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Que les prophètes ne s’annoncent jamais qu’après [1].

Paul Morand a tenu un rôle éclatant dans le renouvellement de la prose narrative à la suite de la Première Guerre mondiale. Marcel Proust, préfaçant Tendres stocks en 1921, a dit de lui qu’il est parvenu à unir les choses sous des rapports nouveaux. L’un des premiers, Morand a compris que l’ébranlement des esprits et des mentalités, lors des années folles, devait aller de pair avec une modernisation des moyens d’expression et que le rythme du style devait s’accorder avec celui de l’époque. Le tour de force de Morand consiste ainsi à avoir transposé ni plus ni moins que le tempo de l’entre-deux-guerres : il a conçu une phrase hachée, dense et sèche, aux cassures abruptes et aux images imprévisibles, de même qu’une psychologie succincte et un climat de pessimisme gai. Comme l’a noté sa biographe Ginette Guitard-Auviste : « C’est le style du chroniqueur, du voyageur pressé, qui condense l’essentiel en peu de mots [2]. »

Ajoutons à ces traits d’écriture une curiosité permanente à l’endroit des sensations neuves offertes par le siècle de l’accélération : épures de l’Art déco, frénésie de la revue nègre, audace des lignes et coloris du cubisme, dynamisme inhérent aux sports, aux voyages, au bohémianisme mondain… En outre, aucun des principaux facteurs ayant conduit au renouvellement des formes narratives n’a tout à fait échappé à Morand : la psychanalyse, la relativité, le roman étranger… Morand n’a peut-être pas partagé l’engouement d’un Gide pour la psychanalyse freudienne, mais il prétend qu’elle a, dès les années 1915-1917, beaucoup « tourné autour de [lui] [3] » et elle jouera un rôle indirect, mais moteur, dans ses récits d’après-guerre relatant des plongées dans l’inconscient (« La présidente », Hécate et ses chiens). Applaudissant le principe de contraction de l’espace-temps, l’écrivain globetrotter a prédit l’avènement du « tour du monde à quatre-vingts francs [4] » et pratiqué un régime de « migration continue » : « À douze ans, j’eus ma première bicyclette ; depuis, on ne m’a plus jamais revu [5]. » Morand a été séduit par le roman étranger, surtout anglais, américain et russe. Sa fervente anglomanie lui a inspiré deux de ses plus beaux textes, Londres et Le nouveau Londres. Avec U.S.A. 1927 et New York, électrisé par la nouvelle Amérique, Morand a été l’un des premiers Européens à comprendre le style inédit que cette dernière venait d’affirmer. Et si l’on ne perçoit pas de russophilie comme telle chez Morand, qui s’est toujours méfié de l’URSS, on décèle, en revanche, un goût très marqué pour la littérature russe : Gogol, Tourgueniev, Tchekhov, Tolstoï… La lecture des romanciers russes a renforcé chez lui l’influence de Balzac et l’a orienté vers le réalisme.

Or, si un auteur russe l’a tout spécialement marqué et occupe de ce fait une position à part dans son univers, il s’agit sans conteste de Dostoïevski. Même si Morand est resté peu bavard à son endroit (est-ce étonnant de la part du romancier de Tais-toi ?), il a toujours nourri une affection particulière envers l’oeuvre dostoïevskienne. Pour nous en assurer, nous n’avons qu’à relire l’hommage rapide, mais appuyé, qu’il lui a rendu dans une chronique de 1935 sur « Le suicide en littérature ». Morand y présente l’apparition de Dostoïevski comme un « événement capital » : « C’est parce qu’en lui rien n’est affectation, insincérité, faux pathos, c’est parce que tout est authentique et atteint le coeur des choses que Dostoïevski est le père de notre littérature contemporaine [6]. »

La mise en lumière de l’influence du romancier russe dans l’oeuvre de Morand va nous contraindre à procéder de manière oblique. Cette influence ne se manifeste pas de façon aussi ostensible que chez d’autres écrivains marqués par la découverte de Dostoïevski. À la différence de Gide, par exemple, Morand n’a consacré nulle conférence à l’auteur des Frères Karamazov. Il n’a pris part à aucune activité ni débat publics (il était absent de l’hommage collectif de Radio-Europe en 1955). En fait, il n’est resté, à notre connaissance, que fort peu de traces écrites permettant de documenter la réception de Dostoïevski par Morand, car ce dernier n’a pas rédigé de portraits comme Suarès (Trois hommes), ni entrepris d’adapter ses oeuvres comme l’a fait Camus avec Les possédés. Le climat des romans et nouvelles de Morand, souvent axé sur le train de vie des personnages (plaisirs physiques, confort, luxe, fêtes, bref, « la grande vie »), ne présente pas de parenté directe avec les intrigues outrancières et les héros torturés de Dostoïevski [7]. En revanche, Morand a laissé un texte au caractère des plus singuliers en comparaison du reste de son oeuvre de romancier et de chroniqueur, un essai qui, jusqu’à présent, a relativement peu retenu l’attention de ses commentateurs : L’Europe russe annoncée par Dostoïevski, un ouvrage publié chez l’éditeur genevois Pierre Cailler en 1948 [8].

Cet essai n’appartient pas à la période glorieuse de Morand (l’entre-deux-guerres), mais à celle de sa disgrâce et de son confinement volontaire à Vevey [9] (l’après-guerre), une période « d’élucidation spirituelle et d’interrogation angoissée [10] » selon Stéphane Sarkany. Ce fut de surcroît une ère de grande métamorphose littéraire pour « l’homme pressé », qui modifia considérablement ses techniques narratives. Sans pour autant abjurer son goût de la forme brève (il rassembla ses récits courts en deux volumes de Nouvelles d’une vie en 1965-1966), il a signé de longs romans, tels Montociel, rajah aux grandes Indes et Le flagellant de Séville, et est volontiers passé du cadre hypermoderne à la narration sur toile de fond historique. Dans le commentaire qui va suivre de L’Europe russe annoncée par Dostoïevski, nous nous proposons d’examiner en quoi le climat sous-jacent à cet écrit mûri dans l’amertume peut s’identifier au contexte moral dans lequel Morand a élaboré ses grands récits de seconde manière, c’est-à-dire, comme nous venons de le voir, à partir d’une facture plus classique et d’une interrogation cryptée du passé (ce sont les crises du xxe siècle qu’y a transposées Morand). Ce n’est pas un hasard, à notre avis, si Morand, lors des mêmes années où il a travaillé à la rédaction du « Dernier jour de l’Inquisition », de « Parfaite de Saligny » et de Fouquet, notamment, a trouvé refuge dans un état d’esprit religieux et prédit la fin de l’Europe par le truchement de Dostoïevski.

