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Il aura fallu attendre la seconde moitié du xixe siècle pour voir le mot cénacle faire son entrée dans les dictionnaires, dégagé de sa signification religieuse originale et élargi au domaine intellectuel. En 1866, on pouvait lire ainsi, sous la plume de Pierre Larousse, cette définition : « Cénacle : Réunion ou parti de gens qui partagent les mêmes idées, ont les mêmes habitudes ou poursuivent un même but [1]. » Et cette autre, un peu plus tard, sous celle d’Émile Littré : « […] réunion d’hommes de lettres, d’artistes, etc., qui se voient souvent et sont accusés de s’admirer mutuellement [2] ». La première proposition mettait l’accent sur la communauté de pensée, de moeurs et de visée des membres du cénacle, la seconde sur les effets pervers engendrés par ces rencontres régulières. Ces deux définitions eurent le mérite en leur temps d’enregistrer l’existence d’un phénomène dont la naissance remontait à quelques années et de valider le mot cénacle dans son sens figuré, mais elles eurent aussi pour conséquence inattendue (et malheureuse) d’installer pour longtemps une vision réductrice et péjorative d’un fait sociologique majeur du monde littéraire, dont les définitions ultérieures, et même les études portant plus tard sur le sujet, devaient pareillement manquer la complexité et méconnaître la portée [3].

Qu’est-ce donc qu’un cénacle ? La question, aujourd’hui, mérite d’être reposée sérieusement et surtout méthodiquement, tant les imprécisions et les raccourcis ont été nombreux dès qu’il s’est agi, en histoire de la littérature ou des sociabilités, de traiter de ce « sociotope » si particulier [4]. Osons donc quelques éléments de réponse au-delà des définitions des dictionnaires : un cénacle est, à première vue, une assemblée d’écrivains et d’artistes réunis dans un espace privé, assemblée qui doit son existence à nulle autre institutionnalisation qu’elle-même et à l’agrégation d’individus (le cénacle est donc à la fois un réseau et une forme de sociabilité). Mais, en même temps, parce qu’elle s’affirme dans l’espace public en tant que groupe solidaire disposant d’un capital collectif non réductible à l’addition des capitaux symboliques de ses membres, cette assemblée influe en retour sur la trajectoire de ceux-ci, voire sur la configuration générale du champ littéraire ou artistique (le cénacle est donc « une instance [5] »). Enfin, le cénacle est intimement associé, c’est sa raison d’être sociologique, à un ensemble de valeurs éthiques et esthétiques communes à ses membres, dont il vise, avec plus ou moins de fortune, la systématisation et l’explicitation (le cénacle est donc l’habitacle d’un mouvement littéraire et/ou artistique). Ballotté entre ces identités sociales à la fois différentes et complémentaires, le cénacle se caractérise encore par l’homogénéité professionnelle et sociale de ses membres et par une intense cohésion interne sous-tendue par un mélange d’amitié et de fraternité, comme seules les périodes de lutte peuvent en engendrer [6]. Bref, si comme instance d’émergence inséparable d’une idéologie, le cénacle s’inscrit dans l’éphémère, le modèle cénaculaire, lui, par la diversité même des pratiques et des conduites qui le portent, a pu être reproduit avec constance de mouvement littéraire en mouvement littéraire tout au long du siècle : le cénacle meurt avec la réussite ou avec l’échec du mouvement dont il est l’expression, mais l’efficace de l’institution cénaculaire, elle, ne peut qu’être reconduite. Et la reconduction a bien eu lieu : de la « secte » des Méditateurs (1797-1803) au groupe de l’Abbaye (1906), en passant par le cénacle de Deschamps (1819-1824), de Stendhal (le « grenier » de Delécluze, 1824-1827), de Nodier (l’Arsenal, 1824-1827), de Hugo (1827-1830), de Borel (1830-1833), de Murger (« Les Buveurs d’eau », 1841-1842), de Sainte-Beuve (les « dîners de Magny », 1862-1869), de Leconte de Lisle (1863-1868), de Mallarmé (les « Mardis » de la rue de Rome, 1877-1898), d’Edmond de Goncourt (le « grenier », 1885-1896), de Heredia (les « Samedis » de la rue de Balzac, 1885-1901), etc., la forme cénaculaire traverse tout le siècle.

Renaissance continue d’une forme de sociabilité littéraire, sans doute la plus typique du xixe siècle, mais aussi, et peut-être plus encore, d’une idée. Car le cénacle n’est pas seulement une structure sociale, c’est une configuration mentale, quelque chose qui, à défaut d’occuper tous les écrivains, les préoccupe, travaille leur imaginaire depuis que Sainte-Beuve, dans un coup de force performatif, a signé l’acte de naissance d’un cénacle mythifié dans un poème éponyme de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme en 1829 [7]. À peine né, le cénacle suscite des commentaires nombreux, des polémiques même. Balzac, Sainte-Beuve, Murger, Zola et Vallès, entre autres [8], ont réfléchi sur cet objet tour à tour sublimé et désacralisé. C’est qu’en réalité le cénacle est bien plus qu’une simple réunion d’artistes, c’est une nouvelle donne dans le jeu littéraire, un paramètre nouveau qui bouleverse l’organisation du champ intellectuel. Avec le cénacle s’ouvre, pour l’écrivain, une troisième voie, inédite, qui lui permet à la fois d’échapper à la protection mondaine et à la déréliction bohémienne. Ni salon, ni café, le cénacle est une forme originale et marginale, une sorte de petit état dans l’État, proclamant son autonomie, promulguant sa propre constitution… De là l’intérêt — voire la fascination — qu’il suscite chez l’homme de lettres, car à travers le choix ou le rejet cénaculaire, ce qui se joue en profondeur est une redéfinition du rôle de l’écrivain, et par-delà une redéfinition des fins de la littérature.

