici réside la clé de l’entreprise de Balzac. Celui-ci n’a eu de cesse d’inverser le processus de dépense littéraire qu’il condamnait, d’élaborer un monument textuel qui, né au sein d’un système médiatique où le journal du jour efface et abolit celui de la veille, se construise dans la durée, par un processus infini de reprise, d’accroissement, de réécriture[12] : on dirait, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, qu’il essaie d’imaginer une « littérature durable », comme l’on parle d’« économie durable ». Marie-Ève Thérenty a souligné tout ce que la cathédrale de papier de La comédie humaine devait à la mosaïque du journal[13] ; mais l’édifice balzacien s’est élaboré bien davantage contre la logique de la mosaïque que grâce à elle. Réunir dans un ensemble, organique ou architectural, tous les romans ou les nouvelles éparses publiés dans les journaux et les revues, revient à en renier l’origine médiatique, à utiliser le journal précisément pour ce qu’il n’a pas vocation à faire : construire texte après texte une oeuvre pérenne, par nature non périodique, anti-périodique.

Et cette démonstration que j’esquisse à propos de Balzac, on pourrait la faire pour Baudelaire[14]. Mais ni Balzac ni Baudelaire n’étaient capables de reconnaître vraiment ce que leur poétique devait à un environnement littéraire qu’ils condamnaient moralement et politiquement, et ils étaient encore moins disposés à le faire. Ce mélange de lucidité extrême, dans le regard présociologique qui est jeté sur le fonctionnement de la culture, et de nostalgique cécité, sur le plan strictement esthétique, me paraît emblématique, de façon globale, du discours romantique sur le contemporain.

1900 : la littérature, ou le classicisme éternel

Sous la Troisième République de Ferry, de Jaurès, de Maurras et de Lanson, le statut social de la littérature a été profondément changé et, de fait, réévalué. La grande nouveauté est le rôle central qui lui est alors dévolu pour la représentation de l’identité nationale, de façon beaucoup plus vigoureuse et systématique en France que dans le reste de l’Europe[15]. C’est dans l’exaltation du passé national — des hauts faits et des grandes dates, mais surtout du mythe de la grandeur culturelle et, avant tout, de la littérature des chefs-d’oeuvre — que se forgera le nouvel esprit français. Les hommes politiques — et singulièrement la génération des grands réformateurs laïques des années 1880 — assignent maintenant à la littérature le devoir d’incarner les valeurs de la République. S’opère ainsi une véritable « nationalisation » de la littérature, dont nous sommes les héritiers. Concrètement, c’est à l’École qu’a été confiée cette intégration de la littérature à l’idéologie républicaine. En outre, ce vaste mouvement de démocratisation littéraire (via l’École) a coïncidé avec une réintégration des écrivains au sein des élites sociales (c’est, si l’on veut, la littérature selon Proust) et, parallèlement, a permis la mise en place d’une édition littéraire puissante, bénéficiant d’abord de l’effet de consécration publique, puis de l’émergence d’un consumérisme de masse à partir des années 1920, les élèves de l’École républicaine étant devenus des acheteurs de livres[16]. La littérature bénéficie dans ce premier après-guerre d’un contexte exceptionnel, qu’elle n’a jamais connu et qui ne se renouvellera sans doute jamais. D’un côté, l’économie européenne entre dans l’ère de la consommation de masse, qui bouleverse les règles du jeu littéraire en généralisant le vedettariat médiatique, la publicité agressive et la chasse aux best-sellers ; de l’autre, l’institutionnalisation républicaine de la littérature et l’homogénéisation du public grâce à l’inculcation des normes scolaires préservent et accentuent même la hiérarchie du canon littéraire, si bien que les valeurs reconnues par l’École semblent miraculeusement coïncider avec les impératifs de l’édition industrielle.