Moscou brûle-t-il ? La Russie chez Morand

Son père a beau être né en Russie [11], Morand ne se sentait pas particulièrement proche de ce pays, pas au point, du moins, d’y apercevoir une seconde patrie (place occupée, dans son coeur, par la Grande-Bretagne). Ses motifs étaient en grande partie politiques, car on sait, par exemple, qu’il faisait grief aux surréalistes d’être devenus trotskistes pour les uns, léninistes pour les autres [12]. Or, Morand prétend avoir toujours été un adversaire résolu du bolchevisme et encore plus du trotskisme, une position allant « de pair avec un très grand amour et une très grande admiration pour la Russie » : « Je crois à son rôle messianique et c’est pourquoi j’ai toujours été guidé par les visions apocalyptiques de Dostoïevski [13]. » Le vocabulaire biblique dont use Morand à propos de l’auteur de L’idiot montre bien qu’il lui porte un intérêt confinant au domaine spirituel et l’insérant conséquemment dans un ordre d’idées supralittéraire, où Dostoïevski est peut-être plus près de Soloviev et Berdiaev que de Gogol ou Tourgueniev.

Nous pouvons suivre « [le] très grand amour et [la] très grande admiration » de Morand pour la Russie de diverses manières dans ses fictions, ses chroniques et ses écrits personnels : à travers les descriptions bien senties de Saint-Pétersbourg (Leningrad) qu’on retrouve du « Musée Rogatkine » à La folle amoureuse, ou encore l’intérêt qu’il manifeste toujours pour les ballets russes de Diaghilev à l’époque de L’eau sous les ponts (1954) ; à travers le portrait qu’il trace du feld-maréchal Souvorov, « général En avant [14] », dans Monplaisir en histoire (le nom de « Monplaisir » étant un clin d’oeil à Pierre le Grand [15]), ou même les différentes entrées de son Journal inutile concernant l’arène culturelle russe. Nous pouvons suivre sa défiance avec la même aisance. Dans Flèche d’Orient, par exemple, Morand fait le récit d’un aristocrate russe, le prince Dimitri Koutoucheff, qui choisit de quitter sa Russie natale en 1915 et d’« habiter l’Occident » : « Aucun lien ne rattache plus Dimitri à la Russie. […] On ne trouve chez lui ni icônes, ni samovar. […] Il se sait un homme moderne, un homme de peu de mots, bien réveillé. Il ne partage pas ce goût malsain de la nuit qu’ont les vrais Russes, anges des ténèbres [16]. » Bref, Dimitri était devenu aussi peu russe que possible.

Mais la Russie suscite des émotions mixtes, un mélange profus d’attirance et de répulsion. C’est toutefois l’attraction qui l’emporte dans Flèche d’Orient, tandis que Dimitri, assailli d’une « nostalgie atroce et désespérée », ne peut résister au réveil de l’âme slave en lui. Le personnage russe ne peut aller impunément à l’encontre de sa nature profonde : « On parle souvent de l’enfer soviétique : ce n’est rien à côté de l’enfer que chaque Russe porte en soi [17]. » À Morand, la Russie paraît grandiose et belle par-delà sa soviétisation : « La Russie sacrée, la grande Russie vit, plus immense, plus terrible que jamais, si même, aujourd’hui, on ne la désigne plus que par des initiales [18]. » Autrement dit, Pierre le Grand et Catherine II dominent largement Lénine et Trotski pour Morand.

La Russie contemporaine, colosse socialiste, ne saurait toutefois être écartée, et Morand en est parfaitement conscient. On voit, dans le Journal d’un attaché d’ambassade, couvrant les années 1916 et 1917, que Morand, alors attaché au cabinet du ministre des Affaires étrangères, suivait de très près l’actualité sur le front russe. Dès son arrivée au bureau le matin, il lisait les télégrammes de Petrograd déchiffrés pendant la nuit et allait communiquer les nouvelles au ministre Berthelot. « Les choses se gâtent sérieusement en Russie, écrit-il le 13 mars 1917. Est-ce le commencement de la fin ? Pas de chance : au moment où cela va bien du côté des U.S.A., cela va mal du côté russe [19] ! »

1917 a été une année charnière pour le monde, mais aussi une étape décisive dans le regard que Morand devait promener sur la Russie par la suite. Le jumelage avec les États-Unis lui est ici dicté par les soubresauts de l’Histoire. Rappelons-nous le passage de Champions du monde où Morand met l’accent sur cette date pivot : « 1917, fin de l’Europe ; commencement du monde ! Grandes marées. Pêches miraculeuses. L’Amérique et la Russie apparaissent sur la scène de l’univers et l’éclairent comme le soleil et la lune. Les yeux de tous sont fixés sur elles parce qu’elles profèrent enfin les mots nouveaux : aidez-vous les uns les autres [20] ! »

Voilà que le mot est lancé : la « fin de l’Europe », et Morand, en bon lecteur de Gobineau, Nietzsche, Bloy et Spengler, s’exerce tôt à la diagnostiquer. Ce qui est également révélateur ici, c’est le bras de fer qui débute entre les colosses américain et soviétique, faisant tous deux une entrée spectaculaire sur les devants de la scène internationale. Témoin de première ligne de l’escalade des tensions géopolitiques et du creusement de tranchées idéologiques, Morand, le diplomate, a tout de suite compris que la Révolution russe a fait basculer le monde et que 1917 venait marquer le véritable début du xxe siècle : « toutes les valeurs anciennes ont disparu et le mouvement des poètes, des peintres et des sculpteurs, qui était sous-jacent ou à peu près, depuis 1905 ou 1906 est passé au premier plan. […] [L]’Europe a eu les reins cassés [21]. »

