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L’idée que l’on se fait aujourd’hui de l’individualisme humaniste dépend en bonne partie d’un paradigme introduit par Jacob Burckhardt dans son étude canonique La civilisation de la Renaissance en Italie, publiée en 1860, et que l’on admet depuis comme point de départ à toute réflexion sur le sujet. Burckhardt observe un changement dans les modes de représentation de soi, alors qu’une société dont les membres concevaient d’abord l’identité en termes d’appartenance à une classe ou à une communauté, en vient à prôner un individualisme radical et parfaitement assumé [1]. Plus tard, au xxe siècle, on a voulu voir dans l’épistolographie le lieu de prédilection de l’expression individuelle. À l’occasion du colloque « Individu et société à la Renaissance », tenu à l’Université libre de Bruxelles en avril 1965, Pierre Mesnard présente une communication fascinante sur « Le commerce épistolaire comme expression sociale de l’individualisme humaniste [2] ». Il met alors en évidence le rôle capital des correspondances dans la constitution de la République des Lettres. Il identifie Pétrarque comme l’instigateur du renouveau épistolaire et montre comment la lettre devient par la suite un genre littéraire en même temps qu’un monument en l’honneur de l’amitié, « valeur fondamentale du comportement social [3] ». Soulignant à cet égard l’influence des Lettres familières de Cicéron, il distingue au moins deux tendances concurrentes chez ses épigones, dans la mesure où « certains en imitèrent servilement le style, d’autres l’esprit [4] ». Publié pour la première fois en 1980, L’âge de l’éloquence de Marc Fumaroli identifie également deux courants dans l’évolution de l’épistolographie au xvie siècle qui vont contribuer à l’essor de l’individualisme humaniste. L’un puiserait sa source au quattrocento, dans les introspections pétrarquiennes, et opposerait bientôt une résistance à l’autre, le stylus ciceronianus, dérivé de la doctrine médiévale et marqué par un formalisme plus ou moins flexible ; et le premier devant éventuellement l’emporter sur le second avec, notamment, Montaigne et Juste Lipse [5]. Plus récemment, la thèse de Jean Lecointe sur L’idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance [6] et notre propre monographie sur La lettre familière au xvie siècle. Rhétorique humaniste de l’épistolaire [7] insistent beaucoup sur le rôle de révélateur du « moi » qu’a pu jouer l’idéal stylistique du mode conversationnel.

La subjectivité radicale du sujet écrivant — celle qui appartiendrait en propre, paraît-il, à notre modernité et qui constituerait la composante essentielle de la conscience intime — reste encore à définir dans une perspective rhétorique. Or, on peut tenter de le faire de manière contrastée en l’opposant à ce que l’on perçoit généralement comme son contraire, et c’est de toute évidence l’assimilation aux catégories du même qui semble déterminer les rapports individuels jusqu’à l’époque classique [8], ou envisager plutôt une voie intermédiaire par laquelle, loin de s’opposer, individu et collectivité, sphères publique et privée représentent un continuum où l’expression de soi est en mouvance perpétuelle et n’obéit pas forcément à une logique évolutive qui impliquerait qu’elle ait pu apparaître à un moment précis, comme de génération spontanée, et se développer suivant l’ordre chronologique : inexistante dans l’Antiquité et triomphante aujourd’hui. Certes, il faut se méfier des projections anachroniques de nos catégories modernes, mais il faut entretenir aussi un soupçon de scepticisme face au postulat des « impensables » (par exemple : « l’horizon épistémologique des Anciens ne leur permettait pas de concevoir un monde sans Dieu ») qui repose en vérité sur un découpage arbitraire du temps, partant de la logique qu’il existe forcément pour chaque phénomène un « avant » et un « après » ponctuels mais sans tenir compte des modalités d’existence intermédiaires et des oscillations possibles à travers l’histoire. Ainsi, l’on a pu chercher à identifier « Les déclinaisons du “moi” sous l’Ancien Régime [9] » en prenant pour hypothèse de départ que la réflexivité individuelle est une « propriété émergente » du discours littéraire et qu’elle s’affirme de manière progressive depuis la Renaissance. Et ce n’est pas parce que la subjectivité ne se trouve pas là où on l’attend d’ordinaire qu’il faut nécessairement conclure à son inexistence. Peut-être nous faut-il chercher ailleurs et conduire nos fouilles archéologiques autrement. Si la lettre familière est perçue aujourd’hui comme un genre où le « moi » trouve à s’exprimer spontanément et sans contraintes, le truisme mérite cependant d’être interrogé en ce qui a trait à la pratique épistolaire humaniste. Le genre familier et ses avatars, du dialogue à l’essai, en passant par les Mémoires et autres écrits à caractère intime tels que les Vitae, les confessions ou les livres de famille, s’imposent à notre réflexion comme les lieux les plus propices à l’expression subjective sous prétexte qu’ils comportent souvent une composante autobiographique ou, à tout le moins, une instance énonciative qui invite, explicitement ou non, son assimilation à la personne de l’auteur. Mais, comme on aura le loisir de constater dans les articles du présent numéro, au moment même où le discours prétend à une transparence totale, ainsi que le fait Montaigne dans son avis « Au lecteur », la dissimulation, la feinte et le recours à une personnalité d’emprunt sont autant de postures rhétoriques communément adoptées dans l’échange familier. Tout n’est pas que fiction cependant et il arrive parfois, dans ce jeu de configurations identitaires qui vise d’abord à trouver le moyen de plaire, que le sujet écrivant cherche un minimum d’adéquation entre l’être et le paraître.