La consécration dont jouit la littérature a des effets idéologiques immédiats. Il est d’abord admis que la littérature réside essentiellement dans le texte (écrit, publié dans un livre, lu, commenté). Cette définition étroitement textualiste du fait littéraire s’oppose à toute représentation de l’écriture littéraire comme pratique discursive et comme dynamique communicationnelle. Au sein de l’ensemble hétéroclite des livres imprimés et lisibles, la littérature est en outre censée constituer une catégorie spécifique, que son caractère esthétique distinguerait absolument des autres productions textuelles. Les productions qui dérogent à cette délimitation restreinte de la littérature et qui, dans les faits, englobent à la fois des écrits de circonstance, des ouvrages de vulgarisation ou des livres d’opinion, sont rejetées dans un no man’s land textuel que le discours institutionnel se garde de définir et de nommer. Enfin, la conséquence la plus immédiate de ce recentrage esthétique est, pour le dire avec des concepts simplistes mais clairs, une survalorisation de la forme par rapport au fond. Les arts d’écrire se multiplient, la langue littéraire se codifie, le style devient un des principaux critères d’appréciation littéraire[17].

Dans ces circonstances, toutes les tentatives pour esquisser une histoire de la production contemporaine se limitent à une présentation caricaturale de l’actualité littéraire où tout se réduit à des débats, voire des combats entre « écoles » ou entre « avant-gardes », l’ensemble de ces polémiques se déroulant dans l’arène superbement close de la vraie littérature, qui, trônant au centre de la vie culturelle française, semble pouvoir ignorer tout ce qui n’est pas elle, ou plutôt même se construire sur le rejet résolu de ce qui lui est étranger. À cet égard, la notion d’avant-garde n’apparaît rétrospectivement que comme la projection sur la scène médiatique (car les avant-gardes sont impensables sans le relais des revues et des journaux) de la classification scolaire en « mouvements » et en « écoles » sagement disposés dans l’espace de la littérature légitime. Rien de plus représentatif, à cet égard, que la célèbre « enquête sur l’évolution littéraire » que mène le reporter Jules Huret en 1891 auprès des vedettes de l’actualité littéraire, et où le diagnostic sur le contemporain se limite à obtenir des psychologues s’il n’y a pas « correspondance entre [eux] et les Symbolistes actuels », des symbolistes ce qu’il en est de « leurs rapports avec les Parnassiens », des parnassiens « s’il n’y [a] pas identification entre eux et les naturalistes », des naturalistes « s’ils accept[ent] leur déchéance criée sur tous les toits par les arrivants du symbolisme », et des Indépendants s’ils cherchent à faire « le procès des Écoles en général, et des théories sur l’individualité ou l’éclectisme artistique[18] ».

Au moment même où le monde de l’écrit est littéralement écrasé par l’explosion de la grande presse populaire, où l’irruption des nouvelles technologies de l’image (la photographie, le cinéma) et de la communication (le téléphone, la radiodiffusion) prépare des bouleversements aussi irréversibles que spectaculaires, la littérature paraît s’épanouir impérialement dans une serre hors-sol, à l’abri de la culture réelle. Dans cette vision de nature fondamentalement scolaire, il est logique que le but ultime, la visée idéale de cette histoire littéraire du contemporain soit le retour au classicisme — le classicisme n’ayant jamais été rien d’autre, depuis le xviiie siècle, que la littérature telle que la rêve l’École. Le classicisme is back. C’est le lieu commun que propage avec soulagement le nouveau discours social sur l’actualité littéraire. En 1924, la monumentale Histoire de la littérature française illustrée, parue chez Larousse sous la direction de Joseph Bédier et Paul Hazard, proclame avec une solennité patriotique ce retour à la vraie tradition nationale :

Cette étude des cinquante dernières années de notre littérature ne peut être que l’esquisse d’une histoire qui ne sera écrite que plus tard. Elle permet d’indiquer le mouvement général des idées, les rapports qui unissent les tendances diverses, les proportions entre les écrivains. Elle autorise aussi la confiance dans l’avenir. […] Rationalisme scientifique et spiritualisme, nationalisme et libéralisme, poésie du Parnasse, romantisme et symbolisme sont arrivés à ce point d’évolution où chaque doctrine retient quelque chose des autres et en porte le reflet. C’est le résultat d’un long travail, accompli avec un égal amour des lettres par des écrivains bien différents. La prédominance du goût classique est le signe de cette harmonie nouvelle, et le champ est libre pour des écrivains dont le génie fera penser et rêver les hommes. Au lendemain de la grande guerre, et à la veille d’un destin nouveau, nos écrivains laissent à leurs fils ce magnifique héritage : ils ont rassemblé les traits éternels de la sagesse et de l’art de notre pays[19].