Si ses activités de diplomate l’ont placé à l’avant-poste des événements politiques de l’entre-deux-guerres, sur le plan littéraire, Morand a préféré faire preuve de réserve : « il ne descend pas dans l’arène politique pour invectiver, [mais] se maintient toujours au niveau de l’art [22] ». C’est particulièrement évident dans ses nouvelles « Je brûle Moscou », « Le musée Rogatkine » et « La croisade des enfants », qui tendent à former ce que Stéphane Sarkany nomme un « triptyque anticommuniste [23] ». La charge caricaturale y est des plus mordantes, ce qui n’exclut pas un certain sentimentalisme (dans « Le musée Rogatkine », le narrateur se dit que Leningrad est « peut-être la plus belle [ville] d’Europe [24] », une réflexion qui, sous la plume d’un voyageur de la trempe de Morand, n’est pas à prendre à la légère). Dans « Je brûle Moscou », Morand met à contribution ses souvenirs de voyages (deux ou trois entre 1923 et 1925) et de lectures (surtout Claude Anet, Herbert George Wells, Édouard Herriot et bien sûr Dostoïevski [25]) pour faire un portrait de femme, Vasilissa Abramovna, décrite dans son entourage, un milieu composé de poètes et d’artistes militants. En toile de fond, Morand exploite un thème qui a suscité un vaste débat idéologique et politique dans l’entre-deux-guerres : l’étonnement que la Russie post-tsariste inspire à l’Occident [26].

À sa grande surprise, le narrateur de « Je brûle Moscou » découvre autour de Vasilissa Abramovna ce que Michel Collomb appelle une « mondanité “prolétarienne” [27] », qui a conservé certains usages de la bonne société prérévolutionnaire, telle la fréquentation des champs de course ou de théâtres jouant des pièces du répertoire européen. Certes, la politique demeure un élément du décor pour Morand [28], et en ce sens, « Je brûle Moscou » ne s’aventure guère sur le territoire idéologique que l’on retrouve dans le roman Je brûle Paris (1928), riposte carabinée de Bruno Jasienski à la nouvelle morandienne [29]. Mais Morand ne se gêne pas pour évoquer le nouvel ordre social (un thème repris dans « La croisade des enfants [30] ») en dépeignant la « Russie nouvelle » en des termes ostensiblement négatifs. Les conditions matérielles y paraissent sordides. Ainsi, quand le narrateur se rend en début de nouvelle à la maison où vit Vasilissa Abramovna, il constate l’insalubrité des lieux : « L’escalier se présentait comme tout escalier russe depuis la nationalisation des immeubles, c’est-à-dire que le dernier coup de balai datait d’octobre 1917 [31]. » Le « tassement » qui prévaut à Moscou fait de Vasilissa Abramovna une privilégiée avec sa chambre de quatre mètres carrés, car chaque individu a plutôt droit à « un cubage d’air de deux mètres vingt » et toutes les maisons de bois ont été utilisées comme combustible [32]. Le moral des Moscovites n’est guère plus reluisant. Au théâtre Baumberg, lors d’une représentation de La dame aux camélias, une scène comique ne parvient pas à déclencher l’hilarité parmi les spectateurs : « J’étais prêt à témoigner de mon amusement, observe le narrateur, mais je remarquai, pour la première fois, ce qui me frappa toujours, depuis, dans la Russie nouvelle, c’est que personne ne riait. Cela donnait aux foules, aux spectacles, à la rue, un malaise non dénué de grandeur [33]. » Personne ne s’égaie au pays des Soviets, nation sous autosurveillance où le téléphone a remplacé le samovar. La cible de Morand n’est peut-être pas tant la Russie soviétique que le principe d’embrigadement totalitaire : « C’est prodigieux ce que la propagande peut rapetisser les grandes choses [34] », observe le narrateur lors d’une déambulation nocturne où il aperçoit, derrière les vitrines des boutiques fermées, des effigies de Lénine.

Un fait est notable : Morand, dont le coeur balance entre l’individualisme et le cosmopolitisme, redoute dans la Révolution de 1917 le communautarisme et la dictature. La puissance révolutionnaire soviétique rayonne derrière la satire de « La croisade des enfants », mais le récit aboutit à un scénario dystopique où la France se retrouve aux mains des Soviétiques [35].

Pour sa part, le roman Champions du monde enregistre, certes, l’avènement du géant soviétique, mais en le montrant éclipsé par le véritable colosse d’alors, l’Amérique des trusts et de l’expansion capitaliste (une Amérique, toutefois, au bord du krach, la troisième partie du roman se déroulant en 1929). Dans l’entre-deux-guerres, c’est donc la découverte de l’Amérique qui est marquante pour Morand. « L’Amérique m’a enchanté, confiait l’auteur à Jean José Marchand en 1971. Je dois dire que la première fois que je suis arrivé en Amérique, contrairement à Duhamel qui est un vieux radical français, moi tout m’enchantait, tout m’amusait, tout me surprenait et je hennissais de joie [36]. » Des textes comme U.S.A. 1927, New York, Champions du monde, les pages américaines de Magie noire et Bouddha vivant, Rien que la terre, Bug’o’Shea, « Mort d’un roi de la chance », « Mr. U », « Monsieur Zéro » notamment, portent la trace de cette curiosité pour les États-Unis synonyme, pour le Morand de l’entre-deux-guerres, d’attention fascinée à l’égard de la montée en puissance d’une nouvelle civilisation énergique [37]. Entre les Yankees et les Soviets, c’est chez les premiers que Morand découvre une accélération des rythmes vitaux, un réservoir de forces fraîches et une hypermodernisation susceptibles d’offrir à la vieille Europe une grandiose évasion, le temps de reprendre de l’aplomb et de l’entrain après un premier conflit mondial qui lui a « cassé les reins ».

Cette curiosité de Morand à l’endroit de l’Amérique ne justifie cependant pas à elle seule le mutisme relatif de l’écrivain sur Dostoïevski. Le tempérament de Morand devant ses modèles littéraires est aussi à considérer. Morand soulignait volontiers l’importance qu’a eue pour lui la lecture des romanciers naturalistes, des poètes symbolistes, de Balzac, Gobineau, Nietzsche, Wilde, Whitman, Masefield, parmi d’autres, mais il n’a guère émis de longues considérations théoriques à leur propos, ni défini d’art romanesque comme l’a fait Romain Gary avec Pour Sganarelle. S’il lui est souvent arrivé de préfacer des oeuvres (pensons au Colonel Chabert de Balzac, à Une vieille maîtresse de Barbey d’Aurevilly, à Femmes de 1900 de Jean Lorrain), il n’a pas (ou peu) consacré de monographies à des écrivains (la biographie de Maupassant faisant ici exception). Morand, l’essayiste, reste avant tout un chroniqueur, un fureteur, un preneur d’instantanés ; même ses écrits historiques lui font l’effet de simple « vagabondage […] dans le passé [38] ». Aussi ses choix narratifs d’après 1944 avaient-ils de quoi surprendre le lecteur habitué à son style vif et syncopé des années 1920 et 1930.

