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Tenter de comprendre les bouleversements contemporains, tout en respectant la singularité des êtres que l’histoire malmène, peu d’auteurs ont relevé ce défi avec autant de lucidité que Shiva Naipaul, essayiste et romancier originaire de l’Inde, né dans les Caraïbes, écrivain-voyageur qui a parcouru le monde de l’Afrique à l’Australie, de la Guyane au Sri Lanka… Souvent douloureuse, sa lucidité est aussi libératrice parce qu’elle s’attaque impitoyablement aux remèdes qui tuent, aux mensonges qui rendent fous. Sa démarche, tendue vers la compréhension des drames qui se sont déroulés après les indépendances, se caractérise à la fois par un engagement profond et par une grande distance. Elle nous est apparue pertinente et forte pour analyser les relations entre groupes humains, dans l’espoir de réduire le danger que les hommes représentent les uns pour les autres.

Cette lucidité prend sa source au creux d’une blessure. « D’ordinaire, le sens commun enlève à chacun de nous le souci existentiel de son identité. L’identité ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d’analyse que là où elle ne va plus de soi », écrit Michael Pollak [1]. Les expériences hors du commun font parfois surgir ce que la familiarité, la routine des rapports sociaux, nous empêchent de voir. Elles mettent brutalement à nu la matière même dont est faite l’expérience ordinaire. L’histoire de Shiva Naipaul qui, par son travail d’écrivain, est parvenu à surmonter au jour le jour une blessure identitaire inguérissable est, à ce titre, exemplaire : extrême par la profondeur de la blessure, c’est en même temps une histoire commune à bien des migrants.

À l’occasion des pages qui suivent, nous souhaitons faire découvrir ou redécouvrir cet auteur peu connu dans le monde francophone [2]. Nous tenterons de montrer comment l’invention perpétuelle de soi à laquelle il se sentait condamné a aiguisé son regard sur le monde postcolonial, l’amenant à déployer un art de l’investigation intimement lié à sa quête personnelle. L’acuité de sa réflexion sur le déracinement, les conflits ethniques ou les mirages identitaires reste, à l’aube du xxie siècle, d’une cruelle actualité.

« Chaque jour, je dois me réinventer »

Le sens commun n’a guère déchargé Shiva Naipaul du souci existentiel de son identité. Né à Trinidad, dans les Antilles britanniques, il grandit au sein d’une famille d’origine indienne qui perpétue des pratiques communautaires, mais n’en transmet pas le sens à ses enfants. Toutes les évocations que l’écrivain fera de son enfance portent la marque de cette absence de sens qui le laisse démuni, sans ressources pour interpréter le monde dans lequel il vit.

Le grand-père de Shiva était venu sous contrat à Trinidad pour travailler dans les plantations de canne à sucre. Le père de Shiva apprend l’anglais et se forge une éducation d’autodidacte ; il quitte la paysannerie des plaines du Caroni, devient journaliste, épouse la fille d’un Indien propriétaire terrien et s’installe à Port of Spain, la capitale de l’île. Au moment de la naissance de l’écrivain, le lien de la famille avec la vie rurale s’est définitivement brisé. À la mort de son père, Shiva n’a que sept ans et ses nombreux parents, demeurés à la campagne, ne représenteront jamais pour l’enfant que des présences lointaines.

La famille habite Saint-James, le quartier ouest de Port of Spain, au milieu d’une population ni riche ni pauvre et d’un « cosmopolitisme tumultueux », échouée là, dans la capitale d’un « lointain avant-poste britannique » : une majorité de Noirs, des Indiens, des Portugais, des créoles, sans oublier « ceux dont l’origine était un imbroglio si prodigieux qu’il était impossible de les classer ». L’écrivain décrit son voisinage comme un « assemblage totalement arbitraire d’êtres humains » avec lequel la famille coexiste sans animosité, mais aussi sans compréhension mutuelle [3].

