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Faire entendre plus d’une voix dans une oeuvre et empêcher le discours d’autrui d’être ramené à celui d’un seul énonciateur est une propriété du théâtre à laquelle on s’est beaucoup attardé. « La parole théâtrale, écrit Anne Ubersfeld, est dialogique par définition : il n’y a pas à l’énoncé théâtral, un sujet un, une parole au théâtre qui n’ait qu’un énonciateur est impossible [1]. » J’aimerais cependant revenir sur le dialogisme théâtral pour l’examiner à la lumière de l’évolution de la pratique théâtrale récente, tout particulièrement en Europe et en Amérique. En effet, bien des transformations effectuées par les créateurs contemporains ont touché le principe dialogique qui est au centre de la relation théâtrale. L’événement théâtral n’en est pas moins demeuré polyphonique. Mais les formes qu’y prennent désormais les échanges s’éloignent aujourd’hui du rôle traditionnellement attribué aux dialogues dans le modèle aristotélicien. Ce nouveau dialogisme — du moins est-ce là l’hypothèse que je propose d’examiner ici — est en train de modifier en profondeur la façon dont le spectateur perçoit l’événement théâtral. Or, un tel changement de paradigme a-t-il pour conséquence de modifier notre façon de concevoir l’esthétique théâtrale ?

Dans un premier temps, j’indiquerai brièvement quelques jalons historiques qui ont marqué l’avènement d’un nouveau dialogisme sur la scène. Il s’agira d’en identifier certains traits essentiels — de montrer, en quelque sorte, comment celui-ci se distingue du dialogue traditionnel en me référant à des spectacles où se déploient quelques aspects de ce nouveau dialogisme.

Le principe dialogique

C’est Mikhaïl Bakhtine qui a fixé les contours du principe dialogique (à partir des romans de Dostoïevski, rappelons-le). Il a forgé ce concept pour désigner les relations entre le discours d’autrui et celui du moi par analogie aux relations qui s’établissent entre les répliques d’un dialogue, à condition que s’y noue une intersubjectivité fondée sur les interactions qui font que les personnages ne sont pas des « esclaves sans voix », mais « des personnes, capables de se tenir libres à côté de leur créateur, capables de ne pas être d’accord avec lui et même de se rebeller contre lui [2] ». Ainsi, une oeuvre dialogique fait-elle entendre la voix de l’auteur, celle de locuteurs divers, celle de leurs auditeurs et celle d’autres auteurs dont les voix résonnent dans les mots qui ont été utilisés [3]. C’est le caractère polyphonique d’un discours, d’un ouvrage, d’un spectacle que cherche à cerner ce concept. Est dialogique toute forme qui permet de faire entendre plusieurs voix, les invite à s’exprimer dans leur propre langue et à se répondre les unes aux autres. En somme, le dialogisme bakhtinien suppose au sein d’une même oeuvre une coprésence de plusieurs voix relativement autonomes.

Marvin Carlson rappelle que Bakhtine considère, paradoxalement, le texte de théâtre comme peu susceptible de mener à une représentation dialogique du monde. Pour le penseur russe, pour être authentiquement dramatiques, les répliques qui composent le drame doivent recréer une vision du monde unifiée. Carlson résume ainsi la position de Bakhtine : « Dans le drame, le monde doit être fait d’une seule pièce. Tout affaiblissement de cette qualité monolithique mène à un affaiblissement de l’effet dramatique » (DT, p. 109). Carlson note cependant que celui-ci tire presque tous ses exemples de la tragédie grecque ou de la tragédie néoclassique. À ce propos, Bakhtine insiste « sur la mise en évidence du protagoniste comme centre d’intérêt, entouré d’autres personnages reflétant simplement ses soucis » (DT, p. 110). Le spécialiste de Dostoïesvski admet cependant qu’à la fin du xixe siècle, quand le théâtre « se romanise », on trouve des drames dans lesquels la voix et la conscience de l’auteur, ses manipulations dramaturgiques, s’effacent devant les relations interpersonnelles des différents personnages (DT, p. 110).

