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La rhétorique, c’est le sang qui court sous la peau de votre visage. C’est la lueur qui éclaire vos yeux.

Pascal Quignard, Albucius

Alors qu’il évoque, dans son Histoire des Canadiens-français, le débat de 1793 sur le statut de la langue française dans la première assemblée législative du Bas-Canada, Benjamin Sulte raconte que

la plus grande surprise qu’éprouva le parti anglais lui vint de cette instruction supérieure dont nos chefs politiques donnèrent des preuves immédiates à l’ouverture des débats. Dans l’art de la parole, Papineau, Bédard, Panet, de Lotbinière, Rocheblave, de Bonne étaient passés maîtres et si l’on consulte les procès-verbaux de la chambre on voit que la députation française éclairait tout de ses lumières [1].

Que signifie pareille maîtrise des arts du discours chez des députés par ailleurs inexpérimentés ? Semblable question invite, bien sûr, à interroger cette « instruction supérieure » dont parle Sulte, laquelle doit à son tour faire soupçonner le rôle prépondérant qu’y jouait l’enseignement de la rhétorique, les collèges du Bas-Canada accordant, comme on sait [2], une importance considérable aux préceptes de l’éloquence qui, hérités de Cicéron et de Quintilien, y étaient reconduits à la faveur de longs apprentissages scolaires.

Au nombre de ces préceptes, il faut, semble-t-il, souligner le rôle éminent de ceux qui touchaient à l’actio oratoria ou action oratoire, c’est-à-dire à la quatrième partie de l’ars rhetorica qui postule la nécessaire union de la parole et du geste. Dans la pédagogie jésuite, par exemple, chaque élève bénéficiait de l’apprentissage théorique et pratique de l’action et les maîtres de rhétorique accordaient un soin particulier à l’enseignement de la mise en scène du corps parlant, soit par l’organisation de joutes oratoires, soit par la représentation de pièces de théâtre. Ces exercices, qui survenaient au terme du cursus scolaire, préparaient les étudiants à la pratique future de la parole publique à la Chambre d’assemblée, au barreau ou encore en chaire.

En faisant de l’actio une sorte de chorégraphie du geste, cet enseignement prolonge, il va sans dire, une tradition qui, depuis l’Antiquité, accorde à l’action oratoire une place importante, comme le montre d’ailleurs cette anecdote célèbre que rapportent Cicéron et, à sa suite, Quintilien au sujet de Démosthène :

Lorsqu’on lui demanda ce qu’on devait mettre en première ligne dans l’art oratoire tout entier, [il] donna la palme à l’action, et lui accorda également le deuxième et le troisième rang, jusqu’à ce qu’on eût cessé de l’interroger ; il voulait donner à entendre qu’elle ne devait pas être mise en première ligne, mais qu’elle entrait seule en ligne [3].

Si l’action oratoire agit en tant que « maîtresse souveraine [4]  », elle n’en demeure pas moins la partie la plus escamotée des traités de rhétorique destinés à l’enseignement : à partir du xviie siècle, en effet, on ne lui consacre habituellement que quelques pages pour respecter l’ordre des parties du discours, sans pour autant donner de détails sur les règles qui la composent. C’est que l’action oratoire est un art de l’éphémère et du fugitif qui s’acquiert en expérimentant, en observant un excellent orateur et en maîtrisant une certaine technè ; en conséquence de quoi elle se réduit difficilement à un enseignement écrit et essentiellement scolaire.

Malgré la fugacité qui la caractérise, l’actio ne doit pourtant pas décourager les efforts visant à en faire l’archéologie chez les premiers orateurs canadiens qui se sont illustrés depuis le xviiie siècle jusqu’aux lendemains des Rébellions de 1837-1838. De fait, les témoignages des archives et des représentations contemporaines qui ont été nourries par la culture oratoire attestent d’un transfert de savoirs de l’Europe vers l’Amérique et du collège vers la tribune de l’orateur — transfert dont la dynamique et les contours peuvent être précisés. Jusqu’à ce jour, ces images ont été soumises, pour une part essentielle, à des analyses politiques ou encore idéologiques [5]. Il apparaît clairement que ces représentations méritent pourtant une lecture qui ait intégré les avancées récentes de la recherche rhétorique et qui puisse, par conséquent, tirer parti de la redécouverte des théories classiques de l’art du discours. Mais avant d’examiner, au moyen de quelques portraits d’orateurs, la manière dont la tradition oratoire féconde un imaginaire de la représentation de la parole, force est de rappeler les principales règles qui ont servi à théoriser l’action depuis l’Antiquité.

