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On affirme volontiers que la publication du roman Désert (1980) a marqué un tournant remarquable dans l’oeuvre de Le Clézio. Par leur aspect fragmentaire et par leur profusion verbale notamment, les premiers romans de l’auteur s’inscrivaient dans les marges formelles du Nouveau Roman. Dans Le procès-verbal (1963), Le déluge (1966), Terra amata (1967) ou encore Le livre des fuites (1969), le jeune écrivain s’efforçait d’explorer de nouvelles voies narratives, dénonçant sans détour la psychologie du personnage, préférant les constructions aléatoires à la causalité conventionnelle de l’histoire. « Ma première tentative fut de nature agressive », nous confia l’auteur : « il s’agissait de briser des moules afin de déboucher sur un langage nouveau [1] ». Dans la mouvance du pop art — dont Le Clézio se sent proche — l’époque était à la contestation, à la remise en cause du consumérisme, à la dénonciation outrée des maux de la société urbaine — anonymat, désagrégation du lien social… Une telle violence faisait écho à la violence du monde, à l’évolution du monde occidental car, pour le romancier, « cette avancée […] de ce que l’on appelle la civilisation ne s’effectue pas calmement, doucement, mais d’une façon très agressive, et cette avancée des villes amène une sorte de lutte, de combat permanent entre les hommes eux-mêmes, l’homme et la nature [2] … » En optant pour une logique de communication moins provocante, le recueil Mondo et autres histoires (1978), de même que l’essai L’inconnu sur la terre (1978), portent le signe avant-coureur d’un possible apaisement : une osmose profonde du sujet avec le monde s’affirme poétiquement au long de ces deux ouvrages, que le roman Désert rend soudain essentielle. Ainsi aujourd’hui, avec le recul d’un quart de siècle, cette oeuvre originale en forme de diptyque apparaît à divers titres comme une pièce centrale dans la production romanesque de Le Clézio.

Désert signe d’emblée sa dédicace à l’absence : celle, signifiante, d’un déterminant. Il ne s’agit guère ici du désert comme thème défini, ni encore d’un désert géographique particulier, mais plutôt d’un état, au mieux d’une entité, en bref d’une ambivalence que l’unicité du lexème pourvoit du zoom de la majuscule comme pour souligner, pour amplifier l’équivoque. Du fait qu’il figure, tout comme la mer, une catégorie d’espace à l’état pur, Désert nous ouvre à l’idée d’immensité, de liberté, mais aussi à celle d’inachèvement et d’effacement, expression d’un manque qui prédispose à la quête des traces : la perte des repères est constamment en jeu en ce lieu symbolique où toute empreinte s’inscrit dans un rapport fondamental à la durée. La force de ce titre tient à l’ensemble de ces virtualités : Désert fascine en ce qu’il n’admet aucune amorce définitionnelle précise, c’est l’absolu frontière de notre imaginaire.

Ambivalence de l’ailleurs

Il faut bien l’admettre, le mot désert désigne avant tout un espace de la négation, espace envisagé par référence à ce qu’il n’est pas, à ce qu’il n’a pas : « C’est le pays où il n’y a pas d’hommes, pas de villes, rien qui s’arrête et qui trouble. Il y a seulement la pierre, le sable, le vent [3]. » Comme un no man’s land dépourvu de limites, l’étendue désertique reste incommensurable, les coordonnées géodésiques y perdent leur efficience, d’où l’idée de mouvance suggérée par des métaphores maritimes : le désert « rutile et ondoie » ; ses « lentes vagues de dunes […] avancent vers l’inconnu » (D, p. 181). Ses contours se fondent à la ligne intangible de l’horizon :

Là, dans le pays du grand désert, le ciel est immense, l’horizon n’a pas de fin, car il n’y a rien qui arrête la vue. Le désert est comme la mer, avec les vagues du vent sur le sable dur, avec l’écume des broussailles roulantes, avec les pierres plates, les taches de lichen et les plaques de sel…

