Corps de l’article

Entre mémoire et histoire, ou la quête d’une écriture transculturelle

Souvent, la critique sépare les termes mémoire et histoire, mais, selon d’autres catégories conceptuelles de la sociologie ou de la philosophie, ces deux notions présentent des recoupements qui ne facilitent pas leur examen respectif, comme le notent certains chercheurs. Ainsi, Jean-Louis Triaud rappelle que la ligne de démarcation entre les deux domaines est devenue difficile à tracer, puisque les concepts dominants en histoire « tournent principalement autour de la rencontre entre mémoire et histoire, d’une histoire qui, depuis la crise des idéologies globalisantes, se veut plus modeste dans ses ambitions [1] ». Est-ce la mémoire qui emprunte la voie de l’histoire pour transmettre l’événement ? Est-ce au contraire le discours historique qui repose sur les fragments d’un événement déjà érigés en mémoire ? Ou faut-il plutôt concevoir une relation causale allant dans les deux sens et où la mémoire est, en quelque sorte, l’histoire et vice-versa ? Quelle que soit la réponse à ces questions, on se trouve confronté à un problème complexe : celui d’un récit construisant le sens d’un événement passé. De plus, autant pour la mémoire que pour l’histoire, la restitution de l’événement procède par sélection de certains fragments pendant que d’autres tombent dans l’oubli. Mais les parcours de l’histoire et de la mémoire ne sont pas tout à fait les mêmes, bien que les deux notions se réfèrent au souvenir d’un événement. Ce qui distingue les deux types de discours est à chercher non pas dans leur nature — dans les deux cas, ils évoquent le passé —, mais dans leurs modalités énonciatives, c’est-à-dire dans leur façon de rendre compte et de parler de l’événement passé.

En effet, si le discours de la mémoire accorde plus d’importance à la fidélité, à la sympathie, au sentiment vis-à-vis de l’événement, l’histoire, en tant que processus analytique, privilégie la vérité, l’intelligence et la raison. La mémoire s’attache à l’aspect testimonial de l’événement, alors que l’histoire s’affirme comme quête de la vérité où l’événement est davantage analysé que célébré. Ce faisant, la mémoire se place dans l’événement même, l’ajuste, en quelque sorte, et évolue à l’intérieur du sujet. Elle « se fait contemporaine de ce qu’elle voudrait transmettre, au lieu que l’histoire s’en distancie, en appréhendant l’événement, en le décortiquant et en tentant d’en extraire et la substance et le sens — dans la double acception du terme, à savoir la direction et la signification [2] ». Elle vise la fidélité à l’événement du passé. Qualité singulière, la fidélité est le fondement sur lequel toute personne édifie son sentiment d’appartenance et ordonne ses repères vis-à-vis des autres. La fidélité est aussi chargée d’espérance, à l’image de celle qu’exprime l’héroïne de L’aîné des orphelins de Monénembo [3], qui se réjouit d’avoir trouvé deux survivants parmi les milliers de cadavres des massacres de Nyamata, alors que tout le pays est transformé en un vaste cimetière. Sentiment dérisoire, certes, mais sentiment qui demeure le symbole d’une espérance de paix que rien ne peut détruire. Rêve. Mémoire d’un passé révolu ou utopie des lendemains qui chantent. Ou les deux à la fois. Tel est le sens et la direction du récit de mémoire. C’est que, au fondement de la mémoire, il y a la hantise de l’oubli que le récit voudrait conjurer. Car l’écriture, à la recherche des traces du passé, parcourt des lieux de mémoire, imaginaires ou réels, sillonne les zones les plus sombres pour révéler le passé oublié, l’inscrire dans un récit, une histoire, une parole, avec l’espoir de donner malgré tout un sens à la vie. Elle permet d’aborder « les zones d’ombre de la mémoire officielle et de la mémoire collective [4] ».

Dans le cas de la mémoire et de l’histoire de l’Afrique, il s’agit du sang et des larmes versés par des peuples traumatisés dans leur chair, alors qu’ils n’aspiraient qu’à vivre librement. Mémoire de l’esclavage et de la colonisation, mémoire des cadavres jetés au fond de la cale des navires des négriers, mémoire de la chicotte et du travail forcé qu’exigeaient les colons, mémoire de la destruction massive des valeurs culturelles et de l’imposition des valeurs de l’Occident, mémoire, enfin, des dictatures de la postcolonie africaine [5]. Malgré les crimes qui défient la raison et suscitent l’indignation, l’historien se doit de demeurer lucide s’il entend comprendre et faire avancer la connaissance. Car le langage de la mémoire et, en l’occurrence, de l’indignation, s’il réconforte l’esprit, entrave en retour les voies de l’analyse. Trop de sentiments empêchent de comprendre. Ils sacralisent l’événement, souvent abusivement, et ils conduisent à des impasses : simplifications médiatiques, dérives politiciennes ou déplorables banalisations. Aujourd’hui, la colonisation continue plus que jamais de se situer au coeur de l’expérience africaine et d’animer les rapports qu’entretient l’Afrique avec la société occidentale. Il convient donc de réaffirmer que le vertige de la colonisation doit déboucher sur la connaissance, sans aboutir au contresens d’une histoire qui penserait la réalité africaine en dehors de l’Occident.

Ici, on comprend combien il est délicat d’aborder l’historiographie de la colonisation et de ses avatars. Il importe de reconnaître le travail des historiens qui, depuis quatre décennies, ont mis l’accent sur la résistance africaine. Il y a là un acquis de premier plan pour la science historique. Non seulement une lacune a été comblée, mais aussi et surtout la notion de résistance africaine s’est trouvée considérablement élargie et enrichie. Car elle inclut désormais, à côté de la lutte armée, les actions politiques multiformes de résistance passive et de sabotage de l’action coloniale. En même temps, les historiens entendaient rectifier une vision longtemps dominante, selon laquelle l’action coloniale aurait été facilitée par la mésentente séculaire existant entre les différents royaumes africains. Il est évident qu’il fallait déconstruire une interprétation aussi simpliste, tendancieuse et méprisante à l’égard de l’Afrique et des Africains. C’est que l’honneur des Africains enjoignait d’opposer à cette thèse maintes actions d’éclat abondamment documentées et étayées. Ce fut la voie empruntée par la négritude, c’est-à-dire par une vision afro-centriste visant à déconstruire l’image de la prétendue « sauvagerie » des Africains colportée par les mythologies coloniales. Car il est vrai qu’à la démence meurtrière des troupes coloniales a répondu une autre folie : folie, celle-là, du courage et de l’héroïsme, de la lutte inégale et de la survie, folie des troupes samoriennes et des rois Alboury ou Béhanzin, mais aussi folie des griots et des mémorialistes des cours africaines qui, en consignant cette histoire sombre, ont voulu la transmettre à la postérité selon le point de vue du résistant, afin que non seulement le peuple africain, mais aussi l’humanité tout entière, en conservent la mémoire à jamais. Malgré leur férocité, les régimes coloniaux et postcoloniaux ne se sont attaqués qu’aux consignations publiques de la mémoire. D’autres formes incontrôlables, comme la poésie et les récits oraux, ont pu survivre. Elles allaient servir de documents, de traces de cette mémoire, pour l’historiographie littéraire et scientifique de l’Afrique indépendante. On comprend alors pourquoi, sous l’influence d’historiens et d’écrivains de talent, la valorisation de la mémoire et la dénonciation de l’oubli se sont répandues depuis les indépendances africaines.