Dès 1920, Pierre Lièvre, chargé de résumer « l’évolution de la langue et du style » dans l’ouvrage collectif dirigé par Eugène Montfort, Vingt-cinq ans de littérature française, croit lui aussi pouvoir constater, de façon plus lapidaire, ce retour à la belle prose classique — ce qu’il appelle « la restauration du langage » : « en 1920 le style vient d’être à peu près rétabli ». L’histoire littéraire du contemporain semble devoir être, et pour longtemps, à moins que « d’être à nouveau troublé[e] et dérangé[e][20] », la vérification de ce règne de la grande littérature nationale stylée, donc classique.

Le xxie siècle : le bon grain et l’ivraie

J’en viens enfin au temps d’aujourd’hui, qui se présente comme un mixte détonant de 1830 et de 1900. Comme au meilleur temps du romantisme, nous constatons l’influence de plus en plus pesante sur la vie littéraire des mécanismes médiatiques, des enjeux financiers propres aux industries culturelles ; de surcroît, le processus de mondialisation qui touche l’activité intellectuelle ou artistique au moins autant que l’économie, l’extraordinaire développement des technologies de la communication qui nous font entrer définitivement dans l’ère de l’intermédialité, tout nous ramène, avec un air troublant de familiarité, au sentiment de déclin ou de crise que partageaient avec lui les contemporains de Balzac. Mais, cette fois, à l’angoisse s’ajoute souvent l’incompréhension, parce que nous avons tous encore à l’esprit ce récent âge d’or où la littérature a régné impérialement sur la culture française, avant les profondes mutations sociales du dernier quart de siècle ; et la désillusion est d’autant plus forte et cruelle. Pour beaucoup, en France, le revival classique et scolaire d’hier apparaît comme la littérature telle qu’en elle-même, pour ainsi dire à son état naturel et anhistorique : la résistance à l’historicité des faits sociaux se traduit alors par un discours esthétique où la singularité de l’art sert à signifier le désir d’éternité[21].

Cette résistance, qui conduit souvent à oublier à quel point la représentation de la littérature était étroitement liée au nationalisme politique, mène à deux types d’attitude. La première, qui est la plus légitime, me paraît bien représentée par Dominique Viart. C’est une forme nouvelle d’engagement, littéraire et non plus idéologique : il s’agit en effet pour l’universitaire, qui a pour charge la réception et la perpétuation institutionnelles de la production contemporaine, de prendre position en séparant le bon grain de l’ivraie, d’intervenir dans le travail de sélection qu’opère la critique et d’infléchir ainsi, autant qu’il le peut, le devenir de la littérature — en refusant de « s’en remettre à d’autres » ou de « se décharger de la responsabilité qui nous incombe [à nous, universitaires][22] », toutes citations tirées de l’introduction de La littérature française au présent, par Dominique Viart et Bruno Vercier, qui opposeront donc, résolument, la « littérature déconcertante », seule jugée vraiment créative, au mauvais conformisme de la littérature « consentante » et de la « littérature concertante[23] ». Cette attitude est parfaitement légitime, disais-je, mais, dans la mesure où il s’agit de penser son rôle comme celui d’un acteur autant que d’un témoin ou d’un analyste, elle est plus caractéristique d’un critique, comme le note Dominique Viart, que d’un historien.

La deuxième parade consiste à hypostasier « le » contemporain — à elle seule, la substantivation de l’adjectif est révélatrice —, à désigner par cet adjectif promu au rang de concept la capacité de la littérature (et de ses lecteurs) à doter d’une épaisseur réellement substantielle et d’une profondeur virtuellement illimitée, la perception du présent. Est alors contemporain ce que nous avons pleinement, totalement à l’esprit. Le contemporain devient ce qui se dérobe à l’emprise de l’actualité, superficielle et éphémère. Selon les termes mêmes du philosophe Giorgio Agamben, « [l]a contemporanéité est […] une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme[24] ». Le contemporain fait ainsi système avec l’« inactuel » et l’« antimoderne » : il s’agit, en employant l’une de ces trois notions, de justifier une forme de sécession avec un présent dans lequel on ne se reconnaît pas. À cet égard, l’usage actuel du « contemporain » fait songer à cette « pensée magique » en laquelle Jean-Marie Schaeffer, parlant du « genre littéraire », voyait l’un des travers les plus répandus de la théorie littéraire : « le fait même d’utiliser le terme amène les théoriciens à penser qu’on doit trouver dans la réalité littéraire une entité correspondante, qui se surajouterait aux textes et serait la cause de leurs parentés[25] ».

