Corps de l’article

Quand bien même on s’accorde aujourd’hui sur la quasi-consubstantialité de l’être humain et du langage, la réflexion critique et théorique sur la présence de la conversation dans le discours fictionnel demeure très discrète et très récente. On pourra retenir comme jalons de cette histoire les travaux de Gillian Lane-Mercier [1], Vivienne Mylne [2], Sylvie Durrer [3], Marie-Hélène Boblet [4] ou encore Philippe Dufour [5]. C’est précisément dans cette lignée que se situe le présent dossier, qui veut poursuivre cette investigation sur la manière dont la fiction intègre et fait signifier la parole partagée.

Il est vrai que, dans le domaine littéraire, la poétique, à l’origine aristotélicienne, a d’abord et avant tout concerné la représentation de l’action, et plus largement l’intrigue. Importe ce que les personnages font, par opposition notamment à ce qu’ils disent. C’est cette anthropologie narrative — l’homme est homme d’actions — qui a constitué le socle de la réflexion poétique, où dès lors la parole s’est retrouvée dans un rapport ancillaire à l’action. À cela s’ajoute le fait qu’on a longtemps considéré la représentation de la parole comme purement mimétique, et donc ne pouvant être le lieu d’un travail d’écriture à penser, décrire, catégoriser.

Pour ce qui est de l’anthropologie narrative, un net changement s’amorce au milieu du xxe siècle, dont les répercussions littéraires comme philosophiques laissent supposer l’apparition d’un autre paradigme. D’un côté, dans plusieurs oeuvres romanesques en partie liées au Nouveau Roman, la représentation de la parole partagée prend une place neuve et fondamentale : elle n’est plus un moyen du développement narratif, elle devient le coeur du dispositif et de l’attention romanesques. De l’autre, s’impose dans le champ des sciences humaines (en psychanalyse, en anthropologie, en histoire) l’idée d’un lien constitutif entre le langage et l’être humain, à telle enseigne que celui-ci devient, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Claude Hagège, un « homme de paroles ». Cette anthropologie, qui ne remplace pas la précédente mais lui fait concurrence, est, tout ensemble, la cause et l’effet des transformations de la représentation romanesque en particulier, qui non seulement devient terrain d’exploration active des enjeux de la parole, mais en plus ajuste ses modes d’organisation aux impératifs sinueux de la parole partagée. Elle ouvre également la voie à un renouvellement de la poétique, que les transformations de la représentation romanesque rendent d’autant plus nécessaire.

Sur le plan théorique, les travaux de Gillian Lane-Mercier ont puissamment ouvert la voie à cette réévaluation, en quittant définitivement une perspective mimétique dont les insuffisances sont devenues manifestes : la représentation de la parole est un signe textuel, l’objet d’un travail poétique particulier, et il faut trouver les moyens de rendre compte de ce travail, de ses modalités, de ses paramètres.

Dans le domaine cinématographique, l’histoire de la parole prend une forme différente et se leste d’enjeux en partie distincts de ceux qu’on vient de voir : on sait en effet le statut parasitaire longtemps attribué à l’univers sonore, parole partagée y compris, par rapport à ce qui constituait, disait-on, le propre de l’art cinématographique, à savoir l’image et le montage. Il faudrait se demander si l’anthropologie dont on dessinait les contours à l’instant a pu jouer un rôle dans l’évolution de la pratique cinématographique.

En termes de corpus, de perspectives théoriques et d’orientations méthodologiques, les conditions sont donc maintenant tout à fait favorables au type d’investigation qu’on se propose de mener au sein de ce dossier, et qui concerne le commerce de la fiction et de la conversation.

Bien entendu, cette investigation ne pourra être insensible aux valeurs diachroniques de la conversation comme pratique sociale. On n’en fera pas l’histoire ici [6], mais on rappellera simplement le grand schisme qu’a représenté la Révolution française à ce chapitre, entraînant la disparition de cette institution littéraire qu’était, selon Fumaroli, l’art de la conversation [7] — modèle de sociabilité et, peut-être plus encore, de culture, au sens le plus large du terme, aristocratique. On n’a pas cessé de parler sous ce nouveau régime de la conversation, mais la grâce gratuite de cette pratique a fini par se transformer en vanité, parfois mélancolique, dans ce xixe siècle où l’utile l’emportait sur l’agréable. Le xxe siècle a lui aussi renouvelé la pensée de la conversation, entre la communication et le malentendu, l’information et l’incommunicabilité, la confiance technologique et le soupçon inquiet. Et l’ironie qui souvent teinte la parole partagée n’est peut-être que l’expression douce-amère d’une crainte sourde : celle de ne pouvoir fonder avec l’autre une nouvelle aire commune. La méfiance dont la conversation fait les frais ne cache pourtant pas complètement la volonté, ou du moins le souhait, ici ou là perceptible, de fonder dans et par la parole une manière d’être ensemble, en deçà des parades idéologiques.