Il s’agit donc d’une mémoire sacrée à recouvrer pour lutter contre l’oubli. Comment transmettre une telle mémoire ? Comment se souvenir sans se figer dans l’événement à la manière des théories afro-centristes ? Car, rappelle Tzvetan Todorov, en citant Jacques Le Goff, « [l]a mémoire ne cherche pas à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir. Faisons en sorte que la mémoire collective serve à la libération et non à l’asservissement [6] ». En insistant sur une identité collective basée sur la différence raciale, ces théories afro-centristes peuvent-elles prendre en compte le fait que nombre d’Africains de l’époque contemporaine entendent se définir comme sujets et individus ? Dans ce contexte, comment l’oeuvre de Mudimbe et celle de Ngal retravaillent-elles cette question de la mémoire et de l’oubli de l’événement fondateur qu’est la colonisation ? Comment la mémoire du continent se transforme-t-elle en une quête transculturelle chez ces deux auteurs ? Une telle mémoire transculturelle qui, tout en manifestant inlassablement la hantise de la colonisation, tente de dépasser le piège du jeu de miroir qui s’abîme dans une altérité indépassable et ne peut servir ni au présent ni à l’avenir de l’Afrique contemporaine.

Rappelons que le terme de transculture permet de bien expliquer une situation de rencontre entre deux ou plusieurs cultures selon le double processus de déculturation et d’acculturation, conformément à la métaphore de la perte et du profit qui caractérise le métissage culturel. La transculture, qui se déploie comme un ensemble de transmutations constantes des éléments des cultures en présence, désigne l’ouverture de toutes les cultures à ce qui les traverse et les dépasse. Au carrefour de plusieurs cultures, la transculture se manifeste comme un lieu de rencontre entre des réalités et des perceptions hétérogènes où s’entrecroisent, inscrites au coeur des diverses cultures mises en présence, des images appartenant simultanément à plusieurs niveaux de représentation du monde. En même temps qu’un élément est offert, un autre est reçu, de sorte qu’à la fin de l’opération émerge, comme au terme d’une réaction chimique, une réalité nouvelle, indépendante des substrats de base. Aussi, dans une perspective transculturelle, des éléments puisés dans telle ou telle culture — entendue ici comme une stratification de mémoires — sont-ils retravaillés et fusionnés de façon à ce qu’en soient effacées les traces dans la culture nouvelle qui, tel un limon dans une vallée, est indépendante des matériaux ayant servi à sa formation. Suivant cette perspective, l’écriture agit comme une opération transformatrice qui surgit au moment de la traversée simultanée de plusieurs cultures, la transculture devenant dès lors un lieu hiérarchiquement neutre où sont convoquées les diverses représentations du monde. En effet, aucune culture ne saurait se constituer comme un lieu privilégié d’où l’on puisse juger les autres cultures, et c’est pourquoi la transculture constitue un dépassement de l’attitude coloniale instruite par une idéologie nationaliste qui tire de l’appartenance à telle ou telle nation le sentiment d’une supériorité de la culture nationale. Ainsi, comme le rappelle Todorov, le culte de la mémoire, élément constitutif de tout nationalisme, « ne sert pas toujours les bonnes causes […] et il peut être l’expression du conservatisme et de la survalorisation de l’identité [7] ». À l’opposé, chaque culture, dans l’approche transculturelle, est une actualisation d’une potentialité de l’être humain, en un lieu déterminé du monde et à un moment de l’histoire. Telle est la visée esthétique et éthique de l’oeuvre de Yves-Valentin Mudimbe et de celle de Mbwil a Mpang Ngal, visée qui se manifeste sous l’aspect d’une double quête : celle de la libération de l’Afrique par l’instauration d’une nouvelle mémoire et celle de la liberté individuelle par le choix des codes. À l’occasion de l’analyse des quatre romans de Mudimbe et du récit Gimbatista Viko de Ngal [8], on verra enfin en quoi cette double visée constitue une réponse aux idéologies identitaires du colonialisme et de la négritude, en ce sens que l’éthique transculturelle considère l’être humain dans une totalité s’ouvrant sur ce qui traverse et transcende les cultures du monde.

De l’histoire au récit mémoriel dans les romans et les essais de Mudimbe

Comment peut-on comprendre la dimension transculturelle du monde à partir d’un sujet situé socialement et historiquement, et vivant donc peu ou prou dans la survalorisation de la culture nationale ? Cette question prend chez Mudimbe une dimension testimoniale devant la « déchirure » des sociétés africaines actuellement en pleine transformation au contact de la civilisation occidentale. En effet, chercher à comprendre cette situation complexe par l’invention de règles morales et de pratiques susceptibles de sauver l’Afrique, telle est la quête de l’auteur à travers ses romans et ses essais, quête qui prolonge une vision transculturelle et dont la finalité est la compréhension du monde présent, lui-même caractérisé par l’unicité de l’humain à travers ses manifestations différenciées dans des cultures localisées (en Afrique). Ainsi, parlant de son roman Le bel immonde, Mudimbe condamne les complicités qui existent entre les milieux du pouvoir et les milieux du plaisir en Afrique : « Que signifie ce genre de vie pour nous-mêmes, et pour nos enfants [9] ? » Il formule la même quête dans L’odeur du père : « En somme, il nous faudrait nous défaire de “l’odeur” d’un père abusif : l’odeur d’un ordre, d’une région essentielle, particulière à une culture, mais qui se donne et se vit paradoxalement comme fondamentale à toute l’humanité [10]. »

À cette subjectivité du narrateur assumant le récit s’ajoutent des observations sur le genre romanesque dans ses rapports avec l’essai philosophique ou critique sur la réalité socioculturelle de l’Afrique moderne, sans que le lecteur puisse distinguer ce qui relève des réflexions personnelles du sujet Mudimbe sur la vie des êtres et des choses en Afrique, et ce qui appartient à la fiction : « En une phrase, Entre les eaux est une création, totalement imaginaire, bien que je me sois inspiré d’un fait divers […]. Dans cette construction, j’ai aussi fait appel à mon expérience personnelle de jeune écolier ou de jeune pour meubler le récit [11]. » En mélangeant les formes de l’essai philosophique sur la vie et la mort en Afrique moderne, Mudimbe impose le choix d’une écriture romanesque fragmentaire, éclatée, sans identité générique fixe, et dans laquelle cette quête transculturelle de l’être humain se pense à partir de l’expérience africaine de la vie. Ses romans et ses essais sont, en fait, une quête africaine « pour que nos discours nous justifient comme existences singulières engagées dans une histoire, elle aussi singulière [12] ».