On pourrait s’interroger à bon droit sur la capacité des drames du passé de faire entendre d’autres voix et, par conséquent, d’autres paroles que celle de l’auteur, par personnages interposés. Mais il est clair qu’en se penchant sur le texte dramatique, Bakhtine s’est peu préoccupé des possibilités dialogiques de la représentation [4]. Or, de quel ordre sont ces possibilités dans la représentation et peuvent-elles être mises sur le même plan que des énoncés verbaux plus aisément attribuables à une voix spécifique ? Ce problème n’est pas négligeable. En effet, pour qu’il y ait manifestation dialogique, faut-il absolument des mots et des énoncés verbaux de part et d’autre ? Et cette question en amène une seconde. Est-il possible de concevoir un type de dialogue où interagissent verbal et non verbal ? Selon la réponse que l’on proposera, la représentation sera dotée de potentialités dialogiques plus ou moins grandes. À ces questions est aussi liée la nature du « dialogue » qui s’instaure avec le public lors de la représentation. Marie-Madeleine Mervant-Roux a réfléchi au rôle du spectateur dans la représentation. Selon elle, on peut parler d’échanges, de « dialogue précoce [5] », considérer le public comme un « résonateur », mais en définitive, il serait abusif de lui octroyer un rôle d’interlocuteur, puisqu’il ne parle pas et que son rôle consiste à éprouver ce qui lui est transmis. Bakhtine est apparemment d’un avis contraire, puisque, dans son modèle dialogique, il ménage au lecteur de roman un rôle actif. Tous les lecteurs, écrit-il, « recréent et, ce faisant, remplacent le texte ». Ainsi, pour lui, leur réponse au livre est « imaginaire » et ne passerait pas nécessairement par les mots même s’ils le pouvaient [6]. Bakhtine ne désavouerait donc pas la formule célèbre de Meyerhold qui voit dans le public le « quatrième créateur [7] » du spectacle. Suivant la logique bakhtinienne, tout discours à l’intérieur de la représentation, qui ne cherche pas à prolonger, sur un autre mode, celui de l’auteur, s’il participe d’un imaginaire spécifique et qu’il est décodable comme tel par le spectateur, acquiert une portée dialogique. Ce point éclairci, tournons-nous brièvement vers les potentialités dialogiques de la représentation afin de voir comment celles-ci ont évolué avec le temps [8].

Perspective historique

Le dialogue est constitutif du texte de théâtre depuis qu’Eschyle a introduit le second acteur, mais préexistait avant cette innovation dans les échanges entre le personnage et le choeur, sans oublier l’interaction entre l’acteur et le public [9]. Aristote, dans la Poétique, considère d’ailleurs le dialogue comme l’un des six éléments de la tragédie. L’importance des dialogues au sein du texte dramatique s’accroît même dans le temps, lorsque d’autres genres théâtraux s’ajoutent, comme l’affirme Peter Szondi qui parle même de « primauté exclusive du dialogue dans le drame [10] ». Il souligne, de même, que le dialogue domine la forme théâtrale parce que celle-ci s’intéresse avant tout à « la reproduction des rapports interhumains [11] ». Jusqu’au xixe siècle, l’essentiel de ce qui fonde la polyphonie théâtrale provient de dialogues écrits par un auteur, souvent appelé à en superviser lui-même la réalisation scénique [12]. L’avènement du metteur en scène vient bouleverser la donne. Sa voix se surimpose à celle de l’auteur dans le discours théâtral, texte et spectacle [13], entraînant du coup des lectures parfois divergentes. Le metteur en scène ne tarde pas cependant à vouloir établir la représentation comme l’instance où se concrétise une « polyphonie signifiante tournée vers le spectateur [14] ». Retournement phénoménal, si on pense que le spectacle est longtemps demeuré second par rapport au texte dramatique et qu’il a fallu attendre Diderot pour voir l’émergence d’une réflexion sur la relation entre texte et scène, notamment par la prise en compte du jeu de l’acteur.