Dans le De oratore, Cicéron et les devisants qu’il met en scène imaginent et définissent le parfait orateur. Dès le début du premier livre, l’auteur rapporte ces paroles de Crassus : « rien […] ne me paraît plus beau que de pouvoir, par la parole, tenir captive une assemblée, charmer les esprits, se rendre maître des volontés en les poussant ou en les ramenant [6]  ». Ce pouvoir et ce charme qu’il confère d’entrée de jeu à la parole comportent deux dimensions essentielles : d’une part la voix, qui « est le truchement de l’âme, et [qui] peut se modifier autant qu’elle [7]  » ; d’autre part le geste, qui « agit de concert avec la voix, et [qui], comme elle, obéit à l’intelligence [8]  ». Bref, et pour reprendre les mots de Quintilien, « tout appel aux sentiments ne pourra ne pas être froid, si la voix, la physionomie, et pour ainsi dire les attitudes de tout le corps ne lui donnent de la flamme [9]  ». On peut inférer de là que, même médiocre, un discours prononcé par un orateur élégant ou enflammé — ou qui s’est étudié à le paraître — pourra produire autant d’effet, sinon plus, qu’un autre discours supérieurement composé mais rendu par une actio inappropriée.

Toutefois, il y a plus que l’union convenable de la voix et du geste. Quintilien, en effet, ajoute une seconde dimension à l’action en prétendant que « la perfection ne se rencontre que si la nature est secondée par le travail [10]  ». En pareil cas, l’orateur parfait doit posséder les grâces de la nature, mais ce naturel doit en même temps être accompagné et porté par une technè. Pendant tout l’âge classique, cet apprentissage technique d’un « langage du corps [11]  » va s’adresser à tous les hommes qui désirent paraître sur la scène du monde, comédiens ou ministres, prédicateurs ou avocats et, à ce titre, fera l’objet de nombreux traités.

C’est Abbes qui, le premier, en 1648, donne cette définition fort complète de l’action dans le Parfait orateur : « l’Action forme l’Éloquence du corps, qui est comprise sous la bonté de la voix, la grâce du visage, la dignité du geste, & la beauté du mouvement [12]  ». Pour sa part, dans ses Réflexions sur l’art de parler en public parues en 1717, le comédien Jean Poisson, fort des leçons tirées des théoriciens antiques et directement inspiré par l’idée de Quintilien selon laquelle la nature doit être « secondée par le travail », explique que

l’Art peut bien, en corrigeant un peu les défauts de la Nature, rendre un Orateur […] plus que [passable] & au-dessus du médiocre ; mais les grâces naturelles de l’Esprit & du Corps, fortifiées par l’Étude et l’Application, peuvent seules donner l’Excellence [13].

Les règles relatives à la pratique de la parole sont donc indissociables des « grâces naturelles de l’Esprit & du Corps », mais aussi de la maîtrise d’un code qui deviendra art et que l’art aura pour tâche de dissimuler.

C’est dans ce même esprit que Michel Le Faucheur, dans son Traité de l’action de l’orateur ou De la prononciation et du geste paru en 1657, plaide en faveur de la nécessité absolue d’une pratique de l’action : « il faut que cela s’apprenne par la présence & par la vive voix, en écoutant un bon maître, & en prononçant devant lui, afin qu’il vous redresse quand vous manquerez [14]  ». Sensible aux préceptes théoriques de l’actio, Le Faucheur insiste toutefois davantage sur le caractère pratique de celle-ci et ajoute que le futur orateur

doit être soigneux, quand il entend ou quelques fameux Avocats, ou quelques grands Prédicateurs, d’observer attentivement ce qu’ils ont en leur Action de conforme aux règles, & qui leur fait mériter l’applaudissement de leurs Auditeurs, & s’efforcer ensuite de les imiter. [Il s’empresse de rajouter que] les exemples des actions publiques profitent beaucoup davantage que les enseignements de l’École [15].

Les grâces naturelles de l’esprit et du corps devront donc être enrichies par l’observation attentive de grands orateurs et par la discrète maîtrise du code rhétorique pour assurer « la bonté de la voix, la dignité du geste, la beauté du mouvement » et, ultimement, le fléchissement des volontés. En somme, on s’aperçoit que c’est à partir de l’héritage légué par la tradition oratoire antique que l’actio oratoria conserve, pendant tout l’âge classique et même au-delà, son statut prééminent. Sans son concours, les autres parties de la rhétorique ne valent guère, puisque « c’est elle qui donne au discours son dernier agrément [16]  ».