On s’est donc employé ici à voir, dans des exemples bien précis, comment la littérature ou le cinéma envisageaient, intégraient, questionnaient, sondaient, détournaient la pratique conversationnelle — et comment le mouvement même de cette appréhension de la conversation par la fiction était la marque d’un imaginaire ou d’un temps. Deux grandes orientations, qui se complètent au fil des réflexions, ont été privilégiées par les participantes et les participants au dossier.

D’une part, une attention poétique. Ici, on regarde comment romans ou films intègrent la conversation à leurs formes, découvrant par leurs configurations ainsi transformées la manière d’être de cette pratique, sa façon de charpenter l’expérience, ses aspects plus ou moins voilés. Ils infléchissent leurs propres équilibres jusque, parfois, à la mutation générique. Par analogie, ils font de la conversation un mode de saisie existentiel, affectif, temporel. Plus spécifiquement quelquefois, c’est la représentation de la parole partagée qui fait l’objet des jeux de la fiction : les conversations romanesques, alors, prennent forme dans les marges de la pratique sociale, quand elles ne la retournent pas.D’autre part, une réflexion sur la pensée fictionnelle de la conversation. Il s’agit de voir les significations que gagne la pratique conversationnelle, les enjeux dont elle est lestée, les imaginaires où la fiction la projette pour la révéler. C’est ce que parler veut dire pour tel roman, tel traité, telle époque, que l’on s’emploie alors à mettre en lumière. Ici comme ailleurs, la littérature apparaît comme témoin et créatrice de son temps : elle donne forme à une conception dont elle hérite et qu’elle déplace, dérange, métamorphose.

Marie-Pascale Huglo montre comment, dans Vous les entendez ? de Sarraute, la conversation devient tout à la fois matière et mode romanesques : d’un côté, le texte explore sans relâche les distances et contextes qui, dans les soubassements de la parole partagée, nous rapprochent ou nous éloignent d’autrui ; de l’autre, la succession réglée des infinies et infinitésimales modulations de ces rapports donne forme au roman, qui se fait « roman conversant ».

Eric Eigenmann se livre à une double enquête dans Les arpenteurs de Soutter. Il montre, tout à la fois, comment la parole partagée tient plus de la conversation que du dialogue par sa forme déliée, et comment cette conversation est, tout ensemble, le coeur et le moyen de l’intrigue, et, plus profondément encore, le modèle de cette même intrigue, de son organisation, de ses méandres.

Marie-Hélène Boblet, dans un parcours à travers L’inquisitoire de Pinget, Le square et L’amante anglaise de Duras et Le dîner en ville de Mauriac, met en lumière l’imaginaire commun qui sillonne ces quatre romans dialogués. Conversation comme pratique ordinaire et dialogue comme exercice philosophique, loin de s’opposer radicalement, s’infiltrent réciproquement, élaborant des formes d’échanges travaillées par l’idée d’une humanité de langage constituée par la relation à l’autre.

Luc Vaillancourt repère, chez Érasme et Guazzo, les marques d’un nouvel ordre sociodiscursif qui s’instaure à la Renaissance : le genre familier, qui balisera notamment la conversation. On peut suivre sa trace dans la lettre familière, l, l’autobiographie, les mémoires et le journal intime. Il se caractérise par un ethos nouveau, apparemment plus transparent et moins formel, et peut être vu comme la voie d’accès de l’individualisme en littérature.

Nicolas Xanthos essaie de définir certains paramètres constitutifs de la poétique dialogale de Mercier et Camier de Beckett. Il montre notamment comment le roman investit et interroge la mise en scène (et en péril) de l’identité et la confrontation des savoirs dans la parole partagée. Il précise ensuite, d’une part, comment cette poétique peut être mise en relation avec certains aspects de la pensée du langage spécifique aux sciences humaines dans la deuxième moitié du xxe siècle et, d’autre part, comment le roman beckettien l’inscrit dans son propre imaginaire de la ruine et du ressassement.

Qu’il nous soit enfin permis de remercier Sandra Brassard pour le travail éditorial préalable accompli sur les textes qui composent ce dossier.