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On murmure dans la Cité des hommes : Wolverine et Dexter sont dans nos murs. Le phénomène de réversibilité, repérable dès les années 1980, s’installe dans l’imaginaire occidental aussi sûrement que le galvanisme a produit, il y a deux siècles déjà, la créature de Frankenstein. La société est en constante mutation, l’imaginaire s’adapte. Le xxsiècle se contentait de deux ou trois monstres terrifiants à partir desquels les autres se déclinaient par proximité ou par friction : le vampire, dont Dracula a été le parangon ; la créature de Frankenstein que l’imaginaire occidental affuble de son créateur fou, Victor, pour créer un monstre bicéphale. À eux deux, ils couvraient un champ vaste à la manière des étoiles, agrégats de masses gazeuses denses, brûlantes, lumineuses dont les forces de gravitation au lieu de s’effondrer s’équilibrent. En effet, l’un s’occupe de décliner l’a-humain, l’autre l’abject et l’immonde. Aujourd’hui, c’est l’humabestial : au coeur d’un Occident déchristianisé au profit d’une multitude de Sujets tout-puissants, qui se définit plus par l’exposition et la projection de soi que par la consommation conçue à la manière de Baudrillard, une idéologie prédatrice fait passer la survie individuelle avant les besoins communautaires. Elle exprime cette agressivité qui cherche un objet sur lequel décharger son surplus d’énergie. Wolverine ? C’est la réinvention du loup-garou mythique en superhéros mutant dans sa version américaine, d’abord sous forme de comics, puis de films [1]. Dexter ? C’est l’image de ce loup-garou fusionné avec le tueur en série [2], la contribution littéraire et télévisuelle des États-Unis à un imaginaire barbare et diabolique franchement européen (Dracula en tête). Au-delà de l’horreur, le « tueur-loup », ainsi que nous le renommons, est une figure d’émancipation pour l’Amérique. Elle ne se rattache pas comme ses prédécesseurs au canon fantastique importé d’Europe, mais s’enracine dans la société américaine et son fonctionnement économique. Elle se démarque ainsi de l’ancienne Europe en accouplant le loup-garou de légende au tueur en série inventé aux États-Unis et fictionnalisé par le cinéma et la littérature.

Une place vacante

Jugeons de cette redistribution d’après certaines conclusions d’En diabolie. Les fondements imaginaires de la barbarie contemporaine [3]. Le vampire est cet a-humain que définit le principe de séparation qui, dans l’espace sacré, distingue Dieu de sa créature. Or, le vampire contrefait ce principe et lui substitue la contamination à mesure que les victimes de sa morsure sont soustraites à la communauté humaine.

[L]es undead sont un ensemble anonyme de créatures toutes identiques, toutes frappées par la vanitas qui impulse l’explosion de la feritas. Vanitas résulte du creusement, ici jusqu’à la dernière part de l’humain arrachée, créant des monstres sans rien de commun avec l’homme qu’une enveloppe, a-humains donc plus qu’in-humains, singeant par leur seule présence, à défaut d’existence, le principe séparateur qui joue dans l’espace sacré. Avec l’engendrement pandémique des undead, la coupure n’est plus entre le dieu (qui est dévié en figure totalitaire du comte) et sa créature (engendrée du moment qu’elle meurt), mais entre la créature et les hommes dont elle faisait partie avant sa transformation [4].

Synthèse de l’abject avec Julia Kristeva, « horreur d’un élément organique, d’une entité vivante qui échappe à tout contrôle [5] » avec Jean Clair, la créature de Frankenstein est apophatique comme son créateur (c’est-à-dire qu’elle se définit par négation), elle est l’immonde incarné. Le monstre contre l’humain. Tandis que Dracula sexualise une situation historique marquée par le déclin (celui de l’Empire britannique), Victor Frankenstein expose le corps mort dans la Cité en nous faisant croire qu’il est vivant. Est ainsi démontrée, par une expérience magico-scientifique d’une nuit lugubre de novembre 17…, l’impossibilité de refaire du merveilleux avec les vestiges d’un passé, de créer du neuf fonctionnel et esthétique avec de l’ancien. C’est pourquoi, d’ailleurs, la créature est si laide avec ses yeux jaunes, ses lèvres noires, ses membres disproportionnés.