Dans les collèges du Bas-Canada, l’enseignement de la rhétorique et, partant, de l’action oratoire, s’inscrit dans le prolongement de cette tradition. Ainsi, au collège de Montréal, Jacques-Antoine Houdet, dans son Cours abrégé de rhétorique (1835), s’inspire essentiellement de Quintilien en divisant l’action en trois parties : prononciation, geste et mémoire, tout en n’y consacrant cependant que fort peu de pages. Au Séminaire de Québec, en revanche, le traité de rhétorique manuscrit de Bailly de Messein (1774-1775) [17] est beaucoup plus développé et présente une série de courts chapitres réunissant les préceptes favorisant un bon usage de la voix (de voce oratoris), du geste (de gestu), du front (de fronte), de l’oeil (de oculo), des bras et des mains (de brachiis et manibus), du corps (de toto corporis) et, finalement, du pied (de pedibus). Ces commentaires sont illustrés par des exemples tirés d’une source classique, le De actione oratoris du père Jean de Lucas (1761). D’ailleurs, au regard de l’enseignement d’inspiration jésuite dispensé au Séminaire de Québec, l’apprentissage théorique de l’actio semble être indissociable d’une pragmatique du corps éloquent qui s’inscrit en ligne directe avec la translatio studiorum, ce transfert de savoirs hérité de l’humanisme qui s’effectue de la France au Bas-Canada et qui est incarné par la figure de Bailly de Messein, ancien élève de Louis-le-Grand, puis régent de collège à Québec. Pour s’en convaincre, il suffirait de relire ces pages des Mémoires de Philippe Aubert de Gaspé où l’auteur se souvient de ses jeunes années au Séminaire avec Louis-Joseph Papineau :

Les maîtres menaient de temps à autre les pensionnaires du petit séminaire de Québec aux séances de la chambre d’assemblée, pendant les sessions du parlement provincial ; et comme les enfants aiment à singer tout ce qu’ils voient, il fut décidé que nous aurions aussi notre chambre d’assemblée. On commença par les élections. Que d’intrigues ! Que de corruption même pour faire élire un candidat de notre choix ! Le parti conservateur, tremblant pour l’élection de son candidat, proposa de faire voter les ecclésiastiques du grand séminaire. Celui de l’opposition, dont Papineau était le chef, combattait de toutes ses forces l’introduction de cette clause dans notre charte. […] Le grand jour de l’élection arrivé, les deux candidats firent les discours d’usage […]. Papineau, âgé alors de treize à quatorze ans, monta sur le hustings, et, dans un discours qui dura près d’une demi-heure, foudroya notre malheureux candidat. Je l’ai souvent entendu depuis tonner dans notre parlement provincial contre les abus, la corruption, l’oligarchie, mais je puis certifier qu’il n’a jamais été aussi éloquent qu’il le fut ce jour-là. Les prêtres du séminaire s’écriaient : c’est son père ! C’est tout son père ! Quel champion pour soutenir les droits des Canadiens, lorsqu’il aura étudié les lois qui nous régissent ! Et les messires Demers, Lionnais, Bédard et Robert qui rendaient ce témoignage, étaient des juges compétents [18].

Ces maîtres de rhétorique et de philosophie avaient raison : « l’épopée oratoire [19]  » de Papineau dura près de vingt-cinq ans. Celui dont les « discours électrisaient la chambre d’assemblée [20]  » a fasciné de nombreuses générations d’écrivains et d’historiens, tellement que l’image de Papineau reste encore associée à celle du tribun populaire. La littérature historique foisonne de témoignages et de représentations de cet « orateur énergique [21]  » dont les portraits révèlent toute l’importance que les contemporains accordaient à l’action oratoire. C’est ainsi que François-Xavier Garneau souligne que Papineau « était doué d’un physique imposant, d’une voix forte et pénétrante, et de cette éloquence mâle et animée qui remue les masses [22]  ». Napoléon Aubin, rédacteur du Fantasque, observe pour sa part que

Mr. Papineau régnait au milieu de la législature par sa puissante voix […] ; son pouvoir [s’étendait] au loin sur tout le pays dont il était le palladium, la pensée. Qui l’a vu dans la chambre dans un de ces grands débats où il venait imposer à chacun ses strictes opinions, indiquer du doigt la route qu’il fallait suivre dévotement, ne peut certainement pas l’oublier. […] sa bouche toujours prête à lancer le sarcasme, à remettre dans la voie qu’il avait tracée celui qui s’en écartait, […] sa tête hardiment posée, fièrement redressée, recelait une supériorité bien décidée et devant laquelle toutes les autres ambitions devaient échouer [23].