Existe-t-il un impératif de sincérité et de dévoilement de soi plus grand que dans la confession ? Pourtant Claude La Charité constate, dans son analyse des lettres échangées entre Marguerite de Navarre et son confesseur, Guillaume Briçonnet, que la subjectivité de la reine tend plutôt à son propre abolissement au sein de cette correspondance, conformément à une démarche mystique inspirée de la philosophie augustinienne. On y chercherait en vain des anecdotes personnelles, des aveux ou même un récit de sa vie. On n’y trouve au mieux qu’une mise en scène de la modestie chrétienne, des postures attendues, un « je » universalisable, bref « une sorte d’autoportrait conventionnel et atemporel » de l’âme raisonnable de l’épistolière et non pas l’expression d’une irréductible subjectivité.

Qu’y a-t-il de plus intime a priori qu’une lettre amoureuse ? Jean-Philippe Beaulieu s’intéresse au cas de la treizième lettre du recueil des Epistres familieres et invectives d’Hélisenne de Crenne qui « introduit le discours amoureux sur un mode ludique et indirect », entre le caractère faussement informel des premières lettres et le registre polémique de l’invective. La rhétorique cryptée exploitée par Hélisenne occulte l’expression amoureuse qui, tout en délaissant son cadre conventionnel, se trouve à perdre néanmoins son caractère singulier par le recours à des artifices littéraires ostentatoires, et notamment une énonciation masculine. Cette déclinaison paradoxale du « moi » amoureux correspond, selon Beaulieu, à une imposture ou un effet de travestissement qui relève du simulacre et qui vise à attirer l’attention du lecteur sur la mise en scène épistolaire elle-même.

Un récit à composante autobiographique n’est-il pas propice à l’affirmation d’une subjectivité forte ? Le Premier livre de Gaspar de Saillans donne à lire au public une correspondance conjugale riche d’anecdotes personnelles en même temps qu’un ouvrage commémoratif destiné à la postérité de l’auteur, mais l’ajout d’un long Discours de l’Auteur donnant les moyens de maintenir paix et concorde en mariage invite à classer l’oeuvre dans la catégorie des livres de dévotion ou du bréviaire à prétention morale. Du coup, les circonstances singulières du récit revêtent un caractère universel : on offre l’exemple de sa vie comme témoignage d’une adhésion parfaite à l’ordre social et il semble que ce soit, en dernière analyse, la seule manière de légitimer à la Renaissance une posture égotiste.

Est-il une démarche d’écriture plus spontanée, honnête et transparente à la Renaissance que celle de Montaigne ? Mawy Bouchard expose toutefois les stratégies d’un « je » qui oscille perpétuellement entre le privé et le social afin de contrer les préjugés défavorables à l’expression de soi, mais aussi peut-être parce que l’identité du sujet ne saurait s’établir ailleurs que dans ce mouvement incessant entre le singulier et le pluriel. Comme l’autoportrait de Montaigne n’a pas, a priori, de pertinence rhétorique aux yeux de ses contemporains, l’auteur se doit de recourir à un ethos susceptible d’autoriser « un sujet si frivole et si vain ». Ainsi, il cherchera à mettre en valeur son appartenance à une certaine noblesse, non pas tant par vanité sociale que pour susciter l’identification de son lectorat premier dans le cadre d’une stratégie de séduction où l’honneur « constitue une forme de compétence à paraître ce que la société attend de soi ». Avant de pouvoir affirmer sa spécificité, l’écrivain doit d’abord se conformer aux attentes de son auditoire et afficher son adhésion aux valeurs collectives. Cet apparent conformisme sociodiscursif est cependant mis à profit par Montaigne dans une perspective subversive qui lui permet d’imposer progressivement sa propre vision du monde. Le sujet semble avoir trouvé, dans les interstices du discours, un espace pour l’expression de soi.

Enfin, on en vient à se demander s’il existe une telle chose que la subjectivité radicale à l’époque moderne. Pour la rhétorique, où tout est affaire de postures et d’impostures, l’ethos est composé de strates multiples dont on ne saurait déterminer laquelle constitue la couche première. À défaut d’un stratotype, d’un étalon pour apprécier sa nature, on ne peut qu’émettre des conjectures sur sa composition réelle. Le sujet aura beau jurer qu’il est sincère et que sa parole est en parfaite adéquation avec son être, sait-il seulement lui-même comment renoncer à toute stratégie discursive, éthique ou pathétique ? La rhétorique admet sans préjugé le caractère manipulatoire du langage et envisage comme un faux problème l’expression transparente de la pensée individuelle parce qu’elle écarte d’emblée la question de l’essence ontologique. L’homme se constitue à travers son discours et s’il est vrai qu’il existe un ethos prédiscursif auquel un auditoire peut se rapporter pour se donner une idée du locuteur qui se présente devant lui, celui-là est aussi le fait d’une construction, création collective déterminée par les interactions antérieures entre l’individu et son milieu social. Il y a dans « ce que je suis » et « ce que je peux penser de moi » une bonne part qui vient d’autrui. Les articles de ce collectif explorent les différentes modalités de l’expression individuelle dans un contexte où le conformisme sociodiscursif de la culture rhétorique dominante l’occulte presque entièrement. Il appert en fin de parcours que la réflexivité n’est pas là où on l’attend d’ordinaire et qu’il faut chercher dans le contexte de l’échange les véritables motifs de l’énonciation.