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Aux dires de ses biographes : Bellori, Passeri, Félibien [1], Nicolas Poussin se serait mis à filer la métaphore en peinture sous l’influence de son tout premier protecteur, le poète Giambattista Marino. À ce dernier, il doit, en effet, d’avoir été initié non seulement aux principes poétiques du Tasse [2], lequel, à l’instar d’Aristote, reconnaît à la métaphore une valeur proprement heuristique et la tient pour l’instrument privilégié, au même titre que le muthos, de cette promotion du sens qui inscrit la poétique à l’intérieur même du champ philosophique, mais aussi à la méthode de description (ekphrasis) mise en oeuvre par Philostrate dans ses Images [3], méthode tout entière fondée sur le jeu de la métaphore et dont le but avoué est d’interpréter (hermêneuein) les mythes représentés. Lorsqu’il décrit un tableau, qu’il soit fictif ou réel, Philostrate multiplie de fait les jeux de miroirs et les équivoques, en manière de glose à la fable figurée, constituant ainsi, par ce réseau de métaphores et de correspondances qui se poursuit d’une description à l’autre et dont il appartient au lecteur averti de suivre les ramifications dans la structure discontinue du recueil, « ce que les mythographes anciens nommaient une mythologie, soit l’interprétation d’un sujet mythique [4] ». Par cette méthode, que Françoise Graziani qualifie fort justement d’exégèse métaphorique, « parce qu’elle s’exprime non pas sur le mode de la clarification et de l’explication, mais sur le mode voilé de la fable et de l’énigme : non pas sur le mode direct de l’illustration mais indirectement, en images et sous forme de fictions », Philostrate

rend compte à merveille de ce qu’il appelle la sophia de la peinture, car celle-ci se cache dans les détails, dans les ressemblances de certaines figures entre elles, dans les échos thématiques, bref dans tout un système sémiologique à travers lequel le spectateur est appelé à lire non seulement la fable, mais les interprétations que peuvent susciter la fable et l’image une fois rendue à la parole — laquelle, dans la langue de Philostrate se dit herméneia [5].

Cette herméneutique en acte qui procède par images et fictions, Poussin en transpose les principes à la peinture. Au lieu d’une histoire unique, il représente une véritable constellation de mythes liés entre eux par tout un réseau d’analogies. Par ce travail de rapprochements insolites entre des sources textuelles variées ou entre différents moments ou différentes histoires d’un même récit, dont il porte la pratique à son paroxysme vers la fin de sa vie, Poussin fait usage, en peinture, d’une figure — la métaphore — dont Aristote fait le paradigme même de toute activité de fiction et dont le bon usage dépend, ainsi qu’il est dit dans la Poétique, dont les Discours du Tasse commentent fidèlement les propositions, de la perception théorique de la ressemblance : « bien faire des métaphores, c’est voir le semblable (to homoïon theôrein[6] ». Le peintre peut rivaliser en sagacité (eustochia) avec le poète : il n’est pas moins prompt à observer les ressemblances (pour souligner la fulgurance de cette opération, Aristote a lui-même recours, dans son petit traité De la divination dans le sommeil, à la métaphore de l’archer) ; il sait, comme lui, construire des analogies : ut pictura poesis. L’adage horacien prend, avec Poussin, un tour bien singulier.

Avant de montrer l’originalité d’une telle démarche sur un exemple : l’Apollon amoureux de Daphné, dont Poussin fit don au futur cardinal Massimi vers 1664 sans même l’avoir achevé — tableau-testament, aux dires des commentateurs, et dont l’inachèvement même permettrait d’y observer, comme se plaisait à le dire Pline l’Ancien des « oeuvres ultimes de certains artistes et [de] leurs tableaux inachevés », « les traces de l’esquisse (liniamenta reliqua) et la conception même de l’artiste (cogitationes artificum[7] », en quoi il aurait véritablement ici valeur exemplaire —, il nous faudra répondre à un certain nombre de questions touchant à cet usage de la métaphore en peinture. « Grande théorie et pratique [étant chez Poussin toujours] jointes ensemble [8] », on ne saurait en effet ignorer les implications, au regard d’une théorie de l’art, de l’emploi d’une telle figure. Qu’en est-il tout d’abord de cette « aperception » du semblable sur laquelle se fonde toute bonne métaphore, de cet insight qui est de l’ordre du voir, mais d’un « voir » qui ne résulte pas d’une impression sensorielle — ce pourquoi le terme d’« aperception » est ici préférable — mais met en jeu, comme dans la mémoire ou le rêve, l’imagination — faculté, ainsi que l’écrit Aristote dans le traité De l’âme, qui permet de « réaliser un objet devant nos yeux comme le font ceux qui rangent les idées dans des lieux mnémoniques et qui en construisent des images [9] » ? Question d’autant plus importante — surtout lorsqu’il s’agit de peinture [10] — que ce « voir » aristotélicien — qu’il faut se garder de penser trop vite en termes strictement psychologiques et qu’éclaire de fait bien plus efficacement le schème kantien, qui est, on le sait, une méthode pour construire des images — est étroitement lié à un « faire voir ». La métaphore, nous dit Aristote, a le pouvoir de « faire image », de « placer sous les yeux ». Faire une métaphore en peinture aurait donc pour effet, à condition — ce qui est loin d’aller de soi — que les deux « images » soient superposables, de redoubler ce pouvoir d’exhibition. Une fois précisés le sens de cette « aperception » et la nature de cette « image » qu’il appartient au poète tout à la fois de voir et de faire voir, il reste encore à examiner les conséquences, pour le travail du peintre comme pour celui de l’interprète, de la transposition, dans l’ordre du visuel, de cette figure de mots qu’on pourrait croire exclusivement liée à l’exercice de la langue. Si l’office suprême du peintre comme du poète consiste dans l’aperception des ressemblances, qu’en est-il dès lors du phénomène de l’invention en peinture ? Quelles en sont les modalités propres ? Poussin, on le sait, longtemps « ruminait » son sujet avant que d’en avoir trouvé la « pensée [11] ». Est-ce à dire que cette rumination cessait lorsqu’il avait fixé, stabilisé le réseau de coordinations métaphoriques capable de donner un sens nouveau à la fable représentée ? Qu’en est-il enfin de la lecture du tableau comme de sa vision ? Pour interpréter, faire l’exégèse de ce « texte » singulier qu’est une représentation de peinture, ne faudra-t-il pas suivre, dans son opération même, le jeu de la métaphore déployé en son sein, retrouver les connexions établies par le peintre, ce qui requiert peut-être un véritable « coup de génie » équivalent à celui que suppose le coup d’oeil pour le semblable qui préside à l’élaboration de la métaphore ? Qu’est-il, en définitive, donné à la perception immédiate de comprendre et de découvrir si l’essentiel se joue du côté des significations transportées : parce qu’elle implique un déplacement de sens, une transposition de termes, la métaphore n’oblige-t-elle pas à « voir » sans cesse autre chose que ce qui est « montré » ?