Enfin, si l’abbé Groulx souligne que « sa haute stature, […] sa voix claironnante, [et] son masque d’orateur romain [sont autant d’échos] d’une conscience incorruptible [24]  », l’iconographie et la peinture reprendront sans cesse à son propos ce topos de l’orator, comme le montre à l’évidence le parallèle entre représentations antiques et modernes (voir figures 1 et 2).

Dans tous ces témoignages, on s’en aperçoit, un trait revient avec insistance : du moment où l’on décrit un orateur, la dimension de l’actio entre en première ligne. Cette présence massive d’une culture oratoire semble alimenter, d’une part, la pratique publique de la parole et, d’autre part, les témoignages et les représentations que nous ont légués les contemporains. Mais, pour s’en persuader, examinons le cas de quelques autres orateurs. Ancien étudiant au Séminaire de Nicolet et premier maître de rhétorique au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Joseph-Édouard Turcotte est vite comparé à un « Nouveau Mirabeau » lors de sa participation aux assemblées prérévolutionnaires dans la capitale, en 1837. Napoléon Caron se souvient d’un « bel orateur, à la voix sonore, aux gestes naturels et très expressifs. Sa phrase était toujours claire et convaincante ; et même dans les assemblées tumultueuses, il demeurait toujours calme et bien maître de lui-même [25]  ».

Songeons ensuite à Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal, qui a étudié sous la direction personnelle de Joseph-Octave Plessis avant de faire sa philosophie au Séminaire de Québec, et qui s’est mérité la réputation d’« orateur délicat [26]  ». Selon Francis J. Audet, sa voix « pouvait exprimer les nuances les plus délicates de la pensée. Son geste avait la grâce d’un marquis de l’ancien régime […], il raillait agréablement et piquait l’adversaire avec une fine lame de Tolède [27]  ». Encore une fois, ces descriptions sont supportées par un imaginaire rhétorique qui, faute de pouvoir faire revivre à nouveau les performances oratoires, nous renseigne du moins sur le rôle central qui était accordé à la mise en scène du corps parlant et éloquent, et atteste que l’actio oratoria fait, en quelque sorte, office de perspective au moment de fixer le portrait de l’orateur.

Figure 1

Statue de l’orateur, bronze, ier siècle, Florence, Musée archéologique.

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Figure 2

Charles Alexander, Manifestation des Canadiens contre le gouvernement anglais, à Saint-Charles, en 1837, dite aussi L’Assemblée des six comtés, vers 1891, huile sur toile, Québec, Musée du Québec.

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Mais tous les orateurs n’avaient pas l’énergie d’un Papineau, le geste naturel d’un Turcotte ou encore la grâce d’un Vallières de Saint-Réal. En effet, certains de nos parlementaires chez qui les grâces de la nature étaient, semble-t-il, absentes, possédaient mal, selon toute apparence, les règles du code de l’action oratoire. C’est le cas notamment de Louis-Hippolyte Lafontaine, de Cyrille-Hector-Octave Côté et d’Amable Berthelot — personnages dont Napoléon Aubin a dressé, dans Le Fantasque, des portraits aussi saisissants que burlesques. Louis-Hippolyte Lafontaine, ancien élève du collège de Montréal et député de Terrebonne, écrit par exemple Aubin, « ne peut point être placé au rang d’orateur, il n’a aucun des moyens de l’art oratoire, pas même celui de la persuasion ni même aucun agrément qui puisse faire passer la sécheresse de sa parole [28]  ». Alors que l’éloquence doit pouvoir animer le corps de l’orateur, force est de constater que Lafontaine échoue lamentablement dans son entreprise :

Le visage de Mr. Lafontaine, poursuit le rédacteur du Fantasque, comporte toute la dureté que l’on retrouve dans sa voix. […] On ne peut mieux, il me semble, décrire l’effet des paroles de Mr. Lafontaine […] qu’en les comparant à celles qui sortiraient d’une statue de bronze. On ne peut y découvrir nulle agréable inflexion, nul changement, nulle variation. C’est un bruit aigre, rapide, monotone, qui déchire l’oreille en même tems que le coeur. Quel que soit le sujet qu’il ait traité, il n’est pas un auditeur qui ne ressente une espèce de bien-être lorsqu’il a cessé [29].