Comment la littérature, et plus particulièrement le roman, pense-t-elle le phénomène cénaculaire : telle est la question que nous voudrions poser ici, à travers l’examen de deux cas. Mais précisons d’abord ce que nous entendons par « penser [9] ». Pour nous, il ne s’agit pas de traquer dans le roman les idées qui traînent ici et là sur tel cénacle, et encore moins d’y chercher le reflet plus ou moins fidèle de la réalité historique, mais plutôt d’interroger les modalités d’inscription du phénomène cénaculaire dans le tissu romanesque, ce qu’on pourrait appeler sa textualisation. La représentation textuelle d’un objet aussi chargé socialement que le cénacle ne pose pas tant, en effet, le problème de son sens que celui de sa signification. Dès lors que se trouve revendiqué le projet de représenter les moeurs littéraires d’une époque, dans un sous-genre romanesque appelé communément « roman de la vie littéraire », il apparaît logique, et presque naturel, que le cénacle, phénomène sociabilitaire majeur, y trouve sa place. En revanche, le cénacle n’étant pas, comme on l’a relevé plus haut, un matériau ordinaire (il est chargé de discours social), l’on peut difficilement concevoir qu’il figure dans le roman à titre exclusivement décoratif. En fait, dans les romans qui mettent en scène le cénacle, celui-ci est presque toujours le signe de quelque chose, une figure à interpréter dans l’économie globale du roman. Signe de quoi, telle est justement la question à laquelle on tentera de répondre ici, en interrogeant deux romans [10] où le cénacle est en jeu, où le cénacle, plus exactement, est un enjeu : Illusions perdues de Balzac ou, plus précisément, Un grand homme de province à Paris (1839), et Le soleil des morts (1898) de Camille Mauclair [11]. Deux romans qu’il nous a paru intéressant de retenir et de réunir, à la fois parce qu’ils portent chacun un regard rétrospectif en forme de bilan ou d’inventaire sur le cénacle, à l’heure où celui-ci est en voie d’extinction, et parce qu’ils nous livrent, séparés par soixante années, deux états de la question, deux manières de penser le cénacle.

Du Cénacle élitaire à l’Élite cénaculaire

Le Cénacle comme personnage collectif n’apparaît que par intermittences dans l’épopée balzacienne de la désillusion, au cours de laquelle Lucien de Rubempré, oscillant entre Daniel d’Arthez et Étienne Lousteau, passe de gloire provinciale à journaliste parisien crève-la-faim. Balzac n’en érige pas moins le Cénacle de d’Arthez en contre-modèle de la « prostitution de l’esprit », selon l’expression de Lukács [12], en seul lieu de résistance et d’intégrité face à la dépravation et à la vénalité de l’univers parisien. Notons à ce propos que la mise en scène d’un cénacle et, de surcroît, la réappropriation du terme cénacle, hors de toute visée satirique ou péjorative, était loin d’aller de soi en 1839. Depuis l’article de Latouche sur la « camaraderie littéraire » en 1829 [13], des dizaines de pamphlétaires et de satiristes plus ou moins inspirés, dont Balzac, avaient condamné et raillé la prétention des romantiques à reproduire l’assemblée des apôtres. Certes, dix ans plus tard, la querelle était retombée et les cénacles romantiques avaient cessé toute activité, mais il n’en reste pas moins que, par la simple figuration d’un cénacle, Balzac mettait son roman scandaleux — celui peut-être qui lui a valu les critiques les plus acerbes, de L’Artiste au Figaro — dans une position à la fois instable et fondatrice.

« Ces neuf personnes composaient un Cénacle où l’estime et l’amitié faisaient régner la paix entre les idées et les doctrines les plus opposées » (IP, p. 239). Ainsi se conclut dans Illusions perdues la galerie de portraits de ce Cénacle qui unit un médecin, un philosophe, un peintre, un écrivain comique, un scientifique, un publiciste, sans oublier d’Arthez, l’écrivain, et Louis Lambert, le chef déchu et disparu. Il ne manquait que le poète Lucien de Rubempré pour que tous les domaines de la pensée et de l’art soient représentés [14]. Il va donc sans dire que le groupe, à l’inverse de l’Élite de Calixte Armel, n’a rien d’un cénacle littéraire, et moins encore d’un cénacle romantique, mais c’est peut-être cette mise à distance qui a le mieux autorisé Balzac à créer un cénacle véritablement archétypal. Le chapitre primitivement intitulé « Le Cénacle [15] » ramasse ainsi en quelques paragraphes les grands principes de ce micro-univers unique dans La comédie humaine. En premier lieu, l’homogénéité sociale y est évidente : « Michel Chrestien [est] pauvre comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis » (IP, p. 238), c’est-à-dire qu’ils sont, au prisme de la loi économique qui régit l’univers intellectuel du roman, desservis par une origine roturière et qu’ils naviguent hors des zones par lesquelles doit transiter le parvenu pour s’extirper de sa condition. Leur mode de rencontre est également spécifique : ils se réunissent dans la mansarde de d’Arthez, et non dans la salle de rédaction d’un journal ou dans un café, ce qui, ajouté au fait que les réunions se passent en « conversations pleines de charmes et sans fatigue, embrassa[nt] les sujets les plus variés » (IP, p. 240), nous ramène au lieu de sociabilité privée et fondée sur l’oralité qui caractérise d’abord le cénacle. Passons aux principes régulateurs : l’ostracisme, l’élection quasi magique des membres (« le sceau d’un génie spécial » (IP, p. 234) que chacun porte au front), mais encore la cohésion assurée par la domination charismatique de d’Arthez, par la fraternité intime et par la solidarité interne : « l’ennemi de l’un devenait l’ennemi de tous, ils eussent brisé leurs intérêts les plus urgents pour obéir à la sainte solidarité de leurs coeurs » (IP, p. 241).