On ne saurait répondre à ces questions sans remonter aux sources auxquelles Poussin a lui-même puisé, sans revenir, au-delà même des Images de Philostrate et des Discours du Tasse, auxquels Marino l’a initié, à la Poétique d’Aristote, dont les principes éclairent aussi bien la pratique de l’ekphrasis du sophiste grec que les théories du poète ferrarais : dans une perspective généalogique, le lien de Poussin à Aristote ne peut que s’imposer. Le rappel des éléments de doctrine qu’on y trouve servira ici de préambule théorique à l’examen, sur un exemple précis : l’Apollon amoureux de Daphné, du traitement singulier auquel Poussin soumet les mythes antiques.

Voir et faire voir le semblable : Poussin, lecteur d’Aristote

« Le plus important de beaucoup, c’est de savoir faire les métaphores, car cela seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe d’une nature bien douée (euphias). Bien faire des métaphores, c’est voir le semblable (to homoïon theôrein[12] ». Alors que dans la définition générique de la métaphore comme « transport du nom » qu’Aristote donne au chapitre 21 de la Poétique [13] — définition que le Tasse reprend presque mot pour mot au livre III des Discours de l’art poétique —, la question de la ressemblance n’est invoquée qu’au sujet de la quatrième espèce de métaphore [14] — la métaphore par analogie, laquelle s’analyse en une identité de deux rapports [15] —, elle devient, au chapitre suivant, le critère essentiel de la distinction entre la bonne et la mauvaise métaphore : bien métaphoriser, c’est avoir le coup d’oeil pour le semblable. La justesse du rapport entre le nom propre et le sens déplacé est donc bien, au fond, le ressort implicite et caché commun à toute espèce de transport [16]. Ce qui n’est pas sans conséquence, puisque c’est justement ce travail de la ressemblance qui apparente l’ouvrage du poète et celui du philosophe. « Il faut, dit Aristote, […] tirer ses métaphores de choses appropriées, mais non point évidentes, comme, en philosophie, apercevoir des similitudes (to homoïon theôrein) même entre des objets fort distants témoigne d’un esprit sagace (eustochos[17] ». Le « peintre-philosophe » qu’était Poussin ne pouvait manquer d’entrevoir la possibilité offerte par cette figure de faire accéder, au rang de pitture filosofiche, ses productions. « La métaphore, en effet, ne va pas sans procurer une certaine connaissance de la chose signifiée (to semainomenon) en raison de la ressemblance (dia ten homoioteta) qu’elle établit, car toutes les fois qu’on se sert de la métaphore on le fait en vue de quelque ressemblance [18] ». Par la métaphore, le peintre-poète « nous instruit et nous donne une connaissance (epoiêse mathêsin kai gnôsin) par le moyen du genre [19] ». Aussi Aristote met-il en garde contre les métaphores « tirées de trop loin » et recommande-t-il de dériver les métaphores de ce qui est « parent quant au genre (sungenôn) » et « eidétiquement semblable (homoeïdôn[20] ». Cette fonction proprement heuristique de la métaphore explique la place essentielle qu’occupe dans les Topiques aristotéliciennes la recherche du semblable. Pour bien définir un objet, il faut, écrit Aristote, connaître les ressemblances, apercevoir ce qu’il y a d’identique dans le différent :

par exemple, le calme dans la mer est la même chose que le silence des vents dans l’air (chacun étant une forme du repos) et le point dans la ligne la même chose que l’unité dans le nombre, car point et unité sont l’un et l’autre un principe. Par suite, en donnant comme genre ce qui est commun à tous les cas, nous ne définirons pas, semble-t-il, de façon impropre [21].

Aristote en appelle lui-même à une analogie avec la peinture pour montrer combien obscure devient la définition d’un mot dès lors que la ressemblance aperçue, soit n’est pas appropriée, soit manque d’évidence : « il en est comme dans les oeuvres des vieux peintres où, sans le secours d’une inscription, on ne pouvait reconnaître quelle figure chaque tableau représentait [22] » — exemple dont on sait l’usage que fera Freud dans Die Traumdeutung dans le chapitre consacré aux procédés de figuration du rêve [23].

Si, grâce à la métaphore, « les mots reparlent et le sens se resignifie [24] », c’est bien, comme l’a montré Paul Ricoeur, parce que la métaphore ne fait écart par rapport à une norme : l’usage courant du mot ne déconstruit un ordre logique déjà constitué que pour en inventer un autre, que pour « re-décrire [25] » la réalité. Et elle y parvient par le biais d’un enthymème, c’est-à-dire d’un syllogisme, impliqué en elle sous une forme concise et condensée [26]. La métaphore — moyen de connaissance — a valeur de modèle réduit. Dans toute métaphore, il y a quelque chose à désenvelopper, à désimpliquer. Aussi n’est-il pas surprenant que le plaisir pris au déchiffrement du syllogisme caché que recèle toute métaphore soit une espèce du plaisir que l’homme trouve à apprendre — plaisir parfaitement analogue à celui suscité par la reconnaissance de la chose représentée en peinture, par sa ressemblance à l’original : « si l’on aime à voir des images, nous dit ainsi Aristote, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut (manthanein kai syllogizesthai) ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui [27] ». La déduction des ressemblances cachées que le procès métaphorique contribue à dévoiler suppose une autre manière de syllogisme. La métaphore, on l’a dit, pose une égalité de rapports, en sorte que, comme l’écrit Ricoeur, il faut toute « l’habileté du géomètre qui s’y connaît dans la “ raison des proportions ” [28] » à la fois pour construire cette structure parallèle et pour en déduire que « ceci est cela » — formule qui, pour Aristote, on le sait, distingue la métaphore de la comparaison, laquelle revient à dire : « ceci est comme cela ». L’usage de la métaphore en peinture aura donc pour effet de redoubler le plaisir lié à la reconnaissance. Le peintre est artisan de ressemblances. On le savait déjà (« ressembler » signifie bien « être l’image de… »), mais pas en ce sens-là : à la ressemblance, produit de la mimèsis, vient s’ajouter celle que la métaphore dans le même temps suppose et place sous les yeux. L’essentiel du travail du peintre ne consiste pas en une imitation, mais en une création inédite de rapports — opération autrement plus complexe qui est celle-là même par laquelle une pensée trouve à s’élaborer dans le champ de la peinture. Ce qui signifie aussi qu’il y a « invention » lorsque, soudain, une parenté insolite se laisse discerner entre des choses qu’on n’avait pas jusqu’alors songé à rapprocher.