Cet extrait, où les aigreurs de Lafontaine et la raideur d’une statue de bronze semblent se confondre, fait écho à la très ancienne métaphore de la statue, elle-même inscrite de longue date dans la tradition rhétorique. Déjà, Quintilien [30] employait cette image que reprend tout l’âge classique à sa suite pour qualifier le défaut d’une actio appropriée : c’est ce que fait, par exemple, Charles Rollin, pédagogue dont les travaux sont fort en vogue au Séminaire de Québec [31] et qui, dans De la manière d’enseigner et d’étudier les belles-lettres, écrit :

Une statue […] toute unie & toute d’une piéce depuis le haut jusqu’en bas […] paroîtroit immobile & comme morte. Ce sont les différentes attitudes des piés, des mains, du visage, de la tête, qui variées en une infinité de maniéres selon la diversité des sujets, communiquent aux ouvrages de l’art une espéce d’action & de mouvement, & leur donnent comme une ame & une vie [32].

Cette variété infinie de manières qu’évoque Rollin et qui confère à l’action toute son efficacité détonne visiblement en regard du portrait de Lafontaine dressé par Aubin, où le journaliste insiste sur la « dureté que l’on retrouve dans [la] voix » de l’orateur et la monotonie qu’elle dégage. En comparant l’éloquence de Lafontaine avec celle d’une statue, Aubin reconduit à l’évidence une longue tradition de manière à mieux mettre en relief les défauts d’une actio rappelant davantage la dureté du bronze que la souplesse de la chair et l’élégance d’un geste dont le mouvement est guidé par l’art.

Cyrille-Hector-Octave Côté, grand représentant de l’aile patriotique radicale, « parle, marche, écrit, s’agite, et tous ses mouvements sont des vessies qu’un simple coup d’épingle désenfle et détruit. À le voir en chambre, essoufflé, affairé, on le croirait chargé d’huiler, de frotter, d’activer les ressorts qui font marcher la machine gouvernementale [33]  ». Ici, l’absence d’éloquence donne au corps et à la voix un caractère automate. La métaphore de la statue se trouve, en quelque sorte, modernisée et revisitée par la figure de la machine. Aubin poursuit : « ses discours sont vides de sens, d’idées et n’ont absolument rien de substantiel que leur interminable longueur ; il parle après tous les autres et répète ce qu’ils ont dit […]. Le docteur Côté, par cette insatiable ambition de faire du bruit, vient d’acquérir une bien triste célébrité […] [34]  ». De toute évidence, la référence à l’opposition classique entre res et verba, entre les choses et les mots, structure la fin de ce portrait de Côté où le manque apparent d’éloquence s’offre sous les traits d’une cacophonie généralisée.

Enfin, le morceau de bravoure, Amable Berthelot. Napoléon Aubin dresse en ces mots le portrait de ce grand intellectuel qui fut passionné par les questions d’éducation :

Mr. Berthelot sait réveiller (on peut prendre ceci littéralement) l’attention de toute l’assemblée par l’éclat de sa voix et par ses saillies si pleines de naturel. […] Il est le boute-en-train de l’Assemblée, le bouffon de la salle, la consolation des sténographes. Mr. Berthelot est d’une taille avantageuse pour la voix, vu que le volume qui sort n’étonne point lorsqu’on voit le vaisseau. Sa figure est parfaitement adaptée au tour ordinaire de son éloquence ; sa bouche gastronomiquement pincée, semble retenir le flux… de paroles toujours prêtes à se faire jour et à se répandre sur tout ce qui l’entoure ; elle est agréablement surmontée par un nez qui serait romain s’il n’était bourguignon, et sur lequel réflètent le feu du génie et l’éclat des bougies, indiquant assez par là le vrai centre des lumières, le point le plus éclairé de toute l’assemblée […] [35].