Toute trace de jalousie ou d’envie effacée — « cet horrible trésor de nos espérances trompées, de nos talents avortés, de nos succès manqués, de nos prétentions blessées » (IP, p. 239-240) —, la double loi structurelle du Cénacle apparaît également en pleine lumière. D’une part, l’esprit du don est à l’origine de toutes ses transactions symboliques, d’où par exemple l’indignation des « cénacliers [16] » quand Lucien vient les remercier d’avoir lu et corrigé L’Archer de Charles IX : « Des remerciements ! Pour qui nous prends-tu ? », s’écrie Bianchon (IP, p. 374), affirmant par là que le service, dans les rangs du Cénacle, n’est pas ce qui se rend, mais ce qui s’offre sans espoir de retour. D’autre part, l’amitié induit entre eux un pacte de non-agression, « l’opposant quitta[n]t son opinion pour entrer dans les idées de son ami » (IP, p. 239) au nom d’une amitié collective sans tache, qui dirige chacune de leurs actions et dont seule la fable des « Deux amis » (IP, p. 241), conclut Balzac, ne dénaturerait pas la portée. La tragique faiblesse de Lucien, cédant pour son malheur aux oripeaux des triomphes faciles, apparaît dès lors à leurs yeux non seulement comme une déception, mais comme une trahison. Lorsqu’il ploie et se fait journaliste, Lucien met en jeu sa propre intégrité et, en même temps, menace toute l’organisation interne du Cénacle. « Nous avons peur de te voir un jour préférant les joies d’une petite vengeance aux joies de notre pure amitié », lui dit Michel Chrestien (IP, p. 248), avant de le prévenir fermement : « si tu devenais espion, je te fuirais avec horreur, car tu serais lâche et infâme par système. Voilà le journalisme en deux mots. L’amitié pardonne l’erreur, le mouvement irréfléchi de la passion ; elle doit être implacable pour le parti pris de trafiquer de son âme, de son esprit et de sa pensée » (IP, p. 250). Dont acte.

Un seul trait, mais capital, manque en définitive pour corréler tout à fait la création de Balzac et l’épure sociologique du cénacle, romantique ou autre : leur finalité. La « marmite de l’avenir » d’Illusions perdues, pour reprendre l’expression de Marx, ne vise à rien d’autre qu’à sa propre perpétuation : elle fédère des hommes et des positions, raffermit une éthique, mais ne s’associe à aucune mouvance. Ce n’est pas un hasard si le Cénacle balzacien échappe à toutes les controverses du temps, s’il ne se prononce pas entre les classiques et les romantiques, s’il recèle autant un royaliste convaincu qu’un républicain militant. Le Cénacle surplombe les petites querelles, les transcende pour viser à l’éthique sublime du travail, de l’étude et de la « solidarité sainte ». La blafarde société de la Restauration n’offrant nul modèle de conduite et de trajectoire, le Cénacle ne veut devoir des comptes qu’à lui-même, se montrer digne de sa propre conscience tout en oeuvrant à sa mesure pour que le monde se montre digne de lui et de son effort. Quête nécessairement déceptive et sans fin, puisque le monde ne correspond en rien à ses aspirations et qu’il se dirige dans la direction exactement inverse. Le système de la marchandisation de la pensée ne laisse aucun espace à l’oeuvre émancipée, le bien symbolique n’est rien d’autre qu’asservi par l’argent. La sentence que prononce Michel Chrestien à l’encontre de Rubempré, « tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur » (IP, p. 375), dit assez que le groupe récuse la loi du champ littéraire et ses hiérarchisations, et définit la voie de l’homme d’esprit intègre comme un purgatoire [17]. L’autotélisme et l’autarcie symbolique du Cénacle expliquent l’éternisation de cette « fédération de sentiments et d’intérêts », qui durera « sans choc ni mécomptes pendant vingt années » (IP, p. 241), seulement atteinte par les morts prématurées de certains de ses membres.

Camille Mauclair (1872-1945), de son vrai nom Séverin Faust, n’a pas connu la célébrité du Balzac romancier. Son principal titre de gloire est d’avoir été le disciple du poète le plus marquant de la fin de siècle : Mallarmé. L’histoire fabuleuse de ce discipulat, Mauclair l’a racontée à maintes reprises : dans ses livres de souvenirs [18], mais aussi et peut-être surtout [19] dans un roman à clefs intitulé Le soleil des morts, publié en feuilleton dans La Grande Revue en 1897, et l’année suivante en volume [20]. Dans ce roman, que Mallarmé eut tout juste le temps de lire avant sa mort et d’approuver (« Il assemble la légende d’un temps et, si près, le transporte haut [21] »), le futur critique d’art, essayiste, polygraphe et — hélas — « défenseur de l’ordre » dans les années 1930 [22], raconte l’histoire (ou plutôt le déclin) du plus fameux cénacle de la période symboliste, celui que Mallarmé tint pendant une vingtaine d’années dans son salon du 89 de la rue de Rome. Comme Illusions perdues, Le soleil des morts retrace l’itinéraire parisien d’un jeune poète (André de Neuze), arrivé de sa Touraine natale pour entrer en littérature. Introduit dans le salon de Calixte Armel (double reconnaissable de Mallarmé), le héros ne tarde pas à découvrir la jungle d’un monde artistique inquiet et corrompu, travaillé en profondeur par, et bientôt divisé sur, la question de l’action. C’est qu’en face du Cénacle, qui prône les valeurs absolues de l’Art et défend le principe de la claustration nécessaire de l’artiste, se dresse un adversaire et un concurrent redoutable, représenté par des anarchistes emmenés par Claude Pallat, leur chef, qui pousse la jeunesse à agir par la violence pour changer l’ordre pourri des choses. Tiraillé entre ces deux forces contradictoires, cérébrales et sociales, le héros hésite, oscille, puis finit par renier son Maître, et par trahir ce qu’il appelle l’Élite. La fin du roman est apocalyptique. Le dernier chapitre, intitulé avec une ironie grinçante « L’Aube », montre l’échec de l’élitisme et de l’anarchisme, renvoyés dos-à-dos : tandis qu’ici on enterre Tristan Saumaize/Verlaine, l’émeute est écrasée plus loin dans le sang, par l’armée.