C’est dans cette double perspective que se lit en particulier Entre les eaux, court récit d’un prêtre catholique engagé dans un mouvement marxiste. Dérouté par les conditions nouvelles de l’Afrique, Pierre Landu tente de les vivre en assumant les contradictions idéologiques qu’il perçoit sur le plan social et sur le plan économique. Il est également un personnage tiraillé, comme d’autres héros de Mudimbe, entre son expérience occidentale et son expérience africaine. Il tente de renouer avec la tradition tout en se situant par rapport au moment présent, moment marqué par de fortes tensions entre l’Église et la société, entre le pouvoir et le peuple. Le héros a longtemps vécu en Europe où il a fait de brillantes études de théologie et il est rentré dans son pays à la veille de l’indépendance. À son retour, il s’intègre dans des structures existantes et trouve normal le type de collaboration établie entre l’Église et le pouvoir colonial. Pour lui, comme pour d’autres membres du clergé, l’indépendance ne peut être que l’oeuvre du Diable. Mais, progressivement, une transformation s’opère en lui, et ses yeux s’ouvrent sur un certain nombre de problèmes sociaux et sur la nature de la collaboration entre l’Église et l’administration coloniale. Il se trouve devant un dilemme : soit il continue de soutenir l’Église et le pouvoir colonial, soit il s’engage aux côtés des siens pour lutter contre la colonisation. « Tu n’es pas marxiste, Pierre ? », lui demande un collègue qui a remarqué son changement (EE, p. 84).

Par la suite, il gagne le maquis tout en restant prêtre et devient traître vis-à-vis de son Église. Cependant, il se désolidarisera très vite de la rébellion marxiste. Non seulement ses « camarades » le soupçonnent de travailler pour le pouvoir colonial, mais en plus il ne s’habitue pas au rituel de la mort disciplinaire, en vigueur chez les résistants au pouvoir politique : « Ils ont fusillé quelqu’un. Par bonheur, je me rends compte que je ne m’habitue pas. Ou pas encore. J’accepte mal une mort disciplinaire » (EE, p. 73). Il se marie et tente de vivre normalement, mais là aussi il échoue. Finalement, il retourne dans un monastère où il attend un Messie qui, dit-il, ne viendra probablement jamais.

À travers l’ambiguïté du personnage, repérable dans ces différents parcours narratifs, le roman comporte également une réflexion sur l’engagement de l’intellectuel africain. À partir de cette réflexion sur les possibles rencontres entre le marxisme et le christianisme et sur le statut du prêtre catholique en Afrique, le roman intègre à certains moments un ton, semblable au ton de l’essai que l’on retrouve dans Les corps glorieux, une autobiographie stricto sensu. Mudimbe perçoit à travers le personnage de Landu le paradoxe identitaire de l’intellectuel africain :

Il est africain, et viscéralement africain. Mais en même temps, il est occidentalisé, qu’il le veuille ou non. Ce qui fait de lui ce qu’il est, comme intellectuel, réside, justement, dans la complémentarité de ce double caractère : d’être, à la fois, africain et occidentalisé. Son problème est, ainsi, de parvenir à assumer heureusement ce qu’impliquent ces deux caractères [13].

Et l’auteur ajoute que tout intellectuel africain est « d’une certaine manière un Pierre Landu [14] », dans la mesure où il tente, avec plus ou moins de bonheur, de vivre la symbiose de deux cultures (EE, p. 99). Cette attitude transculturelle montre que le dialogue entre les différentes cultures est enrichissant : aussi le narrateur se met-il à une quête d’une communication effective entre les cultures fondée sur l’ambition d’instaurer des valeurs partagées.

Ceci présuppose un langage éthique également partagé, comme on le voit dans Le bel immonde [15], où la mémoire se construit sur le plan métaphysique comme la quête d’une éthique politique pour l’Afrique, éthique amalgamant les valeurs familiales africaines de solidarité, occidentales de liberté individuelle. Ainsi, le roman s’ouvre sur une scène confuse où Ya, l’héroïne, fille d’un chef rebelle, en quête d’une compagnie masculine pour la soirée, rencontre Stefan, un technicien américain, dans un bar qui fait le coin d’une rue de la ville. Ce dernier insiste sans succès pour connaître le nom de sa compagne : « Merci, ma petite fille sans nom » (BI, p. 20). Ce refus du nom va poursuivre l’héroïne car, tout le long du récit, elle sera connue sous la simple appellation de « Ya », ce qui signifie « Soeur ». Elle va passer d’un homme à l’autre avant de rencontrer un ministre dont elle deviendra la maîtresse. Ce récit de la liaison entre le ministre et la putain devient l’occasion, pour le narrateur, de mettre très rapidement en parallèle la série des faits relevant de l’ordre privé ou intime et celle qui ressortit à l’ordre public ou politique. Les deux personnages anonymes vont évoluer dans une atmosphère de carpe diem, fréquenter des bars, des boîtes de nuit ainsi que d’autres lieux du plaisir. Ya finira par fasciner cet homme politique qui commencera à manquer à ses obligations officielles et familiales. Un jour, en pleine réunion, pendant que le Secrétaire lit un rapport concernant la rébellion qui menace le pays, le ministre se met à écrire une lettre galante à sa maîtresse : « Amie, Très chère amie, tendre et amoureuse… » (BI, p. 40).

Le ministre est un seigneur épicurien sans scrupules pour qui seuls comptent le pouvoir et la jouissance, de sorte qu’il abandonne sa famille et n’hésite pas à offrir au sorcier chargé de veiller à son succès politique une amie de sa maîtresse. De temps en temps, la voix du narrateur se fait entendre, lorsqu’il est question, par exemple, de fustiger la corruption dans l’entourage du ministre (BI, p. 55). Le ministre gaspille beaucoup d’argent et, paradoxalement, se plaint de la présence des membres de sa famille chez lui : « Ils sont plus de vingt, à cette heure-ci, chez moi, à attendre encore mon retour […] à attendre des billets de banque que je distribue chaque jour […]. Des oncles, des tantes, des cousins, des… des… des porcs, des pourceaux… Tu vois ? » (BI, p. 71).

