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Selon l’historien Pierre Nora, la mémoire n’aurait cessé de prendre de l’importance au fil des dernières années [1]. Nul n’en doute. On peut se demander, cependant, si cette compulsion mémorielle est en réalité nouvelle ou même, comme on semble parfois l’affirmer, si elle est propre à nos sociétés contemporaines.

Ce dossier entend montrer l’intérêt que la société de l’époque moderne a manifesté, elle aussi, pour la mémoire. La querelle de l’orthographe qui opposa, dans les années 1550, les partisans de la Mémoire, soucieux de préserver les traces de l’histoire des mots dans la langue écrite, à ceux qui oeuvraient à rendre la langue plus phonétique au risque d’en effacer la prestigieuse mémoire, en constitue un exemple éloquent (Danielle Trudeau). Cet intérêt est également manifeste dans la faveur persistante que connaissent, au xvie siècle, les arts de la mémoire, et la part belle que lui octroie le poète humaniste dans ses écrits (Gilles Banderier, Andrea Frisch). Enfin, les livres de raison qui, dès la fin du xiiie siècle, commencent à s’introduire en France sous l’influence des échanges commerciaux avec l’Italie où fleurissaient déjà les libri di famiglia (Colette H. Winn) fournissent un précieux témoignage de l’importance accordée à la mémoire. Si les contributions que ce numéro réunit n’apportent pas de réponse définitive à la question de la mémoire à l’époque moderne, elles en éclairent pour le moins les aspects les plus essentiels : la nature extrêmement riche de cette mémoire, ses formes et ses supports ; les mécanismes de (re)construction et de transmission ; les motivations à l’origine de la nécessité de mémoire, voire les enjeux linguistiques et esthétiques, socio-politiques, éthiques et religieux. En outre, les divers points de vue adoptés, d’un article à l’autre, pour envisager une même problématique, invitent le lecteur à considérer, sous des perspectives multiples, les rapports qui se nouent entre la mémoire et l’histoire, entre la mémoire individuelle (autobiographique) et la mémoire collective (historique), entre la mémoire et l’identité, entre la mémoire et l’oubli, tout comme le rôle de l’écriture ou encore la place qu’occupe l’oralité dans l’acte de mémoire.

L’article de Danielle Trudeau examine le tour que prend l’exigence de mémoire dans deux ouvrages linguistiques d’Henri Estienne. En bon humaniste qu’il est, celui-ci se fait un devoir de remettre en mémoire « l’accointance » du français avec le grec. Ainsi, dans son Traicté de la conformité du langage françois avec le grec (1565), il préconise d’écrire conformément à leur origine grecque les mots empruntés à cette langue, et même les mots qui présentent avec elle une conformité sémantique ou phonétique, de manière à rendre plus visible la ressemblance du français avec le grec, qu’il tient pour la langue la plus parfaite. Le bénéficiaire de ce programme de restauration est le parler du peuple, son français simple et pur, qui serait, selon Henri Estienne, le véritable lieu de mémoire du français originel. Dans son De latinitate falso suspecta (1576), Estienne démontre que le français courant (la langue orale de son temps) porte en lui le souvenir vivant du latin parlé et populaire. En somme, il met au grand jour la mémoire généalogique, les rapports profonds et cachés qui existent entre la langue-mère et la langue-fille, et pose ainsi un des jalons de la linguistique romane.

Conçus dans l’Antiquité, les arts de mémoire [2] offraient un ensemble de techniques de mémoration et de remémoration sous forme d’images placées en des lieux mentaux et destinées à améliorer les performances de la mémoire naturelle. Les principes généraux de la mnémotechnique, développés dans la Rhétorique à Herennius, le De inventione de Cicéron et le De memoria et reminiscentia d’Aristote, furent repris tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance. La Sepmaine (1578) de Guillaume Salluste du Bartas témoigne de l’intérêt que l’ars memorativa suscite encore dans le dernier tiers du xvie siècle avant sa disparition presque complète au siècle suivant. Gilles Banderier étudie le rôle que la mnémotechnie joue dans cet ouvrage et, en particulier, les moyens multiples et variés qu’elle y emprunte : choix d’un mot pittoresque qui pourrait permettre la mise en relief d’une caractéristique de l’objet dépeint et faciliter ainsi la mémorisation, comparaisons et métaphores et, bien évidemment, images susceptibles de frapper les esprits.