Si les parents de la mère sont plus présents, ils n’offrent pas pour autant au jeune Shiva de véritables clés pour déchiffrer le monde qui l’entoure. Une ou deux fois l’an, durant la prime enfance de l’écrivain, la famille se rend chez un oncle pour quelques jours d’un rassemblement communautaire riche en sensations [4] et pourtant dépourvu de sens, puisqu’il ignore tout de la signification des rites auxquels il assiste. Cette impuissance à accéder au sens sacré le poursuivra toute sa vie, même s’il considère ces épisodes de son enfance comme la seule expérience heureuse d’une existence sociale fondée sur le sentiment d’appartenance à une entité plus vaste que soi-même. Bien plus tard, il racontera comment il a connu une brève période mystique au cours de son adolescence, suivie d’un douloureux échec :

L’impitoyable vérité se fit jour : je n’avais pas de dieux à moi ; j’étais sans dieu au sens le plus littéral du terme. Cette triste situation était irrémédiable. Il en résulte que les manifestations de piété me mettent toujours mal à l’aise, et aggravent le sentiment constant que j’ai d’être en dehors, d’être un homme sans tribu […] Je me sens aussi dépaysé et agité dans une église de campagne anglaise que dans une mosquée ou un temple. Quand je franchis le seuil d’un lieu sacré, je deviens claustrophobe. Je ne peux pas surmonter cette sensation de vide, cette partie engourdie et inerte de moi-même [5].

Évoluant dans ce monde incompréhensible, Shiva achève ses études secondaires avec la seule obsession d’obtenir une bourse, dans la « poursuite étriquée du succès aux examens », pour franchir enfin la Gueule du Dragon en direction de l’Angleterre et fuir la prison de l’île [6]. Il décrit ainsi le jeune homme qu’il était lors de son départ pour Oxford : « À dix-huit ans, j’étais fait de morceaux épars ramassés au hasard, partout et n’importe où. L’horrible image qui me vient à l’esprit est celle de taudis de bidonville construits à partir de tous les rebuts qui vous viennent sous la main [7]. » Ne connaissant aucune forme stable sur laquelle il pourrait prendre appui, le jeune homme se sent condamné à se « réinventer chaque jour ».

En Angleterre, il poursuit, avec un doute grandissant, des études de philosophie, de psychologie et de physiologie. L’un des épisodes marquants qu’il relate de ces années incertaines est l’expérience d’une panique soudaine, d’une angoisse de mort imminente qui le saisit un après-midi d’été, sans raison apparente. Une fois la terreur apaisée, il parvient à lui donner une signification, en se rappelant l’annonce récente de la mort d’un camarade. Steve était un ami d’enfance, étudiant comme lui à Oxford, originaire d’une famille indienne de Trinidad convertie au culte presbytérien, ce qui aux yeux de Shiva lui conférait une mystérieuse assurance. Même s’ils se fréquentaient assez peu, Steve restait pour Shiva un repère sûr, un lien avec le passé, et surtout l’image même de la stabilité et d’une réussite à l’abri du doute. Et c’est précisément ce jeune homme que la mort venait faucher brutalement dans son sommeil. Shiva conclut : « Ce qu’il me restait d’assurance et d’optimisme s’évanouit. Le sol sur lequel nous marchons était traître et imprévisible [8]. »

Le récit de cet épisode, dans son essai autobiographique, fait écho au « cauchemar de la dissolution » évoqué par l’auteur dans Voyage inachevé et vécu comme une perte de confiance dans la réalité de son existence, sentiment éprouvé face au néant, à l’informe, expérience paroxystique potentiellement commune à tous les êtres humains mais que l’écrivain affirme avoir retrouvé bien souvent chez ceux qui ont été colonisés [9].

Shiva a peu connu son grand frère, Vidiadhar Surajprasad Naipaul, aujourd’hui Prix Nobel de littérature. Parti pour Oxford quand Shiva avait cinq ans, celui-ci représentait pour l’enfant une présence lointaine et mystérieuse : « Après tout, nous venions de deux mondes différents. […] Nous n’avions pas de passé commun, nous n’avions pas de mémoire commune, ni ancestrale ni autre [10]. » Plus tard, lorsqu’ils se sont retrouvés tous deux en Angleterre, leur relation s’est établie peu à peu, avec difficulté, jusqu’à une reconnaissance mutuelle de l’autonomie de l’autre, autorisée par le travail commun de l’écriture, devenue entre eux moyen de communiquer.

Shiva a commencé sa carrière d’écrivain « tout seul » lorsque, peu avant son départ d’Oxford, alors qu’il était plein de doutes concernant son avenir, une phrase s’est imposée à lui, « ligne donnée gratuitement », presque miraculeusement à ses yeux, au départ de ce qui deviendrait son roman Lucioles [11]. Paradoxalement, ce commencement d’écriture représentait, pour Shiva, non une avancée sur les traces du grand frère, mais plutôt le premier pas sur le chemin de l’indépendance [12].