L’Écrivain et son Journal [39]

Au fond, il appartient au lecteur de peser les mots que Morand emploie dans L’Europe russe à propos du « père de [la] littérature contemporaine », afin de bien évaluer l’étendue de l’admiration qu’il lui voue. Morand aborde le Journal d’un écrivain en précisant qu’il s’agit d’une relecture [40], ce qui implique une expérience fondamentale d’écrivain-lecteur. L’ensemble de L’Europe russe comporte des marques explicites en ce sens. Morand réagit à des passages précis du Journal, y puise volontiers des citations, parfois assez longues, et multiplie les références à des sources secondaires : Janko Lavrin (Dostoevsky : A Study), Nicolaï Berdiaev (Dialectique existentielle du divin et de l’humain), Stephenson Smith et Andrei Isotov (The Abnormal from Within), André Suarès (Trois hommes), Alexandre Herzen (La Russie et l’Occident), Jacques Madaule (Le christianisme de Dostoïevski), Nicolas Zernov (Three Russian Prophets : Khomiakov, Dostoevsky, Soloviev), pour n’en citer que quelques-unes (il serait laborieux de les recenser toutes). Morand a relu le Journal d’un écrivain en l’insérant dans un champ de préoccupations politiques, religieuses et culturelles. Cette démarche documentaire est en soi instructive : loin d’être une lecture d’un intérêt momentané, le Journal d’un écrivain donne plutôt lieu, chez Morand, à tout un ensemble de réflexions étalées sur plusieurs années et concernant non seulement l’apport romanesque à proprement parler de Dostoïevski (il a engendré, par exemple, « une race de héros épileptiques [41] »), mais tout aussi bien l’avenir de l’Europe, la confrontation Orient-Occident (et, à travers elle, Constantinople-Rome), le sens de l’Histoire, bref, c’est tout le déploiement d’une vaste et audacieuse vision du monde qu’y lit (et y savoure) Morand.

L’attitude de Morand devant la forme du « journal d’écrivain » appelle notre attention. Morand, lui-même auteur de deux journaux, dont l’un posthume, n’a pas manqué de s’interroger sur les modalités de la construction de soi et de la projection de l’autre que sous-tend l’écriture diaristique. Mais le Journal d’un attaché d’ambassade concerne, comme le précise son titre, le service diplomatique du jeune Morand et vaut avant tout comme tableau de Paris durant la Grande Guerre, avec de constantes touches humoristiques. Le Journal inutile, pour sa part, rend tout rapprochement malaisé avec l’ouvrage dostoïevskien, en raison de son intentionnalité posthume (une disposition testamentaire interdisait à quiconque de le consulter avant le 1er janvier 2000). Assurément, Morand n’a pas entrepris de projet diaristique de la même veine que le Journal d’un écrivain, d’où, sans doute, une bonne part de l’admiration que lui inspirait cette oeuvre. La liberté considérable et l’autodétermination que s’était octroyées Dostoïevski, faisant paraître son journal à une périodicité variable et passant spontanément de jugements sur la nation russe ou l’histoire européenne à de courtes fictions de son cru, n’étaient pas pour déplaire à Morand. Puisque celui-ci n’aperçoit pas de hiatus, mais une complémentarité, entre l’auteur des Possédés et celui du Journal d’un écrivain, son attention a nécessairement porté sur la posture définie par Dostoïevski devant son siècle, celle d’un romancier isolé, indépendant et visionnaire. Il ne fait aucun doute que Dostoïevski suscitait l’admiration de Morand comme « romancier radicalement interrogatif [42] ». Avec l’ébranlement qu’a dû traverser Morand au sortir de la Deuxième Guerre mondiale est survenue une période d’interrogation radicale au cours de laquelle il a trouvé, chez Dostoïevski, un compagnon de méditation, de désabusement et, par le fait même, de clairvoyance. Le futur paraît illogique, mais pourtant il s’ordonne, quoiqu’il ne soit pas donné à tous de le voir ; voilà le genre de consolation que Dostoïevski a fourni à Morand.

Un autre élément aide à comprendre l’inclination de Morand pour le Journal d’un écrivain : son attrait, croissant avec les années, pour l’orthodoxie [43]. Le thème orthodoxe occupe le centre de sa lecture de Dostoïevski dans L’Europe russe. Pourtant, ce n’est pas par la Russie, mais par la Roumanie et sa capitale, dont il a tracé un portrait de ville inspiré et amoureux en 1935, que Morand a découvert dans l’orthodoxie une religion lui semblant garantir la conservation des valeurs de l’Occident [44]. De plus, les oeuvres dostoïevskiennes, outre leur lien permanent avec l’orthodoxie, sont appréciées à l’aune d’un penchant slavophile chez Morand qui lui vient de son épouse Hélène, princesse Soutzo, et qui, pour cette raison sans doute, a surtout été tourné vers Bucarest et la Roumanie [45]. S’y concentre, somme toute, l’attirance de Morand pour l’Europe orientale et sa lenteur grave, ses contrastes (le luxe effréné côtoyant la plus froide misère), son pittoresque, de même que sa curative nonchalance :

Nous irons donc à Bucarest pour faire, au déclin de notre civilisation capitaliste, une cure d’insouciance. Nous apprendrons à n’attacher aux choses qu’une valeur passagère et un prix relatif, ce qui, à notre époque saturée de préoccupations financières et économiques, est la seule école de maintien aristocratique. Nous y verrons pratiquer ce dédain, qui va jusqu’à l’inconscience, vis-à-vis du « doit » et « avoir », bases solides de notre civilisation mercantile [46].