On retrouve dans la présentation que fait Mauclair de l’Élite (on notera au passage le choix très concerté de ce mot, qui remplace celui, sans doute trop chargé, de « cénacle ») nombre de traits typiques du fonctionnement cénaculaire, tel qu’il apparaît dans Illusions perdues. Les réunions, d’abord, ont lieu dans la sphère privée, intime même, du « petit salon », feutré, voilé et enfumé de Calixte Armel. Autant dire qu’on est aux antipodes du bavard salon mondain et du bruyant café bohème. Le dénuement en moins, et une petite touche artiste en plus, on est, comme dans la mansarde de d’Arthez, « entre soi ». Le groupe, lui, est restreint (pas plus de dix personnes), exclusivement masculin, biologiquement et sociologiquement homogène (SM, p. 939), le maître excepté. La diversité des spécialités est moins grande que chez Balzac : pas de scientifique, ni de médecin dans ce cercle, mais des poètes (Armel, De Neuze), deux peintres, un romancier (Manuel Héricourt), un conteur, un musicien (Claude-Éric de Harmor), un critique (Roger Leumann). La cohésion du groupe est assurée par le charisme du maître de maison, qui exerce, nous dit Mauclair, « un magnétisme inexplicable » (SM, p. 879) sur les visiteurs (les soirées sont dominées par ses monologues inspirés). Comme dans la mansarde des Quatre-Vents, toute l’activité du cénacle de Courcelles est dévolue entièrement à l’exercice de la parole. On y procède également à un recrutement sévère. Tout le monde n’est pas admis à participer aux rites des « Jeudis » : il faut être intellectuellement « propre »… Ainsi, Armel ne « consent pas à recevoir » Marens, Cernay, Defresne, Neuflize, compromis dans la critique facile et la mondanité littéraire. Le cénacle se veut une communauté mystique, une « congrégation contemplative » (SM, p. 904). L’adhésion y est solennelle. Dès lors qu’on a réussi avec succès l’examen de passage (c’est le cas de De Neuze), on fait partie du cercle : « vous êtes des nôtres » (SM, p. 899), dit Luc Deraines au jeune poète après sa première visite.

Isolé dans le champ littéraire, le groupe adopte une position essentiellement défensive. Il se présente comme un « refuge intellectuel » (SM, p. 881), un rempart orgueilleux contre la sottise ambiante et toutes les tentations du journalisme. L’élite est définie par Armel comme « un groupe libre de volontés s’unissant sans se fondre » (SM, p. 910). Mais cette volonté est moins d’ordre esthétique qu’éthique. Ce qui soude puissamment la confrérie, c’est le partage de valeurs communes : le renoncement au Monde, la sacralisation de l’Art, le culte de la pensée pure, la religion du silence, la foi dans le travail, etc. En conséquence de quoi, il ne saurait être question de participer à la logique marchande : « [c]es poètes s’éditaient à leur frais » (SM, p. 939). Pas question non plus de se mêler au vain monde littéraire, de s’enivrer dans les cafés, ou de fréquenter les salons. Encore moins d’accepter les consécrations officielles : « honneurs publics, fonctions, décoration, vote ». L’Élite, ce « petit État dérisoire » (SM, p. 938), entend se suffire à lui-même, en dépit des difficultés matérielles que rencontre chacun de ses membres. « […] Nous vivons entre nous, nous serrons les rangs, nous écartons les gêneurs, […] et nous rêvons à une foule de belles choses spéciales, difficiles, incomprises, parce que ça nous amuse et que la vie ordinaire, telle qu’on nous l’offre, nous répugne. C’est le programme des trappistes » (SM, p. 907), dit Manuel de Héricourt à André de Neuze. On le voit, l’ascèse de l’Élite n’a rien à envier à celle, héroïque et stoïque, du Cénacle de Daniel d’Arthez. La joie d’en être suffit, en principe du moins, à combler les frustrations. Car, on s’en doute, le succès est remis au lendemain, et même au surlendemain : il convient d’« être une élite et [d’]attendre… » (SM, p. 897). En lieu et place du succès, la Gloire avec un grand « G ». Et qu’importe si la création n’aboutit pas, si l’oeuvre reste inachevée, car c’est l’activité de pensée qui prime tout : « Nous sommes en effet, déclare Armel solennellement, un groupe d’hommes ne pensant pas comme les autres, des condensateurs de vérités futures » (SM, p. 876).