Les effets d’écho entre l’histoire de Shiva Naipaul et son oeuvre se répètent à l’infini. La nécessité de se réinventer chaque jour l’a amené à parcourir le monde, sans plan de voyage, mû seulement par quelques questions lancinantes. Il a reçu de plein fouet le choc du contact avec les pays qu’il traversait, sans le secours des grilles explicatives qui rassurent. Mais, en retour, c’est à la lumière de ce monde dont il tente de déchiffrer la complexité, qu’il peut relire sans cesse sa propre histoire.

Shiva Naipaul et le monde. Comprendre et dire ou la nécessité d’écrire

Si l’on finit par écrire tel ou tel genre de livre, c’est en fonction du genre d’expériences que l’on a réellement vécues [13].

Pour Shiva Naipaul, écrire est le seul moyen de comprendre le monde dans lequel il vit. Ce besoin est à l’origine des questions qui animent l’homme, préoccupent l’écrivain. Sortilège africain est né de ses « obsessions », celles qui l’obligent à comprendre ce que signifient des mots comme libération, révolution, socialisme pour ceux qui en font l’expérience dans les pays de l’Afrique noire indépendante. Ces interrogations incessantes mettent à nu les faux-semblants, entreprise d’autant plus fondamentale que, comme le rappelle Douglas Stuart, « dissiper les malentendus a été l’objectif essentiel de toute l’oeuvre de Shiva Naipaul [14]  ».

Questionner le monde par la voie de la littérature mène l’auteur à le parcourir et à se parcourir. Non dans un souci d’affirmation identitaire, « la métaphysique raciale est un cul-de-sac », dit-il, mais en explorant les fêlures de son identité. La confrontation au monde le ramène inévitablement à soi. Lors de son voyage en Australie, par exemple, la situation des aborigènes fait directement écho à ses propres préoccupations. Notamment, pendant la Semaine nationale des aborigènes, l’écrivain observe le décalage entre le discours des orateurs, qui clame « l’aborigénité », et la réalité présente qui semble le démentir :

Aucun d’eux n’avait l’air d’avoir un tant soit peu pratiqué la chasse ou la cueillette. En tout cas pas récemment. Y avait-il un rapport réel entre ces dignitaires de la cause, complètement urbanisés, et ces êtres couverts de poussière, aux jambes comme des baguettes et à la peau noire, qui étaient si patiemment accroupis sur les dalles ? Quels liens de sympathie, quels désirs, quelles affinités culturelles pouvaient bien les unir [15]?

Ses réflexions le conduisent vers l’analyse de sa propre histoire : « d’ascendance […] indienne, devrais-je me rendre jusqu’à une grotte au pied de l’Himalaya et m’abandonner à la méditation sur la transmigration des âmes ? Après un siècle de séparation d’avec la terre de mes origines, un siècle de confusion et de désintégration, mon identité raciale ne m’a fourni aucune clé pour résoudre les dilemmes auxquels j’ai dû faire face [16]. »

Aller voir sur place, enquêter, faire soi-même l’expérience, pour se rendre compte puis pour rendre compte : telle est sa démarche d’investigation où le voyage est incitation à la réflexion et prémices de l’écriture à venir. Cette écriture qu’il ne peut considérer comme « un passe-temps distingué » mais comme une nécessité : les mots se forment ou, plutôt, prennent vie dans « l’introspection poussée » du voyage.

Âme fugueuse, corps nomade

Pour l’auteur, aller vers l’ailleurs est « une seconde nature [17]  ». Cette facilité à parcourir le monde sans s’enraciner dans un lieu précis est à l’image de son « identité instable et nébuleuse ». Avec distanciation, l’écrivain porte un regard sur son histoire à travers les différents endroits où il a vécu :

Mon attachement pour Trinidad est purement sentimental ; c’est l’attachement qu’éprouve un enfant pour le lieu où il a grandi. Il ne va pas au-delà parce que ma vie se trouve ailleurs — bien qu’il me soit difficile de dire où précisément. À Londres, ce qu’il me restait des « racines » trinidadiennes que j’avais amenées avec moi se fossilisa peu à peu […] la ville […] ne m’offrit pas une identité nouvelle [18].