Probablement trop mondain ou « incroyant » (selon son expression) pour même songer à embrasser la voie mystique, ce Morand ébloui par les églises orthodoxes n’en goûte pas moins, en esthète éclairé, les charmes du patrimoine religieux byzantin. L’orthodoxie est donc l’un des aspects cruciaux de l’oeuvre dostoïevskienne qui plurent à Morand, surtout en 1948. Quand Morand relit le Journal de l’écrivain pendant son confinement volontaire en Suisse, au lendemain de l’éclatement de l’Europe dont il se dit « veuf », il vérifie l’ampleur d’une apocalypse annoncée. Il marche dès lors dans les traces mystiques de Dostoïevski pour énoncer une position surprenante chez lui : l’Europe sera sauvée si elle entre sous l’autorité de l’orthodoxie russe.

On constate ici que Morand ne découvre pas tout à fait le même Dostoïevski que Gide, même si ce dernier fait partie des sources que Morand a consultées. S’il fait allusion çà et là aux romans dostoïevskiens, Morand choisit pourtant de baser son argumentation sur le Journal d’un écrivain, un texte que Gide avait rejeté [47]. Le propos de ce Journal peut paraître singulier, mais Morand le prend très au sérieux : « Pourquoi négligerions-nous les avertissements de l’homme qui a prophétisé le grand bouleversement russe de 1917 [48] ? » Son Dostoïevski est déjà moins éloigné de celui d’André Suarès [49] ou d’Albert Camus [50], mais si nous considérons l’influence de Dostoïevski sur le développement de l’oeuvre morandienne, nous nous voyons ramenés au climat moral et aux préoccupations d’après-guerre de l’écrivain.

La conclusion de son essai de 1948 [51] nous permet de déceler une sympathie qui procède de différents facteurs réunis : l’indépendance farouche d’un écrivain qui sait se montrer insensible aux attaques dont il est la cible et se maintenir au-dessus de la mêlée par son égotisme, sa libre-pensée (Dostoïevski ne prit parti ni pour les slavophiles, ni pour les occidentalistes, seulement pour les « pauvres gens »). De même, Dostoïevski démontrait une fidélité à toute épreuve vis-à-vis de sa terre natale et cultivait une intransigeance du regard, ainsi qu’une hardiesse polémique que Morand, sans l’avoir lui-même pratiquée [52], était bien en mesure d’apprécier :

Dostoïevski pamphlétaire aura lavé Dostoïevski romancier de cette accusation de nihilisme lancée par tant de critiques superficiels. Cet initié supérieur est de la grande lignée ; à travers ses commentaires de l’événement quotidien, comme sous le réalisme de ses fictions, se découvre une haute tradition ésotérique. Il avait seulement un rayon visuel trop long pour ses contemporains [53].

Morand ne minimise pas l’apport des romans de Dostoïevski, car l’auteur du Journal d’un écrivain ne cesse de lui apparaître comme un romancier. Mais il est sensible à la portée philosophique du Journal, une oeuvre dans laquelle le Russe va plus loin que dans tous ses romans réunis, plus loin par sa voyance politique et son ardeur patriotique :

Tout ce qui a fait le succès du roman russe en France, dans les années 1880 : le goût des contraires, les intermittences de la foi se croisant avec celles du coeur, etc., disparaît chez Dostoïevski dès que sa patrie est en jeu. Il est absolument convaincu de son excellence : « Elle seule a le don de sympathie universelle » ; « C’est la seule nation, peut-être, capable de se mettre à la table de l’humanité [54]. »

Ces lignes nous aident à comprendre à quel point la littérature, pour Morand, qui n’avait pourtant rien d’un écrivain engagé, ne se résume jamais uniquement à la littérature, mais reste toujours ouverte aux relations internationales et à l’histoire comme peut l’être la chronique. Le Journal d’un écrivain, dont Vogüé signalait déjà dans les années 1880 le caractère inclassable [55], rassemble la synthèse des idées politiques, sociales et littéraires de Dostoïevski, agrémentées d’anecdotes et de réminiscences tirées de sa vie personnelle. Reflétant en alternance des états d’enthousiasme et de découragement, le Journal a connu du succès parmi ses premiers lecteurs russes, par-delà les discussions qu’il pouvait susciter, en raison de la voix puissante que chacun aimait y reconnaître, notamment dans l’hommage à Pouchkine [56].

L’idée de Dostoïevski prophète a pu être suggérée à Morand par Berdiaev : « La destinée historique de la Russie a justifié la prophétie dostoïevskienne : la Révolution a eu lieu dans une large mesure selon Dostoïevski […] [Il] a été le héraut de l’esprit révolutionnaire en voie d’accomplissement [57]. » Or, Berdiaev, s’il tenait Dostoïevski pour un des premiers penseurs russes de son temps, lui donne néanmoins tort sur le plan de la prophétie politique et conclut que ses grandes idées sont à chercher dans ses romans. Tel n’est justement pas l’avis de Morand, qui demeure ébloui par l’étendue du « rayon visuel » dostoïevskien, auquel seul un recul historique pouvait donner raison. Mais Morand se livre alors à une lecture amère des événements de l’Histoire récente et son éblouissement pour les « prophéties » dostoïevskiennes se mesure par rapport aux convictions et au ressentiment qui l’animent alors. Dans l’amertume et la détresse de l’après-guerre, il affirme son penchant pour l’Histoire, refuge d’un présent qui le désole et le bannit, mais aussi, trompe-l’oeil pour ses règlements de compte. C’est ainsi que nous pouvons lire Le flagellant de Séville : Morand signe avec ce texte un roman sur la Deuxième Guerre mondiale, mais allégoriquement situé dans l’Espagne du temps des campagnes napoléoniennes. Don Luis, gentilhomme de la Maremme plaçant ses plus hautes espérances dans la France, se refuse à tourner le dos aux Français quand ses compatriotes sont aux prises avec les difficultés de l’occupation, de la résistance, de l’exil et des renversements d’alliance [58]. Sa réclusion est, à peine voilée, celle de Morand lui-même. À l’inverse, dans L’Europe russe, le style visionnaire de Dostoïevski lui inspire une comparaison en des termes bien contemporains : « Il [Dostoïevski] est pareil à un aviateur qui, du haut de son vol, contemplerait la destruction de la planète et verrait monter à ses pieds le gigantesque nuage-champignon de l’ultime bombe atomique [59]. »

