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Je m’interroge ici sur les conditions de possibilité d’une histoire littéraire des Canadiens au xviiie siècle, projet qui m’anime depuis quelques années déjà et qui concerne ce que j’appelle l’archéologie du littéraire au Québec [1]. Il s’agit de savoir comment renouveler notre connaissance des années 1700, en nous inspirant de la « nouvelle histoire » promue notamment par Michel de Certeau, Jacques Le Goff et Pierre Nora. Comment, de nos jours, « faire de l’histoire [2] » et, pour ce qui est du Québec, comment « inventer » une littérature à partir d’un corpus hétérogène d’archives manuscrites et imprimées dont les auteurs n’avaient pas toujours conscience de faire oeuvre, ni de passer à la postérité. Quelle juste mémoire pouvons-nous opposer aujourd’hui à l’oubli dans lequel l’institution littéraire a longtemps plongé cette production ? En soulevant cette question que Paul Ricoeur place au fondement même de la condition historique [3], j’entends, plus modestement, penser la trace d’un siècle délaissé dont le corpus textuel attend encore de passer du statut de document à celui de monument. La formule foucaltienne renvoie, on le sait, à la nécessité d’analyser le tissu documentaire en lui-même [4], en y voyant plus qu’un simple relais, l’archive inerte à travers laquelle on penserait autre chose : au pire l’anecdote, au mieux l’événement. Recontextualisé, enrichi par ce que nous pouvons savoir des conditions de son énonciation et de ses effets de sens, l’artefact (manuscrit ou édité) devient en soi objet de mémoire. Non pas tombeau ou monument commémoratif, mais lieu pensé et de pensée, de reviviscence (monumentum, de monere « faire penser »). Tel poème de Joseph Quesnel transmis privément à un ami, fin 1799, se retrouve imprimé sans nom d’auteur dans un almanach, en 1806 [5]. Relire aujourd’hui cette Épître consolatrice, c’est revivre la façon dont les lettrés du temps pensaient leur rapport au monde et à l’écriture, en usant d’humour et d’autodérision. Ailleurs, c’est au coin de l’ironie que s’exprime le poète, tout comme le font aussi un prêtre en rupture de ban, un juge pamphlétaire ou un militaire libre-penseur [6]. Ces divers régimes du discours agonique sont le propre d’une époque riche en bouleversements politiques et culturels, dont il convient de revisiter les textes. Ce qu’ils nous apprennent des changements de métropoles, des révolutions, du début de l’imprimerie ou de la censure compte moins que la façon dont ils nous le disent. L’historien du littéraire et des mentalités peut, à travers ces stratégies d’énonciation, reconstituer « l’ordre du discours [7] » qui régissait alors l’opinion, dans le privé comme dans le public. Vaste projet. Plus concrètement, à quelles difficultés théoriques et méthodologiques se heurte une telle entreprise ?

Des histoires de lettres et de lettrés

Prétendre, à l’aube du xxie siècle, raviver le souvenir d’un xviiie siècle littéraire canadien tient de la gageure. Jusqu’à très récemment, manuels, anthologies, monographies et histoires littéraires étaient avares de renseignements sur les activités culturelles de cette période. Tout au plus signalait-on l’existence de quelques écrivains, principalement des religieux, qui auraient contribué à l’histoire du Canada et dont se serait inspirée l’historiographie des siècles suivants. Charlevoix et Lafitau restèrent longtemps les seuls témoins dignes de mention. Puis, à mesure que leurs oeuvres furent découvertes ou réappropriées par le Québec, vinrent Lahontan, Bégon, Sagean, du Calvet, et quelques autres… Mais la question resta longtemps de savoir s’ils étaient français ou canadiens et si, la France ne les réclamant pas, nous pouvions décemment les revendiquer. En 1978, Gilles Marcotte soulevait déjà la question des limites du corpus, pour conclure que « le plus vrai serait de dire que nous voulons tout [8] ». Revenant en 1990 sur les productions de la Nouvelle-France, je m’interrogeais pour ma part sur la « citoyenneté » du texte et de l’auteur. L’écrivain ou l’oeuvre « du terroir » se définissent-ils selon des critères ethniques, esthétiques, idéologiques — ou simplement biographiques (au bout de combien de générations devient-on « Canadien » ?) [9]. Je prends « Canadien » au sens de Français installé (ou « habitué », d’où « habitant ») au Canada depuis un certain temps. Ce laps de temps varie en fonction des individus, mais ce qui détermine la pertinence du gentilé, c’est la perception, chez le Canadien, d’un identitaire distinct des Français. C’est aussi l’identification, par les métropolitains, de traits distincts propres aux « créoles » canadiens [10]. Pour ce qui est du xviiie siècle, je parle donc des « Canadiens » établis depuis quelques années ou générations et qui, passés sous la domination britannique, conserveront cet identitaire et continueront de s’autodésigner « Canadiens [11] ».