Ces quelques considérations préliminaires permettent d’isoler deux virages majeurs qui ont instauré un nouveau dialogisme théâtral. Le premier surgit quand le spectacle devient, en tant qu’événement, une dimension essentielle du théâtre [15]. Le second vient de la nouvelle répartition des responsabilités au sein de la production théâtrale et peut être vu comme un prolongement du premier. Ces deux moments ont toutefois en commun de déplacer le centre de gravité du dialogisme théâtral du texte à la représentation. Le théâtre passe ainsi d’un modèle dialogique textuel sous l’autorité de l’auteur à un modèle dialogique spectaculaire, un temps sous la gouverne du metteur en scène [16], mais qui intègre peu à peu un nombre croissant de discours relativement autonomes par suite de l’émergence de nouvelles manières de concevoir un spectacle et de l’introduction de nouveaux médias. Cette reconfiguration des responsabilités théâtrales a entraîné de nouveaux rapports au public. Nous sommes ainsi en présence d’un « nouveau partage des voix [17] », c’est-à-dire d’un nouveau dialogisme dont les caractéristiques demandent à être précisées davantage.

Coprésence de sujets, hétéroglossie et interaction avec le public

Ce nouveau dialogisme est manifeste dans plusieurs créations contemporaines et se caractérise d’abord par un usage moins extensif du dialogue traditionnel, conçu comme forme écrite et stable, lequel se voit remplacé en tout ou en partie par de nouvelles formes dialogiques propres à la scène [18]. Ainsi, l’événement théâtral tend moins à graviter autour des répliques des personnages comme véhicule de divers points de vue sur le monde qu’à présenter le spectacle en tant qu’activité collective et microcosme du monde, ce qui suppose la collaboration de plusieurs co-émetteurs, l’emploi de nombreux langages artistiques, empruntant eux-mêmes à une multiplicité de discours qui appartiennent tant à des univers fictifs qu’à la réalité première. La coprésence de sujets, l’hétéroglossie ainsi que l’intertextualité [19], telles qu’elles ont été conceptualisées par Bakhtine, trouvent dans les créations contemporaines un champ d’application particulièrement fécond par le biais de procédés très variés sur lesquels je vais à présent m’attarder davantage.

Le premier dispositif de ce nouveau dialogisme concerne la présence explicite d’une pluralité de voix dans l’énonciation théâtrale. Exprimées dans un langage distinct, ces voix s’additionnent à celles de l’auteur et du metteur en scène et complexifient l’interaction avec le public. Loin d’être toujours convergentes, ces voix se juxtaposent les unes aux autres, entrent en concurrence, créent des contrastes marqués, nuancent, à d’autres moments, un aspect du spectacle ou encore entraînent des digressions imprévisibles ou des effets de choralité. En un mot, ces discours enrichissent la totalité spectaculaire en démultipliant les points de vue, les angles d’attaque, les langages artistiques, les matériaux et les tons. Dès lors, ces voix multiples rythment et marquent de leur empreinte la composition d’ensemble [20].

L’ère du metteur en scène n’a donc pas éclipsé la présence de discours concurrents dans l’événement théâtral. L’empressement avec lequel certains ont cherché à voir en lui le seul véritable auteur du spectacle ne parvient, au fond, qu’à masquer la difficulté qu’il y a de nos jours à imposer un discours monolithique au théâtre, unité discursive que la venue du metteur en scène a, on l’a vu, contribué à fissurer. À quoi il faut ajouter le choc qu’a constitué pour l’institution théâtrale la généralisation des créations collectives au cours des années 1970, dont les effets se font encore sentir, principalement dans la remise en question des rapports de force qui gouvernent la fabrication du spectacle. En outre, Josette Féral a montré que les pratiques de la performance ont influencé la création théâtrale contemporaine, notamment en ce qui a trait à l’acteur que l’on considère moins comme véhicule du thème de la représentation qu’en tant que sujet dans la représentation [21]. De son côté, Marie-Christine Lesage a signalé que la pluralité des moyens d’expression, si elle caractérise le théâtre depuis ses origines, s’est redéfinie à travers la multidisciplinarité qui a eu sur l’art dramatique une incidence cruciale à partir des années 1980. Selon elle, la volonté des tenants du théâtre multidisciplinaire d’agir sur la « perception sensorielle » du public a fait en sorte de déplacer les paramètres de la réception spectaculaire [22].