D, p. 169

Il s’avère impossible d’embrasser le désert d’un seul regard, et hormis ces quelques images animées, son évocation paraît se heurter à l’impuissance des mots : par-delà une ocularisation ponctuelle, on relève peu de descriptions directes, comme si le sujet désert ne pouvait exister que par les sujets du désert : caravanes de touaregs, berger perpétuant le nomadisme pastoral, mirages flottant entre terre et ciel (D, p. 22), chacals et chiens sauvages… Cet univers singulier exerce une attirance magnétique sur la jeune héroïne du roman mais, ne l’oublions pas, c’est aussi l’endroit de tous les dangers, où rien n’est assuré : « route où l’on se perd […] d’où personne jamais ne revient » (D, p. 199) ; vallées soumises à l’humeur des vents qui peuvent ensevelir du jour au lendemain le tombeau du cheikh Ma el Aïnine (D, p. 403). Au total, les « sables éternels » restent assez peu décrits, et l’on devine seulement l’évanescence des formes analogiques qu’ils dessinent, arabesques éphémères des dunes, reliefs lunaires tremblants dans l’absolue lumière.

Images minérales

Ce n’est pas le moindre intérêt de ces pages poétiques que de dépasser les représentations archétypales du désert saharien. Sous la plume de Le Clézio, le poncif de la « mer de sable » s’efface au profit d’une évocation élémentaire beaucoup plus fruste. C’est ici la minéralité abrupte de l’espace physique qui se trouve soulignée. Jamais les collines et les plateaux désertiques n’apparaissent à Lalla sous les traits d’une nature accueillante, loin s’en faut. Roches et cailloux se signalent par leur dureté, à tel point que les champs de pierres « aiguës » et « coupantes » ressemblent à un immense « chaos » de gypse et de mica (D, p. 202). Sous ses aspects divers, la matière minérale révèle une dureté saillante, acérée, qui en fait l’instrument d’une confrontation organique du corps au monde — et l’on sait combien cette expérience géomorphologique deviendra centrale dans Le chercheur d’or (1985). Une telle dureté se conjugue naturellement à la violence des météores et va jusqu’à s’imprégner de façon rhétorique dans le corps des Hommes Bleus :

Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages, et qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace.

D, p. 9

Voici donc un monde hostile, en opposition avec les images paradisiaques des brochures touristiques dédiées de nos jours aux randonnées trekking. Aucun sentier, aucune marque distinctive ne peut guider ceux qui s’aventurent en ce domaine : « Lalla doit chercher son chemin à travers les rochers. Elle saute de pierre en pierre, au-dessus des torrents secs, elle contourne les murailles des falaises » (D, p. 199). Dans son ouvrage Le Clézio ou la Quête du désert, Simone Domange examine l’aspect référentiel de cette évocation saharienne, laquelle s’exprime surtout à travers les toponymes cités dans le récit des Hommes Bleus [4]. Mais si l’on se penche sur la géomorphologie qu’élabore la fiction, nous découvrons que la mise en scène s’éloigne subrepticement des ergs du Sahara et nous fait plutôt songer aux glacis d’érosion des déserts américains d’où émergent les silhouettes fantasques de reliefs résiduels, pitons, buttes escarpées — que les géographes appellent inselberg (montagne-île). Il semble édifiant que Le Clézio, qui jamais n’était allé dans la Saguia el Hamra avant d’écrire son roman, compare souvent ce lieu, dans Gens des nuages, à la vallée du Rio Grande au Nouveau-Mexique, aux canyons de l’Arizona ou aux plateaux dénudés de Californie [5]. Faut-il davantage s’en convaincre, comme l’indique Pierre Lepape, le désert de Désert impose à notre imagination « un espace nouveau qui n’apparaîtra jamais sur les atlas les plus précis [6] ».

Cette minéralité élémentaire épouse la géographie d’un voyage aux confins sans cesse recommencé. Aux frontières du désert, la jeune Lalla s’éveille, non loin d’un bidonville miséreux, à la grandeur du monde — et la première partie du récit s’intitule de façon éloquente « Le Bonheur ». Page après page, les franges désertiques font l’objet d’une valorisation récurrente au gré des rencontres fortuites de la jeune fille avec le berger : « À l’horizon, il y a une vapeur ocre qui s’étale : c’est le commencement du désert. C’est là que le Hartani s’en va […] là où la lumière du soleil est la plus belle, si belle qu’on voudrait faire comme le Hartani […] aller toujours plus loin dans la direction du désert » (D, p. 119). Très spontanément, ce regard contemplatif cède à la méditation : en ces lieux « où commencent les terres sans eaux, les hautes falaises de pierre rouge » (D, p. 127), Lalla peut librement rêver au mystère de sa propre naissance aux portes du désert [7]. L’évasion sur les collines de pierre prend dès lors une valeur mythique explicite : celle d’un indispensable retour vers l’origine.