Mais l’a-humain et l’immonde, ces deux bornes servant à définir l’humain — car c’est de cela qu’il s’agit toujours avec l’exposition des monstres : dire l’homme — ne peuvent rendre de manière satisfaisante les nouvelles mutations de nos sociétés engluées dans le post- (postmodernisme, post-historique, post-humain ?). Ils ont de la difficulté à s’adapter pleinement à la nouvelle donne philosophique et fictionnelle : l’homme est un « humanimal [6] », « l’homme est tombé de l’Homme [7] ». Humain et animal ? Oui, la littérature en rend compte et avec elle toute la culture populaire (le cinéma et la télévision pour les formes les plus médiatisées), car reste « un rebut d’homme » à qui convient « l’humanimalité », terme « pour désigner cette figure humiliée et malade dans laquelle de l’homme — et peut-être tout l’homme — demeure encore, quoiqu’il n’y demeure plus qu’à l’état de déchet, de rebut ». Animal et homme ? « Hybride. Moitié homme, moitié bête. Moitié bête, parce qu’il n’y a que les bêtes que l’homme extermine sans conséquence (et dès lors qu’on veut exterminer des hommes, il suffit sans doute d’en faire des bêtes, de les réduire à leur état). Et moitié homme, parce que nul n’a pu faire, pas même ceux qui ont imaginé d’exterminer des hommes, et de les exterminer comme des bêtes, que ce qui avait dû revêtir les traits des bêtes ne continue pas de penser en hommes [8]. » De fait, la culture actuelle reprend cette évolution ontologique à son compte pour énoncer de manière intuitive ce que les philosophes nous assènent par ailleurs : en disparaissant, Dieu a entraîné l’homme créé à sa semblance, si bien qu’à présent cet homme ne voit plus que sa ressemblance avec la bête. Conserver la métaphore anthropocentrique ne peut dès lors être qu’un leurre, un refuge, voire un refus d’affronter le monde actuel. À l’heure du post-, la métamorphose en tant que recul dans le sacré d’avant l’Histoire et moyen de rebondir vers une nouvelle « humanimalité » capable, dans le meilleur des cas, de faire meute, est d’un point de vue imaginaire la seule tenable. Face à elle, le monstre qu’elle mérite parle non avec le coeur, mais avec la tête. Avec une folie, une perversion au service de sa bestialité pour dévorer, symboliquement ou littéralement, les humanimaux que nous sommes.

Une créature nihiliste ?

Dans la déclinaison fictionnelle du diabolique et du barbare, comment donner à l’humanimal le monstre qu’il mérite ? Celui qui illustre la plénitude de la violence, la feritas que Jean-François Mattéi, dans La barbarie intérieure, oppose à la vanitas [9] (l’homme qui se regarde et ne voit qu’un trou, un creux, un vide) ? Celui qui ne peut advenir qu’après les traumatismes successifs des guerres du xxe siècle ? Qui exprime la remise en question de la psychanalyse ? Les craintes associées au post-humain ? Dans The Dark Knight, opus cinématographique de Batman réalisé par Christopher Nolan (2008), la logorrhée du Joker réinvente sans cesse l’origine de sa bouche monstrueuse, toujours rieuse parce que fendue vers le haut, en arc de cercle aux deux commissures : l’Oedipe du Joker ? Aucune importance. Face à ce gommage du trauma, à l’impossibilité de l’explication rassurante, le héros Wayne-Batman avoue son impuissance. Voudrait-il passer le flambeau à Harvey Dent, procureur fédéral et espoir de Gotham, que cette passation échoue : Dent se transforme en monstre — Double-Face — parce qu’il ne parvient pas à maîtriser sa colère et Wayne n’a plus qu’à renfiler sa tenue de justicier, alors que les habitants de Gotham l’ont à présent désavoué. Profitant de la situation, la parole du Joker se veut manipulatrice : Batman et lui ne sont-ils pas semblables, finalement ? L’autre encodé — aliéné, peut-être — par une morale dont il n’arrive pas à s’affranchir, pas même si son code échoue, et lui, l’agent chaotique sur lequel personne n’a de prise car il n’a pas de plan ? Or, l’absence de plan, cette force du Joker, contribue à faire de The Dark Knight autre chose qu’une énième déclinaison symptomatique de la postmodernité façon X-Files. Au demeurant, annoncé comme populaire et grand public, le film que Christopher Nolan a scénarisé avec son frère Jonathan [10] est au plus près d’une pensée philosophique forte, aux accents nietzschéens : il expose d’abord le symptôme, qui réside en l’affirmation que nous n’avons accès qu’à l’illusion de la vérité, pour mieux révéler ensuite qu’il n’y a pas de vérité absolue, toute vérité étant conditionnée par la perspective de celui qui l’énonce, ce qui implique une faillite de la métaphysique. S’ajoute à ces paroles un constat plus désarmant : nous n’avons plus le héros dont nous avons besoin, mais celui que nous méritons. Ainsi, le (super) héros est asservi au désir de celui qui le sollicite — son public — et peut, dès demain, déchoir.