Une telle satire déconstruit aussi bien le cliché de l’hospitalité africaine, incarnée par la famille élargie, que le roman présente comme une forme de parasitisme social, que l’individualisme à l’occidentale, qu’il juge scandaleux dans le cas du ministre : « Je jouis simplement des privilèges des Princes et j’en suis heureux. La musique et les filles sont belles, […] veillons donc sur nos désirs » (BI, p. 69). Par ailleurs, le ministre verse dans la sorcellerie pour chercher un remède à ses soucis et accepte la proposition de son maître : « Pour entrer définitivement dans la société, comme tous les novices, offrir une victime : une jeune fille ou, à titre de substitution, dix chèvres. Et pour consacrer l’initiation qui te fera pleinement des nôtres, selon la coutume séculaire, c’est un homme qu’il faudra immoler ou dix boeufs » (BI, p. 78). Toutefois, l’homme politique pratique la sorcellerie tout en la condamnant, car elle constitue « la vérité d’un autre univers spirituel qui n’empêche ni massacre ni assassinats à grande échelle pour l’équilibre du monde parfois, la possession et l’accumulation des richesses souvent » (BI, p. 85). Et, conformément au voeu du sorcier, au lieu d’immoler les dix chèvres, le ministre sacrifie l’amie de sa maîtresse dans un contexte qui évoque la trahison de Judas : « Prenez cette jeune femme […]. La grande en blanc qui paraît protéger la jeune fille que j’ai embrassée tout à l’heure […]. Oui, celle-là, je vous l’offre : elle n’est pas de ma famille, elle est mon ennemie » (BI, p. 79). Et malgré la pitié qu’elle implorait, le ministre la drogua avant de la livrer aux mains du sorcier assassin :

Un autre assistant, petit vieux tout en os et aux cheveux blancs, vint se mettre à gauche de la victime ; en chantant, il lui appliqua les mains sur les yeux et sur la bouche, puis lui fit tendre la gorge en avant. Elle se laissait faire, la jeune femme, possédée par l’atmosphère des mystères qu’elle contemplait ou totalement soumise grâce à une drogue. Le prêtre leva au ciel le couteau qu’il tenait fermement par le manche. L’hymne sacrée éclata.

BI, p. 87

Ya commence à s’inquiéter de la disparition de son amie et, ne connaissant pas les circonstances dans lesquelles elle était partie, pria son protecteur de l’aider à la retrouver : « Elle est partie, mon amie […]. Elle a disparu depuis deux jours […]. Elle ne rentre pas à la maison, elle ne vient plus au bar. Aidez-moi » (BI, p. 93). Et le ministre la menace de la dénoncer à la police : « Le commissaire de police qui s’en occupe […] se demande si ton amie n’a pas simplement regagné son village […] Comment le savoir puisque votre région est en pleine rébellion […] J’espère que tu ne penses pas la rejoindre chez les rebelles ? » (BI, p. 111).

Malgré le sacrifice humain qu’il a offert selon les directives du sorcier, son bonheur reste hypothétique et il commence à mettre en cause la sorcellerie. Il retourne chez son Maître pour lui demander des comptes : « J’ai accompli tous mes devoirs à l’égard des Ancêtres et de la société. Même plus que mes devoirs. Dites-moi pourquoi j’ai l’impression que tout se brise au fur et à mesure que j’avance » (BI, p. 143). Avec cette question, il commence à découvrir les mensonges des sorciers. Il en assumera les conséquences en assistant à sa propre déchéance. Ici, le roman fait écho au discours des essais de Mudimbe sur le rôle de la magie dans les pratiques sociales en Afrique, pratiques qu’il considère comme un frein à la pensée libre qu’il oppose à ce qu’il appelle la pensée magique. Ce roman s’inscrit donc dans la question de la morale et de la responsabilité individuelle, éléments d’une thématique que l’auteur oppose à une certaine éthique prévalant dans les milieux coloniaux et dans les cercles du pouvoir en Afrique. Tout le roman devient la quête d’une autre façon de vivre la rencontre entre l’Afrique et l’Occident. Plutôt qu’une mémoire à la fois dominée par le ressentiment qu’inspire la responsabilité de l’Occident dans la transformation de l’Afrique et par la revalorisation de son passé précolonial, le narrateur voudrait chercher des valeurs où s’opère une synthèse permettant de penser une société transculturelle qui transcende la dualité du monde colonial et ses avatars dans la société africaine moderne.

De son côté, L’écart [16] se déploie comme une relecture du récit historique de l’Occident sur l’Afrique, relecture qui propose une autre interprétation des événements. Le roman est divisé en deux parties formellement distinctes : l’Avertissement et le Journal intime. La première partie, qui raconte la genèse du journal que le lecteur va lire, se présente comme une mise en abyme de tout le récit. Même si, par sa transcription en italique, cette partie est organiquement décalée du reste du texte, le narrateur y anticipe sur les événements que le lecteur va lire dans la deuxième partie. Le lecteur est informé de la mort du personnage principal, Nara, et des circonstances dans lesquelles celui-ci a vécu. La deuxième partie du roman — le journal intime — rapporte les faits déjà lus et réécrits dans l’Avertissement. Comme Samba Diallo, Nara s’en va en Europe pour apprendre comment les Blancs ont pu vaincre sans avoir raison. Il se propose d’étudier les structures et le fonctionnement des sociétés européennes avant de revenir dans son pays pour se consacrer à l’étude de l’histoire de l’Afrique. En Europe, ses recherches en histoire politique européenne portent alors sur « la politique de l’acquisition des Pays-Bas par le cardinal Mazarin » (É, p. 72). C’est à la lumière de ce « savoir nouveau » que Nara entreprend le projet d’écrire la « vraie histoire de l’Afrique » et se propose de réfuter les « mensonges honteux » des Toubabs (É, p. 66). À l’instar de Prométhée, il ramène de chez les Blancs le feu sacré destiné à lui permettre de sortir de l’ombre le tableau incertain des recherches sur l’Afrique : « L’Afrique vierge et sans archives reconnues par leurs sciences est, dit-il, un terrain idéal pour tous les trafics. La discipline à laquelle m’avaient habitué leurs propres normes me donnait le droit d’exiger autre chose que de belles broderies à propos des civilisations à tradition orale » (É, p. 67).

Il travaille sur l’histoire des Kouba et fait ses recherches à « la Bibliothèque nationale » (É, p. 24) où il tente de faire le point sur les études africanistes « en parcourant plusieurs fois les travaux des ethnologues en les reprenant sur toutes leurs sources » (É, p. 26). Et pour acquérir cette compétence critique, il va jusqu’à « forcer même les portes secrètes d’articles ésotériques rédigés en néerlandais » (É, p. 26). Ainsi, les lexèmes néerlandais et ésotérique, dont l’alliance connote la difficulté, viennent marquer ce parcours au coin de l’ironie. C’est également un clin d’oeil à l’histoire de l’aventure coloniale belge au Congo, et un clin d’oeil à l’expérience personnelle de Mudimbe dans Les corps glorieux, quand il rappelle les mésaventures que lui valut l’apprentissage de la langue flamande. Ce roman est, en effet, une réflexion critique sur les limites du savoir occidental sur les sociétés africaines et sur les limites de l’ethnologie en général comme pratique scientifique, thème que développent Les corps glorieux et d’autres essais philosophiques. Aussi le narrateur note-t-il que l’ethnologie n’est pas une science, dans la mesure où elle ne respecte pas les paradigmes du discours scientifique :

Pour me distraire de mon fichier, j’ai parcouru le livre de J. Dansine, Les anciens Royaumes de la Kavana […] Ce qu’il écrit, sous couvert de la réserve scientifique, est parfaitement étonnant. Il n’y a qu’en histoire africaine que l’on peut considérer l’exercice du silence et l’art de l’allusion comme témoignage de prudence. Je me suis amusé […] à remplacer les Lélé par les Espagnols et les Kouba par les Portugais. Cette substitution produit un texte d’un haut comique qui donne la mesure du sérieux des savants occidentaux versés dans les choses africaines […] Salim jubilait. Ses yeux riaient de plaisir […] Continue. Traduis ainsi un chapitre entier. Et essaie de le publier dans une revue européenne. On verra s’ils oseront accepter de pareilles approximations […].