Fascination du regard

La terre des confins se définit par excellence comme espace de l’écart et de l’altérité, et, en ce sens, la fréquentation des marges désertiques atteste la marginalité sociale des personnages. De façon exemplaire, Lalla refuse de cautionner la violence de Zora, la marchande de tapis (D, p. 178) ; elle s’oppose d’emblée au mariage qu’on veut lui imposer avec un homme de la ville, « l’homme au complet veston gris-vert » (D, p. 180-183). Les collines de pierre deviennent son refuge. Mais les approches du désert, si elles suscitent l’émerveillement, symbolisent aussi une permanence de l’absence. À nouveau s’exprime toute l’ambivalence de ce lieu utopique sur lequel le temps semble n’avoir de prise, et qui exerce sa fascination sur Lalla par le médium du regard d’Es Ser, le Secret :

Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé d’un linge bleu, comme celui des guerriers du désert. Il porte un grand manteau blanc qui étincelle comme le sel au soleil. Ses yeux brûlent d’un feu étrange et sombre, dans l’ombre de son turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur son visage et sur son corps, comme quand on s’approche d’un brasier.

D, p. 89

Par-delà l’oxymore, l’imagerie solaire d’une telle incandescence se communique parfois aux personnages eux-mêmes : lorsqu’au seuil du désert la lumière s’intensifie, les yeux de Nour, de Naman le pêcheur ou du Hartani brillent d’une ardeur comparable à l’éclat du silex ou du métal. Cette brillance inouïe marque l’intensité du plaisir que procure sous toutes ses formes l’initiation aux rites du désert. Ainsi la lumière oculaire, comme une réplique aux sollicitations des sens, induit l’idée d’une communication essentielle par laquelle l’entité désert se charge d’une signification symbolique, voire métaphysique.

Le regard-fascination de la lumière va parfois plus loin encore. Il trace un vecteur qui dévoile, en filigrane du cosmos réel, une véritable cosmogonie. « Le regard, énonce Bachelard, est un principe cosmique [8]. » Regard éternitaire, regard halluciné ou vision du ciel, mystique, ce rayon invisible abolit les frontières de l’être et de l’univers. Lorsque « la lumière qui est un regard » (D, p. 189) se pose sur elle, Lalla sent « qu’elle n’appartient plus au même monde, comme si le temps et l’espace devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d’une géante, qui vivrait très longuement, très lentement » (D, p. 187). Cet état de communion n’est pas sans évoquer les expériences fusionnelles d’extase jadis décrites dans Le procès-verbal et L’extase matérielle, mais surtout, il nous réfère immanquablement à la valeur d’espace sacré propice aux révélations divines — on sait le rôle que joue le désert, lieu de pure lumière, à l’origine des religions monothéistes [9]. L’absence d’élément humain semble ainsi permettre de franchir une limite ontologique en revêtant la forme d’un appel à la transcendance, de même que le silence total, dans son bruissement contradictoire, paraît contenir l’invite subsidiaire à une parole extralangagière. Comme le souligne Teresa Di Scanno dans son essai, le désert confirme sa dimension métaphysique par le jeu de ses puissances telluriques et cosmiques [10]. Libre au lecteur, bien entendu, d’accréditer une telle lecture car jamais l’écrivain ne trahit la licence poétique de sa vision. Nous connaissons au demeurant l’importance capitale que revêt pour Le Clézio la lumière solaire ; ainsi dans ses entretiens avec Pierre Lhoste, déclarant que le soleil constitue l’élément d’organisation primordial, il conclut : « C’est une découverte que l’on fait dès sa naissance et qui se précise au fur et à mesure de sa vie jusqu’à sa mort [11]. » L’auteur ne cache pas, par ailleurs, sa fascination personnelle pour un certain type de paysage minéral dépourvu de végétation, inhabité ou presque. Dans le même recueil de conversations, il précise : « J’aime ce qui montre la présence d’un cataclysme ancien, les traces d’une vengeance ancienne, quelque chose qui montre que la terre a été comme la lune ou qu’elle va l’être, quelque chose qui montre que la vie n’est pas éternelle et que la terre peut devenir squelette [12]. » Quelques années après la publication de Désert, la parution du Chercheur d’or et de Voyage à Rodrigues (1986), comme plus tard celle de Trésor [13], viendront attester superbement une telle prédilection.