Le Joker est un monstre postmoderne, attaché à une fiction du complot et de l’aplat, car il met en scène le spectre du nihilisme et de l’équivalence, que Nietzsche définit comme le destin de l’Occident. Ce n’est pas que le projet de l’Aufklärung n’ait pas encore abouti, c’est qu’il a tout simplement échoué, disent de concert la pensée nietzschéenne et le Joker, qui en est le versant dévoyé. Mais ce monstre ne peut prendre la place vacante entre le vampire et la créature de Frankenstein, entre l’a-humain et l’immonde. Sa marge de manoeuvre est trop étroite et il est indissociable de ce postmodernisme dont nous peinons à nous désengluer. Toutefois, le Joker, en adaptant au contexte postmoderne le nihilisme destructeur mis en scène par Dostoïevski, associe vigoureusement intelligence et bestialité. En ce sens, il est parole de tête au service de la barbarie.

Qui croque et qui parle : cou coupé

Le bestial croque de l’humain ; l’humain carnivore est un animal pensant et imaginant, un animal doué de parole. Or, si la confrontation de l’homme et de la bête passe, selon Jean-Pierre Vidal, par deux voies, c’est-à-dire par l’agonique et le discursif [11] ou, dit autrement, par la lutte de deux corps et celle de deux voix, nul doute que la mastication, réelle ou symbolique, appartienne à la première catégorie. Le modus operandi du lupin est si violent qu’il renvoie à la bête non socialisée bien connue des mythes les plus anciens. De Polyphème, le cyclope anthropophage qui dévore les compagnons d’Ulysse (l’Odyssée), à l’oublié Cacus, monstre romain qui cloue à sa porte les têtes de ses victimes, dégoulinantes de sang noir, livides et souillées de pus (l’Énéide, VIII), du Minotaure se goinfrant d’adolescents (La bibliothèque d’Apollodore, III) à Lycaon, le loup-garou avide de chair et de sang, assoiffé de carnage (Les métamorphoses, I), tous partagent l’agonique cannibale.