De façon générale, le prophétisme de Dostoïevski se heurte à de solides résistances. Michel Cadot cite le cas limite de Nabokov, célèbre pour ses envolées haineuses contre des auteurs consacrés, qui voyait en Dostoïevski « a prophet, a clap-trap journalist and a slap-dash comedian » (« un prophète, un journaliste blablateur et un comédien de boulevard [60] »). Chez l’auteur de The Real Life of Sebastian Knight, le qualificatif de « prophète » est manifestement des plus péjoratifs. Pourtant, la critique tend à reconnaître à Dostoïevski une faculté visionnaire lorsqu’il s’agit de sonder le mystère du coeur humain et de ses démences (le romancier a prolongé l’oeuvre des romantiques et inventé le « suicide métaphysique », affirmait Morand) ; mais la critique se montre beaucoup plus réticente, voire carrément sceptique devant le prophétisme politique de l’écrivain. Morand défend ainsi une position qui est loin de faire l’unanimité. Le fait qu’il insiste moins sur la justesse prophétique de l’écrivain russe, dans la deuxième version de L’Europe russe, en dit long sur le climat moral qui était celui de Morand en 1948, mais qui s’était déjà adouci en 1969 [61].

Qu’on prête foi ou non aux prédictions politiques de Dostoïevski, une très grande originalité émane de son Journal, surtout dans la forme par laquelle s’exprime son art de la voyance. Il s’agit d’une « prophétie » esthétique, émise par un écrivain qui « rêvait tout pour sa patrie [62] ». Comme l’indique Michel Cadot,

[…] le lecteur d’aujourd’hui comme celui de 1881 ne peut s’empêcher de voir [dans le Journal d’un écrivain] une espèce de testament spirituel. Il y est d’autant plus porté que, dans ce texte comme dans les précédentes livraisons de cet étrange Journal, l’écrivain se pose souvent en prophète. La poésie moderne, assurément, nous a habitués à chercher dans le poète le peintre de l’invisible, le messager de l’au-delà, l’annonciateur des temps à venir : Pouchkine, Blake, Hölderlin, Nerval, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Blok sont, chacun à sa manière, des voyants, des prophètes. Mais l’originalité du Journal d’un écrivain est que ce vaste ensemble de textes où Dostoïevski glisse de courtes et admirables fictions, se présente comme une chronique de l’actualité où figurent aussi la politique de la Russie et de l’Europe, les faits divers, les événements mondiaux, les questions religieuses ou culturelles, mais le tout étrangement présenté, sous une forme tout à fait et constamment subjective, souvent très polémique, et surtout orientée selon quelques axes fondamentaux qui parcourent aussi bien l’oeuvre journalistique que la fiction romanesque : l’esprit de prophétie est l’un de ces axes privilégiés qui donnent à l’ensemble de l’oeuvre un caractère profondément poétique, si l’on admet que la poésie est le lien établi par des mots entre le réel et l’imaginaire [63].

Sans doute, maints propos de Dostoïevski dans le Journal d’un écrivain se révèlent déconcertants, surtout quand s’y mêlent des accents d’idéalisme chrétien, de nationalisme grand-russe et d’antisémitisme criard [64]. Mais Morand, au lieu d’en être importuné, continue d’y voir un « véritable Mané-Thécel-Pharès du xixe siècle [65] ». C’est dès lors un trait de sa personnalité qui éclaire le mieux la séduction s’opérant en lui par le truchement de Dostoïevski : son sentiment d’être « décharmé de toute la planète » et « voué à ce qui finit [66] ».

Europe 1948 : inventaire avant liquidation

Car Dostoïevski, s’il raconte avoir détesté ses séjours européens, ne se pose pas pour autant en adversaire de l’Europe. Les pages du Journal laissent même affleurer son espoir d’une résurrection du continent, un désir qui n’a pas échappé à Morand, tenaillé par une nostalgie incurable de l’Europe antérieure à 1914. Défenseur du colonialisme et du collaborationnisme, aussi antipathique que cela puisse paraître de nos jours, Morand a en quelque sorte raté son rendez-vous historique avec ses contemporains, car une fois passées les heures de gloire qui firent de lui dans l’entre-deux-guerres un Scott Fitzgerald français, il allait dorénavant encourir les jugements infamants lui tenant rigueur de ses errements pétainistes et antisémites. Il venait d’adopter, sans jamais s’en départir par la suite, ce que Michel Collomb nomme sa « posture de vieux schnoke [67] ».

La fin de l’Europe a été l’une des marottes d’après-guerre de Morand. Dans un entretien avec Stéphane Sarkany, il s’explique sur son pessimisme : « Je crois que l’Europe est un continent perdu et que son rôle ne sera plus jamais ce qu’il a été. Deux guerres comme celles que nous avons eues, où les responsabilités sont d’ailleurs absolument égales, suffisent pour tuer un continent ; elles ont suffi pour tuer la Grèce [68]. » La conscience de ce déclin lui est venue tôt. Déjà en 1935, il prenait la posture du témoin d’une Europe pourtant pas si lointaine, mais déjà disparue :

Nous qui avons connu la vie nocturne dans l’Europe de l’inflation où se confondaient les classes et les races, au temps de l’argent facile, au temps des tolérances et des abandons, des polices complaisantes, des moeurs simplifiées et des femmes nues, nous ne pouvons plus aujourd’hui entrer sans mélancolie dans ces lieux de plaisir [les cabarets de nuit de Bucarest]. De ces années folles, il ne reste rien (heureusement d’ailleurs), rien que quelques rares épaves qui accomplissent en des lieux abstraits et tous semblables ces gestes d’il y a quinze ans qui furent désordonnés, avides, frénétiques et qui aujourd’hui ne sont plus qu’une convention morte et glacée [69].

Ce tempus fugit ne constitue cependant qu’un aspect du problème. La fuite est plus profonde, puisque dans Venises, son dernier livre anthume, Morand se dépeint carrément comme le « veuf de l’Europe » :

Est-ce la destinée, ou est-ce ma faute : j’arrive toujours quand on éteint ; dès le début, c’était terminé ; j’ai vu la fin du xixe siècle ; celle d’un enseignement secondaire qui durait depuis toujours (1902) ; celle du service d’un an (1906) ; la disparition de l’or (1914) ; j’ai vu mourir plusieurs républiques et un État ; et deux empires expirer ; sous mes yeux disparut un troupeau de renommées solides ou déraisonnables, et quelques gloires. Je suis voué à ce qui finit ; ce n’est pas seulement le fait d’un grand âge, mais d’une fatalité dont je sens le poids.