Le même Aristote qui fait de l’aperception du semblable la condition de toute métaphore est aussi, comme on peut le constater, le théoricien de la métaphore proportionnelle où la ressemblance est plus construite que vue, intuitionnée, aperçue. Il n’y a cependant pas nécessairement contradiction à rendre compte de la métaphore selon l’un puis l’autre point de vue. Rappelons tout d’abord que le « voir », condition de toute métaphore, est étroitement corrélé à un « faire voir ».

Nous avons dit que les bons mots se tirent d’une métaphore par analogie et qu’ils peignent ; il nous faut dire maintenant ce que nous entendons par faire tableau et comment on produit cet effet. Je dis que les mots peignent, quand ils signifient les choses en acte (energounta semainei) : par exemple dire que l’homme vertueux est un carré, c’est faire une métaphore, car ce sont là deux choses parfaites ; seulement, cela ne signifie pas l’acte ; mais « en pleine fleur et à l’apogée de sa vigueur », c’est l’acte. […] En tous ces passages, c’est la vie prêtée à un objet inanimé qui signifie l’acte [29].

Encore que les traducteurs fassent jouer à l’envi le paradigme pictural dans ce texte (Aristote, pour être exact, ne dit pas que les mots « peignent » mais qu’ils « placent sous les yeux »), paradigme auquel a tout aussi abusivement recours Fontanier quand, à propos de la métaphore, il recommande au poète de « s’attacher à figurer, colorier son langage, à le mettre en images, en tableaux, à en faire une sorte de peinture animée et parlante [30] », il faut se garder de concevoir trop vite ce procès figuratif, par où quelque chose comme une image se présente dans l’ordre du discursif, comme une image proprement dite. Le moment « iconique » du langage, pour reprendre le terme de Peirce [31], comporte aussi, irréductiblement, un aspect verbal : l’icône n’y est pas présentée mais y est simplement décrite. L’usage de la métaphore en peinture n’en aura pas moins pour conséquence imprévue la confrontation dans l’espace même du tableau de deux « images », appartenant l’une à l’ordre de la visibilité, celle qu’offre au regard la représentation de peinture, l’autre à l’ordre de la figurabilité, celle que donne à voir, place sous les yeux le procès métaphorique lui-même, chacune déclinant, ce faisant, à sa façon, deux formes, à la fois différentes et tangentes, du « représenter ». Une fois ceci précisé, il faut tenter de comprendre ce qu’il y a de commun entre les deux traits apparemment sans lien qui entrent dans la définition de la métaphore : sa propriété à « faire image » et sa capacité à envelopper un syllogisme caché, comment trouvent à s’articuler en elle le moment logique de la proportionnalité et le moment sensible de la figurabilité. La solution se trouve peut-être dans l’énoncé du problème. N’est-ce pas la justesse du rapport qui fait voir l’objet sous un jour nouveau ? N’est-ce pas l’opération prédicative qui, en conférant à la chose des propriétés nouvelles, lui donne corps, la signifie en acte ? Le pouvoir de figurer, d’animer, d’actualiser de la métaphore n’est sans doute pas séparable d’un rapport logique de proportion. L’obscure immédiateté de cette « image-verbe » est bien l’effet d’une savante construction.

Si la ressemblance est autant à déduire qu’à voir, il en découle, pour le spectateur du tableau, une véritable schize du regard, dont rend parfaitement compte la distinction faite par Poussin entre l’« aspect », qui est une opération naturelle, et le « prospect », qui est « office de raison » :

Il y a deux manières de voir les objets, l’une en les voyant simplement, et l’autre en les considérant avec attention. Voir simplement n’est autre chose que recevoir naturellement dans l’oeil la forme et la ressemblance de la chose vue. Mais voir un objet en le considérant, c’est qu’outre la simple et naturelle réception de la forme dans l’oeil, l’on cherche avec une application particulière le moyen de bien connaître ce même objet [32].

Selon la première manière de voir, ce qui s’offre au regard, ce sont les objets disposés dans l’espace du tableau, en ce que ces objets ressemblent, c’est-à-dire sont à l’image de… ; c’est aussi, s’il y a métaphore, le nouvel aspect sous lequel ils se présentent, qui d’inanimés les rend pour ainsi dire animés, les place sous les yeux du spectateur, sans que ce dernier puisse encore en donner la raison : déchiffrer l’enthymème qui constitue l’armature secrète de toute métaphore, apercevoir cette autre manière de ressemblance requiert, on l’a dit, « toute l’habileté du géomètre qui s’y connaît dans la “ raison des proportions ” » et oblige, par conséquent, à considérer les choses avec l’attention propre au prospect, dont la condition est justement, comme le précise Poussin, la « prospective » partout répandue sur la surface de la toile. Selon cette seconde manière de voir, ce qui se découvre au regard, c’est non seulement la « raison », selon l’acception qu’on vient de donner à ce terme, mais aussi le sens des coordinations métaphoriques dont le peintre aura pris soin d’« orner » sa composition. Ce qui demande un certain temps, « une application particulière », surtout lorsque la métaphore est filée : l’attention portée aux ramifications induites par le travail de la ressemblance impose au spectateur un parcours détourné.