Quoi qu’il en soit de ces distinguos concernant les lettrés coloniaux, leurs textes seuls devraient nous intéresser, comme traces tangibles d’une production scripturaire. Toutefois, le fait que certains titres ne furent connus et érigés comme oeuvres que bien tardivement soulève aussi un problème : si ces textes n’ont circulé en leur temps que dans un réseau privé, est-on en droit de les considérer aujourd’hui dans une histoire de la vie littéraire ? Élisabeth Bégon (dont l’oeuvre ne fut exhumée qu’en 1934) était-elle en son temps une « auteure » ou une simple épistolière correspondant privément avec son gendre ? Même si l’absence d’imprimerie, jusqu’à 1764, explique la faible diffusion locale de ces productions, leur circulation hors de l’espace privé demeure un critère déterminant dans l’évaluation d’une réelle activité littéraire. Sans un bassin conséquent de lecteurs et de commentateurs, il n’est pas de littérature, diront les sociologues, arguant, de surcroît, que le faible taux d’alphabétisation interdit même de postuler l’existence, à l’époque, d’un lectorat. On observera toutefois que, toutes proportions gardées, la situation n’était guère différente dans certaines provinces d’Europe en ce qui concerne le lectorat, cantonné, lui aussi, aux élites. Même clivage, également, entre élites et milieux populaires. Par ailleurs, la notion même de « publication » recouvre à l’époque des réalités bien différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. « Publier », c’était alors diffuser, aussi bien par l’imprimé que par le manuscrit, les deux vecteurs restant complémentaires. Lues à haute voix en famille ou entre amis, les lettres connaissaient ainsi un mode particulier de diffusion. On sait aussi l’importance en Europe de la communication manuscrite et des « nouvelles à la main [12] ».

À ces questions de production et de diffusion, s’ajoute celle de la reconnaissance de ces textes par des instances de légitimation comme l’école, le salon, l’académie et la critique professionnelle. En l’absence de ces appareils et institutions dans la colonie, les rares ouvrages à caractère « littéraire » alors commis au Canada accèdent difficilement au statut d’oeuvres patrimoniales. En synchronie, ces artefacts ne connurent, pour la plupart, aucune consécration locale : seule la perspective diachronique permet, après coup, de retracer, du xixe siècle à nos jours, les étapes d’une laborieuse reconnaissance. Cette dernière, au reste, se fit souvent par le truchement de la métropole où étaient d’abord publiés ces textes, dont certains connurent là-bas leur première légitimation (pour nous en tenir à la Compagnie de Jésus, pensons aux Relations, aux Lettres édifiantes et curieuses et aux écrits de Charlevoix et de Lafitau). Écrits par des Français ou par des coloniaux, les textes de la Nouvelle-France furent d’abord des textes pour la France, oeuvres que les Canadiens, puis les Québécois, ne découvrirent qu’après coup. Sous cet angle, le xviiie siècle littéraire canadien est une invention du xxe siècle.