Je suis veuf de l’Europe [70].

Il n’était pas dans les habitudes de Morand de se servir de grandes orgues ni de verser dans le prêchi-prêcha, mais il lui est quand même arrivé de prophétiser un sombre avenir pour l’Europe :

Aujourd’hui que l’Occident, arrivé à l’avant-dernier degré de la surproduction, de la vitesse, de l’anémie et de la névrose entrevoit, comme remède unique à une prochaine catastrophe, la nécessité de ralentir le rythme de sa vie, de refréner ses besoins et de ne pas céder à toutes les exigences de la matière, il se tournerait volontiers vers l’Asie, lui demandant ses secrets d’antique sagesse. Mais l’Asie renonçante et apaisée a disparu ; le monde entier vit désormais sous le signe de la machine, de la machine inepte et sans vie, monstrueuse projection de l’âme polytechnicienne du constructeur […]. Un jour viendra peut-être où il n’y aura même plus d’Orient et d’Occident, mais une seule misérable nation terrestre interrogeant l’espace interplanétaire à coups de signaux lumineux [71].

Le paradoxe ne nous échappera pas : Morand, qui s’est grisé de vitesse et de nouveautés techniques comme peu d’écrivains de sa génération ont su le faire, s’est inquiété des dangers d’une civilisation de la machine. Mais Dostoïevski s’y entendait lui aussi en matière de logique paradoxale. Vouant un amour passionné au Christ, il n’en a pas moins offert, à travers la figure d’Ivan Karamazov, un vibrant plaidoyer pour l’athéisme.

Un autre paradoxe a une grande importance pour Morand, car c’est en bonne partie lui qui prête un caractère spectaculaire aux écrits de Dostoïevski : l’auteur du Journal d’un écrivain a en effet su prédire le déclin de l’Europe pendant que celle-ci vivait des heures prospères. Pour Morand, le génie de voyance dostoïevskien atteint alors son sommet : « En face de cette Europe triomphante qui tient dans ses poings les deux tiers du globe, un homme se dresse, un Russe, petit, maigre, pauvre et malade et, avec une assurance tranquille, lance ce verdict : “l’Europe est condamnée à mort” [72]. »

La fin de l’Europe qui hante Morand est donc la fin de son Europe. Une tout autre ère commence pour lui dès 1944, où « la partie d’ombre gagn[e] sur le soleil » :

La seconde partie de ma vie et de mon oeuvre commence à la seconde guerre. Finie [sic] la joie de vivre, les voyages : repliement sur moi-même et retour à ma vraie nature, à mon enfance, à sa sauvagerie […].

Vingt ans de solitude, d’exil moral, de causes perdues, d’un homme qui, par le fait de sa carrière, des circonstances extérieures, avait été comme l’on dit, répandu, mot affreux, mais qui stigmatise la chose. Ce qui en est sorti, c’est ce qui m’importe le plus, la partie d’ombre gagnant sur le soleil ; d’où mes livres, écrits entre 1944 et 1960 : Le Flagellant de Séville, Le Dernier Jour de l’Inquisition, Hécate et ses chiens, les Nouvelles du coeur, la biographie de Fouquet, qui est l’histoire de l’échec, après le triomphe [73].

L’histoire de l’Europe, vue dans les yeux de Morand, est aussi celle d’un « échec après le triomphe ». À partir de 1876, l’Europe est devenue « le passé » ; elle a créé les « nobles types » du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, mais se révèle déjà impuissante à engendrer « l’homme futur [74] ».

Tout au long de son essai sur Dostoïevski, Morand va prendre le contre-pied de Gide (un auteur qu’il n’a jamais vraiment pris au sérieux [75]) et apercevoir, au coeur du désespoir, l’image d’une Russie éternelle (non plus la Russie des Soviets), christique (comparable au héros de L’idiot), porteuse de germes de résurrection. L’Europe russe annoncée par Dostoïevski ne saurait être lu sans tenir compte de la métamorphose qui s’opère dans l’univers narratif de Morand. « Un vent nouveau souffle sur ses personnages : celui de la folie », constatait Pierre de Boisdeffre en 1956 [76]. Jusque-là, Morand avait usé d’un style compliqué et d’une psychologie simple. Désormais, son style se veut plus classique et la psyché de ses personnages plus foisonnante et fouillée. Le Morand d’après-guerre s’est rapproché de Dostoïevski.

L’apocalypse selon Dostoïevski

Ce rapprochement avec Dostoïevski paraît favorisé par la relecture du Journal d’un écrivain, que Gide a trop vite écarté, estime Morand. Avec le recul, cet ouvrage inclassable en impose par ses avertissements sur l’écartèlement intérieur de l’Europe ; c’est son côté « Mané-Thécel-Pharès ». Mais le recul bénéficie également, sur un plan esthétique, à la compréhension de « l’immensité obscure du coeur humain, ses énigmes, ses démences [77] », un aspect que se propose de creuser Morand avec des protagonistes à l’intériorité complexe comme Don Esteban ou Don Luis, car les idées qui se dégagent du Journal d’un écrivain se rencontreraient aussi au sommet de l’oeuvre romanesque [78]. Pour Morand, Dostoïevski demeure « un romancier qui creuse au fond de tous les problèmes humains, y compris celui de la vie en société, et, par là, débouche dans la politique [79] ». C’est de cette manière que la prose « visionnaire » et « convulsionnaire » de Dostoïevski, cet « épileptique qui se souvient de ses crises », exerce peut-être le plus d’influence sur le développement des techniques narratives de Morand. Dostoïevski a donné à sa vision de l’Europe la cohérence, même apocalyptique, d’un roman :

Après tout, la politique n’est peut-être qu’un roman pour lui, un roman avec ses péripéties, sa galerie de portraits, ses digressions qu’il ramène à un axe génial ; inventer les existences individuelles ou dégager des complexes collectifs, c’est peut-être, dans les deux cas, créer des mythes et aborder sous des angles différents un même problème : celui de l’homme en face de sa destinée ; les nations ne seraient-elles que les marionnettes géantes d’un démiurge dramatique [80] ?