Le rapport entre portrait et caricature est évident dans cet extrait. Bien que loufoque, cette description est visiblement nourrie par le souvenir érudit de la tradition rhétorique, comme le montre également la suite du texte :

On voit que l’être doué de si précieux avantages eût pu faire brillante figure sur les théâtres comiques d’Europe […]. Si tous les grands orateurs ont eu leur genre à eux, les petits doivent aussi jouir de ce privilège ; c’est pour cela sans doute que Mr. Berthelot veut introduire un nouveau genre dans l’art oratoire, le genre tragi-comico-polyglote. Il est rarement le premier à parler sur une question, sur une loi, sur une mesure ; il attend presque toujours que les orateurs des deux côtés aient presque épuisé leurs moyens d’attaque et de défense ; lorsque le feu se ralentit, paraît près de s’éteindre, alors notre orateur sort de l’assoupissement où il semblait plongé. Gare ! On a réveillé le chat qui dormait ; il se lève lentement de son siège, ôte majestueusement ses lunettes, et, faisant une pirouette solennelle sur lui-même, il laisse entendre ces mots d’un ton de voix le plus grave que puisse fournir son diapason : « M. l’Orateur ! » Un long silence succède à cette interpellation. Puis, lorsqu’il est sûr que chacun est prêt à l’écouter, que l’on n’entend point un souffle, il commence son discours et le continue syllabe par syllabe […]. Ici, la voix est devenue effrayante, les carreaux tremblent, les murs retentissent et des rires étouffés s’échappent de toutes parts. Alors l’orateur se tourne gravement vers l’auditoire et croisant les bras, secouant la tête d’un air de mépris : « Vous riez ! Vous riez ! C’est sans doute parce que vous vous occupez du physique de mon discours sans peser le moral ; c’est dans la nature des choses. L’ignorant ne sait pas faire la différence des grands mouvements oratoires et de la conversation […] »… Tantôt sa voix ressemble à la basse continue d’un chant d’église, puis, tout à coup, elle ferait honte aux plus grands coups de tonnerre ; tantôt les accents en sont interrompus par un gros rire saccadé ; tantôt on croirait entendre sangloter l’orateur. Il n’épargne rien pour faire effet, il se frappe la poitrine et le front tour à tour, lève les mains et les yeux vers le ciel, invoque la pitié, la générosité de la Chambre et s’assied satisfait au plus haut point des efforts de son génie [36].

Berthelot représente sans doute le modèle par excellence de l’orateur qui a surfait les leçons de l’action, devenant ainsi ridicule par ses « transports oratoires excessifs qui portaient à rire [37]  » et par le manque de convenance entre ses gestes et ce qu’il disait. Aubin conclut ainsi son portrait : « Puis se penchant vers un de ses collègues, il lui dit à l’oreille en confidence : “Vous ne savez point pourquoi je suis aussi éloquent, c’est que j’ai pris des leçons de Talma, du grand Talma.” » Ce parallèle entre l’actio oratoria et le jeu du comédien, on l’a vu avec le traité du comédien Poisson, a fécondé tout un imaginaire, que réactualise ici notre député pour la plus grande joie du lecteur. D’ailleurs, si Berthelot peut se vanter d’avoir pris des leçons de ce protégé de Napoléon Bonaparte, Cicéron, des siècles auparavant, n’avait-il pas, lui aussi, fait de même et donné l’exemple, en se plaçant sous la direction du comédien Q. Roscius ? De ce point de vue, notre député ne devient, sous la plume d’Aubin, que le saltimbanque ridicule d’une tradition au demeurant accréditée qui confère toute sa force à la satire.

Tout bien considéré, la prise publique de la parole, depuis la chaire jusqu’aux tréteaux et de l’Antiquité jusqu’à l’âge classique et même au-delà, a été nourrie par une longue tradition rhétorique où l’éloquence de la parole et du geste devenait un élément incontournable, autant pour les orateurs que pour les écrivains ou les artistes qui ont cherché à les peindre. Qu’il s’agisse d’un Papineau représenté sous la figure magnifiée du tribun romain, de l’aisance et du geste naturel de Joseph-Édouard Turcotte, de l’élégance de Vallières de Saint-Réal ou même encore des Louis-Hippolyte Lafontaire, Cyrille-Hector-Octave Côté et Amable Berthelot dont les mouvements oratoires portaient plutôt à rire, voire à pleurer, à chaque fois, l’idéal de la représentation passe par la culture oratoire ; à chaque fois, l’héritage et les réminiscences d’une pratique de la parole éloquente viennent alimenter l’imaginaire des témoins contemporains. Plus encore, ces quelques portraits d’orateurs sont autant de signes du patrimoine rhétorique légué par les collèges de France à l’Amérique et de manifestations exemplaires d’une sorte de poétique du geste à laquelle seule l’archive est en mesure de nous donner accès, nous révélant ainsi l’importance singulière de cette forme méconnue de transfert culturel dont a pu faire l’objet un art de l’éphémère et du fugitif : celui de l’actio oratorio.