C’est bien ici que l’iconographie, dans sa pratique ordinaire, démontre ses limites. « Entre l’image et la fable, écrit ainsi Hubert Damisch, la relation [est] loin d’être à sens unique, […] à s’acharner à rechercher les sources littéraires des oeuvres de Poussin, on perd de vue le jeu d’échos, de renvois, qui s’instaure de l’une à l’autre [33] ». Au traitement unitaire du sujet, Poussin substitue un réseau de fables entrelacées. En sorte qu’il ne s’agit plus de « lire l’histoire et le tableau [34] » — encore que la valeur manifestement disjonctive de la coordination indique bien que chacun développe pour son compte et dans son ordre propre son sujet — mais de suivre dans son opération même l’entrelacs d’analogies né de la méditation proprement poétique du peintre sur les textes et les histoires qu’ils portent — histoires mêlées, combinées dans l’espace du tableau, en vertu de ces liaisons secrètes que seul le véritable poète sait apercevoir entre les choses. Le lecteur du tableau se trouve, pour cette raison même, dans une position similaire à celle de l’interprète des rêves. Walter Friedlaender ne décrivait-il pas, faussement au regard de ce qu’est le rêve aussi bien que le mythe, l’Apollon amoureux de Daphné comme un « rêve mythologique sans contenu ni agencement trop précis [35] », formule qui n’aurait pas manqué d’intéresser Freud, lui qui définissait le rêve comme « une configuration psychique pleine de sens [36] » et disait voir dans la théorie des pulsions une « mythologie » ? « Une seule des relations logiques est favorisée par le mécanisme du rêve, c’est la ressemblance, l’accord, le contact, le “ de même que ” ; le rêve dispose, pour les représenter, de moyens innombrables [37] », écrit ainsi Freud ; on raisonne en rêvant par induction et par images. Cette assertion se trouve significativement placée sous l’autorité d’Aristote auquel Freud renvoie en note : « Selon Aristote, le meilleur interprète des rêves est celui qui saisit le mieux les ressemblances ». Dans son traité sur La divination dans le sommeil, Aristote dit même, plus précisément, que l’interprète doit être d’autant plus perspicace dans l’aperception des ressemblances que les images des rêves sont semblables aux représentations d’objets dans l’eau, si bien que, dès que la surface en est brouillée, on ne discerne plus rien qu’on puisse nommer : « L’homme habile à juger les représentations est donc celui qui peut distinguer et reconnaître rapidement les images en désordre et disloquées, et dire que ce sont celles d’un homme ou d’un cheval ou de quoi que ce soit [38]. » L’esprit sagace (eustochos) est aussi vif à deviner les énigmes et à interpréter les songes qu’à établir, de loin, des similitudes. Il n’en va pas autrement dans la réminiscence (anamnèsis) qu’Aristote définit comme « une sorte de syllogisme [39] » pour autant qu’elle procède, elle aussi, par analogie : « Quand il faut se souvenir d’un nom, on se rappelle celui qui lui ressemble [40]. » La réminiscence, qui engage, aussi bien que le rêve, cette faculté propre à construire des images qu’est l’imagination, procède par ordre à partir de lieux communs. « La cause en est qu’on passe rapidement d’un point à un autre, par exemple du lait au blanc, du blanc à l’air, de l’air à l’humidité, et grâce à cette dernière idée on se souvient de l’automne, saison que l’on cherchait [41]. » Retrouver les parentés inédites décelées par Poussin entre des mythes apparemment étrangers, remonter, comme dans la réminiscence ou dans le rêve, aux sources de cette « mythologie », suppose de même la construction d’un véritable « réseau » de lecture, attentif aux tours et détours empruntés par le peintre pour donner à lire la fable sous un jour nouveau. « Tout muthos comporte un logos latent qui demande à être exhibé [42]. »

Reste à savoir ce qui autorisera l’interprète à croire qu’il restitue, sans la trahir, la « pensée du tableau ». Si la métaphore, don du génie, est fondée sur le regard, n’est-ce pas précisément parce qu’on ne saurait voir avec les yeux d’un autre ? Si comprendre, c’est en un sens substituer à un texte inintelligible un autre texte, plus intelligible, qui nous dit que l’interprétation ne se fera pas au prix de la substitution des métaphores du peintre au profit de celles que l’interprète aura construites en se laissant aller à sa propre rêverie ? Au nom de quel principe l’exégète opérera-t-il un choix dans la multiplicité insoupçonnée de résonances et d’échos que chaque histoire suscite et attire à elle, dans la pluralité de parcours possibles que chaque nouveau réseau de ressemblances appelle de lui-même et invite à suivre ? L’incompatibilité avec le « contexte » de certaines associations visant à donner sens à l’ajout de telle ou telle figure dans l’espace de la représentation, et plus précisément encore, l’incapacité d’une ressemblance nouvellement déduite à « prendre langue » avec le réseau serré, déjà reconstitué, des associations « attestées », pourrait bien avoir valeur de contrôle de la validité du travail d’exégèse et limiter si bien le champ des possibles que tout risque de divagation soit écarté. Mais n’est-ce pas là supposer — telle est l’hypothèse en particulier de Bachelard — que les métaphores d’un texte convergent toutes vers une seule et même image, en sorte qu’il suffirait de recomposer le « diagramme » des coordinations métaphoriques des tableaux de Poussin pour déterminer leur « sens » et leur « symétrie », ainsi qu’on le dit du diagramme d’une fleur ?

Les métaphores s’appellent et se coordonnent plus que les sensations, au point qu’un esprit poétique est purement et simplement une syntaxe de métaphores. Chaque poète devrait alors donner lieu à un diagramme qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphoriques, exactement comme le diagramme d’une fleur fixe le sens et la symétrie de son action florale. Il n’y a pas de fleur réelle sans cette convenance géométrique. De même, il n’y a pas de floraison poétique sans une certaine synthèse d’images poétiques [43].

Mais n’est-ce pas là faire abstraction de la capacité de l’image, comme du rêve, à résister à l’interprétation, oublier la propension de la métaphore à la prolifération, à moins de comprendre le « sens » dont parle Bachelard comme une simple direction, en sorte que la synthèse, loin d’être close sur elle-même, aurait le caractère fluctuant, indécis d’un arrangement dont le sens et la symétrie se déplacerait au fur et à mesure des associations ?

Cette synthèse ou assemblage (sunthesin) de métaphores est justement ce qu’Aristote appelle l’« énigme ». S’il n’en recommande pas l’emploi dans la Poétique [44], il ne manque pas de souligner dans la Rhétorique le caractère d’énigme de toute bonne métaphore : « en général, on peut tirer de bonnes métaphores des énigmes bien faites ; car les métaphores impliquent des énigmes [45] ». De cette conaturalité de la métaphore et de l’énigme, Ricoeur donne l’explication suivante : « dans la métaphore, le “ même ” et le “ différent ” ne sont pas simplement mêlés, mais demeurent opposés. Par ce trait spécifique, l’énigme est retenue au coeur de la métaphore [46] ». Rien ne nous autorise donc à penser qu’on puisse en épuiser le sens. Dupont-Roc et Lallot ne donnent pas par hasard pour analogon spatial de l’énigme le labyrinthe [47]. L’unité polémique du semblable et du différent qui permet le jeu de la métaphore introduit avec elle le risque d’une errance, d’une dissémination du sens : la métaphore, écrit ainsi Derrida, peut toujours être « emportée dans l’aventure […] d’un récit secret dont rien ne nous assure qu’il nous reconduira au sens propre [48] ». On comprend que le théoricien du concettisme mariniste, contemporain de Poussin, Emmanuele Tesauro, ait pu définir la peinture comme une « métaphore en acte » et surtout la classer parmi les métaphores par équivoque [49].

Interpréter un « rêve mythologique » de Poussin

L’Apollon amoureux de Daphné [50] de Poussin est très certainement l’expression la plus aboutie de cette méthode d’interprétation des mythes antiques, dont on a dit ce qu’elle devait, par-delà le Tasse et Philostrate, à la Poétique d’Aristote.

