Liminaire[Notice]

  • Martin Robitaille

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  • Martin Robitaille
    Université du Québec à Rimouski

À la suite de la crise du roman naturaliste et de l’évolution de la poésie symboliste, les critiques et les écrivains du début du xxe siècle cherchent une forme de littérature, et de roman en particulier, qui puisse exprimer la conscience, la « vie concrète » des consciences comme de l’inconscient. On sait, depuis Flaubert, que le roman ne peut plus prétendre à l’objectivité, et qu’il doit dorénavant tendre vers la mise au jour d’une réalité d’abord sentie, mais aussi pensée. Écrire ne peut plus être que relatif et tautologique. Mais ce roman concentrique, mettant l’accent sur une conscience énigmatique, un « je » problématique dans un monde en pleine mutation, ne prendra sa pleine expansion qu’avec Proust, vers 1908-1909, alors que l’écrivain entreprend l’écriture d’À la recherche du temps perdu. Les réflexions sur le temps, l’espace, la mémoire, l’oubli, les apparences du monde, vont prendre un nouvel élan, changer de perspective. Comme le raconte Michel Zéraffa dans La révolution romanesque, Jacques Rivière comprend la signification novatrice d’une oeuvre comme la Recherche, mais le roman de Proust lui inspire aussi une certaine inquiétude : « Il ne reconnaîtra plus la personne humaine dans un roman qui […] répondait pourtant à ses voeux. Cette contradiction même s’inscrit fondamentalement […] dans le Temps perdu : à travers une vie intérieure fragmentée, désorientée, multipliée, des individus cherchent leur être, et à être . » Cette recherche active ou passive de l’être se traduit soit par un mouvement d’élan du héros (ou du narrateur, du poète ou de l’auteur, les frontières étant très floues chez Proust et Pessoa, notamment) vers le monde, et de dégagement du monde, soit par un étonnement face à des situations ou des perceptions inédites qui sont subies, et qui amènent ce même héros, narrateur, poète ou auteur, à découvrir de nouvelles façons de voir l’homme et la société, mais sous la patine des êtres et des choses. Dans les deux cas, la confrontation au monde fait surgir des effets d’étrangeté ; elle donne une impression de rêverie au réel et, inversement, elle amplifie la réalité du rêve. L’espace et le temps s’en trouvent nécessairement bouleversés, et la narration — voire l’écriture — elle-même ne peut plus se faire dans un monde clos, aux lois bien définies. Les effets de mémoire, de subjectivité et de relativité vont dorénavant jouer un rôle essentiel. Dans L’arche russe, film d’Alexandre Sokurov sorti en 2003, ces effets donnent une saisissante impression d’étrangeté. Nous en parlons ici afin de mieux faire saisir l’intérêt du dossier proposé. Dans ce film, donc, le regard du spectateur passe par celui du héros (appelons-le ainsi pour le moment). Celui-ci parle en voix off. Il ne sait pas où il est, ni ce qu’il fait là. Il aperçoit d’abord des gens vêtus à la mode du début du xviiie siècle, et s’étonne. Eux ne le voient pas. Il est invisible, et nous devenons, comme lui, des voyeurs. Il croise un étranger qui lui propose de le suivre dans ce qui semble être un palais, et qui est en fait l’actuel musée de l’Ermitage. Il se laisse guider dans ce monde étrange, monde que l’étranger, lui, semble bien connaître. La sensation générale est de l’ordre du rêve : la caméra progresse de couloirs en couloirs, à la spatialité élastique, et de salles en salles, somptueuses ou dérobées, toujours occupées par des gens qui semblent faire partie de l’histoire de la Russie, sans qu’on puisse les identifier vraiment. Ils s’amusent, travaillent, se disputent, dansent, ou font la conversation sans se soucier outre mesure du héros, …

Parties annexes