Guetter les traces

Cela peut paraître curieux, mais à l’échelle de la planète, le désert fait partie de l’espace habitable — ce que les géographes appellent l’oekoumène — et, de toute façon, concerne l’ensemble des hommes. Or, toute la difficulté consiste à se repérer dans cet espace très vaste, certes plus accessible à l’heure des balises électroniques, mais qui impose de déterminer à l’avance un itinéraire précis hors duquel l’erreur reste irréparable. Le Clézio observe à ce propos, dans Gens des nuages, que l’accessibilité du désert n’entame pas son mystère, sa magie, celle d’un « absolu irréductible qui échappe à l’entendement humain [14] ». L’attention accordée aux traces constitue ici un impératif permanent.

Aux abords du désert, Lalla fait l’apprentissage de la quête des traces : « C’est le Hartani qui lui a montré comment suivre les traces, sans se laisser dérouter par ce qui est autour, les herbes, les fleurs ou les cailloux qui brillent » (D, p. 142). Personnage atypique, le jeune garçon se prête à ce jeu à la manière d’un animal : « Quand le Hartani suit une trace, il est tout à fait pareil à un chien de chasse. Ses yeux sont luisants, ses narines sont dilatées, tout son corps est tendu en avant. De temps en temps, même, il se couche sur le sol pour mieux sentir la piste » (D, p. 142). Guetter les traces, c’est ici se familiariser avec l’espace élémentaire.

À l’échelle macroscopique, le problème est tout autre. L’importance des distances est telle que même avec une carte et une balise, le désert, comme la mer, est un espace qu’il faut penser, reconstruire mentalement. Cette attention de chaque instant imprègne la pensée des hommes qui, pendant des siècles, ont appris à traverser l’immensité du désert. Leurs yeux regardent « à peine » l’étendue du sable lorsqu’ils cherchent « la trace de la piste entre les vagues des dunes » (D, p. 8), car quelle que soit sa couleur, « le sable ocre, jaune, gris, blanc » glisse et couvre « toutes les traces » (D, p. 12). La trace remplace une signalétique, mais sa présence n’offre aucune certitude, c’est pourquoi les Hommes Bleus ont recours à la géographie céleste. Dans le ciel (c’est l’unique avantage) les nuages sont rares, la marche à l’étoile permet donc de se fonder sur des repères fiables. Aussi le guide indique-t-il à Nour « la route qu’ils suivraient le jour, comme si les lumières qui s’allumaient dans le ciel traçaient les chemins que doivent parcourir les hommes sur la terre » (D, p. 11).

Dans la représentation commune, le désert induit dans la pensée sa continuité infinie comme celle de l’infinité des grains de sable qui le composent. Il induit de surcroît une méditation sur le Temps, car son paysage est souvent jalonné de ruines, de cités fantômes, de vestiges laissés par les hommes ayant vécu dans ce lieu. Rappelons que le latin vestigium signifie précisément le pas, l’empreinte laissée sur le sol, le signe du passage, visible mais éphémère : aujourd’hui apparent, il sera recouvert demain au gré des vents. Le corps de l’homme mourant de fatigue ne saurait échapper à la règle : « Le vent qui souffle jetterait les poignées de sable sur lui, le recouvrirait bientôt, sans qu’on ait besoin de creuser de tombe » (D, p. 221).

Si les traces s’effacent, les marques, par essence, sont gage de durée. Mais comme le temps, pour être mesuré, suppose des repères, les rares stigmates du passé deviennent vite inintelligibles. C’est le cas des marques que découvre Lalla sur le plateau de pierre : « Sur certaines roches, il y a de drôles de signes qu’elle ne comprend pas, des croix, des points, des taches en forme de soleil et de lune, des flèches gravées dans la pierre » (D, p. 89). La jeune fille, qui ne sait pas lire, ne peut déchiffrer aucune date ni aucun nom révélateur. Ces signes rejoignent dès lors l’entier mystère de cet « ordre vide du désert » (D, p. 22) qui échappe à la temporalité humaine comme s’il devançait toute création [15]. Nous revoici aux prises avec l’extrême, ce « pays hors du temps, loin de l’histoire des hommes » (D, p. 11), « monde étranger » (D, p. 22), en fragile équilibre, où l’on marche « sans ombre au bord de sa propre mort » (D, p. 22) ; une terre, dit encore Le Clézio, « que l’âge des hommes n’a pas marquée [16] ». Comment donc accéder à l’absolu désert si l’homme, de toute évidence, ne peut y tenir sa place ? La question se pose à plusieurs reprises dans l’oeuvre de Le Clézio.