Shiva Naipaul compare d’ailleurs le voyage au processus de création d’une oeuvre de fiction, au sens où il laisse l’imprévu le mener là où il ne s’y attend pas : « On espère toujours qu’un voyage se justifiera de lui-même, qu’il se structurera, qu’il révélera ses possibilités — et même tout son sens — au fur et à mesure. On fait confiance à la chance, à l’instinct, à l’intuition […] Quand on commence, on ne sait pas forcément où l’on va ni pourquoi on y va [19]. » L’auteur décrit le voyage davantage qu’il ne le définit. Pour lui, c’est un montage d’images, de gens, de lieux, une plongée dans un univers qu’il confronte à ses propres questionnements. Il en a une vision documentaire, cinématographique : ne parle-t-il pas de montage [20]  ?

Les bleus de l’ailleurs

Le voyage est aussi une aventure qui mène au décentrement de soi, une épreuve où le voyageur engage sa personne, ses convictions, ses doutes, au risque de se perdre. « Tous les voyages commencent de la même manière. Tout voyage est une forme graduelle d’auto-anéantissement [21]. » La rude confrontation avec le monde peut commencer dès le prélude au voyage. Lorsque, à l’aéroport d’Amsterdam, en partance pour le Sri Lanka, une femme demande à Shiva Naipaul quelle est son origine, il répond « Disons de l’Inde » sur un ton irrité, tout en pensant intérieurement : « la même vieille question […] À quoi est-ce que cela pouvait bien lui servir ? », las d’être confronté sans cesse à cette « même vieille supercherie [22]  », cette apparence physique qui renvoie, parfois, un reflet déformé de soi.

Le départ peut être effroyable et entraîner des dégâts irréversibles. Après le drame de Jonestown, suicide collectif dans la forêt guyanaise sur lequel on reviendra, l’auteur se met « en route vers ce cauchemar ». De ce voyage naît Mort en Guyane. Lorsque, plus tard, Douglas Stuart lui suggère de revenir dans son prochain livre à la veine humoristique qu’il avait si habilement exploitée dans son roman Lucioles, il répondit : « Comment le pourrais-je ? […] À Jonestown, j’ai enjambé des cadavres [23]. » Et pourtant, l’écrivain considère qu’on ne peut faire l’économie de cet engagement de soi : si l’on veut, par exemple, comprendre la situation des pays de l’Afrique noire après les indépendances, on ne le peut « qu’en faisant soi-même l’expérience de la chaleur et de la poussière de ces pays [24]  ».

Un art de l’investigation

En novembre 1978, quelque neuf cents adeptes de la secte du Temple du Peuple, fondée en Californie, se suicident au Guyana sur l’ordre de leur gourou, le révérend Jim Jones. L’utopie messianique, à base de socialisme, de fraternité raciale et de coopérative agricole, a tourné au désastre.

Là où nombre de journalistes brandissent rapidement une panoplie d’explications toutes faites (ce sont « des techniciens capables de fournir au pied levé, des documents bien ordonnés permettant d’expliquer n’importe quel événement [25]  »), l’écrivain se rend sur les lieux pour tenter de faire un peu de lumière sur le drame. Fidèle à sa conception du voyage, il part sans aucun plan préétabli [26].

Il mène l’enquête à la fois au Guyana, lieu de la tragédie, et en Californie, terreau de la secte. Son ouvrage Mort en Guyane consiste à mettre patiemment la tragédie en perspective, en mobilisant des sources très diverses : l’histoire récente du Guyana, de nombreux récits et témoignages d’adeptes ou de visiteurs, une visite des lieux sous l’escorte de soldats guyanais, la chronologie de l’affaire Stoen (tentative du couple Stoen pour arracher son fils de cinq ans des mains de Jim Jones), des entretiens avec d’anciens membres ainsi qu’avec des personnes en relation avec le Temple du Peuple, une rétrospective de l’histoire de Jim Jones, une analyse de la société et de l’idéologie californiennes des années 1970 [27], etc.

Le livre, bien sûr, ne livre aucune explication univoque. Il montre, toutefois, que le mouvement de Jones s’est édifié sur les débris des années 1960. Il ne s’agit pas d’un idéalisme virginal qui aurait été, par la suite, mystérieusement perverti. Pour l’écrivain, l’idéalisme dont s’est nourri le Temple du Peuple était déjà « considérablement souillé et rongé par la décomposition intérieure [28]  ». À ce titre, Mort en Guyane est bien moins une grille d’interprétation qu’un appel à l’exercice de la vigilance.