Là s’arrête la comparaison avec le Cénacle de Balzac. Car pour le reste affleurent des différences qui sont autant de fêlures dans la chapelle cénaculaire édifiée par Mauclair. Il se révèle assez vite que l’unité du groupe est factice. D’abord, le cénacle a son « Judas » (SM, p. 883) en la personne du poète Properce Defresne, ex-cénaclier, faux ami d’Armel, qui trahit la Cause dans la presse par des déclarations perfides. Ensuite le cénacle a son indésirable (l’intrus) en la personne du critique Leumann, toléré par le Maître à ses « Jeudis », mais rejeté par les disciples, qui le haïssent sourdement : « Que Leumann est agaçant d’interrompre et de contredire Armel », dit Héricourt, « oui, lui répond Harmor, il figurerait avec honneur dans un café » (SM, p. 877). Irrespectueux des règles tacites du cercle (il confond cénacle et café), Leumann est un personnage « encombrant » dont les gesticulations menacent la cohésion du groupe, et ses indiscrétions dans la presse, où il humilie en les vulgarisant les idées du cercle, sa cohérence esthétique. C’est là, du reste, l’un des traits les plus remarquables du cénacle d’Armel, qu’il est moins attaqué en réalité par le journalisme, comme chez Balzac, qu’il ne l’est par le snobisme — cette maladie typique de la fin de siècle, si bien analysée par Émilien Carassus [23] —, le snobisme de certains journalistes, qui apportent un soutien dévastateur à l’Élite en la caricaturant… Le « quatuor de critiques » (Neuflize, Marens, Defresne, Leumann) fait ainsi « danser les snobs autour de l’élite » (SM, p. 907) mais, ne comprenant rien à l’Art et aux artistes, les encense « à contresens »…

Mais là n’est peut-être pas le plus grave. Car, pour finir, c’est l’élite même qui se délite. Au cours du roman, les défections de fidèles se succèdent, laissant le Maître seul face à lui-même et à son échec. Après avoir désiré « sincèrement se réfugier dans l’élite » (SM, p. 908), le héros se met à douter du système cénaculaire. Le cénacle lui semble frappé de stérilité — on s’absorbe dans « des recherches de nuances [et] d’épithètes » (SM, p. 938) — et même contaminé par la maladie du corps social contre lequel il était censé résister. Le héros espace ses visites, tandis que les disciples perdent patience et accumulent les rancunes contre leur maître : « lui, dit Héricourt à propos d’Armel, c’est un caractère éternel, il a le temps » (SM, p. 945). En d’autres termes, à l’inverse de ce qui se passe pour le Cénacle de d’Arthez, la monacale élite est rattrapée par le monde et ses séductions faciles : « L’élite ainsi s’émiettait, écrit Mauclair, par la force des choses » (SM, p. 953). Le coup de grâce survient au moment où Claude Pallat, le chef des anarchistes, débauche les cénacliers pour les enrôler dans son projet d’action immédiate et de destruction radicale…

Cycles et temporalités

Dans l’univers hostile de la littérature, Cénacle et Élite se définissent d’abord par ce dont ils sont l’antithèse, en tant que mode de vie, de création et de sociabilité. Dans les deux cas — et c’est peut-être en cela que ce type de « documents » dit différemment et mieux la sociabilité littéraire que les témoignages et les livres de souvenirs —, ces oppositions de structure et ces conflits de pratiques se trouvent réfractés dans la trame même du roman par le biais de ce que Jacques Neefs a nommé un effet de « stéréoscopie fictionnelle [24] ». Romans et documents à la fois, Illusions perdues et Le soleil des morts traduisent par la dramatisation et par leur économie interne les conditions sociales d’existence de la littérature : ils ne sont, en ce sens, ni des énoncés métalittéraires ni de gigantesques métaphores, mais des constructions performatives qui disent le réel en faisant l’archéologie de leur propre temps.

Ainsi, dans Illusions perdues, au pôle opposé du Cénacle de d’Arthez, le petit monde du journalisme, représenté par Lousteau, Blondet, Nathan et les autres, rassemble, pourrait-on dire, le répertoire entier des caractères de la dépravation éthique tels que la querelle de la camaraderie et du charlatanisme les a inventoriés au fil des années 1820 et 1830. Dans le Paris de Finot et de Dauriat, où prônes intéressés, délits d’initiés et manoeuvres ont force de dogme, ne reste plus des valeurs fondatrices du Cénacle qu’un simulacre grimaçant : au don succède le prêt demandé, voire exigé (« Lousteau perdit mille francs et les emprunta à Lucien qui ne crut pas pouvoir se dispenser de les prêter, car son ami les lui demanda » [IP, p. 441]) ; l’amitié, quant à elle, se proclame, sourire en coin, du matin au soir, mais chaque nouvelle déclaration achève d’en dégrader le contenu.

Une série d’oppositions paradigmatiques donnent profondeur et complexité à ces deux voies ouvertes à l’homme de lettres : critique éclairée/critique achetée, valeur vraie/valeur négociable, manuscrit/imprimé [25], etc., mais toutes pourraient en définitive se subsumer dans une antithèse structurelle unique entre deux temporalités, entre les conquêtes à court et à long terme de la légitimité. Le monde de l’argent-roi, autrement dit le monde moderne, est régi par une temporalité de l’immédiat, du pré-écrit, du pré-pensé. Chaque acteur a sa part d’implication dans la viabilité de ce système, autant les écrivains que les journalistes et les éditeurs, ces deux dernières instances incarnant à part égale le mercenariat commercial de la production rapide et sous-tendant tout le système dans lequel prend racine ce que Sainte-Beuve a appelé la « littérature industrielle [26] ». Loin de s’auto-exclure et de subsister hors champ [27], le Cénacle de la rue des Quatre-Vents a le haut privilège de représenter la seconde face du système littéraire, le chemin le plus long vers la postérité, les investissements symboliques qui n’ont de chance d’être rentables, s’ils en ont une, que sur le seul long terme. Balzac l’écrit en toutes lettres : « [Lucien] ne se savait pas placé entre deux voies distinctes, entre deux systèmes représentés par le Cénacle et par le Journalisme, dont l’un était long, honorable, sûr ; l’autre semé d’écueils et périlleux, plein de ruisseaux fangeux où devait se crotter sa conscience » (IP, p. 278).