L’amour d’Apollon pour Daphné naît d’une rivalité d’archers. Au début du récit d’Ovide — source du tableau de Poussin —, Apollon se vante devant Cupidon du pouvoir meurtrier de ses flèches dont il a eu l’occasion d’éprouver la puissance contre le serpent Python qu’il tua en « l’accablant de mille traits, au point de vider presque son carquois [51] » — épisode qui précède juste, dans Les métamorphoses, l’histoire d’Apollon et de Daphné et dont Poussin inscrit le souvenir dans l’espace du tableau en figurant, enroulé au chêne au pied duquel Apollon est assis, l’énorme serpent. Les armes d’Amour auraient, par comparaison avec celles de Phoebus, valeur de jeu d’enfant. Pour se venger du dieu et montrer que ses flèches, comme le constate Françoise Graziani, « ne sont pas moins meurtrières, métaphoriquement, que celles d’Apollon et de sa soeur Diane, puisqu’elles provoquent dans le vocabulaire hyperbolique de l’élégie amoureuse, le désir de mourir [52] », Cupidon décoche à Apollon un trait destiné à l’enflammer d’amour, tandis qu’il atteint Daphné d’une flèche émoussée qui l’incite à fuir le nom d’amante. Cette donnée initiale du récit d’Ovide génère dans le tableau de Poussin toute une série d’associations.

À la rivalité des deux archers répond d’abord, par un jeu d’échos et de répétitions, le déguisement inhabituel de Daphné en Diane chasseresse, représentée avec un carquois, à l’extrême droite de la représentation — motif qui répond à des nécessités proprement structurales et qui permet d’intégrer un élément supplémentaire du récit d’Ovide : la requête de Daphné à son père, le fleuve Pénée, auquel elle a demandé de lui accorder la joie d’une éternelle virginité, tout comme Diane l’avait autrefois obtenue de son propre père. Cette relation d’analogie se traduit aussitôt dans le tableau de Poussin par le déplacement des attributs de Diane à Daphné, déplacement qui rend aussi visible le fait que, par son voeu de chasteté, Daphné devient une adepte de Diane. Aréthuse, à laquelle la plupart des commentateurs identifient la nymphe qui, assise en contrebas de Cupidon, sèche ses cheveux, est aussi une suivante de Diane : le jeu de la métaphore ici se poursuit. Le récit par Ovide de la poursuite d’Aréthuse par Alphée ressemble fort d’ailleurs à celui de la poursuite de Daphné par Apollon : l’une échappe à son poursuivant par sa métamorphose en laurier, l’autre par sa métamorphose en fontaine. Détail significatif : Aréthuse, sur le point d’être ravie, invoque Diane en ces termes : « Je suis prise, viens, ô Dictynne [autre nom pour Diane], à l’aide de celle qui porte tes armes, à qui souvent tu confias la charge de ton arc et des flèches que renferme ton carquois [53]. »

Le motif de l’arc et du carquois en appelle aussi, par contamination, à l’épisode du vol des flèches d’Apollon par Mercure représenté à l’extrême gauche du tableau. Encore que Bellori considère comme un simple amusement l’adjonction de la figure de Mercure à l’histoire d’Apollon amoureux de Daphné, force est de reconnaître que la figure du dieu des Voleurs et de la Rhétorique, déchiffreur et inventeur d’énigmes, s’intègre, elle aussi, fort bien à l’entrelacs d’analogies tissé par l’artiste en manière de glose à l’histoire des amours d’Apollon. Blaise de Vigenère, dans son commentaire du « tableau » de Philostrate décrivant la naissance de Mercure, où se trouvent combinés le motif du vol des flèches et celui du vol des génisses d’Apollon qui paissent tranquillement à l’arrière-plan du tableau de Poussin, en précise le sens : « quant aux flesches d’Apollon, que luy dérobe aussi le petit Mercure… Cela ne dénote autre chose que la parole [54]… ». Mercure, souverain patron de la parole éloquente, vole à Apollon ses mots, laissant ainsi silencieux, comme paralysé par la flèche d’amour qui, nous dit Ovide, traversa « ses os jusqu’aux moelles [55] », celui que la tradition tenait pour l’inventeur de la poésie pastorale et dont l’élégie amoureuse serait le principal ferment. Apollon tient ainsi, posée sur son genou, en signe de stérilité poétique, sa lyre renversée, à la hauteur de l’arc de Cupidon [56], comme si le vol par Mercure de l’un de ses attributs [dans l’iconologie de Ripa, la flèche signifie la pointe et l’acuité de l’esprit (eustochia), celle-là même qui permet de relier rapidement les choses séparées et contraires] l’avait du même coup dépossédé de l’autre : la lyre, dont Mercure lui-même, comme le précise Philostrate dans sa description du musicien Amphion, aurait été l’inventeur et dont il aurait fait don à Apollon peu avant ou peu après le vol des flèches.

Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, huile sur toile, vers 1664 ; Paris, Musée du Louvre.

Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, huile sur toile, vers 1664 ; Paris, Musée du Louvre.