Cette enquête témoigne bien de la démarche d’investigation propre à l’auteur. L’absence d’un plan préétabli ne signifie pas un manque de rigueur. Réticent à l’usage des généralisations hâtives, il témoigne, comme d’ailleurs son frère aîné, d’un souci scrupuleux dans la précision de sa description des personnes, des lieux et des faits, côté fiction et côté récit de voyage. Malgré la concision de sa prose, ses évocations sont toujours riches de notations sensorielles : il donne à voir, entendre, toucher, goûter, sentir [29].

Même lorsque l’expression de ses propres sentiments est très présente, comme c’est le cas en particulier dans les écrits autobiographiques, elle prend rarement le pas sur le souci de l’observation et la fidélité aux détails, détails qui paraissent souvent donnés pour eux-mêmes, plus par souci d’exactitude que dans une intention démonstrative ou littéraire.

L’exotisme et les abstractions dangereuses

Comme l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier, Shiva Naipaul « ne voyage pas pour se garnir d’exotisme […] comme un sapin de Noël [30]  ». Dans Mort en Guyane, il montre, au contraire, à partir des témoignages des adeptes, quelle tragédie macabre peut se cacher derrière l’idéalisation exotique, la vision d’un monde sans faille [31]. Depuis la description idyllique du lieu où est installée la communauté des disciples jusqu’à l’éloge de l’égalité raciale, économique et du mode de vie communautaire, tout semble factice :

Les rapports en provenance de Jonestown laissaient entendre qu’on avait le paradis terrestre sous la main. Des brochures en papier glacé, intitulées « Jonestown — un modèle de coopération » (date incertaine), dépeignaient les miracles qui s’opéraient dans la savane guyanaise […] Un flot de visiteurs déferlait sur Jonestown pour y voir la transfiguration de l’Homme et de son Environnement. Le livre d’or regorgeait de louanges et d’encouragements. « Votre socialisme vaincra [32]  ! »

Ou encore : « Réchauffés par le “délicieux” soleil des tropiques et caressés par les suaves alizés, ils sentaient disparaître les maux physiques propres au monde impitoyable qu’ils venaient de quitter, ce monde où les loups se mangent entre eux [33]. »

Mais au même titre que l’exotisme, certaines abstractions, parmi les plus répandues, se révèlent dangereuses parce qu’elles empêchent de voir le monde « de près ». Shiva Naipaul critique ainsi avec virulence l’usage des concepts du prêt-à-penser, ces mots qui écrasent les singularités sans recouvrir par ailleurs de véritables significations communes. Il les soumet à une analyse minutieuse, interrogeant l’histoire, fouillant les dictionnaires, faisant appel à sa propre expérience. Il juge ainsi « répugnant » le concept de Tiers-Monde : « c’est un concept occidental flasque qui manque de réalité humaine », associant de façon confuse des critères économiques (le niveau de vie) et géopolitiques (le non-alignement), au mépris de l’histoire : « Rassembler gentiment, disons, l’Éthiopie, l’Inde et le Brésil sous la même bannière du Tiers-Monde est aussi absurde et méprisant que d’affirmer, comme on l’a toujours fait, que tous les Chinois se ressemblent. Les gens se ressemblent, seulement, lorsqu’on ne prend pas la peine de les regarder de près [34]. » C’est le rapport à l’étranger qui est ici en cause. Simmel ne disait pas autre chose lorsqu’il notait, dans son essai Digression sur l’étranger, que nous ne considérons pas les étrangers vraiment comme des individus, mais surtout comme des êtres d’un type particulier [35].

L’auteur s’en prend aussi au concept de culture, sous son aspect politique, agressif, capable de tout signifier au risque de ne rien vouloir dire, suscitant davantage l’émotion viscérale que l’engagement réfléchi. C’est finalement, là encore, dans le dictionnaire qu’il affirme trouver un certain apaisement : la culture, pour le dictionnaire, c’est (simplement !) le moyen par lequel on forme le goût [36].

Mises en perspective

Privé du secours des grilles interprétatives, Shiva Naipaul recourt volontiers à la mise en perspective pour donner sens à ce qu’il observe, faisant appel à des faits du passé ou à d’anciens récits de voyage.