É, p. 64-65

Ici, le regard ethnologique réifiant le sujet africain est mis à distance, nié et parodié. Mais si le narrateur souhaite l’avènement d’une culture transculturelle où s’abolit cette vision dualiste du monde, Nara, à l’instar des afrocentristes, voudrait construire un savoir qui soit authentiquement africain. Cette ambition traduit l’état schizophrénique d’un certain type de chercheur africain qui tente de réinventer le monde et la science. Et comme tous les personnages de Mudimbe, Nara est un intellectuel qui réfléchit sur le devenir de l’Afrique, à la manière de Mudimbe lui-même dans un essai comme L’odeur du père et dans son autobiographie, Les corps glorieux. Interrogé à ce sujet, Mudimbe précise qu’il s’agit de s’attaquer « à quelque chose d’autre, un aspect de notre folie collective en Afrique aujourd’hui [17] ». Cet aspect de Nara comme personnalité non intégrée et non autonome se retrouve dans Les corps glorieux sous la figure du « complexe de l’enfant naturel ». Le propos est par ailleurs repris dans The Invention of Africa [18] où Mudimbe pose la question du regard de l’Occident sur l’Afrique et met en doute, entre autres discours, la neutralité du regard du savant occidental quand celui-ci parle de l’Afrique. Mais comment parler de l’Afrique sans nécessairement reconduire l’exclusion de l’Occident dans le discours africain ? Cette archéologie du savoir occidental entend montrer, en effet, que la modernité africaine exige non seulement une réorganisation en profondeur des connaissances sur l’Afrique, mais aussi la possibilité d’un discours rigoureux dans l’ensemble des sciences humaines.

Shaba deux reprend le récit missionnaire [19], en décortique les apories et expose les limites de l’évangélisation de l’Afrique par l’Occident, de sorte que, dans ce roman-journal, l’espace autobiographique existe dans la mesure où le je qui raconte, soeur Marie-Gertrude, une franciscaine africaine de Kolwezi, expose les idées de Mudimbe sur un certain nombre de problèmes traités dans ses essais philosophiques et dans son autobiographie. Soeur Marie-Gertrude affirme sa foi humaniste et africaniste en se démarquant de ses consoeurs européennes qui se prélassent dans les couvents pendant que les paroissiens meurent de faim et de maladie. Elle est responsable d’un dispensaire en pleine guerre du Shaba, province du sud-est du Congo-Zaïre qui se soulève alors pour une seconde fois, d’où le titre du livre. Comme elle est autant attachée à son dispensaire qu’à son catéchisme à la paroisse Saint-Jean-d’Emmaüs, elle tente de concilier, à sa façon, progrès matériel de l’homme et cheminement spirituel. Au plus fort de la guerre, elle est nommée mère supérieure d’un couvent en proie à la désintégration, car déserté par ses consoeurs européennes qui quittent la ville sous la protection militaire dépêchée sur les lieux par l’ancienne métropole. Restée seule à s’occuper du couvent — dont elle est désormais l’unique locataire franciscaine —, des malades et des blessés, Marie-Gertrude sera assassinée par les soldats de l’armée gouvernementale. Jeté dans la rivière Lualaba, son cadavre mutilé sera découvert par deux adolescents qui pêchaient. Une telle fin ne contredit-elle pas le projet humaniste — le salut de l’homme par lui-même ou par Dieu — que, par ailleurs, l’oeuvre déploie ? Dans ce cas, peut-il y avoir véritable révélation de sens ? Shaba deux serait-il un roman de l’absurde ? Bien qu’on ne puisse pas répondre de manière satisfaisante à cette question, l’absurde serait peut-être l’une des dimensions constitutives de cette oeuvre dans la mesure où elle tente une exploration et une explicitation inquiètes du monde. Mais comment peut-on s’arracher au non-sens ? Cette question prend dans cette oeuvre une dimension inquiétante au regard de la « déchirure » que suscite le contact avec la civilisation occidentale dans des sociétés africaines actuellement en pleine mutation [20]. Chercher à dépasser le non-sens par l’invention de règles et de pratiques devient une quête qui aboutit à la formulation d’une nouvelle morale, elle-même fondée sur une éthique transculturelle justifiée par la sacralisation de l’humain. À cette dimension centrée sur l’ambiguïté phénoménologique de l’être, qui s’analyse assez aisément comme un contenu explicite, s’en ajoute une autre qui, elle, intéresse l’écriture romanesque elle-même. Soeur Marie-Gertrude vit l’absurdité du monde résultant de la banalité d’une vie faite de conformismes, surtout religieux, comme la passion la plus déchirante qui puisse exister. La morale du « refus » qu’elle adopte à l’égard des conformismes lui permettra-t-elle de dépasser ceux-ci sans tomber dans un autre conformisme, aussi niveleur que les autres : la « morale du de-voir » ? Est-ce qu’une telle morale guérit du non-sens et de la banalité existentielle ? Un sujet soumis à l’absurde peut-il acquérir une morale susceptible de le sauver de la tentation nihiliste qui le guette ?

Dans Shaba deux, le message de l’Évangile, message vrai, s’impose comme la seule explication à laquelle le narrateur et Mudimbe fassent référence. L’Église, en Afrique, dans sa recherche d’un oecuménisme aussi large que possible, amalgame folklore africain et liturgie occidentale. Et elle se trouve ainsi confrontée à toutes sortes de tendances, voire à ce dilemme : soit elle se transforme radicalement au point de laisser altérer ses dogmes, de devenir infidèle à des traditions qui ne sont pourtant qu’une explication historique engluée dans certaines pratiques culturelles de l’Occident et sans rapport avec le message de l’Évangile ; soit elle reste étrangère aux cultures africaines. Comment intégrer les mythes de l’Occident à l’Afrique ? Car sans le mythe et l’utopie, le sens même de la vie s’efface. Sans recourir à l’expérience, l’illusion nous égare et nous abuse. Ces observations de soeur Marie-Gertrude, dans Shaba deux, semblent rejoindre celles de Mudimbe dans Les corps glorieux, où la réflexion sur la religion occupe une place centrale, réflexion transreligieuse et agnostique qui cherche le sacré de l’humain, refuse de choisir une religion particulière avec ses pratiques et ses dogmes, et opte au contraire pour une religion ouverte qui transcende toutes les religions et toutes les cultures. Celle-ci n’est pas un simple projet utopique : elle suppose plutôt une conception qui engage le tréfonds de l’être humain.