Interrogeons-nous à présent sur « ce » xviiie siècle littéraire canadien : l’unité de l’objet, comme ses limites, vont-elles de soi ? Il convient de ne pas appréhender le xviiie siècle canadien comme un tout homogène, ni comme une période rigoureusement circonscrite entre 1700 et 1800. La période, d’abord. Sur le terminus a quo, rappelons que la « civilisation de la Nouvelle-France » commence à prendre forme dans les années 1680-1690, époque à partir de laquelle s’observe, dans la correspondance administrative, l’emploi de « Canadien » pour désigner cette nouvelle collectivité si distincte, déjà, des Français de France [13]. Après l’effort de peuplement consenti sous l’intendance de Jean Talon (1665-1672) et les velléités d’expansion marquées par les expéditions de Louis Jolliet, de Jacques Marquette et de René Cavelier de La Salle vers le Mississippi et la Louisiane, la colonie jouit d’une période d’essor économique. C’est l’époque de l’intendant Frontenac (1689-1698) et du séjour du baron de Lahontan. Les premières générations de Canadiens natifs s’approprient alors physiquement et symboliquement l’espace américain. Avec des aventuriers comme Pierre Le Moyne d’Iberville, ils inquiètent les possessions anglaises, depuis la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique et aux Antilles, en passant par Terre-Neuve et la Nouvelle-Angleterre. Cet imaginaire de l’espace continental continuera à se déployer même après la Conquête anglaise, jusqu’au terminus ad quem de notre période, en 1805 [14]. Quant à cette rupture introduite par la Conquête, puis la Cession, il convient d’en évaluer l’impact réel sur la société canadienne, aux plans politique, économique, mais surtout culturel. Une juste évaluation de la conjoncture s’impose : écartant aussi bien la vision catastrophique d’un trauma collectif et celle, angélique, d’un passage en douceur, une lecture sereine de l’événement établira les conditions dans lesquelles le Québec prit pied dans la modernité du temps.

On le voit, l’objet même de notre enquête, le xviiie siècle canadien, s’offre à nos yeux comme un ensemble hétérogène de phénomènes culturels, d’événements politiques, de réalisations collectives et d’initiatives personnelles qu’on ne saurait réduire à un tout commodément ordonné. Le xviiie dont je m’occupe est un objet pluriel, polymorphe et, d’une certaine façon, « inventé » (au sens de « construit par l’analyse »). Au lieu d’UNE Histoire majuscule des lettres canadiennes au xviiie siècle, nous aurons donc droit à DES histoires minuscules de lettres et de lettrés. Ces derniers s’inventent alors un identitaire, dans un pays à configuration géopolitique éminemment volatile. Non pas UN Canada, mais DES Canadas fluctuent alors entre deux métropoles européennes, aux confins d’une troisième configuration politique en gestation. Il s’agit, bien sûr, des colonies du sud, secouées par une révolution. Cette révolution américaine n’en appelle-t-elle pas, bientôt, une autre, en France ? Auparavant, d’ailleurs, la guerre de Conquête avait été vécue par certains Canadiens comme une « révolution [15] ». Non pas une, donc, mais deux, trois révolutions ponctuent le siècle et les espaces culturels à l’étude. Et cette démultiplication des événements engendre un bien curieux doublon, si l’on y pense bien : la guerre de Sept ans qui précipite le Canada sous le joug anglais (1754-1761) a bien été suivie d’une autre guerre de Sept ans, allant de l’invasion du Québec au Traité de Versailles (1775-1782). En outre, la guerre civile qui déchire les Britanniques ne manque pas, non plus, d’affecter les mentalités canadiennes, quand les Insurgents appellent leurs voisins francophones à les rallier. C’est ainsi qu’au Canada de la Nouvelle-France, font suite, de 1763 à 1791, un Québec puis un Bas-Canada voisins des tout nouveaux États-Unis. C’est dans un tel maelström géopolitique et constitutionnel que doit s’apprécier l’avènement des Lettres canadiennes.

Un tel éclatement de l’Histoire nord-américaine en histoires démultipliées, fragmentées, n’entrave-t-il pas la saisie d’un objet comme la littérature (objet lui-même fragmenté) ? Il s’avère, en effet, que la notion du littéraire (ou de Belles-lettres) ne recouvrait point alors ce que nous entendons de nos jours. Au siècle des Lumières, la littérature est encore affaire d’érudition pluridisciplinaire : sciences, arts (beaux-arts, mais aussi arts mécaniques), lettres, philosophie, etc. Les genres canoniques du théâtre, du roman et de la poésie, comme les stratégies attachées à leurs pratiques, ne se déploieront qu’au siècle suivant, dans un champ de plus en plus autonome. Pour l’heure, les « protoscripteurs » canadiens s’engagent dans les seules configurations rendues possibles par un milieu peu propice aux choses de l’esprit, voire ouvertement hostile : de telles contraintes stimuleront les premières générations de lettrés.