En écrivant « Fuite dans les ténèbres », essai sur son voyage à Darwin, il opère ainsi un rapprochement entre le culte moderne de l’« aborigénité », qu’il dénonce comme un racisme sublimé, et la volonté de génocide qui traverse le récit d’Anthony Trollope, lors de son voyage en Australie en 1872, au plus fort de la morgue coloniale [37].

Dans Sortilège africain, il relit Mungo Park, voyageur en Afrique à la fin du xixe siècle, lorsqu’il s’interroge sur l’histoire des liens entre Africains et Européens. Pour nous aider à comprendre la tribu des Kikuyus, il s’appuie sur l’essai anthropologique Au pied du mont Kenya (1938) de Jomo Kenyatta, devenu ensuite le premier président du Kenya indépendant.

Il se fonde sur les écrits de Karen Blixen et d’Alberto Moravia, lorsqu’il veut montrer la force et la prégnance du rêve de suzeraineté des Blancs sur la terre du Kenya. Arrivé en Tanzanie avec le désir de comprendre la réalité du socialisme tanzanien, il propose une comparaison quelque peu inattendue :

Si les Hautes Terres voisines du Kenya ont ravivé des ambitions aristocratiques, démodées et frustrées chez un certain type de colon européen, on pourrait dire alors, tout aussi justement, que la Tanzanie indépendante a stimulé les fantasmes d’un certain type de socialiste européen démodé, des hommes et des femmes à l’esprit tourné vers l’utopie et la vie pastorale, dont le socialisme devient peu à peu, de manière imperceptible, une sorte de paternalisme bienveillant et condescendant vis-à-vis de ceux qui sont moins évolués et déshérités. Ce sont les deux faces différentes de la même médaille [38].

Engagement et distance

D’une manière générale, la démarche de Shiva Naipaul se caractérise par l’association originale d’un engagement profond et d’une extrême distance. L’attitude de l’auteur évoque ainsi à bien des égards celle du pêcheur pris dans le maelström, tel qu’il est mis en scène par Edgar Poe, celui qui, en plein coeur du danger, conserve ses facultés d’observation.

Dans le récit d’Edgar Poe, deux frères se trouvent entraînés dans un tourbillon, à bord de leur bateau de pêche. L’un est trop subjugué par la peur pour réfléchir clairement, tandis que l’autre parvient à observer la situation avec assez de détachement pour repérer des régularités et en déduire une conduite appropriée : ayant noté que les objets de forme cylindrique et de petite taille s’enfonçaient moins rapidement que les autres, il s’attache à un fût et se jette à l’eau. Il échoue à convaincre son frère de faire de même, mais parvient lui-même à tenir jusqu’à ce que le tourbillon s’apaise et il sauve ainsi sa propre vie.

Norbert Elias reprend ce récit comme une parabole pour illustrer le double lien qui caractérise les relations entre les hommes. Les êtres humains représentent un danger permanent les uns pour les autres [39]. Le plus souvent, comme c’est le cas pour le premier frère, l’exposition au danger augmente le caractère émotionnel des réactions, empêchant une approche réaliste du processus critique (ici, la dérive vers le maelström). En retour, l’attitude irréaliste due à la peur diminue les chances d’une réaction adaptée face au danger. Pour Elias, la pensée dominée par l’imaginaire et l’émotion, qui règne fréquemment dans les relations entre groupes humains, s’apparente à la pensée magico-mythique qui caractérisait l’humanité avant le développement des sciences de la nature.

La seule façon de briser le double lien serait alors d’adopter l’attitude du deuxième frère. C’est cette voie que Shiva Naipaul nous engage à suivre lorsqu’il tente de comprendre les processus à l’oeuvre dans les relations entre groupes humains au sein du monde postcolonial, démontant impitoyablement les abstractions qui s’adressent à l’émotion plus qu’elles n’autorisent une analyse clairvoyante.