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Les associations de Poussin ont donc pour centre de gravité la double attribution au dieu du Parnasse de l’arc et de la lyre, et procèdent du jeu de leurs substitutions entre les différents protagonistes du tableau. Ainsi, non content de lier par métaphore des mythes divers, Poussin donne à « voir » l’opération même qui préside à leur liaison. Toute métaphore implique de fait l’idée d’une substitution — substitution qui n’est intéressante que parce qu’elle produit un sens, ne défait un code réglé d’attributions que pour en inventer un autre. Ce qui n’est cependant possible qu’à la condition qu’en dépossédant la chose de ses attributs, de ce qui la définit en propre, pour lui en substituer d’autres — c’est là le risque inhérent à toute métaphore —, l’essence même de la chose ne soit pas perdue. La douleur d’amour dépossède Apollon de ses attributs. Peut-il encore dès lors prétendre être ce qu’il est, si rien de ce qui habituellement permet de le reconnaître comme tel ne lui appartient plus ? Ovide — Poussin l’aura sans doute remarqué — considère l’épisode de l’amour malheureux d’Apollon pour Daphné comme un tournant dans les attributions du dieu : à l’issue de la métamorphose de Daphné, Apollon, jusque là dieu prophétique à Delphes, s’autoproclame dieu des poètes sur le Parnasse. Avant que Daphné disparaisse totalement sous l’écorce du laurier, Apollon fait le serment d’orner des feuilles de cet arbre sa lyre et son carquois et de substituer à la couronne de chêne qui ornait auparavant sa chevelure la couronne de laurier, emblème de la gloire du poète — seul attribut dont Apollon, dans le tableau de Poussin, se voit revêtu ; la nymphe, debout derrière lui près du chêne delphique, porte encore l’ancien attribut du dieu, la couronne de chêne, qui, lors des jeux sacrés institués par Apollon après sa victoire sur le serpent Python, fut donnée en récompense au vainqueur. La métamorphose dont il est ici question est donc moins celle de Daphné que celle d’Apollon. Ce qui justifie du même coup l’attention extrême portée par Poussin au transport des attributs — transport qui trouve, semble-t-il, sa justification ultime dans le lien de ressemblance qui unit l’arc et la lyre. Dans la description qu’il donne de la lyre à deux cornes offerte par Mercure à Apollon, Philostrate écrit ainsi : « la corne, la corne du bouc bondissant, selon l’expression du poète, sert à la fois pour la lyre du musicien et pour l’arme de l’archer [57] ». Cette ressemblance de facture, Aristote la précise et l’approfondit en donnant comme exemple de métaphore par analogie l’expression : « l’arc est une lyre sans cordes [58] », exemple qui apparaît — il convient de le souligner — dans un chapitre de la Rhétorique qui traite de l’enargeia, c’est-à-dire du pouvoir propre de la métaphore de mettre sous les yeux ce dont elle parle, de « faire image ». Le couple formé par l’arc pourvu de cordes (l’analogie de « l’arc : lyre sans cordes » est, selon Aristote, parfaitement réversible), mais inactif, d’Apollon et l’arc rival, tendu, prêt à décocher ses traits, de Cupidon occupe donc bien une position centrale dans le jeu des associations de Poussin. La dépossession d’Apollon de ses anciens attributs, alors même que se laissent déjà apercevoir ses nouvelles attributions, donne à voir, ce faisant, l’acte de métaphoriser dans son mouvement. Ce que l’indétermination provisoire d’Apollon rend sensible, c’est cet instant de suspension où, comme tente de l’expliquer la métaphore de l’archer donnée par Aristote dans le traité De la divination dans le sommeil, la cible visée n’est pas encore perçue, puisque c’est la flèche qui la révélera comme son choix par sa chute : alors seulement la métaphore sera accomplie, fixée, et le spectateur du tir pourra apprécier si le semblable est bien semblable [59]. Le temps de la contemplation, du « to homoïon theôrein » est pour ainsi dire un temps d’après le rêve. La métaphore en acte est tension : pour le poète lui-même, il s’agit moins, au fond, de voir que de produire des contacts, et cette mise en contiguïté du semblable se fait par le mouvement : c’est la capacité du poète à devenir autre qui le rend capable de relier par son propre déplacement un nom et son sens déplacé, c’est parce qu’il est lui-même transporté que le transport a lieu, que la mise en contact s’accomplit [c’est ainsi, dit Aristote, à cause de leur aptitude à être changés rapidement que les mélancoliques sont souvent mieux disposés que les autres à concevoir ces « contiguïtés tirées du semblable (échomena tou homoïou[60] »].

L’agencement des figures sur la toile répond donc bien ici à des nécessités tout autres que narratives. La métamorphose finale de Daphné en laurier, qui est sans doute le moment le plus dramatique du récit, ne trouve significativement place dans l’espace de la représentation qu’au titre de synecdoque, dans la couronne qui orne la chevelure d’Apollon — couronne que le dieu des poètes choisit, on l’a dit, comme nouvel attribut après la transformation en arbre de la nymphe fugitive. Aucune histoire ne se noue ici : l’intervalle démesuré qui sépare les deux amants ne saurait assumer, du fait de sa démesure même, la fonction d’opérateur de liaison qu’Alberti attribuait au vacuum, en lequel il voyait une condition nécessaire à ce que l’histoire ait l’air d’accomplir une action [61]. L’intervalle entre les figures a plutôt ici valeur de discrimen et visualise par là même, à sa manière, la structure proprement disjonctive du réseau métaphorique qui sert de principe à l’articulation de l’ensemble. Dans la métaphore, le semblable est en effet perçu en dépit de la différence, malgré la contradiction ; l’aperception du semblable ne résorbe pas la différence entre les termes qu’elle associe ; le risque de fracture se trouve ainsi potentiellement inscrit au coeur même de la métaphore. Le jeu des regards entre les figures — regards qui, pour n’être pas réciproques, ne cessent de se croiser sans jamais se rencontrer — actualise en quelque sorte cette potentialité : entre ces regards, que la poésie amoureuse des xvie et xviie siècles désigne métaphoriquement du nom de flèches ou de traits, règne la disjonction. Apollon et Cupidon regardent Daphné, laquelle, suspendue au cou de son père, le fleuve Pénée, qui, lui, nous regarde, ferme les yeux, comme pour se soustraire à tout regard. Mercure et toutes les nymphes disposées par Poussin dans l’espace vide entre les deux amants regardent Apollon qui, tout entier à son amour, ne les regarde pas. Debout, derrière Apollon, une nymphe, qui ne se laisse autrement reconnaître que par la couronne de chêne qu’elle porte dans sa chevelure, regarde Mercure qui, soucieux avant tout de n’être pas vu d’Apollon, ne la regarde pas. Une autre nymphe, assise dans le chêne delphique — identifiée, pour cette raison même, à Mélia, fille d’Oceanus, associée aux chênes par Callimaque (le jeu des attributions déplacées ne cesse, semble-t-il, de produire ses effets) —, tourne son regard vers le mystérieux personnage mort à l’arrière-plan de la représentation — autre point aveugle, d’interruption du regard, en ce que le regard ne peut que s’y poser sans pouvoir y être réfléchi ou diffracté par un autre qui en prendrait le relais.

Le travail propre de Poussin sur les mythes antiques semble ainsi en appeler à une manière d’iconographie « disjonctive », attentive au jeu de substitutions dans lequel chaque chose représentée se trouve engagée, et aux multiples « changements d’aspect » que ce déplacement des attributs et propriétés d’un objet à un autre implique. Ce qui oblige, s’il est vrai, comme le suggère Ricoeur [62], qu’on peut éclairer la fonction imageante de la métaphore, le pouvoir qui est le sien de « figurer » son objet, à l’aune de la notion wittgensteinienne du « voir comme », à voir chaque objet tantôt comme ce qu’il semble, tantôt comme un autre, étant donné les propriétés nouvelles qui lui sont attribuées et qui en modifient l’aspect : à voir, dans une même fraction de temps (la disjonction introduite par la métaphore dans l’ordre du représenté est aussi d’ordre temporel), Apollon comme vainqueur de Python, comme amant éconduit, comme dieu prophétique à Delphes, comme dieu poétique sur le Parnasse, à voir la vierge Daphné comme une Diane chasseresse, à voir Mercure comme un dieu voleur, conjointement des flèches d’Apollon et de ses troupeaux figurés à l’arrière-plan, comme figure de l’ingegno et de la parole éloquente, etc. Il serait cependant erroné de croire qu’il suffirait de fournir une liste exhaustive de ces multiples aspects pour en épuiser le sens, comme si l’iconographie « disjonctive » dont nous nous recommandons ici ne différait, au fond, de l’iconographie panofskienne que par les tours et détours supplémentaires qu’elle lui imposerait. La logique propre au procès métaphorique empêche toute clôture du sens sous l’unité d’une signification claire et univoque en laquelle la lecture du tableau trouverait sa fin, ne serait-ce que parce qu’il est toujours possible de trouver une source nouvelle impliquant l’un des personnages du tableau — ainsi Pausanias rapportant l’histoire de la nymphe Mélia enlevée et violée par Apollon ; ainsi la version proposée par Macrobe de la victoire d’Apollon sur le serpent Python ; ainsi Lucien racontant l’histoire de Daphné — qui viendra surimprimer son propre réseau de connexions à ceux générés par les autres sources possibles du tableau. « Le métaphorique est d’entrée de jeu pluriel [63]. » Et c’est non seulement la tâche suprême du poète que de jouer de la multiplicité des signifiés structurellement induite par l’usage de la métaphore, mais la condition même de la sublimité de son dire qu’il s’y emploie. Kant le dit explicitement :