Désertion-déception

C’est dans Le livre des fuites que l’on trouve la première insertion narrative de l’espace-désert, lorsque le protagoniste, anti-héros de cet anti-roman d’aventures, entame une traversée où les heures de marche, les pauses et le bivouac alternent d’abord sans incident. Or le désert, on l’imagine, ne se laisse pas aussi facilement gagner : victime naïve de la soif et de l’épuisement, Hogan ne devra son salut qu’à la diligence d’un camionneur complaisant ! Le désert de Genna, que découvre l’enfant Gaspard dans la nouvelle « Les bergers », apparaît davantage conforme à l’image d’un continuum spatial ouvert sur l’infini. Partageant l’existence nomade du groupe de bergers qu’il rencontre, Gaspard accède à un désert initiatique. Comme cela sera le cas pour Lalla aux côtés du Hartani et comme souvent chez Le Clézio, la découverte de soi passe ici par une rencontre avec l’altérité. Toutefois la vallée désertique de Genna, telle un rêve qui s’écroule, devient soudain « inaccessible, comme si elle n’avait pas existé [17] ». À nouveau désert, nouvel échec.

On peut dire que l’initiation au désert de Lalla est mieux réussie, car pour elle, le Hartani devient l’initiateur le plus éminent qui soit. Grâce à ce frère des sables qui n’entend pas le langage des hommes, la jeune fille renoue, sur les plateaux de pierre, avec les racines immémoriales de ses ancêtres, les Hommes Bleus. La vacuité du désert prend dès lors, comme l’écrit Elena Réal, « une valeur bénéfique […] à travers une sorte d’apologétique […] qui fait du vide non une lacune ou une absence, mais au contraire une présence, un point vibrant [18] ». L’appel du désert s’amplifie sous la menace d’un destin social qui peu à peu étreint l’adolescente. Un jour, Lalla s’enfuit, et toute son enfance semble après coup se tendre vers cette évasion qui la mène, à la suite du berger, au coeur du désert. Une nouvelle étape initiatique s’accomplit, mais le lecteur devine, du même coup, que se franchit un seuil de non-retour. Marquant l’apogée d’une plénitude, la merveilleuse nuit cosmique qui unit les personnages précipite le récit dans une ellipse : Lalla sera finalement expulsée du désert, comme jadis Hogan et Gaspard. Le désert reste une nouvelle fois le lieu d’une expérience inachevée.

Les mots du silence

Comme les Hommes Bleus l’avaient compris depuis toujours, le désert appelle, par définition, à être déserté : « Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d’eux : alors ils marchaient sans s’arrêter, sur les chemins que d’autres avaient déjà parcourus, pour trouver autre chose » (D, p. 13). Mais si le désert réel demeure irrémédiablement hors d’atteinte, l’imaginaire du désert ne cesse en revanche de hanter les esprits. Par-delà l’horizon mouvant qui borne les regards, le désert s’assimile à l’espace onirique ou hallucinatoire de la vision. Rappelons-le, la terre offerte aux yeux des fidèles de Ma el Aïnine apparaît d’abord sous forme de mirages (D, p. 52). Quant à l’océan de dunes mirifiques dont Lalla s’enivre sans retenue, il relève d’une semblable phénoménologie :

Alors apparaissent les choses belles et mystérieuses […] Elle voit l’étendue de sable couleur d’or et de soufre, immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n’y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s’allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule.