De l’invocation de l’Occident pour inventer l’Afrique dans Giambatista Viko de Ngal

Dès sa parution, en 1984, Giambatista Viko [21] a reçu un accueil favorable de la part de la critique. Discours fictionnel, discours critique, le récit développe une réflexion sur l’identité du sujet africain postcolonial grâce à la relecture de l’oeuvre du philosophe et penseur napolitain du xviiie siècle, Giambattista Vico, dont l’oeuvre a bouleversé, en son temps, le système des savoirs. Cette réflexion sur le sujet transculturel se double d’une interrogation sur la connaissance en sciences humaines. Car par ses écrits dans les domaines nouveaux de la grammaire comparée, de l’anthropologie, de l’historiographie, de la philologie et du droit universel, le philosophe napolitain visait la construction d’un savoir transdisciplinaire. Contrairement au savoir disciplinaire, qui concerne tout au plus un seul niveau de réalité voire, la plupart du temps, les seuls fragments qu’il en extrait, le savoir transdisciplinaire s’intéresse à la dynamique engendrée par l’action de plusieurs niveaux de réalité à la fois. Tout en faisant référence à l’ensemble de ces domaines couverts par les écrits du savant napolitain, le roman de Ngal convoque surtout un texte particulier, La science nouvelle [22]. Dans cette oeuvre colossale, Vico construit sa méthode historique comme un système d’interprétation philologique des textes successifs de la culture occidentale depuis Virgile : la mythologie, la poésie et le droit. Son originalité réside dans sa conception de l’histoire non comme récit visant la vérité, mais comme simple narration (le simple fait de raconter) et transformation des éléments à l’intérieur de l’histoire de la culture. Aussi ne sépare-t-il pas littérature (poésie), droit et histoire [23].

Ngal tente d’opérer une métamorphose dans les signes de la culture africaine, d’en indiquer les lieux de fracture et de transformation propices à l’avènement d’une culture autre, qui serait un amalgame des traditions orales de l’Afrique et des textes écrits venus de l’Occident, bref, d’une transculture. La quête du narrateur Giambatista est analogue à celle de son homonyme napolitain : il est à la recherche de la « Scienza nuova pour redécouvrir ces puissances spirituelles que l’univers technologique a perdues et que les sociétés orales, désinvoltement appelées primitives, ont conservées » (GV, p. 13). Outre cette réflexion sur les multiples relations que le récit de Ngal entretient avec l’oeuvre du philosophe napolitain à travers cette métaphore d’une oeuvre impossible, se développe ici le débat sur la notion même d’écriture transculturelle [24]. Grâce à de nombreuses références intertextuelles allant de la musique à l’art et à la littérature, on découvrira que le narrateur évolue dans une dialectique binaire : projet d’une oeuvre/réalisation impossible.

Le récit affirme les errances intellectuelles de Giambatista, personnage écrivain qui, pour écrire son texte, a opéré une métamorphose de l’oeuvre du philosophe napolitain en jouant notamment sur les lettres composant le nom et le prénom de ce dernier : Giambattista Vico. Dans le roman de Ngal, l’un des « t » du prénom du Napolitain disparaît et le « c » de son nom devient « k » : Giambatista Viko. Cette métamorphose, qui n’altère pas la prononciation du nom en français, garde intacte la référence à la fonction critique des textes de Vico, centrée sur les oeuvres de la tradition gréco-romaine et occidentale. Ici, la métaphore joue sur l’identité respective de deux textes. En opérant une telle métamorphose, Ngal construit un autre texte qui pose la même interrogation sur la science en Afrique moderne. Chez Ngal, Giambatista, le narrateur homodiégétique, reprend la réflexion de son homonyme napolitain et l’applique par analogie à la situation culturelle de l’Afrique contemporaine. La relecture du maître napolitain vise ainsi à faire comprendre que la véritable culture africaine tient à la profondeur de son métissage où s’expriment toutes les caractéristiques d’une transculture. Et penser une telle culture implique à la fois de la situer par rapport aux autres et de trouver un langage pour dire l’étendue et la profondeur de ses rhizomes [25].

Une telle fonction métacritique se construit à partir d’un récit enchâssé, véritable mise en abyme de l’ensemble du texte. Car, pour faire comprendre son projet, le narrateur utilise une métaphore, celle de la paralysie, contenue dans le récit enchâssé de la jeune fille Nsole qui, précisément, est paralytique de naissance. Celle-ci est choyée par son père à tel point que celui-ci voudrait avoir d’autres filles au lieu d’avoir des garçons. Alors que sa mère était sur le point d’accoucher, son père part pour un long voyage dans un pays lointain pour une palabre. Avant son départ, le père ordonne à sa femme de garder l’enfant qui va naître si c’est une fille et de le tuer si c’est un garçon. La femme met au monde des jumeaux qu’elle présente comme des garçons de service au retour de son mari. Un jour, Nsole révèle le secret à son père. Celui-ci décide de tuer les jumeaux. Ils en sont mystérieusement informés. Cependant, un jour, le père saisit le cadet et le livre comme gibier à ses frères ; mais alors que celui-ci est plongé dans un fût d’huile bouillante, l’aîné le sauve. Au même instant, leur soeur, tuée par leur mère pour trahison, est réveillée au cimetière. Le père, à son tour, prend place dans la casserole (GV, p. 14-15). Le narrateur se demande alors si un tel récit est « Magie. Tauromachie. Cannibalisme. Merveilleux. Surprise. Traîtrise. Code de l’art africain ! » (GV, p. 15). C’est qu’il voudrait « apprivoiser le discours africain pour libérer le discours occidental paralysé » (GV, p. 12). Quel que soit son rôle dans le déroulement des événements racontés dans l’anecdote, Giambatista, en tant que personnage écrivain, met en cause le récit. Il n’arrive pas à accoucher de son roman. En effet, par lui, le texte littéraire parle de lui-même et le récit s’autoréfère ; et la fiction finit par être au service de la réflexion sur l’acte d’écrire. On assiste alors à la dissolution des lieux, du temps et des situations de l’univers fictionnel pour tomber dans le non-lieu, le non-temps et le non-agir d’un discours proliférant sur la quête de l’écriture. Plutôt qu’à un récit sur une quelconque histoire, le lecteur a droit à des fragments de textes et d’essais sur l’écriture (sa nature, l’identité des genres) et sur l’identité collective en Afrique.