Mais par quel bout attaquer l’homme ? Pour le vampire, le cadavre vivant et le loup-garou, choisir le cou est à la fois pratique et symbolique. Dracula mord ses victimes dans cette tendre région, en transperce la peau fragile, s’immisce par là jusqu’au tréfonds de leur âme. L’intérieur des mains couvert de poils, il empoigne par le col un Jonathan Harker blessé au menton : « Quand le comte vit mon visage, consigne le jeune homme dans son journal, ses yeux étincelèrent d’une sorte de fureur diabolique et, tout à coup, il me saisit à la gorge [12]. » Lorsqu’un vampire femelle lui suçote le cou, le comte s’interpose, en lui réservant le même traitement qu’à Jonathan. Celui-ci se souvient de la scène dans ses moindres détails : « en ouvrant malgré moi les yeux, je vis sa main de fer saisir le cou délicat de la jeune femme et la repousser avec une force herculéenne » ; puis, « d’un geste brusque du bras, il envoya la jeune femme presque à l’autre bout de la pièce [13]. » Dans Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, le point d’acmé de la tension dramatique, c’est la strangulation de William, le frère de Victor. Ces mains, d’abord tendues vers son créateur au moment où il (re)prend vie, la créature en retourne la puissance pour étrangler ses victimes, en commençant par William. Ainsi retrouve-t-on peu après le cadavre d’Henry Clerval, avec des « marques noires de doigts sur le cou » et Victor, apprenant ce détail morbide, se lamente, en proie à la culpabilité : « quand on fit allusion à la marque des doigts, je me rappelai le meurtre de mon frère, et je ressentis un trouble extrême [14]. » Avec ses mains et ses crocs de bête, Dracula est en deçà de l’homme, il est l’animal qui tue sa proie ; avec ses mains à la taille démesurée, la créature de Frankenstein est au-delà de l’homme, il est le démon (ainsi l’appelle Victor) qui élimine l’humain.

En étouffant de possibles plaintes au fond de la gorge tout en aspirant le sang de l’aorte, en décollant la tête comme on décapsule une bouteille, en comprimant jusqu’à l’asphyxie les voies respiratoires, on retranche de l’humain. D’autant plus signifiant, le cou sert de frontière, de lien corporel et symbolique, de trait d’union entre une tête pensante, parlante, et le reste de son corps, entre les cinq membres de bête (le sexe compte) et l’unique esprit humain. Quand le loup-garou privilégie aussi cette région du corps, c’est de manière plus bestiale que les deux autres figures mythiques rassemblées : il étrangle, égorge et dépèce. Dans le premier volume du cycle Nécroscope, le nécromancien Boris Dragosani n’agit pas autrement lorsqu’il part à la recherche d’informations sur un cadavre : « il commença par tailler dans différents organes, tuyaux et vessies mais, au fur et à mesure que son travail avançait, il devenait plus vicieux, moins précis, jusqu’à ce que les boyaux, partiellement détachés, pendent le long de la table métallique en lambeaux grotesques, en loques bosselées et en morceaux indistincts. » Alors, « il commença à hacher les morceaux luisants, […] il les frotta sur son corps, les porta à des oreilles » pour les écouter avant de les lancer par-dessus son épaule. « Du sang giclait en tous sens [15]. » Ce qui débute comme une autopsie classique — dont ne s’éloigne pas le soigneux Dexter d’ailleurs, même lorsqu’il démembre les tueurs en série — s’achève, sous la plume de Brian Lumley, par un carnage à grand renfort d’hémoglobine, une profanation digne des films d’horreur les plus explicites, révélant combien le « dragon » en question tient plus du loup-garou que de son cousin le vampire. N’oublions pas à ce propos que, comme le vampire et à la différence du tueur-loup (loup-garou décliné en tueur en série), l’humabestial mord. À ce point, notre réflexion prend un nouveau tournant, car le cou s’interprète comme le lieu de la domination et du désir. La morsure, somme toute, en est le symptôme. Faut-il vraiment redire la charge érotique de la morsure, euphémisée en suçon chez Stoker à une époque corsetée, ficelée par le puritanisme victorien ? Faut-il insister sur la sexualité débridée du loup-garou qui mord à belles dents les laïcs décomplexés, ceux pour qui la mort de Dieu autoriserait l’abandon au fantasme d’une jouissance sans limites, et qui en sont les premières victimes ? L’affaire est entendue.