D, p. 91

Par cette médiation suprasensorielle, Le Clézio attribue à l’espace désertique une dimension surréelle qui nous est familière. Lieu du parfait silence exposé à la grandeur céleste, jamais le désert ne cesse d’être cet espace mythique, à dimension métaphysique, qui prédispose l’être aux communions cosmiques. La superstition y côtoie dans la culture touarègue la croyance religieuse. Nous apprenons que le Hartani, qualifié de mejnoun, est suspecté de commerce avec les démons (D, p. 104 et 122), tandis que le cheikh Ma el Aïnine manifeste sa puissance divine par les pouvoirs surnaturels qu’il incarne. Le désert trahit ici sa dualité essentielle : c’est à la fois le pays des djinns, et plus exactement des kel-esuf (D, p. 136 et 170), et celui du Très-Haut, de la parole coranique [19]. Ces traits, fidèles à l’observation ethnologique, ne sont pas sans rejaillir sur la qualification des personnages, en particulier sur Nour et Lalla. Comme s’il disposait d’un sixième sens, Nour ressent très vite la menace qui pèse sur les tribus en fuite, et Lalla montre pour sa part une acuité spéciale pour voir au-delà de l’horizon — qu’il s’agisse des ruines de Smara ou du tombeau de l’Homme Bleu en forme de koubba (D, p. 192) [20] — ou encore pour discerner, en gage de réconfort, la voix « pure comme l’eau » de sa mère disparue (D, p. 171). Sans confiner au récit sacré ou fantastique, puisque toujours Le Clézio ne fait que suggérer, laissant au lecteur le soin d’interpréter à l’aune de ses propres valeurs, il n’est pas excessif de dire que le roman puise pour partie son effet lyrique dans ces visions fictives imprégnées de magie.

Espace extrême s’il en est, lieu-limite où tout peut exister, oasis ou mirage, miracle ou tragédie, le désert représente aussi, faut-il le souligner, la terre d’achoppement de tous les mots. Vouloir dire le désert n’est que chimère si seul le désertique est descriptible ! Nous touchons ici à un paradoxe bien connu de l’évocation leclézienne par lequel l’inflation verbale, qui souvent traduit une forme de panthéisme proche de l’élan spirituel, se heurte dans le même temps à une impuissance irréductible des mots [21]. Énumérer les tribus réunies autour du grand cheikh, n’est-ce pas donner corps à la légende par-delà l’affirmation identitaire ? Les nommer, c’est déjà préserver de l’oubli ces guerriers promis à un destin funeste : « les Maquil, Arib, Oulad Yahia, Oulad Delim, Aroussiyine, Icherguiguine, les Reguibat au visage voilé de noir, et ceux qui parlaient les langages des chleuhs, les Idaou Belal, Idaou Meribat, Aït ba Amrane, et ceux-mêmes dont les noms étaient inconnus, venus des confins de la Mauritanie, de Tombouctou… » (D, p. 39). Sur un registre différent, écouter et réécouter le nom des villes occidentales — « Algésiras », « Granada », « Sevilla », « Madris » — c’est déjà pour Lalla alimenter le rêve du voyage en Europe, car tous ces noms sont à l’évidence des messagers de l’espérance (D, p. 95). Nommer, lister, réciter, chanter, cela contribue par ailleurs au plaisir suggéré du texte, à ses nombreuses cadences poétiques ; il ne s’agit donc pas, on le comprend, d’un acte tout à fait anodin.

Au coeur du désert cependant, le pouvoir du verbe semble s’étioler. Les incantations insistantes de Ma el Aïnine resteront finalement sans effet et, au terme des invocations, la foule des fidèles se trouve réduite au silence : « La parole jaillissait de la bouche des hommes comme dans l’ivresse, les mots chantaient, criaient, résonnaient gutturalement […] pourtant ils restaient dans le silence, les hommes et les femmes aux visages et aux corps bleuis par l’indigo et la sueur » (D, p. 17). L’expression verbale, livrée aux aléas du vent, perd aussitôt sa consistance — « c’étaient des mots et des noms qui s’effaçaient tout de suite, de simples traces légères que le vent de sable allait ensevelir » (D, p. 18). Nour ne peut physiquement s’exprimer du fait que « la fatigue et la sécheresse avaient brûlé les mots dans sa gorge » (D, p. 212). Une telle déficience met à nouveau l’accent sur l’aridité extrême du milieu, mais de façon plus fondamentale, l’assèchement des mots trahit aussi la vanité du langage comme principe de communication dans cet univers où toute production humaine se trouve assimilée à l’infiniment petit : « Les noms allaient et venaient sur toutes les lèvres, noms d’hommes, noms d’étoiles, noms des grains de sable dans le vent du désert, noms des jours et des nuits sans fin, au-delà de la mort » (D, p. 62). Le silence prend dès lors une signification inouïe, dépassant l’idée d’une simple absence de mots et de sens pour exprimer, à l’occasion des prosternations, l’intime intensité de l’hommage rendu à Dieu (D, p. 28 et 65).