Dans Mnémosyne, Ronsard, Une poétique de la mémoire (Paris, Honoré Champion, 1992), Nathalie Dauvois a montré la place de choix qu’occupe la mémoire dans la poétique de Ronsard. Andrea Frisch, quant à elle, se penche plus spécialement sur sa poésie politique de l’époque des guerres civiles et examine la manière dont le grand Vendômois conçoit la mémoire des « troubles ». Dans ses Discours (le premier Discours, la Remonstrance au peuple de France, la Continuation), Ronsard s’érige en gardien du passé national, de la vieille tradition française. Pourtant, lorsque son regard se porte sur les guerres, le poète se soucie davantage de créer une mémoire qui porterait témoignage des vicissitudes, voire des malheurs de son siècle. La mémoire se transforme en histoire et se charge de la même fonction que celle que revendique l’histoire officielle, avec sa dimension exemplaire telle que la conçoit l’historiographie humaniste. Mais dans les années 1563-1570, la mémoire des troubles devient plus personnelle, plus privée. En accord avec l’optique adoptée dans les édits de pacification promulgués pendant les trois premières guerres civiles, Ronsard choisit alors de cultiver l’oubli, par exemple dans la Prière au Roy écrite la veille de la bataille de Moncontour (3 octobre 1569) ou dans Les Elemens ennemis de l’hydre, datant d’après le siège de Poitiers (juillet-septembre 1569), au risque de perdre le souvenir de la mémoire collective.

Dans sa contribution, Colette H. Winn interroge les aspects et les enjeux d’une mémoire personnelle et catholique, le livre de raison l’exprimant suivant les modalités d’un genre qui s’apparente par certains aspects (sa dimension autobiographique, le souci de vérité et, en un certain sens, le dessein d’utilité) au récit de vie, mais qui s’en écarte en même temps par son but essentiellement privé (ad usum familiae). Témoin de l’engouement que suscita en France, à l’époque moderne, l’enquête généalogique, la Généalogie de Messieurs du Laurens (1631), écrite par la fille aînée, Jeanne du Laurens, retrace l’ascension sociale du médecin Louis du Laurens et de ses neuf fils. Ce livre est précieux en raison de sa rareté relative (seulement quelques livres de raison écrits par des femmes sont parvenus jusqu’à nous), mais aussi et surtout en raison de sa portée culturelle et historique. Il nous renseigne en effet sur les mécanismes de la mémoire familiale, ainsi que sur les enjeux de sa constitution et de sa transmission. Choisissant comme point de départ de son étude la mise en scène de la parole, le trait de ce livre de raison qui serait, selon elle, le plus remarquable, Colette H. Winn constate dans un premier temps le fonctionnement sélectif de cette mémoire, puis la volonté d’exercer une forme de contrôle sur l’appropriation qu’en feront les générations futures, enfin le choix d’une pédagogie mémorielle dont le support serait l’écho porteur des voix familières qui se répètent à l’infini, identiques les unes aux autres. On peut bien imaginer que la commémoration du passé glorieux (l’élévation sociale des du Laurens) tient quelque place dans ce livre de mémoire, mais il est clair que ce n’en est pas la motivation principale. Ce qui doit être retenu, selon Jeanne du Laurens, ce ne sont pas tant les hauts faits du destin familial (la mémoire publique et glorieuse) que les préceptes de la foi chrétienne, une mémoire d’ordre privé et toute spirituelle, dont son père a fourni, par sa vie exemplaire, une excellente illustration et que sa mère s’est attachée à leur transmettre, à elle, à ses frères et à sa soeur. C’est ce patrimoine immatériel qui lui paraît constituer les vraies richesses des du Laurens et, donc, la chose la plus importante à léguer aux générations futures, afin de maintenir l’identité et la cohésion de la famille ici et au-delà.