Précisons plutôt : la domination ne se conquiert pas seulement dans l’agonique, puisque cette violence corporelle s’accompagne d’une violence verbale autrement plus insidieuse. Il ne s’agit pas forcément du blasphème, transgression ultime du rôle rituel de la parole, mais de toute forme de violence inscrite dans le langage, surtout sous couvert de paroles séduisantes, ce fiel qui tue l’humanité de l’autre plus sûrement qu’un verre de ciguë. C’est une « parole de tête », celle que le monstre sépare du reste du corps de sa victime soit par la mort, soit par l’aliénation. Dans les romans de Jeff Lindsay et la série télévisée qui lui est consacrée, Dexter Morgan détient ce pouvoir, mais il s’en sert pour masquer ce qu’il est, non pour assujettir les autres, car compte seulement à ses yeux de se perdre dans l’anonyme foule pour mieux survivre, tandis que d’autres tueurs-loups ont une ambition démesurée, à la hauteur de leur perversité. La création de Thomas Harris, Hannibal Lecter, servirait de parangon au tueur en série, maître incontesté de l’agonique et du discursif en alternance. En revanche, toujours dans Le silence des agneaux d’Harris, le tueur en série Dollarhyde ressemble plus à Renfield, le psychotique zoophage de Dracula : il parle mal, il tue mal. En honorant Hannibal Lecter, esthète et fin lettré, du pouvoir, il occupe la place de l’épigone persuadé par le tueur que la jouissance est à portée de main. Car, selon Thierry Jandrok, la grammaire du tueur en série se joue des codes du langage. Ce faisant, ces pervers « jouissent et parfois font jouir celles et ceux qu’ils entraînent dans leurs scénarios [16] », les autres étant des objets de plaisir, là pour satisfaire leur libido, possiblement fascinés, enfermés dans la relation perverse, englués dirait-on. Ainsi y a-t-il le familier, complice, et le « copycat », copieur avec plus ou moins de talent, les deux assujettis au monstre lupin, figure de dévoration. Est-ce à dire qu’en plaçant la figure lupine sur le devant de la scène imaginaire, l’on installe autant de déclinaisons propres à mimer l’individualité, ce nouveau mot fondateur de nos sociétés actuelles ? Et ce, au détriment de la typification symbolique d’un Dumézil avec sa tripartition fonctionnelle des peuples indo-européens (souveraineté et religion, guerre, production) ou d’un Gilbert Durand avec sa polarisation de l’imaginaire en deux régimes opposés, diurne et nocturne, en faisant fi de la mythification qui préfère les enveloppes vides, trouées, les êtres creux qui peuvent être autant de sacs à remplir ?

Parole de tête, parole de coeur

Le loup-garou est d’abord un homme. Si son corps se révulse pour couper (physiquement et symboliquement) l’homme de son environnement, il en jouit à coup de griffes en os, puis métalliques pour Wolverine, à coups de hache et de scalpel pour Dexter. Néanmoins, la jubilation, la jouissance sont tempérées par la volonté de donner du sens à l’acte. Traumatisé dans son enfance, Dexter réprime son désir de carnage grâce au code de Harry, son père adoptif, et n’élimine que des tueurs en série qui ont échappé à la justice. Croit-il endosser le rôle d’un justicier pour autant ? Le code finit par lui échapper, sans que la signifiance soit pourtant absente : c’est son coeur qui entre en conflit avec sa raison. Ainsi que le montre un générique époustouflant par sa condensation historique, son intertextualité (clins d’oeil à Apocalypse Now, Il faut sauver le soldat Ryan, M.A.S.H., etc.) et sa fluidité narrative, Wolverine est un monstre qui participe à toutes les guerres — guerre d’Indépendance, de Sécession, Première et Seconde Guerres mondiales, Viêt-Nam — pour assouvir son besoin de sang. Mais il se donne comme principe de base de ne pas tuer pour son seul plaisir et ce souci éthique le dressera finalement contre son demi-frère Victor, dépourvu de tels scrupules. Lorsque, par manipulation scientifique, il acquiert un squelette en adamantium [17], il met son invulnérabilité au service de la vengeance de ceux qui, sans être monstrueux physiquement, ne le sont pas moins moralement. Souvenons-nous de cette parole terrible de la créature à son créateur : « Oh ! Frankenstein ! […] Souviens-toi ! […] je devrais être ton Adam ; mais je suis bien plutôt l’ange déchu [Lucifer] que tu chasses loin de la joie [18]. » L’homme moderne l’a déformée, oublieux du texte de Shelley pour lequel la créature est un monstre terrifiant aux lèvres noires, alors que cette noirceur même livre une clef essentielle : de ce noir ne peuvent s’échapper que des paroles mauvaises. Lors de la célèbre joute discursive avec Victor, la rhétorique est, pour la créature, le moyen de séduire son adversaire afin de le contraindre à agir selon ses désirs (dans notre cas : la créature veut une compagne à sa mesure). À l’instar de Francis Lacassin se réappropriant Chateaubriand, l’homme d’aujourd’hui n’a voulu voir et entendre que le vague romantisme d’une histoire tragique, celle d’un monstre né de l’homme, devenu mauvais parce qu’il avait « un coeur trop plein dans un monde trop vide [19] ».