Les mots du silence, ce sont enfin « les mots du sable » qu’utilise Es Ser sur le plateau de pierre, les mots d’un supralangage que la jeune protagoniste découvre peu à peu aux côtés du Hartani [22]. Ce berger au profil sauvage « ne veut pas entendre le langage des hommes » (D, p. 123), et ainsi que l’auteur prend soin de le préciser, les membres de sa communauté ne pratiquent pas la langue du lieu, « ils ne comprennent pas la langue que parlent les gens de la vallée » (D, p. 128). La surdité s’avère un moyen fictionnel habile pour justifier la mise en oeuvre d’une communication extralangagière dont les occurrences abondent au fil des pages. L’importance des regards, la richesse suggestive de l’expression gestuelle, sont les principaux axes de cette communication fondée sur le silence et par laquelle Le Clézio distingue le personnage. Notons qu’une telle parole s’inscrit en parfaite cohérence avec l’appartenance du Hartani au groupe des bergers touaregs, lesquels, comme l’indique Dominique Casajus, prisent une parole « vergogneuse, réservée, ombreuse, en un mot proche du silence [23] ».

Cette mise en valeur du silence n’est pas nouvelle sous la plume de Le Clézio : l’importance que l’auteur accorde à l’expression non verbale remonte à son séjour chez les Indiens Emberas et Waunanas d’Amérique centrale au début des années soixante-dix. Mais dans Désert, roman souvent cité comme l’un des plus achevés de l’écrivain, un tel silence communicatif atteint une dimension magique qui ajoute aux résonances multiples d’un thème dont nous avons montré toute la richesse d’évocation. Bien mieux que l’ordinaire des mots, le silence parvient à suggérer l’éprouvant vertige du désert, ce mouvement du coeur, cette brusque chaleur jadis consignée par Michel Vieuchange à la découverte de Smara la fantomatique, ville créée naguère par Ma el Aïnine et dont Lalla perçoit en rêve les ruines désolées (D, p. 192) [24].

L’image du désert demeure, en ce début du xxie siècle, celle d’un mythe dont la ténacité est attestée par de nombreuses publications (récits de voyage, documentaires, périodiques). Relire aujourd’hui le roman Désert de Le Clézio, c’est l’inscrire inévitablement dans cette actualité occidentale du rêve d’un espace de liberté et d’ascèse. Et ce n’est pas dès lors le moindre intérêt de ce texte que d’exprimer avec subtilité les aspects contradictoires de cet espace extrême où la vacuité annihile la profusion, où l’uniformité finit par endiguer (pour ne pas dire ensabler) l’éphémère singularité des paysages — sans doute même la résonance poétique d’une telle tension entre vide et trop-plein, même et différence, explique-t-elle l’attachement singulier que ne laisse de susciter la lecture du roman. Les récits intercalés de Désert s’appuient à la base sur des représentations assez communes de l’immensité, de l’aridité, de l’attirance et de l’adversité associées au milieu, mais celles-ci prennent bientôt un tour discursif inattendu. Ainsi le regard fasciné devient foyer de la vision, les forces élémentaires transcendent l’individu, le sable du désert finit par figurer l’espace même du langage et des mots, suggérant l’imposture foncière de la parole humaine. Roman de l’effacement des traces et de la quête identitaire, Désert introduit enfin la cardinale question des origines dans l’oeuvre de Le Clézio. À ce titre, il convient de relire la tragédie des Hommes Bleus sous l’éclairage intertextuel qu’apporte Gens des nuages, parfaite figure d’emboîtement de la fiction où la coécriture avec Jemia semble répondre à la partition des récits tout en dévoilant les enjeux biographiques sous-jacents de l’écriture.

L’histoire individuelle se mêle sans équivoque à l’ineffable histoire des hommes. Terre d’errance où toute trace est de facto vouée à l’effacement, le désert devient berceau de toutes les enfances et de toutes les naissances :

[…] les grandes civilisations qui ont éclairé le monde ne sont pas nées du paradis. Elles sont apparues dans les régions les plus inhospitalières de la planète, sous les climats les plus difficiles. Dans les déserts brûlants de l’Irak, en Anatolie, en Judée, en Égypte, au Soudan […] La Saguia el Hamra est un des lieux où s’est formée la personne humaine. Elle est une coupure dans le désert, une voie qui unit le feu du désert à l’infini hostile de la mer [25].

Nous l’avons compris, ce lieu-phare est comme l’emblème du géant palimpseste que l’écrivain s’emploie à déchiffrer livre après livre.