Illusions perdues donne à cette opposition architectonique un effet direct sur la narration. Le Cénacle de d’Arthez et la camaraderie de Lousteau, considérés cette fois comme modèles sociabilitaires, sont chacun à leur manière une « cuisine de la gloire » (IP, p. 330), mais de même que leur participation au monde se déploie sur des rythmes opposés, la narration leur réserve une temporalité et une spatialité spécifiques. Le Cénacle, d’un côté, présente tous les aspects d’une résistance à la narration : dans le chapitre intitulé « Le Cénacle », l’intrigue, contrainte de céder à l’étape du recensement de ses membres et à la description compacte de leurs caractères et positions, se trouve comme suspendue. Formant un bloc cohérent et homogène, donc réfractaire à toute distillation, le Cénacle n’admet qu’une exposition contrariant le flux diégétique. Passées les présentations, la succession ininterrompue de traits distinctifs du groupe dont nous avons fait état poursuit à son tour cette suspension de l’histoire. En outre, on ne voit jamais le Cénacle en action, Balzac maintenant ses faits et gestes dans le flou : quelles sont ces « conversations, pleines de charme et sans fatigue, [qui] embrassaient les sujets les plus variés » (IP, p. 240) ? Où sont passées les « courses à pleines ailes dans les champs de l’intelligence » (IP, p. 243) ? Le lecteur ne le saura jamais. En somme, débordant en amont et en aval le temps du roman, inscrivant son action intellectuelle dans un mode d’action sociale inaccessible à l’immédiateté du journalisme roitelet de Paris, le cénacle se définit donc comme un groupe sans histoires, dont l’irritante stabilité se voit encore renforcée par son exclusion volontaire de l’Histoire. D’autant que le Cénacle n’existe pas hors les murs de la froide mansarde de d’Arthez : c’est là seulement qu’il paraît au complet, le lecteur ne le rencontrant ailleurs qu’en délégation. De sorte que si le Cénacle échappe à la temporalité romanesque, il tend également à se dérober à sa spatialité. Retiré de l’espace social, il est du même coup coupé de l’espace romanesque, où se déploie l’action. Il est un point fixe dans l’espace-temps romanesque ou, pour paraphraser Bakhtine, un contre-chronotope [28]. Rien ne s’y déroule, rien ne s’y joue : il existe seulement, en soi et pour soi, à l’état d’épure.

De l’autre côté, contre l’ascèse cénaculaire, le chronotope privilégié de la camaraderie est celui de l’orgie littéraire. Trois scènes de festin sont décrites et marquent des ponctuations fortes du roman : la première a lieu chez Matifat, vieux riche dont l’argent doit servir à financer la fondation d’un journal. Sous l’oeil charmeur mais mauvais du « Journal attablé, buvant frais, joyeux, bon garçon » (IP, p. 353), Lucien écrit là son article sur L’Alcade dans l’embarras, splendide pastiche de Jules Janin qui lui vaudra son premier succès parisien. Quelques chapitres plus loin, Lucien joue cette fois les amphitryons et réunit chez lui tous les protagonistes du roman : « Les convives de Lucien étaient Dauriat, le directeur du Panorama, Matifat et Florine, Camusot, Lousteau, Finot, Nathan, Hector Merlin et madame du Val-Noble, Félicien Vernou, Blondet, Vignon, Philippe Bridau, Mariette, Giroudeau, Cardot et Florentine, Bixiou » (IP, p. 439). La longue liste des présents se clôt sur cette phrase : « Il avait invité ses amis du Cénacle », qui souligne par contraste l’ensemble indivisible que forme ce dernier. La troisième orgie, « repas triomphal » qui réunit dans un restaurant « les coryphées de la presse royaliste » (IP, p. 494), marque le passage de Lucien à la presse politique et annonce son ultime palinodie — l’éreintement du roman de d’Arthez — et la déchéance prochaine. Chacune de ces scènes d’orgie présente des codes narratifs inverses propres au deipnon grec [29], que La peau de chagrin et Les Jeunes-France de Gautier avaient réactualisés quelques années plus tôt : l’excès de nourriture et de boisson, les déclarations à l’emporte-pièce (« la restauration du journalisme » puis la « guerre à mort » résolues à l’unanimité, « par les rédacteurs qui noyèrent toutes leurs nuances et toutes leurs idées dans un punch flamboyant » [IP, p. 495]), les plaisanteries acerbes, les calembours, le déchaînement de paroles sans suite, puis enfin, les toasts se succédant, « les scènes grotesques par lesquelles finissent les orgies » (IP, p. 361), le tout oscillant entre les modes du bouffon et du sordide [30].

Deux systèmes, deux codes de conduite, deux modes de représentation. Tout se passe donc comme si, par un effet de stéréoscopie, le conflit des positions, des prises de position et des postures s’exprimait non seulement par les voix (des personnages, du narrateur, etc.) mais encore dans la matière même du roman, dans sa temporalité et sa spatialité. En somme, la camaraderie s’agite dans un mouvement perpétuel symptomatique de la réversibilité et de la marchandisation de la pensée périodique, tandis que l’univers éthéré et immobile du Cénacle demeure, tel un sanctuaire de la croyance en un monde qui, toutes illusions perdues, n’a pas perdu son sens.