Une telle présence d’énonciateurs relativement autonomes modifie l’événement théâtral grâce au rôle accru des collaborateurs auxquels le metteur en scène fait appel et dont la contribution tend à être mise sur un pied d’égalité avec la sienne et celle de l’auteur ou des auteurs [23]. Se sont multipliées en outre les créations où l’on recourt à un cinéaste, un plasticien, un DJ, un chorégraphe, voire un être particulier sans expérience du théâtre [24], essentiellement pour « faire apparaître » ce que sa présence ou celle de son langage artistique apportera à l’ensemble du spectacle. Avec la conséquence que la pratique théâtrale s’en remet volontiers à une « hétéromorphie » qui lui permet de rester ouverte à des influences multiples, dont celles des nouvelles technologies [25].

Or, ce nouveau dialogisme qui s’inscrit dans le processus artistique lui-même a de nettes répercussions sur ce dont traite l’événement théâtral en réinventant, par le fait même, l’interaction avec le public. Bernard Dort, en avant-propos de La représentation émancipée, s’est montré sensible à l’apparition de ce phénomène :

Ma préoccupation demeure de cerner […] le « jeu théâtral » […], soit une série d’échanges entre un texte et un spectacle, entre des comédiens et un metteur en scène, entre une scène et une salle, entre un théâtre et une société. Néanmoins, ma démarche a changé : après avoir tenu le texte puis la représentation prise comme un tout pour l’objet central de mes analyses, je m’attache davantage aux composantes de cette représentation, à ses données dramaturgiques (au premier rang desquelles le temps, l’espace et les comédiens […]) Car ce qui m’est devenu plus sensible, ces derniers temps, c’est le caractère multiple du théâtre : sa qualité de discours pluriel où la place du destinataire importe au moins autant que celles des destinateurs, des émetteurs. « Représentation émancipée » ne désigne rien d’autre : une pratique artistique qui re-présente au lieu d’interpréter et qui le fait par le dialogue (ou l’affrontement), à parts égales, de ses différentes composantes. Les contradictions […] sur lesquelles repose le faire théâtral y deviennent fécondes : elles ne se résolvent pas par la soumission des facteurs de représentation à l’un d’entre eux : elles entraînent leur activation mutuelle — jusqu’à celle du spectateur [26].

En somme, dans ce nouveau dialogisme, le discours de ceux qui travaillent à l’élaboration du spectacle devient visible ou audible pour lui-même au lieu de se fondre dans un grand tout monologique. Dès lors, ce sont autant de perches tendues aux spectateurs avec lesquels les divers énonciateurs scéniques entrent en interaction. Du reste, la prise en compte du destinataire, l’interaction avec le spectateur, bref, l’instauration de ce que Dort appelle un « jeu théâtral [27] » devient un des éléments fondateurs de ce nouveau dialogisme, qu’il intervienne à un niveau abstrait ou d’une manière plus concrète [28].

D’où un grand nombre d’objets théâtraux à géométrie variable et de spectacles qui se proposent une mise en condition élaborée et parfois déstabilisante des spectateurs. Le théâtre in situ est l’une des formes qui s’imposent. À Montréal, le collectif Momentum en fait une spécialité qui privilégie, dans son travail, les lieux non théâtraux. Un des plus réussis fut certes La fête des morts (2002-2004) de Céline Bonnier et Nathalie Claude où, à la nuit tombée, on entraînait les spectateurs dans le cimetière Mont-Royal dont on réveillait en quelque sorte les morts. Une autre forme qui s’est beaucoup répandue consiste, pour un acteur, à s’adresser au spectateur comme à un proche, dans un cadre intime, en privilégiant ce que Lehmann appelle des « monologies ». L’apparition d’interactions inédites au sein même de l’objet théâtral diversifie en outre le choix des matériaux liés à sa fabrication. Aussi le spectacle de théâtre ne repose-t-il plus forcément sur un texte dialogué. À plusieurs égards, l’accent se déplace de ce qui est représenté, ou si l’on préfère de la fiction ou à ce qui en tient lieu, à ceux et celles qui participent à la représentation. Ces participants sont incités à développer un langage personnel, à renvoyer à des discours fictifs et réels qui les interpellent afin, ultimement, de renouveler les types d’interaction que l’événement théâtral crée avec le public.