Ce chemin de la parole de tête à la parole de coeur, de l’être manipulateur à celui qui souffre, du monstre à l’humain, en somme, le vampire l’a emprunté aussi, en grande partie grâce à l’auteure américaine Anne Rice, qui entame ses Chroniques des vampires dès 1976. Les années 1980-1990 arrachent en effet le vampire aux contraintes de l’animal (survie, qui-vive) pour le rapprocher de l’humain (éthique, libre arbitre). Le « il » devient un « je » dont le coeur s’épanche, un « je » qui verbalise des conflits moraux absents du roman de Stoker. Pour son Dracula de 1992, le réalisateur Francis Ford Coppola ne se contente pas d’ajouter de l’érotisme là où le texte était contraint par l’autocensure, il croise la parole de tête et la parole de coeur afin de compliquer le « dire-monstre », de le rendre à la fois terrifiant et touchant. Le loup-garou, inacceptable sous sa forme initiale — trop sanguinolent, pas assez séduisant —, a bénéficié de ce processus d’humanisation. Sa mutation physique en atteste : de plus en plus, les traces animales qui stigmatisaient le loup-garou mythique dans sa phase humaine (la forte pilosité de Jack Nicholson dans le film Wolf, 1994 ; celle de Hugh Jackman dans X-Men) tendent à disparaître. Dans X-Men Origins : Wolverine, les poils, toujours présents sur le visage de Wolverine, ont disparu du dos. Ne soyons pas cependant naïfs au point d’interpréter cette disparition comme seule évolution du monstre, les diktats hollywoodiens ont leur mot à dire : Wolverine offre à Hugh Jackman l’occasion de mettre ses qualités esthétiques en valeur. C’est le moins qu’on puisse faire pour celui qui a été élu homme le plus sexy de l’année 2008 par le magazine People ! Le loup-garou en profite donc, sans que soit perdue de vue sa dette à l’égard de l’industrie du spectacle. On l’expose parce qu’il fait vendre, mais il lui faut être à peu près présentable.

Certes, cet effacement de la fourrure, de la peau de bête, tend à gommer les signes bestiaux au profit d’un hybride plus homme qu’animal, mais c’est au détriment de la lisibilité : il y a bien peu de différences entre l’apparence du loup-garou dans son corps d’homme et celle du tueur-loup, bête au visage trop humain pour être honnête. Comment s’y retrouver ? Heureusement, parfois d’autres signes nous renseignent. La tenue négligée d’un homme peut, par exemple, souligner son appartenance à une humanité dont est exclu celui qui arbore un impeccable costume Armani comme Patrick Bateman dans American Psycho de Bret Easton Ellis. Dans Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, Remus John Lupin (de lupus, « loup » en latin) appartient à la première catégorie, avec ses vêtements miteux et rapiécés de part en part. N’est-il pas devenu loup-garou malgré lui sans que sa mutation ne change sa nature profonde d’homme bon ? N’est-il pas « professeur de défense contre les forces du mal » ? À l’inverse, celui qui l’a mordu, Fenrir Greyback (Fenrir, autre loup, issu cette fois de la mythologie nordique) tue par plaisir, et le fait qu’il soit l’ami de Lucius Malefoy en dit long sur sa méchanceté (Harry Potter et le Prince de Sang-mêlé). Dans la fiction, tout monstre est d’abord mis à distance de l’homme ; sa raison d’être est d’incarner la peur à l’état brut, si bien qu’il est parole de tête seulement. S’ensuit au fil des oeuvres, à mesure qu’on dialogue avec elle, l’apprivoisement de la bête, à qui (et non plus « à laquelle ») on donne une parole de coeur plus sensible et, ce faisant, moins monstrueuse. Comment s’effrayer d’un monstre que l’on plaint ? Ce moment d’empathie qui suspend la terreur initiale entraîne la nécessité de créer de nouvelles bêtes à faire peur.