Malgré les difficultés méthodologiques inhérentes à la saisie du littéraire, il est possible d’inventorier l’éventail des pratiques et de cerner certains régimes d’écriture propres aux Canadiens et aux Européens engagés dans les lettres coloniales. Suivant en cela la leçon de Fernand Braudel, nous faisons le deuil d’une « histoire totale » du littéraire, pour nous tourner vers une « histoire en miettes, éclectique, dilatée vers des curiosités auxquelles il ne faut pas se refuser [16] ». Pour autant, cette attention portée aux détails événementiels de l’activité littéraire ne nous conduira pas à épingler des artefacts plus ou moins exotiques sur les rayons d’un nouveau cabinet des curiosités. Le cadre conceptuel dans lequel seront exhumés nos canadiensa permettra de dégager des principes de causalité et des corrélations entre les séries d’éléments : pourquoi et pour qui, à quelles fins, tel texte à tel moment, de tel scripteur, et pourquoi pas tel autre (texte, scripteur), dans telle conjoncture ? À titre d’exemple, considérons le Journal du voyage de M. Saint-Luc de La Corne […], premier récit d’aventure imprimé par les presses de Fleury Mesplet en 1778. Cette chronique d’un naufrage avait circulé sous diverses formes et à diverses fins depuis 1762. Rédigé et diffusé dans des circonstances différentes et indépendamment de ses qualités littéraires, un même récit prend un sens nouveau à chaque nouvelle énonciation [17]. Il témoigne aussi des variations intervenues dans les champs culturel et linguistique, champs eux-mêmes conditionnés par le politique (ou conditionnant ce dernier). En effet, les questions linguistiques et religieuses sont au coeur de la politique menée par les Britanniques après 1760 ; compte tenu des réalités démographiques, Londres ne peut assimiler comme prévu la majorité des conquis. Dans une telle conjoncture, le lettré canadien peut tirer parti de la situation et imprimer sa marque dans l’ordre du discours. Nous serons donc sensible à ces interrelations entre événementiel et conjoncture, entre ce qui se dit et s’écrit et ce qui peut se dire et se publier entre les années 1690 et 1800-1805.

Le choix de cette période permet de moduler l’analyse en fonction du rythme des changements intervenus dans la société canadienne, du régime français au régime anglais. Il convient aussi de relativiser ces mutations en tenant compte des points de résistance et des formes de continuité observables dans le milieu canadien : aux innovations et discontinuités promues par les élites, répondent parfois les pesanteurs d’une « histoire immobile », lestée par l’organisation de l’espace et des cycles climatiques. Position géographique des fameux « arpents de neige », distance des métropoles, régularité des saisons et particularités de l’habitat rural dans le couloir laurentien conditionnent lourdement mentalités et pratiques. On sait l’impact du « rang » dans la mentalité canadienne, au double sens de l’ordonnancement des terres en régime seigneurial et de l’importance accordée au « rang » social (même si ce système hérité de la France revêt ici un aspect tout particulier). Nous défendant de tout manichéisme en la matière, nous n’opposerons pas aveuglément « traditions » et « progrès » dans une vision téléologique de l’histoire canadienne. En leur temps, certaines de ces continuités furent objectivement bénéfiques pour la collectivité canadienne : symboliquement, puis politiquement, elles lui permirent de résister à l’assimilation. C’est le rôle que jouèrent la langue française et la religion catholique, quand le clergé, même affaibli, resta la seule institution sur laquelle s’appuyer après la Cession. Il y allait alors de l’identité d’un « peuple abandonné » sur le continent.