Le spectacle Je voudrais me déposer la tête de Claude Poissant, « adaptation théâtrale » d’un récit éponyme de Jonathan Harnois [29], illustre d’autres possibilités de ce nouveau dialogisme. Le texte est ici un matériau porté à la scène par le metteur en scène, qui ne le transforme guère en scènes et en dialogues. Le narrateur (Ludo), qui raconte comment il a été affecté par le suicide de son meilleur ami, est incarné ici par trois comédiens qui s’emparent de fragments de texte. Concrètement, les trois interprètes, auxquels s’ajoute un seul personnage féminin (leur/sa « blonde »), deviennent une bande d’adolescents. Leurs danses, leur façon d’être ensemble et leurs gestes de tous les jours rythment et lézardent le récit d’un deuil difficile. Il y a là un espace laissé aux acteurs pour exprimer dans un vocabulaire personnel — et c’est ce que le spectateur ressent — la colère, le désespoir, l’énergie, l’insouciance et la vulnérabilité de la fin de l’adolescence (de laquelle les acteurs sont encore très proches). En outre, un lied de Schubert surgit de nulle part et exprime une fêlure d’un autre âge, qui n’est pas directement liée au récit, mais qui porte une souffrance d’une même intensité et devient par là l’élément clé d’une bande sonore omniprésente. Le décor géométrique et la grisaille émanant des éclairages plongent le spectateur dans un univers abstrait et méditatif. Toutes ces voix, porteuses d’un imaginaire distinct, se conjuguent — mais ne convergent pas — afin de brosser un portrait nuancé d’un groupe d’adolescents de banlieue. Ce portrait est le fruit de l’interaction entre ces discours — chacun d’entre eux bénéficiant de moments singuliers pour se faire valoir — conférant une résonance collective à un récit proche de l’autobiographie. La relation créée entre les divers éléments, faite à la fois de distance et de proximité, de sensations brutes et de juxtapositions savantes, suscite des conditions de réception jouant sur plusieurs plans. Or, c’est justement ce jeu d’éloignement et de rapprochement de l’objet théâtral qui maintient l’attention du spectateur à l’égard de toutes les voix qui s’y font entendre, alors même que celles-ci produisent un objet complexe.

Le 6e salon international du théâtre contemporain, sous la direction d’Alexis Martin et de Daniel Brière [30], propose plutôt un espace partagé entre le public et les acteurs (proche du théâtre médiéval), dans lequel l’interaction est directe et laissée à la discrétion des acteurs et des « spectateurs ». Ceux-ci sont appelés à visiter une fausse exposition de type salon du livre. Des acteurs/exposants ont inventé des stands dans lesquels ils dialoguent littéralement avec les spectateurs, un à un ou par petits groupes, sous prétexte de leur vendre un produit théâtral particulier. Ce n’est pas un dialogue fixé d’avance. Toutes les « représentations » sont uniques tant pour les acteurs que pour les spectateurs, libres d’y circuler le temps qu’ils veulent. Dans ce cas-ci, la proposition spatiale et conceptuelle de Martin et Brière inclut des imaginaires d’acteurs allant dans des directions opposées, tant dans leur façon d’aborder le public qu’en ce qui concerne l’aspect du théâtre et de la société sur lequel ils font porter leur satire. Il en résulte une expérience théâtrale amusante et une critique à plusieurs mains d’un milieu qui se prétend à l’abri du marché. C’est un spectacle riche de multiples pointes satiriques et chaque voix peut travailler une tonalité qui lui est propre, tout en jouissant d’une véritable autonomie au sein du projet artistique.