La déposition, la promotion

Prenons acte du reproche parfois fait à Stoker de s’être contenté d’expédier son comte, sans fioriture ni tension narrative, de l’état de non-mort à un trépas cette fois définitif. Jonathan Harker lui tranche la gorge, le coutelas de Quincey Morris le pénètre en plein coeur [20]. Le remède est efficace : le comte meurt par où il a péché, par où la création peut advenir par morsure. L’inconscient occidental préférera la décapitation à l’égorgement, car elle ajoute une cohérence symbolique supplémentaire en fonction du statut de Dracula : c’est un comte, c’est un roi, c’est un chef. Il mérite donc le traitement réservé à ses pairs, une mort rapide et rationnelle, qui correspond à ce « degré zéro du supplice [21] » qu’évoque Michel Foucault dans Surveiller et punir et à cette distinction symbolique (le mot « décapitation » se forme sur le latin caput, c’est-à-dire « tête » et « chef »), en même temps qu’il est transpercé par un pieu, avili et dépossédé tel que peut l’être celui qu’on ne respecte pas, qu’on méprise parce qu’on ne le considère pas comme un homme.

Depuis Dracula, l’imaginaire occidental a décliné cette image du vampire-roi, tandis qu’elle a conforté le loup-garou dans son rôle de bête à mater. C’est en gardant à l’esprit cette hiérarchie que nous saisissons mieux l’engouement actuel pour la confrontation entre vampires (dominateurs) et loups-garous (dominés) diffusée à grande échelle par la culture populaire. Le sous-titre du film Underworld 3, à savoir Le soulèvement des Lycans (2009), l’explicite : la situation n’est pas à l’avantage des loups-garous. Ceux-ci, entravés par un joug, esclaves malheureux à la parole de souffrance, sont asservis aux vampires, dirigeants sans coeur à la tête d’un royaume en perdition et qui ressassent leur haine sans comprendre qu’elle les fige dans une posture inadaptée à une société en mouvement. Lucian le Lycan amorce la révolte et délivre ses congénères de la cruauté du roi des vampires, nommé à juste titre Viktor (« victorieux », d’après son étymologie latine). Pour dernier exemple, et non le moindre, citons le cycle de Twilight de Stephenie Meyer, eu égard à son succès en librairie et au cinéma avec l’adaptation cinématographique du troisième tome, Hésitation (2007), en novembre 2010. Contrairement à Underworld 3, plus européen dans son traitement du sujet, le mythe du loup-garou est ici ancré au plus profond de la culture américaine, par la réinvention de légendes amérindiennes, puisque le clan des loups-garous a pour ancêtre commun un Amérindien de la nation Quileute. Alors que, dans sa révolte contre l’ordre instauré par les vampires, Lucian d’Underworld rallie les humains à sa cause, Sam Ulley et son clan de lupins de la Push se donnent pour mission de… protéger les humains des vampires.

Louable tentative que de vouloir arracher le loup-garou à son rôle de simple carnassier ! De chercher à le différencier davantage de l’humabestialité du tueur-loup pour en faire l’allié fictif de l’homme ! C’est même une révolution en soi, le loup-garou pactisant avec… sa nourriture, les deux unis par leur humanimalité. Redisons-le : si l’homme n’était pas tombé de son piédestal, cette réunion eût été impossible. Précisons, enfin : tant que demeure le concept de l’alternatif, que la révulsion est opérante, que l’instinct bestial se heurte à la raison humaine, la dimension mythique du monstre est sauve. Humaniser la bête tout en conservant la feritas dominante est, après tout, une gageure qui mérite d’être saluée, à condition de saisir combien cette position est transitoire. Ne soyons pas dupes, non plus : une fois le roi-vampire dépossédé, le trône reste vacant. Et si le loup-garou profitait de cette occasion pour obtenir de l’homme une promotion ?