En l’occurrence, on voit bien ce qui est en jeu derrière cette promotion du « contemporain ». Lorsque je lis Racine, l’oeuvre de Racine m’est infiniment plus contemporaine que toutes les productions actuelles que je ne lis pas. Comme l’écrit encore Giorgio Agamben, le véritable objectif est d’« être contemporains non seulement de notre siècle et du “maintenant”, mais aussi de leurs figures dans les textes et dans les documents du passé[26] ». Henri Garric, lui, dans un récent Atelier de Fabula, n’en appelle pas moins à une véritable « révolution copernicienne », faisant en sorte que, à partir du principe « qu’en droit toute oeuvre doit pouvoir être lue comme contemporaine », « toute la littérature [soit] contemporaine[27] ». On l’aura compris, le « contemporain » est la nouvelle dénomination du « classique », mais d’un classique indéfiniment actualisable et définitivement déshistoricisé. Le « contemporain », c’est alors ce dont on ne peut et ne doit pas faire sérieusement l’histoire, au nom des droits supérieurs de la littérature.

Que conclure de ce rapide survol de l’histoire littéraire du contemporain, depuis ce romantisme qui, en France, a donné le jour à l’histoire littéraire ? Non pas qu’il faille y renoncer, puisque, j’ai insisté d’emblée sur ce point, l’histoire est née de la préoccupation du contemporain. Mais il faut prendre acte de son inévitable anachronisme, et s’y résigner. Le discours sur la littérature, qu’il soit historique ou critique, prend nécessairement appui sur des ensembles textuels, des définitions génériques et des critères formels qui résultent du jeu complexe de mécanismes historiques excédant de beaucoup les réalités proprement littéraires. Parce qu’elle est communication, la littérature n’est qu’un sous-système à l’intérieur du vaste système que constituent les multiples formes de communication sociale. C’est pourquoi j’appelais pour ma part, dans mon livre sur L’histoire littéraire, à une autre révolution copernicienne :

Or le monde ne tourne pas plus autour de la littérature que le soleil autour de la terre. La littérature n’est au centre de rien. Au sein de l’espace social, elle n’est elle-même qu’une institution, d’une importance très variable selon les époques, entretenant avec d’autres des relations complexes, mais ténues et plus ou moins périphériques : la première des illusions d’optique consiste à lui accorder a priori plus d’importance sociale et culturelle qu’elle n’en a effectivement et à fausser ainsi par avance la vision de la réalité. L’histoire littéraire n’a pas encore fait sa révolution copernicienne : son premier travail est d’abord de rétablir une juste proportion des choses, de décentrer le regard en définissant précisément, pour chaque période, le rôle et le poids spécifiques de la littérature (ou plutôt des littératures : n’oublions jamais qu’elle ne présente pas un visage unique et qu’il convient de lui restituer son hétérogénéité textuelle), ensuite d’examiner la nature exacte des interférences (directes ou indirectes) entre telle pratique littéraire et telle réalité contextuelle[28].

L’histoire littéraire du contemporain doit donc parvenir à se déporter le plus possible hors de son centre de gravité, parfois à oublier provisoirement la littérature pour se plonger dans le contemporain. Cependant, la difficulté majeure est que la littérature fonctionne elle-même comme une réalité extraordinairement plastique et polymorphe, qu’elle se modifie incessamment, mais avec retard, en fonction des transformations sociales qui la déterminent. Il reste toujours, dans le meilleur des cas, un décalage résiduel dont il faut tenir compte. L’histoire littéraire du passé se renouvelle en appliquant au passé les catégories du présent ; l’histoire littéraire du contemporain, elle, impose à la littérature en devenir les catégories du présent déjà en passe d’appartenir au passé : ces deux anachronismes sont aussi inévitables l’un que l’autre — aussi féconds l’un que l’autre, ajouteront les optimistes. On ne peut pas faire mieux que d’en être conscients et de tirer de cette lucidité toutes les conséquences (méthodologiques, esthétiques, idéologiques) qu’on jugera utiles.