Terminons par Mnemopark, un projet théâtral de Stefan Kaegi [31]. À partir de son fauteuil, le spectateur est invité à participer à une visite guidée de la Suisse effectué par une meneuse de jeu et par des retraités qui s’adonnent dans leurs loisirs à la construction de modèles réduits. Dans un atelier qui représente une Suisse miniaturisée, flanquée d’un écran à l’arrière et d’un panorama idyllique des montagnes suisses, côté cour, circule un petit train électrique. Se côtoient, entre autres, les discours des retraités, de la comédienne/meneuse de jeu, ceux, virtuels, d’habitants de divers coins de la Suisse, ainsi que des extraits sonores de comédies musicales de Bollywood. L’interaction avec le public est assurée par une mise en situation ludique, à laquelle viennent se rattacher des témoignages et des informations plus ou moins fantaisistes qui dressent un bilan environnemental de la Suisse, proche du théâtre documentaire, mais un théâtre documentaire qui n’hésite pas à mêler le vrai et le faux. Le projet collectif n’éclipse pas ici les imaginaires personnels qui disposent d’instants spécifiques pour s’exprimer. Cette polyphonie ludique, riche en informations de toutes sortes, laisse le spectateur tirer lui-même les leçons qui s’imposent de ce voyage immobile.

En définitive, le nouveau dialogisme entraîne un discours pluriel, traversé de logiques plus ou moins contradictoires, et qui génère avant tout un objet hétéromorphe. En fait, le discours théâtral devient essentiellement relationnel sur au moins deux plans : entre ses composantes et dans le cadre d’une interaction plus spécifique avec le public. Ce tissu de relations a pour conséquence d’être difficilement réductible à une seule interprétation. Toutefois, une telle complexité relationnelle n’échappe pas pour autant à la nécessité de la signification et de la cohérence. Le terme « cohésion » serait peut-être plus approprié en l’occurrence, car le dialogisme qui nous intéresse véhicule plus que jamais le caractère interhumain traditionnellement associé au discours théâtral, mais en favorisant l’inscription dans la représentation du caractère collectif de sa fabrication. Ce phénomène dit en quelque sorte que l’ouverture à l’altérité d’un objet théâtral commence avec sa propre énonciation. Ce renouvellement du dialogue mène de plus à un approfondissement de l’expérience de l’altérité, en tant qu’expérience plurielle.

Le tressage de voix individualisées que produit ce nouveau dialogisme tend ainsi à créer des totalités complexes. Celles-ci ne sont pas sans rapport avec le théâtre de la complexité théorisé par Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos [32], mais la complexité en cause m’apparaît d’une nature autre que cognitive, car elle est avant tout constituée d’interactions et d’expressions humaines, qui se présentent moins comme un objet de connaissance qu’en tant qu’expérience partagée, voire comme une (parfois tâtonnante) tentative de compréhension pluraliste d’un monde changeant. Semblable au journal que l’on peut lire au déjeuner, cette totalité complexe se veut en quelque sorte le précipité éphémère d’un monde éclaté, chaotique, discontinu, dont rendent compte sous des formes spécifiques des « acteurs » (au sens sociologique et théâtral du terme) venus d’horizon variés. Cette pluralité des voix alimente le dialogue avec la société, continue d’en interroger le cours et d’en examiner des aspects particuliers.

Par comparaison avec les dialogues dans la tragédie traditionnelle où les tours de parole était clairement établis et les identités plus stables, ou par rapport au théâtre d’identification de la fin du xixe siècle où les discussions sérieuses étaient souvent campées dans de confortables intérieurs bourgeois, le dialogisme hétéromorphe peut parfois apparaître déconcertant, voire déconnecté des préoccupations actuelles. Pourtant, comme le note Catherine Naugrette au sujet du texte de théâtre — mais cela vaut aussi pour la représentation —, « il se pourrait bien que les mutations du dialogue dans le théâtre contemporain soient le fait, non pas d’une supposée obsolescence, ni même d’une soudaine impossibilité, mais d’un changement moderne (postmoderne) de régime artistique, qui, loin de consacrer la mort du dialogue dramatique, signifie plutôt la nécessité de le reconfigurer [33] ». Dès lors, pour peu qu’il se laisse prendre au jeu, accepte de tendre l’oreille aux voix et aux consciences multiples qui s’adressent à lui, chacune dans son langage, le spectateur, quand il assiste à une création contemporaine, découvrira dans ce « jeu de théâtre » une prise de parole démultipliée sur le monde et ses métamorphoses, qui n’a peut-être pas d’équivalent artistique ailleurs [34].