Dans la société de l’époque moderne, on le voit, la mémoire revêt maintes formes qui en révèlent les multiples enjeux : mémoire combative qui, en commémorant les origines gréco-romaines de la langue française, cherche à en faire valoir la supériorité à une époque où l’italianisme semble en pervertir le génie ; mémoire savante, grandeur de l’homme, qui vient confirmer l’image exaltée que donne l’humanisme des facultés humaines ; mémoire glorieuse, qui s’arrête délibérément sur le passé mémorable de la France alors que les guerres civiles viennent d’éclater ; mémoire éthique et spirituelle, visant à sauvegarder les croyances et valeurs constitutives de l’identité familiale et assurer l’unité et la force du clan. Il s’agit, ici et là, d’une mémoire qui dit et qui tait tout à la fois, qui révèle pour mieux garder dans l’ombre la vérité secrète, qui préserve le souvenir et en même temps condamne à l’oubli.

L’oubli, en effet, reste étroitement lié à la mémoire [3]. Le pouvoir des filles de Mnémosyne, tel que le concevait l’Antiquité, n’est-il pas justement, outre de garantir le souvenir, de soulager la douleur par l’oubli [4] ? Dans l’intention de conserver le souvenir des origines nobles qui font le label de la langue française, Henri Estienne mène un combat acharné contre l’oubli passif, l’effacement inéluctable des traces, mais aussi contre les « abus de mémoire » (la manie de la latinisation, l’orthographe étymologique, etc.), symptomatiques de la frénésie commémorative dont souffrent certains de ses contemporains et qui n’est en fait qu’une autre forme d’oubli [5] : « ce françois ainsi desguisé, en changeant de robbe, a quant et quant perdu, pour le moins en partie, l’accointance qu’il avoit avec ce beau et riche langage grec [6] ». Ayant pressenti le besoin vital d’oublier, Ronsard, au contraire, se sert du pouvoir qu’il détient en tant que poète pour ôter la mémoire des souffrances endurées par le peuple français. Effacement actif ou, comme on le dirait aujourd’hui, oubli volontaire, qui ouvre la possibilité de poursuivre en surmontant les défis. Enfin, même si la finalité de l’écriture familiale n’est pas d’être portée à la connaissance d’un large public, encore moins d’être publiée, elle ne cherche pas moins à faire échapper du néant et de l’oubli propres aux choses humaines ce que l’on sait du passé familial. La lutte contre l’oubli paraît d’autant plus urgente que grandit la conscience de l’incertitude du temps, du déclin de l’âge et, surtout, des défaillances de la mémoire humaine.

L’idée qu’une société sans traces écrites est une société sans passé et sans mémoire reste implicite dans plusieurs de ces textes. Ronsard a compris, quant à lui, le rôle privilégié de celui qui écrit : le pouvoir qu’il a d’assurer la survie du présent et du passé, mais aussi celui de dispenser l’oubli salutaire pour adoucir, voire effacer le douloureux souvenir. Estienne, au rebours de ses contemporains pour qui seule l’écriture serait capable de suppléer la mémoire défaillante de l’homme, voit dans la langue française orale le garant suprême de la survie de ses nobles origines. Enfin, Jeanne du Laurens opte pour une écriture qui porte en elle le souvenir de la tradition mémorielle orale.

La problématique de la mémoire dans la société de l’époque moderne, on le voit, est loin d’être épuisée. Certaines questions mériteraient d’être plus amplement développées, comme la mémoire des « troubles » ou la mémoire moins glorieuse, la mémoire cachée, le rapport entre la forme que prend la mémoire individuelle et le genre choisi, les rapprochements entre les « genres de mémoire », la mémoire féminine, etc. Puissent ces études sur la mémoire dans la société de l’époque moderne, en souvenir d’échanges verbaux entre quelques collègues, inspirer d’autres réflexions dignes de mémoire !