l’Idée esthétique est une représentation de l’imagination associée à un concept donné et qui se trouve liée à une telle diversité de représentations partielles, dans le libre usage de celles-ci, qu’aucune expression, désignant un concept déterminé, ne peut être trouvée pour elle, et qui donne à penser en plus d’un concept bien des choses indicibles, dont le sentiment anime la faculté de connaissance et qui inspire à la lettre du langage un esprit [64].

L’expression poétique — et, au premier chef, la métaphore, dont Kant fournit divers exemples — parvient à joindre à la représentation de l’objet certains « attributs esthétiques » qui suscitent dans l’imagination du lecteur une foule de représentations « de même famille », de « sensations et de représentations secondaires », qui contraignent la pensée conceptuelle à penser plus. Aussi n’y a-t-il pas lieu de chercher à endiguer, comprimer, maîtriser cette polysémie structurelle qui est à la fois le risque (la métaphore ouvre l’errance du sémantique) et la chance du poétique.

C’est pourtant ce à quoi se sont attachés la plupart des commentateurs qui ont voulu donner à tout prix un nom à l’énigmatique figure gisant morte à l’arrière-plan de l’Apollon amoureux de Daphné, à la place de laquelle Poussin, dans un dessin préparatoire conservé aux Offices, avait d’abord représenté à la fois la fuite de Daphné poursuivie par Apollon et le début de sa transformation en laurier, et un épisode de l’histoire de la métamorphose de Io en vache dont le récit suit juste l’histoire d’Apollon et Daphné dans les Métamorphoses d’Ovide [65]. On ne saurait cependant leur en vouloir d’avoir cherché à l’identifier : Aristote ne dit-il pas que le plaisir propre à la mimèsis est plaisir de reconnaître le même, de dire : « celui-là, c’est lui » ? Est-ce Hyacinthe [66], Leucippe [67] ou Daphnis [68] ? Les différents mythes convoqués par les historiens de l’art pour justifier le choix final de cette figure entretiennent avec la fable d’Apollon et de Daphné de si multiples liens qu’ils semblent tous pouvoir mériter — à divers égards — le titre de « source » textuelle de cet ajout de Poussin. Hyacinthe, comme Daphné, fut lui aussi aimé d’Apollon (d’un amour tel, nous dit Ovide, que le dieu négligea, pour se consacrer à lui, sa cithare et ses flèches, « oublieux de ce qu’il est lui-même [69], comme dépossédé), avant d’être tué accidentellement par Apollon au jeu du lancer du disque. L’histoire de Leucippe, rapportée par Pausanias dans sa Description de la Grèce et par Natalis Comes dans ses Mythologies, ne s’accorde pas moins avec le « sujet » du tableau de Poussin : amoureux de Daphné, Leucippe se déguisa en femme pour gagner l’affection de la nymphe, supercherie qu’Apollon, jaloux, déjoua en inspirant à Daphné et à ses compagnes le désir de se baigner dans le Ladon ; voyant que Leucippe n’était point femme, elles le tuèrent de leurs flèches et abandonnèrent son cadavre au bord de l’eau. Le personnage de Daphnis, homonyme de Daphné, aurait pu lui aussi trouver place dans la composition de Poussin, associé qu’il est « tout aussi bien à Mercure que certaines sources disent être son père et que d’autres disent être épris de lui, qu’à Apollon auquel il s’identifie rapidement, en tant qu’inventeur de la poésie pastorale mais aussi par sa fonction de bouvier [70] ». L’énigmatique personnage introduit par Poussin à l’arrière-plan de l’Apollon amoureux de Daphné pourrait très bien ne correspondre à aucune de ces figures comme à toutes à la fois. Loin d’être le signe d’une faiblesse ou d’une incohérence dans la « pensée » du tableau, cette indétermination ou équivocité, selon nous pleinement assumée par Poussin, ressortit au jeu même de la métaphore, et invite, ce faisant, à laisser à son identité multiforme, essentiellement fluctuante, ce mystérieux gisant. Cette figure, « anonyme », non par défaut mais par excès de noms, a bien sa raison d’être eu égard à la méthode propre de composition utilisée par Poussin. Elle assume, en effet, une fonction proprement « théorique » dans l’économie générale du tableau en montrant que la condition nécessaire des prélèvements et des échanges opérés par la métaphore est précisément « que l’essence d’un sujet concret soit capable de plusieurs propriétés [71] ». On voit mal, quoi qu’il en soit, en vertu de quel critère on pourrait se trouver autorisé à faire un choix dans les dénominations multiples qu’elle se voit attribuer. Faut-il préférer le nom de Daphnis, figure de la poésie bucolique, parce qu’au contraire de Hyacinthe, uniquement lié à Apollon, et de Leucippe, uniquement lié à Daphné, il est « le seul personnage qui puisse permettre de relier à la fois le cadre pastoral du tableau, la mythologie des amours d’Apollon et de Daphné, et la rivalité d’Apollon et de Mercure [72] » ? Faut-il opter pour Hyacinthe, sous le prétexte que l’histoire en serait rapportée dans la même source que celle où Poussin est censé avoir trouvé le sujet de l’Apollon amoureux de Daphné : les Métamorphoses d’Ovide ? Ou doit-on, au contraire, considérer la disparate profusion des sources multiples en lesquelles il est fait référence à Daphnis comme plus conforme au système dont procède le tableau lui-même, composé qu’il est d’éléments disjoints, reliés entre eux par tout un réseau d’analogies et de correspondances ? Ou faut-il encore se prononcer en faveur de Leucippe, parce que c’est le seul, comme l’a montré Charles Dempsey [73], dont la légende trouve place dans le même lieu que l’histoire d’Apollon et de Daphné, c’est-à-dire, non pas dans la vallée de Tempé en Thessalie, selon l’indication d’Ovide, — localisation incompatible, au demeurant, avec la légende de Hyacinthe, prince spartiate mort en Laconie —, mais en Arcadie, où les sources plus anciennes — Lucien, en particulier — situent l’histoire d’Apollon et de Daphné, fille de Ladon — fleuve arcadien —, et non de Pénée, comme le croyait Ovide ? Le fait que la pose méditative des deux bergers penchés sur le corps de Leucippe, premier à mourir d’amour en Arcadie, reprenne explicitement le dispositif de l’Et in Arcadia ego peint par Poussin trente ans plus tôt n’en est-il pas la confirmation ?