La dynamique narrative du Soleil des morts repose également sur l’opposition de deux instances concurrentes. Son principal ressort dramatique est fondé sur une lutte d’influence exercée par deux forces, plutôt que systèmes, représentées d’un côté par l’élitisme et de l’autre par l’anarchisme. Certes, au début du roman, Mauclair recycle l’opposition balzacienne entre les héros de l’art pur et les hérauts de « l’universel reportage », mais cette opposition, à la faveur d’un affaissement général de la société rongée par la corruption, ne tarde pas à être dépassée par une autre, plus existentielle, plus tragique surtout. S’arc-boutant tant bien que mal sur la « cause admirable et désespérée » qu’elle défend, l’Élite, acculée, fatiguée, finit par « s’user » — fors son maître, impavide, qui poursuit la lutte, solitairement. C’est alors qu’à point nommé survient Pallat, tout à la fois catalyseur et révélateur des forces trop longtemps étouffées et contenues : « Nous cherchons des hommes qui sachent résumer nos actes par des phrases claires » (SM, p. 944), assène-t-il. C’est le retournement complet de la philosophie du groupe d’Armel : la langue au service de l’action (et non l’inverse), l’asservissement de la littérature au réel, le « beau au service du vrai », comme aurait dit Hugo, mais du vrai politique. « Vous allez le mettre dans un roman ? », demande naïvement André de Neuze à Héricourt en parlant du chef anarchiste. « Non, lui répond fièrement celui-ci, je vais le mettre dans ma vie » (SM, p. 944). Première défection, qui annonce l’imminente volte-face de l’Élite. Mauclair, à partir de là (nous sommes au mitan du roman), va déployer un diptyque où se dessineront au premier plan les deux figures jumelles et antithétiques de Calixte Armel et Claude Pallat : « tous deux prophètes et excommuniés, ils résumaient l’antinomie qui activait la décomposition du siècle, tous deux avaient la même influence mystérieuse, le même magnétisme individuel » (SM, p. 950).

Dès lors, la question centrale n’est plus, on l’aura compris, celle du produire littéraire (se compromettre ou ne pas se compromettre, comme dans Illusions perdues), mais plutôt celle de l’agir social (s’engager ou ne pas s’engager). Changement de paradigme. Mauclair déploie une série d’oppositions fortes autour de ce thème, correspondant à des choix existentiels radicalement différents, entre lesquels le héros est déchiré. Faut-il préférer la détonation de la bombe au silence du livre ? Adopterons-nous une position défensive, ou passerons-nous à l’attaque ? Descendra-t-on dans la rue, ou restera-t-on dans la chartreuse ? En tout cas, le héros est prévenu : entre la vie et la littérature, « il faut choisir » (SM, p. 979), lui dit solennellement son maître. Quelque chose subsiste toutefois de l’opposition balzacienne, qui aura un poids décisif dans l’option finalement choisie par De Neuze et ses amis : la promesse d’une solution politique radicale et fulgurante par la Révolution contre l’espoir hypothétique de la Gloire par la méditation laborieuse et la création perpétuelle. Temporalités différentes, correspondant chez Calixte Armel à un refus de l’Histoire, et chez Pallat à une volonté d’en accélérer le cours, de l’emballer. Dans cette perspective, la réclusion dorée du cénacle, coupée du monde et du temps, perd tout son sens. La sociabilité révolutionnaire des anars prend le pas sur la sociabilité cénaculaire des rimeurs : « Comme au temps orageux des barricades », on se réunit dans des « clubs » (SM, p. 1002) où l’on prêche la Révolution. Les réunions libertaires ont lieu dans des endroits publics, ouverts, populaires : « à la salle Graffard […] dans les caveaux de la montagne Saint-Geneviève, […] ou dans les cafés du quartier Voltaire » (SM, p. 1007). Sociabilité de rue. À la conversation feutrée de Calixte Armel dans son salon se substitue l’éloquence brutale de Claude Pallat dans les salles des clubs. Le mot d’ordre n’est plus « pensez… » mais « agissez ! ».