C’est l’objet d’un deuxième récit enchâssé qui se met en place. Le narrateur raconte, en effet, l’histoire d’un professeur africain qui rêve d’écrire un roman sur le modèle des récits oraux de l’Afrique traditionnelle. Ce projet, au lieu d’être simplement un cadre de rencontres interculturelles où entrent en dialogue les expériences esthétiques de l’Afrique et de l’Occident, assurerait leur dépassement. Giambatista, à l’instar des surréalistes, vise à atteindre « ce point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, cessent d’être perçus contradictoirement » (GV, p. 16). Il est hanté par le rêve de réaliser un récit amalgamant les traits formels des récits oraux de la culture africaine traditionnelle et ceux du roman de type occidental :

Apprivoiser le discours africain pour libérer le discours occidental paralysé, refoulé, me paraît vraiment génial ! […] Accoucher d’un roman ! C’est en effet tenir un discours occidental. C’est évoluer dans l’espace visuel. Faire évoluer un récit dans la dimension spatio-temporelle. Carcan qui limite étrangement la liberté de l’écrivain ; les possibilités du discours. Le pouvoir du mot très amoindri perd cette efficacité que lui connaît l’univers magique de l’oralité […] Aucune rigidité pareille à celle du roman ! Véritable cercle infernal, l’espace romanesque ! Je rêve d’un roman sur le modèle du conte. D’un roman où l’opposition entre diachronie et synchronie s’estompe : où coexistent des éléments des âges différents […] Cette fécondation du roman par l’oralité que depuis deux ans je m’efforce de réaliser.

GV, p. 12-13

Il reproche à ses opposants leur conception fixiste de la culture et de la littérature : « On nous combat en brandissant un système de croyances immuables ; en nous opposant une africanité ou une personnalité africaine hypothétique » (GV, p. 52). Il est aidé dans cette périlleuse entreprise par son ami et double, Niaiseux. Son projet est combattu avec acharnement par les sages et les gardiens du patrimoine culturel africain qui s’opposent à la désacralisation des traditions orales :

Chiens de chiens, fils de chien ! […] Votre crime est incommensurable. Vous l’expierez jusqu’à la dernière goutte de votre sang […] La raison fondamentale qui m’interdit de vous interpeller directement est que nos univers ne se rencontrent pas ; la parole et l’écriture […] Ce faisant vous, vous introduisiez de la subversion dans l’oralité et dans le discours occidental. Vous alliez accoucher des personnages, des héros, des textes hybrides. C’est pourquoi ce sacrilège ne peut rester impuni.

GV, p. 89

Giambatista comparaît devant un tribunal coutumier qui le condamne, avec son ami Niaiseux, à parcourir différents sanctuaires éparpillés à travers toute l’Afrique : « Les couvents de Komodibi de Nyamina […] et du Mandé, les centres initiatiques pende, tshokwe, etc., bref, tout le continent est représenté » (GV, p. 95). Cette errance est symbolique. Elle est le symbole du retour au pays natal que le narrateur considère comme un « rousseauisme anachronique » (GV, p. 8). Cette réflexion débouche sur un « essai sur l’art d’écrire » (GV, p. 9) dont l’ensemble constitue une anthologie sur la « création littéraire » (GV, p. 37). On a affaire ici à deux conceptions de la culture en tant qu’expression de l’homme dans ses rapports avec les autres et dans sa manière de comprendre le monde. D’un côté, les vieux sages représentant l’oralité et la tradition africaines se situent dans ce courant de la critique littéraire selon laquelle, différente par essence de la culture occidentale, la tradition africaine continue à influencer l’écriture moderne. De l’autre, les normes propres aux genres venus d’Europe, celles du roman par exemple, sont érigées en modèle offert à chaque écrivain. Or, le projet de Giambatista est de les amalgamer dans une nouvelle forme. C’est cela qui suscite le courroux des traditionalistes, dont le refus est fondamentalement motivé par la crainte de voir l’avènement d’une culture faite d’amalgames mettre fin à l’oralité et détruire le mode de vie auquel elle était liée. En établissant l’opposition entre oralité et écriture, d’une part, modernité et tradition, d’autre part, le narrateur situe son récit dans le cadre plus vaste du débat actuel en Afrique sur l’avènement d’une transculture : « Pourquoi ce cercle infernal dans lequel on nous enferme ? En sortir ? Par quel sortilège ? Si impossible n’est pas français, possible n’est pas plus français que nègre ! Diable ! Quel saint invoquer ? » (GV, p. 7). Et plus loin, le narrateur omniscient continue sur le même ton : « Pourquoi ce cercle infernal dans lequel nous, écrivains nègres, sommes emmurés ? La phrase de Revel me revient, obsédante. […] “Ils n’ont pas de public. Leurs masses sont analphabètes. S’ils écrivent, c’est pour faire revivre le passé révolu, auréolé du titre pompeux d’âge d’or.” Rousseauisme anachronique. Affirmation d’une identité toujours méconnue » (GV, p. 8). Ce langage du narrateur bouleverse les idées bien répandues sur la création esthétique en Afrique moderne. Par l’interprétation qu’il donne des textes convoqués, il aménage des avenues pour construire un autre discours sur la culture africaine et ses signes. En s’interrogeant constamment sur les possibilités d’une écriture littéraire africaine moderne, ce récit fictionnel devient métacritique.

Cette réflexion sur l’écriture confère au roman de Ngal une place spécifique dans le roman africain, parce que le texte apparaît comme un microcosme favorable à l’expérimentation d’une esthétique moderne où la réflexion sur l’écriture littéraire occupe autant d’importance, sinon plus, que l’histoire racontée. Giambatista conçoit l’écriture comme une esthétique transculturelle faite de butinage, de phagocytage et de transformation, phénomènes qui dépassent le cadre national de l’écrivain :

— Mais attention ! Pas d’ambiguïté ! […] Ma place se trouverait à Paris, à Genève. C’est un accident qui m’a fait naître en Afrique. Recours n’est pas assimilation. Picasso, Juan Gris, Liptchiz se sont entourés de masques nègres uniquement dans le but de définir leurs intentions esthétiques ; un Apollinaire proclame sa volonté d’aller vers les fétiches de Guinée et d’Afrique. S’y méprendra qui voudra. Un moyen est un moyen. Ne pas perdre cela de vue.

GV, p. 12

Une telle figure de l’écrivain en train de réfléchir sur l’acte d’écrire permet de situer l’oeuvre de Ngal par rapport à d’autres discours sur l’avènement de la culture africaine moderne, culture caractérisée par la rencontre de plusieurs cultures. Comme son homonyme napolitain, Giambatista a reçu des historiens et des anthropologues un double regard, à la fois scrutateur du réel africain et attentif à sa beauté.