Cette distanciation n’a rien à voir avec la revendication d’une quelconque objectivité. La démarche de l’écrivain consiste au contraire à s’engager pleinement, en tant que sujet, dans l’observation. Loin d’être au-dessus du danger, il se débat au coeur du maelström et puise sans cesse dans sa propre expérience. En retour, il s’attend à ce que ses interlocuteurs fassent de même. Par exemple, en voyage au Sri Lanka, lorsqu’il rencontre M. Goonetileke, « mandarin » cinghalais, afin d’essayer de comprendre les différences entre l’Inde et le Sri Lanka, il critique avec beaucoup d’ironie l’attitude de son vis-à-vis qui, interrogé sur le sentiment de caste au Sri Lanka, fournit une réponse érudite mais tout à fait impersonnelle. L’écrivain lui reproche de ne pas rechercher d’abord en lui-même des traces de ce sentiment de caste, dans sa propre « conformation mentale et spirituelle », au lieu d’établir ainsi une séparation nette entre sa vie de chercheur et sa vie de simple Cinghalais : « On peut utiliser des noms flatteurs pour justifier cette contrefaçon : “objectivité” par exemple. Ou encore “érudition” [40]  ». Lorsque, à l’issue de l’entretien, après avoir exhibé des statistiques réconfortantes sur le taux d’alphabétisation et l’espérance de vie dans son pays, M. Goonetileke encourage l’écrivain à regarder ce qui est positif, celui-ci promet d’essayer, mais ajoute simplement : « La seule difficulté, c’est que le sang est d’un rouge si éclatant qu’on ne peut pas ne pas le remarquer. Il a une façon si percutante de se manifester à vous [41]. »

Les ressorts de l’humour

Pour allier engagement et distance, l’humour reste une arme privilégiée. On peut trouver dans l’oeuvre de Shiva Naipaul au moins deux ressorts importants de l’humour. Le premier joue sur le comique latent contenu dans les codes de la vie sociale et qui se manifeste dès que l’on oublie la fonction des rituels pour n’en plus voir que la forme, la cérémonie se changeant alors en mascarade : c’est lui qui contribue beaucoup à la force humoristique d’un roman comme Lucioles, à travers les évocations de cérémonies familiales hindoues, cérémonies absurdes pour qui n’en perçoit pas le sens [42].

Le second ressort tire plutôt parti du trouble que fait naître chez les autres l’identité incertaine de l’auteur, lorsqu’il se met lui-même en scène dans certains épisodes de sa vie. Le récit de sa visite à une agence de location en constitue un bel exemple. Arrivé à Londres depuis peu, Shiva cherche une chambre à louer. Il se présente à une agence d’Earl’s Court où l’employée le reçoit d’un ton très encourageant. Elle se targue d’avoir déjà trouvé pas mal de logements pour des « personnes de couleur ». Aussi prend-elle son téléphone avec détermination, décidée à insister sur l’aspect correct et discret du jeune homme. Lorsqu’il s’agit d’annoncer ses origines, les choses se corsent. Un Indien né aux Antilles : la logeuse est consternée ! Shiva Naipaul ajoute : « Je la comprenais. Être indien ou antillais était déjà un handicap suffisant. Mais avoir fait en sorte de combiner les deux était un défi à la raison. » L’agente choisit finalement de le présenter comme indien « pour ne pas embrouiller les choses ». Et l’auteur de conclure : « C’est ainsi que je fus initié au monde souterrain des préjugés raciaux [43]. »

Shiva Naipaul n’aimait guère les traités de sociologie ; tout au moins se défendait-il vigoureusement d’en écrire. Il présentait ainsi son livre Sortilège africain : « ce ne sera ni un récit de voyage à proprement parler, ni un texte d’actualité, ni (Dieu m’en préserve !) un traité sociologique, mais (presque) une sorte de roman, un montage d’images, de gens, de lieux, de rencontres, vues et interprétées à la lumière des questions dont j’ai donné un aperçu plus haut [44]  ». Et pourtant, sa démarche d’investigation, cet étrange alliage de rigueur, de souci du détail, de circonspection à l’égard des concepts les plus répandus, de mise en perspective constante mais aussi d’un engagement mû par une nécessité personnelle, quitte à se mettre en danger, nous paraît riche d’enseignements, en particulier pour qui veut déchiffrer un monde où le risque que les hommes représentent les uns pour les autres atteint un degré tragiquement élevé. Entre littérature, journalisme et analyse anthropologique, son oeuvre ouvre ainsi une voie singulière. Si elle ne livre pas d’outils méthodologiques, elle propose plutôt un art de l’investigation, sans dissimuler que, pour progresser dans cet art, il faut payer le prix fort : se réinventer chaque jour.