De ces deux forces, laquelle l’emportera ? Ni l’une ni l’autre, on le sait, puisque le roman s’achève sur un désastre, en l’occurrence sur la mort, l’une réelle et l’autre programmée, des deux chefs charismatiques : Pallat est descendu sur la terrasse des Buttes-Chaumont (SM, p. 1024) ; Armel, après le massacre, « descend » seul la rue, attendant, dit-il, « qu’une balle s’égare sur le dernier protestataire d’un monde qui s’en va » (SM, p. 1026). Cette mort symbolique du Maître, en vérité, n’est pas surprenante, elle intervient en toute logique, au terme d’une série de catastrophes qui ont vu le cénacle, de la position superbe qu’il occupait initialement, descendre lui aussi un à un les degrés de la décadence. Cette vulnérabilité de la sociabilité cénaculaire, dans la représentation imaginée qu’en donne Mauclair, est en l’occurrence tout à fait remarquable, en ce qu’elle s’oppose radicalement à celle qu’en donne Balzac. Alors que dans Illusions perdues, le Cénacle est posé comme un référent fixe et surplombant, à l’aune duquel toute la société est jugée, l’Élite dans Le soleil des morts, prétendument porteuse de valeurs éternelles, est emportée dans le mouvement général de dégénérescence. C’est que, et là gît sans doute la différence essentielle entre les deux romans, si dans Illusions perdues le cénacle est le « juge » (IP, p. 449), dans Le soleil des morts il est l’accusé. Le cénacle — Mauclair est tout à fait explicite sur ce point — est tenu pour aussi responsable que le reste (la foule) du pourrissement de la société. Mais, se dira-t-on, comment le cénacle, ce garant de la pureté, peut-il se muer soudainement en agent de la corruption ? Par une simple inversion des signes. Dans Le soleil des morts, toutes les valeurs positives du cénacle se colorent de négativité : le Travail de l’oeuvre se dégrade en recherches byzantines (SM, p. 937), l’exercice de la pensée vire à la névrose psychique, l’idéal de perfection littéraire débouche sur un hermétisme stérile, l’Attente tourne à la lâcheté, le culte de l’Art pur est retourné en une peur panique de la Vie. Encore ne suffisait-il pas de démasquer l’imposture du cénacle, en retournant ses grandeurs en faiblesses, il s’imposait de surcroît d’en orchestrer la désintégration en usant des artifices du roman. Et c’est ici que prend tout son sens le duel symbolique entre Pallat et Armel. Seule en effet la machine infernale de l’anarchisme pouvait venir à bout du sanctuaire angélique de l’Élite… Si dans Illusions perdues le cénacle est une machine de guerre contre le journalisme, qui se renforce au contact de l’ennemi, dans Le soleil des morts il est une arme impuissante contre l’irrésistible ascension de la Presse, qui se livre à de perpétuels petits sabotages contre lui. Pourtant, ce n’est pas à la presse qu’il revient de donner le coup de grâce au cénacle : une autre force, l’anarchisme, sorte de diabolus ex machina, prend les devants, et se charge de liquider définitivement ce qui, avec Balzac, était le dernier bastion de résistance de l’intelligence.

Misères ou mort de la littérature

Romans de la « vie littéraire » et romans « d’initiation », Illusions perdues et Le soleil des morts racontent la même histoire : il s’agit ici et là d’un récit qui retrace l’itinéraire parisien d’un poète débutant, arrivé de sa province, pour entrer en littérature et qui, au terme d’une quête mêlée d’espoirs et de déboires, perd finalement toutes ses illusions. Parcours similaire débouchant sur un même constat d’échec. Mais cet échec n’a pas la même signification dans chacun des romans. Dans Illusions perdues, le héros découvre, au contact du Cénacle, que la gloire, la vraie, ce « soleil des morts » (l’expression est de Balzac [31]), se paie d’un sacrifice de soi, auquel Lucien n’est évidemment pas prêt à consentir. Malgré l’échec, l’idéal est maintenu. Dans Le soleil des morts, l’échec est d’une autre nature et s’orchestre d’une manière pour ainsi dire opposée : le héros consent au sacrifice, mais c’est le cénacle, cette fois, qui se dérobe. Destiné, en principe, à faire contrepoids au système des valeurs dominantes, à s’offrir comme une force protestataire et une puissance tutélaire contre les forces négatives qui menacent le héros, le cénacle, devenu pour ainsi dire eunuque, succombe, victime de son orgueil. C’est que, au-delà de la seule question de la représentation du cénacle, les enjeux que cachent ces deux orchestrations romanesques opposées dans leur fin ont trait à la question de la Littérature (au sens large), ou plus exactement à la foi dans les pouvoirs de la Littérature. En maintenant le cénacle, envers et contre tout, non pas seulement « hors la vie [32] », mais au-dessus de la vie et de la Matière, et comme il le dit lui-même, dans le « ciel de l’intelligence » (IP, p. 408), Balzac défend une conception transcendante de la pensée et de l’art. Plus qu’un « cénacle idéal », le groupe de Daniel d’Arthez est une Idée, au sens quasi platonicien du terme. À l’inverse, en faisant déchoir le cénacle, Mauclair tue cette dernière idole qui restait au siècle. Les poètes ne sont plus des anges qui veillent sur un monde en décomposition, mais des fantômes sinistres (SM, p. 1020-1026) qui errent dans un monde sans Dieu. En liquidant le Cénacle, Le soleil des morts, ce roman de l’immanence absolue, fait bien plus que tuer l’illusion de la littérature, comme vecteur de gloire, il tue la Gloire de la littérature. Place à l’action et à la politique.

Dans ces deux archétypes romanesques que sont le Cénacle et l’Élite, dans leur tentative respective de pérennisation envers et contre tout, et surtout dans ces deux destins collectifs contraires, on voit se dessiner une forte homologie avec les scansions du xixe siècle comme « âge des cénacles ». Née avec le romantisme, éclipsée ensuite pour s’être trop intimement attachée à ce mouvement désormais dominant, la forme cénaculaire redevient un réceptacle crucial avec le Parnasse pour le rester jusqu’au chant du cygne des mardis mallarméens. Comme en témoigne Le soleil des morts, le cénacle de Mallarmé n’est plus lui-même, à l’extrême fin de siècle, qu’une formule caduque, rattachée à une époque définitivement révolue, celle où un petit groupe choisi de poètes et de musiciens pouvait rêver de détenir à lui seul la Vérité contre le cours réel des choses et de l’histoire. Ensuite viendra l’ère des avant-gardes, au cours de laquelle les écrivains se retrouveront face à la nécessité de s’inventer de nouveaux espaces de médiation et de médiatisation. Entre le Cénacle et l’Élite, à travers ces deux modèles imaginés de sociabilité, c’est sans doute la reconfiguration de l’espace littéraire, dont le xixe siècle est le théâtre, qui se donne à lire.