Cette dernière hypothèse, qui n’est ni plus ni moins pertinente que les autres, a cependant ceci de singulier de reposer tout entière sur l’idée selon laquelle le rapprochement métaphorique des mythes antiques chez Poussin devrait avoir sa source dans un rapport de contiguïté, comme s’il ne saurait y avoir de métaphore en peinture sans que l’espace y prît part, ou plutôt comme si, en peinture, la proximité devait commander ou cautionner la ressemblance, autrement dit, comme si la métaphore devait trouver « son appui et sa motivation dans une métonymie [74] » — ce qui est, soit dit en passant, un procédé dont Proust serait, à en croire Gérard Genette [75] l’un des premiers à avoir mis systématiquement en oeuvre les principes. Aristote, on s’en souvient, prescrivait de ne pas « tirer de trop loin » ses métaphores et avait, en conséquence, lui-même recours à la métaphore du proche et du lointain pour donner à voir, métaphoriquement parlant, le procès même dont l’épiphore du nom est le lieu : transporter, c’est bien en un sens « rapprocher, dés-éloigner [76] ». Dans le traité de La divination du sommeil, c’est au mélancolique que se voit attribuée la faculté de mettre en contact, en rapport de contiguïté (échomenon), des choses qui, à première vue, ne se touchent pas : « Est contigu (échomenon) tout ce qui, étant consécutif, est en contact [77]. » Aussi ne doit-on pas être surpris que la question du « lieu » et celle de la recherche du semblable soient au centre des Topiques aristotéliciennes, qui se proposent, on le sait, de trouver une méthode qui permette de raisonner déductivement (syllogizesthai). Rassembler sous un même « lieu » la multiplicité des « syllogismes » auxquels il peut donner naissance est non seulement l’un des avantages offerts par les Topiques, mais aussi un procédé dont Aristote lui-même ne manque pas de souligner l’intérêt pour les arts de la mémoire. Si l’Apollon amoureux de Daphné de Poussin constitue, comme le suppose Dempsey, l’ultime rêverie du peintre autour de ce lieu mythique qu’est l’Arcadie, le rassemblement des figures dans l’espace du tableau ne résulte-t-il pas d’un semblable procédé ? Loin de ranger les différentes figures et les histoires qu’elles portent dans des lieux distincts, et cependant peu éloignés, ainsi que l’on procède habituellement dans la mnémotechnie afin de n’avoir qu’à fixer dans son esprit l’« ordre des lieux », Poussin laisserait ici la puissance d’évocation d’un lieu : l’Arcadie, produire ses propres rapports d’analogie, susciter ses propres « images de mémoire [78] » (peut-on de fait qualifier autrement pareille réunion de figures s’il est vrai qu’elles ont toutes trait à l’histoire du lieu ?). Si l’on refuse, au contraire, l’hypothèse de Dempsey, mieux vaut dès lors laisser ce lieu à son indétermination, accepter que se superposent en lui, et sans contradiction, l’Arcadie mythique et la vallée de Tempé en Thessalie, qu’Apollon soit assis sous le chêne delphique, alors même que la disposition des neuf nymphes autour de lui évoque un autre lieu : le Parnasse, dont le tableau de Poussin reprend le dispositif caractéristique. Différents lieux, différentes histoires et temporalités ici coexistent, dont la coexistence se fonde sur quelque ressemblance ou contiguïté cachée. Ainsi Poussin transgresse-t-il la règle du moment unique pour lui en substituer une autre : celle d’un instant multiple, dont la multiplicité même, quoique s’imposant d’un seul coup d’oeil — tota simul —, demande à être dépliée, déployée, désimpliquée, car seule la transcription analytique et discursive de cette complexe stratification de temporalités en délivre le sens.

Interpréter Poussin suppose, on l’aura compris, de « prendre langue » avec le « texte » qu’à leur façon ses tableaux déploient sous nos yeux, pour peu que nous sachions en déchiffrer les signes. À ne pas consentir à ce que ces tableaux soient le lieu de significations complexes, équivoques, à ce qu’un sens second tout à la fois se montre et se cache dans un sens immédiat, à ce que le mouvement même qui entraîne vers les significations transportées du texte soit déjà une participation à son sens, on manque l’essentiel. D’Aristote, on retiendra surtout ici la brèche ouverte dans la théorie purement logique et ontologique de l’univocité énoncée au livre de la Métaphysique : « Ne pas signifier une chose une, c’est ne rien signifier du tout [79] », par la discussion des significations multiples de l’être au livre du même ouvrage : « l’être proprement dit se dit en plusieurs façons [80] ». La notion d’être n’est pas susceptible d’une définition univoque : elle n’est, comme l’écrit Aubenque, que « l’unité problématique d’une pluralité irréductible de significations [81] ». Ainsi en va-t-il de l’interprétation des tableaux de Poussin. Comprendre ce « rêve mythologique » que serait, aux dires de Friedlaender, l’Apollon amoureux de Daphné, qui, comme tout rêve, veut dire autre chose que ce qu’il dit, oblige, dans le même temps, à « voir » les différentes figures assemblées sur la toile, à reconnaître, dans la mesure du possible, ce qu’elles sont — Apollon, Mercure, Cupidon, Mélia, Daphné, Pénée, les nymphes de l’eau, un troupeau de vaches, deux chiens, un personnage mort étendu sur le sol, deux bergers le contemplant — et à « apercevoir » les ressemblances qui justifient leur rassemblement dans cet espace qui lui-même hésite entre plusieurs lieux. Alors seulement, entre les éléments apparemment discontinus de cette composition, des liens se tissent, interminablement. Dans cet entre-deux où se rencontrent la langue de l’interprète et celle du « texte » auquel il se confronte (mais dès lors qu’il est question d’image, la possibilité d’une langue commune, condition de toute interprétation, ne fait-elle pas éminemment question ?), le tableau vient à la parole, trame sa signification, avec cette résistance propre aux « choses muettes » dont Poussin lui-même disait « faire profession ».