Conclusion

Pour penser la dimension transculturelle de la mémoire et de l’histoire de la colonisation et ses avatars dans la postcolonie, il convient, pour terminer cette réflexion menée à partir de l’oeuvre de Mudimbe et de celle de Ngal, de dégager la manière dont s’articulent analyse historique et interrogation sur la valeur de la mémoire. Et d’abord par rapport au destin du peuple africain et à sa situation paradoxale dans le monde. Quel paradoxe plus grand, en effet, que l’union indissoluble entre deux postulats contraires ? D’un côté, la conscience d’un peuple à part, choisi par les ancêtres et, par conséquent, différent des autres. De l’autre, l’universalisme par lequel l’histoire de chaque nation devient l’histoire de l’humanité tout entière, la symbolise et la traduit. C’est que la dimension transculturelle, qui s’énonce dans l’oeuvre de Mudimbe et celle de Ngal, s’exprime dans une quête de cet universel humain, présupposée par la mémoire nationale, avec ses mythes et rites humains, et que la littérature reproduit. Elle se veut perception de ce qui traverse et dépasse les cultures. Ainsi, les héros de Mudimbe proposent de combiner différentes formes culturelles comme solution à l’angoisse et à l’inquiétude de l’écrivain africain face à l’éclatement des signes culturels. À la faveur d’une réorganisation de ces signes, ces héros se proposent d’atteindre la vérité. Laquelle ? Leur art, l’image qu’ils se font de la beauté, le devoir de donner un sens autre aux mots de la tribu, autant de perspectives qui couvrent la dimension éthique de ces textes. Une telle perception de la culture indique qu’aucune culture ne constitue le lieu privilégié d’où l’on puisse juger les autres cultures et les autres peuples, comme c’est le cas dans la conception nationaliste des cultures et des littératures. Ainsi, Giambatista, Nara, soeur Marie-Gertrude et Landu posent de véritables questions touchant la culture en tant que lieu des productions symboliques : le langage, la beauté, l’idéal, la réalité, etc. Quelles sont les conditions de l’avènement des signes de la modernité africaine ? Comment celle-ci peut-elle être appréhendée comme système culturel et littéraire cohérent ? Ces romans continuent à poser la même question que d’autres oeuvres africaines : qu’est-ce que la culture africaine moderne ? Par quels procédés l’écrivain instaure-t-il l’avènement d’une civilisation africaine dans laquelle la tradition et la modernité, l’oralité et l’écriture cessent de se penser en termes oppositionnels ?

Par ailleurs, la pensée de Mudimbe et celle de Ngal sur l’Afrique contemporaine s’articulent à partir de cette idée que l’instrumentalisation de la mémoire collective africaine réduit la capacité de repenser le monde sous un angle nouveau afin d’assumer le présent et de préparer l’avenir. À travers les fictions, ce sont les idéologies identitaires et nationalistes qui sont visées. Ainsi, les thèses de l’antériorité des civilisations africaines sur la civilisation euraméricaine, développées par certains chercheurs comme Anta Diop [26] et d’autres intellectuels africains, afro-américains ou antillais, représentent sans doute une révision de l’histoire en réaction contre l’histoire raciale écrite par les coloniaux, selon laquelle les civilisations africaines se sont développées au contact de la civilisation grecque. De telles thèses ont certes redonné confiance aux communautés noires dans leurs capacités et dans leurs destinées au sortir de siècles de sujétion. Elles installent cependant l’identité de ceux qui s’en réclament dans un jeu de miroir et d’opposition avec l’Occident. L’antagonisme, l’altérité en sont, comme par le passé, constitutifs. Pour reprendre la pleine mesure de la signification passée, présente et future de la fêlure coloniale, il convient donc de mieux voir comment s’articulent analyse historique et invocation de la mémoire. Et c’est parce que la généralisation de la mémoire et la lutte contre l’oubli peuvent devenir problématiques à leur tour que Mudimbe et Ngal proposent de transcender l’Événement fondateur qu’est la colonisation et ses avatars dans la postcolonie par la quête d’un monde transculturel. Ici, l’écriture transculturelle montre qu’entre la mémoire coloniale et la mémoire africaine, la ligne de partage ne saurait être linéaire et que les recoupements sont innombrables. Manifestée par l’écriture littéraire, la transculture se manifeste, dès lors, sous forme d’une « opération de transformation synthétique permettant de réaliser une oeuvre artistique ou littéraire à partir des genres et des cultures variés et différents [27] ».

Enfin, au-delà de l’organisation générale des romans, l’analyse du corpus a permis de constater que les éléments historiques à partir desquels se tissent les romans ne sont eux-mêmes que des fragments, mentions, citations, traductions, commentaires qui entretiennent par rapport à l’histoire la même relation que la littérature face au réel : ils ne peuvent que produire des bribes, des esquisses, des impressions, des parodies, etc. Une telle narration parodique des événements montre que l’histoire est non seulement un récit d’événements construits à partir de documents, mais aussi un récit proposé par un narrateur parodique qui déplace le sens des documents historiques pour en faire des fictions. Car, chaque fois, un sens est donné et une mise en perspective est effectuée qui ne correspondent pas nécessairement à l’événement de l’histoire ou de la mémoire. Dans cette double projection, l’histoire et la mémoire représentent à la fois le réel et sa mise à distance par la parodie romanesque et donnent, de ce fait, sens au roman en tant que genre. En effet, c’est justement cet espace tampon entre le réel et sa parodie qui esthétise, par la fictionalisation parodique, l’histoire ou la mémoire. La vérité des faits, qui est l’apanage essentiel de l’histoire, et la littéralité de l’événement, propre à la mémoire, se trouvent cassées et transfigurées. À bien y voir, cet espace transdiscursif est celui de l’écriture romanesque : ôtant à l’Histoire, par la transposition, sa substance même en lui refusant sa prétention à énoncer la vérité, le narrateur a donné à la fiction la fonction de proposer un autre sens aux événements, donc une autre forme de signification. Refaisant l’histoire dans l’espace du texte, la fiction romanesque y crée des actions potentiellement envisageables dans le domaine du vraisemblable. Ici, le charme du roman historique est qu’il fait surgir la fiction à partir des éléments du passé :

C’est de cette aptitude au détour des genres constitués que se construit la dimension esthétique du roman. Et là se trouve également la quête de l’écriture personnelle, quête qui se caractérise le plus souvent, dans les oeuvres majeures de la littérature universelle, par la transculturalité des genres et des arts. C’est par cette quête que l’écriture romanesque renoue avec l’Histoire, le Mythe et la Littérature [28].

Ce faisant, le roman opère un transfert de sens dont la portée est métaphorique par rapport à l’histoire-événement. Car évoquer la figure de l’histoire de l’Afrique devient, pour le narrateur, prétexte à multiplier incessamment des versions de ce passé, à confirmer, par là même, non pas la permanence d’un sujet africain « identique » à travers le temps, comme l’ont créé les mythologies de la négritude, mais la vigueur d’un sujet historique en train de se faire.

C’est peut-être en démontrant que l’histoire officielle de l’Afrique tout comme celle du roman sont par essence incomplètes, en soulignant qu’elles ne s’installent jamais dans les significations définitives qui réduisent l’écriture romanesque à une simple transcription des vérités historiques et à des répétitions formelles ancrées dans une culture, que le roman révèle au lecteur sa plus grande vérité. C’est en cela que l’esthétique de Mudimbe et celle de Ngal, qui résultent de cette confluence entre les formes du récit romanesque et celles du récit historique, sont aussi des réflexions sur la culture africaine contemporaine qui, malgré l’ordre politique du repli sur soi, se mesure à son altérité et s’enrichit quotidiennement de l’interaction avec d’autres univers culturels et artistiques. Au sein de cette difficile conciliation se manifeste le caractère romanesque de ces héros en quête d’un espace d’assomption où se dessine leur double identité dans une éthique transculturelle.

Une fois la quête posée, il reste la part du lecteur. Et le reste est littérature.