Mais nous nous garderons aussi bien de prendre à notre compte ces figures archétypales du « peuple choisi », ou « abandonné », de la France marâtre, de la Conquête tragique ou providentielle, du bon ou du « maudit » Anglais, du soulèvement libérateur ou de la Révolution régicide : autant de figures dont nous analyserons la construction et la fonction idéologique. Fondateur ou réviseur du passé (au sens « révisionniste » du mot), le mythe doit être interrogé dans l’époque même de sa genèse et de sa première diffusion, mais aussi dans la suite de ses avatars. Ses résurgences successives, l’usage qui en est alors fait, nous informent sur les lieux et les noeuds de mémoire que se donne la société contemporaine [18]. Visions idylliques de la Nouvelle-France, représentations utopiques ou dystopiques du Sauvage dans l’historiographie cléricale et la production romanesque du xixe siècle, héritage des Lumières dans la pensée libérale, lectures apocalyptiques de la Conquête dans la doxa nationaliste jusqu’à nos jours : le (ou les) xviiie siècle(s) hante(nt) encore nos mémoires. Toute lecture du passé informe le présent. La nôtre n’y échappe pas qui, sous couvert de littérature et de lointaines émergences, cherche à rétablir une filiation avec des principes hérités des Lumières.

Des valeurs pour le xxie siècle

Concluons provisoirement sur ce rapport au passé des Lumières. Entre ce lointain xviiie et l’époque contemporaine, un certain nombre de valeurs subsistent qui, pour avoir été soumises à rude épreuve au siècle dernier, peuvent encore guider notre réflexion et notre praxis. Certes, l’idée de bonheur, celle de tolérance ou de progrès des civilisations, toutes ces belles utopies ont pu conduire aux dystopies totalitaires du xxe siècle. Mais dans le contexte inquiétant des intégrismes et des outrances doctrinales dont nous affligent à présent les terroristes islamistes comme les justiciers de la Maison-Blanche, l’esprit d’un certain Voltaire s’impose plus que jamais (on se rappellera les pages de Candide sur les Te Deum au « Dieu des armées », ainsi que la tragédie Mahomet [19]). Placés depuis 1775-1776 dans l’orbe d’un empire aussi menacé que menaçant, le Québec et le Canada ont gardé quelque distance critique à l’égard de leur envahissant voisin. Mais vigilance et tolérance obligent : il leur faut aussi agir judicieusement contre le danger terroriste sur leur territoire. Dans une telle conjoncture, la politique gagne à s’inspirer de l’histoire et de certaines valeurs philosophiques. C’est cette mémoire du xviiie siècle, que peut et doit raviver l’historien des lettres et des mentalités, en prenant bien soin de se situer dans le temps et dans l’espace des représentations.

D’où parlons-nous dans notre propre entreprise de réminiscence ? Au-delà de quoi portons-nous notre regard ? Nous sommes bien conscient de nous situer après l’anomie et les vacuités du postmodernisme, à l’heure des nouvelles croisades et des néo-intégrismes, quand le consumérisme ambiant distrait le citoyen du Politique. Un nouvel ordre s’est érigé le 12 septembre 2001. Déjà, au soir du xxe siècle, prétextant la faillite des systèmes hérités des Lumières, une certaine « nouvelle histoire » avait versé dans le désenchantement. D’accommodements en reniements, elle avait « paré Clio du rôle de vestale de l’ordre existant », explique François Dosse [20]. Le Québec comme le Canada n’échappent pas aujourd’hui à la vague néolibérale et, toutes sensibilités confondues, les intellectuels s’en émeuvent. Les plus engagés se désolent de la désaffection du public pour la chose commune, qu’il s’agisse d’indépendance, de mesures sociales, d’immigration, de charia ou d’administration publique [21]. Pour autant, dans la conjoncture actuelle, certains combats contre l’intolérance, tels débats sur la constitution, le contrat social ou la souveraineté gagneraient à s’inspirer, sans nostalgie aucune, des valeurs promues par le xviiie siècle. L’exercice serait hautement salutaire, ne fût-ce que pour interroger certaines carences comme certains abus de mémoire (les Français, la Conquête et les Anglais), pour tirer parti des rendez-vous manqués avec l’Histoire (lors de l’Indépendance américaine), pour en faire le deuil et quitter « la mortelle alternance entre la haine éternelle et la mémoire oublieuse [22] ». C’est dans cet esprit que nous repensons les années 1700 : trois siècles plus tard, n’est-il pas temps de proposer une juste mémoire de l’archive canadienne au siècle des Lumières ?