Morand reprend le même argument dans la deuxième version de L’Europe russe : « Dostoïevski n’est pas un essayiste politique, ses prophéties ne doivent rien à la pensée spéculative ; c’est un romancier qui a pénétré jusqu’au fond du coeur des hommes et, par là, a débouché dans la politique [81]. » Qu’il fasse oeuvre de fiction ou de critique sociale, Dostoïevski, ce romancier supérieur, fait toujours oeuvre de vision et de synthèse.

C’est alors le roman de la « fin de l’Europe » que Morand lit à travers le Journal d’un écrivain et dont il retrace méthodiquement les principales étapes : d’abord, la désarticulation de la « diplomatie classique » (les alliances interétatiques sont difficiles à cause des frontières invisibles que tracent les frontières et qui contredisent les frontières visibles [82]) ; ensuite, la désagrégation sociale causée par cet individualisme d’État qu’est le nationalisme et par la déchristianisation (qui place l’individu seul devant les forces collectives et en fait la proie du socialisme ; la bourgeoisie, se retrouvant éparpillée, se fera dévorer par les masses ouvrières) ; enfin, l’incapacité de Rome, de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne d’imposer leur loi aux autres et de faire naître l’homme futur. Le supranationalisme rêvé par Morand dans son cosmopolitisme littéraire et historique, mais vicié par sa fidélité à Pierre Laval et à la germanophilie d’Hélène, se mue en bannissement, en hostilité adressée contre lui par bon nombre de ses pairs (à l’exception, notable, des jeunes « Hussards »). La pensée de Dostoïevski élève « au-dessus des problèmes actuels » et offre un « domaine de la foi et de l’amour », une promesse d’« Alliance », car le Christ russe de Dostoïevski veut faire le bonheur de l’Europe par la sympathie et la synthèse, par un « climat nouveau » (exempt de violence) et, conséquemment, un messianisme soucieux non de conquérir, mais de ressusciter l’Europe. Morand appelle ainsi de ses voeux une transfiguration sacrée, une transsubstantiation de l’Europe.

Le christianisme devra-t-il encore se dédoubler comme certains nationalismes et même certains internationalismes ? se demande Morand. Comment ne pas se reporter par la pensée à cet âge d’or où un Orient non divisé se soudait à un Occident unique sur une carte du monde simplifiée ? Dostoïevski y rêvait-il quand il faisait entendre sa voix et Soloviev aussi quand au même moment il prêchait l’union des Églises et clamait : « Le nationalisme extrême détruit une nation […] le christianisme permet de transcender les nationalismes [83] ».

Morand, toute préjudiciable que reste son obédience vichyssoise, reproche aux Européens de son temps de n’avoir précisément pas su « transcender les nationalismes ».

« Dostoïevski élimine donc la France et passe outre [84] », constate Morand. N’est-ce pas, au fond, ce que fait lui-même Morand en 1948 ? Sa relecture de Dostoïevski, en même temps qu’elle l’a aidé à définir un climat nouveau pour ses romans, lui a aussi servi de déversoir à son amertume. L’Europe russe annoncée par Dostoïevski demeure un livre surprenant dans l’oeuvre de Morand. Un tel mélange de politique utopique et d’accents mystiques ne semble pas se retrouver ailleurs chez lui. Comme l’a noté Bernard Raffalli, il s’agit d’un « livre bref, ardent, un peu fou, excessif, plutôt inattendu de la part d’un homme réputé circonspect [85] ». Excessif et inattendu, le livre est cependant d’une importance assez mince à l’échelle de l’oeuvre morandienne ou même pour le chercheur dont les travaux porteraient sur Dostoïevski dans l’opinion littéraire française. L’importance de ce texte, pourtant indubitablement fascinant, se situe sur un autre plan. Le livre révèle en Morand un grand lecteur de Dostoïevski et reflète l’état d’esprit d’un homme amer, aigri, « décharmé », à jamais transformé. Nous pouvons y voir un pendant en prose libre et apocalyptique de L’Europe galante, puisqu’il y est autant question du destin de l’Europe que de Dostoïevski. Or, tout amer qu’il paraisse, Morand ne professe pas l’amertume. Il met en oeuvre ce que Jean-Louis Bory appelle une « mélancolie de l’intelligence » : « Survolté mélancolique, Morand est désenchanté, sans être désenchanteur. Car il vous est permis, quelles que soient vos opinions sur l’Occident et l’avenir de la civilisation chrétienne, de jouir, avec ou sans délectation morose, de ses grâces promptes, de sa curiosité inlassable, de son intelligence aiguë, de sa magie blanche [86]. »

Ouvrage singulier et atypique à l’échelle de l’oeuvre de Morand, L’Europe russe annoncée par Dostoïevski est né du désarroi intime de l’auteur consécutif à la Conférence de Yalta. Malgré son atypisme de ton, le livre ne correspond pas à des préoccupations passagères. Le 15 décembre 1969, Morand y revient après avoir visionné un film d’Andreï Tarkovski :

Le film russe Andreï Roublev, sur le peintre d’icônes. L’art des Russes pour manier les fumées, les feux, les torches, les défilés, toutes les masses. Est-ce le retour à l’Évangile, à cette Moscou annoncée par le Journal d’un écrivain, de Dostoïevski. J.-L. B., retour de Russie, annonçait, dès septembre dernier, cette évolution religieuse [87].

Une annotation du même ordre peut se lire en date du 9 mai 1975 : « Admirable le Ce que je crois de Maurice Clavel. Marx a eu raison de compter la religion comme l’ennemi numéro 1 des Soviets. En cela, Clavel rejoint le Journal d’un écrivain, de Dostoïevski ; tous deux annoncent l’arrivée, en Russie, d’un national-mysticisme [88]. » La « haute tradition ésotérique », dont Dostoïevski a donné un exemple des plus éloquents, réussira peut-être là où le supranationalisme a échoué au xxe siècle : à préserver, pour l’Europe, la faculté de « se mettre à la table de l’humanité ». Mais l’Europe que jugeait Morand, mort en 1976, s’est à son tour métamorphosée depuis trente ans.