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Se pencher sur la question du témoignage du point de vue de la théorie rhétorique revient à interroger la rationalité discursive du sujet parlant qui se trouve en situation de témoigner. Une telle démarche consiste en une description linguistique de phénomènes discursifs qu’il convient ensuite de relier à des réflexions éthico-épistémologiques. Dans cet article, nous adopterons cette démarche propre à la réflexion rhétorique empirique, dans l’espoir de contribuer à une meilleure compréhension de la parole postconcentrationnaire. Dans cette perspective, le témoignage devra être considéré sous deux angles, tous deux reliés à sa nature profonde comme objet de discours : celle de la mise en récit d’événements — ici, particulièrement atopiques — vécus directement par le témoin. On se penchera d’abord sur le rôle cognitif que joue la mise en récit chez le témoin, pour aborder ensuite la question du statut épistémologique de la narration ainsi obtenue. Cette double interrogation répond à la démarche empirico-théorique propre à l’analyse rhétorique telle qu’elle est ici conçue.

1. Fonctions cognitives de la mise en récit dans une approche rhétorique

Toute théorie contemporaine du récit comprend une réflexion sur les fonctions cognitives qu’elle peut occuper. Il s’agira ici de considérer ces diverses fonctions comme présupposées aux réflexions qui vont suivre [1]. Dans le cadre de la réflexion qui nous intéresse, les fonctions cognitives de la narration présentent au moins deux traits fondamentaux sur lesquels nous reviendrons : la capacité à donner du sens à un événement et la capacité à relier une identité individuelle intègre à des événements vécus. Ces deux traits cognitifs de la narration, parmi de nombreux autres, sont souvent étudiés pour leur caractéristique psychologique. Nous les considérerons ici pour leur pertinence rhétorique. Il est d’ailleurs frappant, au plan de la rationalité discursive, que les deux caractéristiques de la narration que nous étudierons soient directement reliées à deux fonctions essentielles en rhétorique. La première, celle qui consiste à donner du sens, se manifeste en rhétorique dans les effets de persuasion. La seconde, la construction d’une identité cohérente avec les actions et les événements, relève entièrement de la catégorie rhétorique de l’ethos. Ce rapprochement est sans doute moins dû au hasard qu’il n’y paraît à première vue. En effet, il nous semble militer en faveur des présupposés théoriques qui seront adoptés ici : le modèle rhétorique qui sous-tend ces réflexions doit être conçu comme le résultat d’une institutionalisation de fonctions anthropologiques caractéristiques de la rationalité discursive. Donner du sens et se construire une identité narrative sont des fonctions discursives essentielles à tout être parlant. La persuasion et l’ethos rhétorique en sont des expressions adaptées à un certain type d’institution.

2. Précisions sur le cadre théorique

Le cadre théorique à partir duquel seront menées les réflexions qui vont suivre a été élaboré dans Rhétorique et rationalité. Essai sur l’émergence de la critique et de la persuasion [2]. Il s’agit de comprendre la rationalité discursive sous l’angle d’un modèle d’émergence de la rationalité humaine. La notion d’émergence est conçue dans un cadre naturaliste qui cherche à comprendre les capacités discursives comme une fonction anthropologique et linguistique. Pour autant, un tel modèle se refuse à tout réductionnisme. À ce titre, l’idée selon laquelle les capacités discursives se développent par étapes, tant en ontogenèse qu’en phylogenèse, n’implique en aucun cas que les capacités récemment acquises effacent les capacités plus anciennes. Au contraire, le développement de la rationalité est ici conçu sous l’angle d’une coévolution entre le biologique et le culturel. Cela implique que, si l’on admet que certaines étapes d’acquisition sont cruciales pour le développement de la rationalité — en particulier, celle du langage articulé et celle de l’écriture —, elles sont aussi déterminantes pour la façon dont la pensée se forme et s’exprime en fonction de cadres culturels et institutionnels. En outre, l’émergence n’est pas conçue comme un « progrès » qui conduirait l’homme à une rationalité toujours plus fine. Elle se conçoit au contraire comme une évolution en spirale où les capacités les plus anciennes de la rationalité sont sans cesse sollicitées dans des cadres institutionnels et culturels donnés. Ainsi, il faut comprendre que les étapes cruciales du développement de la parole ne rendent pas les hommes toujours plus rationnels mais, plutôt, qu’elles imposent à la rationalité de nouveaux critères.

3. Une généalogie en spirale des capacités discursives

Ces précisions étant acquises, un tableau récapitulatif du modèle d’émergence de la rationalité discursive nous permettra de présenter l’ensemble des ressources linguistiques et cognitives qui vont faire l’objet de nos réflexions.

Tableau

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Chaque colonne représente une fonctionnalité linguistico-cognitive conçue dans sa dimension émergente. La première colonne vise la nature sémiotique de la représentation, telle qu’elle a été décrite par Charles S. Peirce. La seconde représente l’étape d’acquisition d’une fonctionnalité expressive, telle qu’on la trouve dans la théorie de Merlin Donald. Cette colonne qui décrit les capacités cognitives reprend les grandes lignes de la recherche actuelle en psychologie cognitive. La capacité à mettre en récit les représentations est décrite avec beaucoup de minutie dans les travaux que Carlo Ginzburg consacre au « paradigme indiciaire [3] ». Comme on peut le constater, la mise en correspondance de ces différentes fonctionnalités linguistico-cognitives présente une grande cohérence lorsqu’on les fait apparaître sur le mode de l’émergence. L’hypothèse générale sur laquelle se base le modèle est exprimée dans la colonne de droite : chaque capacité, conçue dans sa dynamique généalogique, donne lieu à une fonction spécifique pour la rationalité. La rationalité humaine se donne ainsi comme un ensemble de fonctions dont l’application suppose une architecture des capacités acquises au cours du développement. Dans cette perspective, juger suppose que l’on soit capable de donner du sens, et donner du sens est conditionné à une capacité plus fondamentale à former des représentations stables et cohérentes de soi et du monde. Il reste que ce modèle généalogique suppose une mise en oeuvre dynamique des différentes étapes de la rationalité : on l’a dit, aucune capacité nouvellement acquise n’est supposée annuler la précédente.

Le caractère quelque peu abstrait du modèle présenté à ce stade devrait être compensé par les réflexions qui vont suivre. Les hypothèses qui le sous-tendent impliquent qu’il y a une solidarité entre les trois fonctions clés pour la rationalité. Le témoignage que nous allons analyser offre une situation particulièrement riche à cet égard.

4. Présentation du témoignage de K.L.

Il s’agit d’un témoignage enregistré, déposé dans les archives de la Fondation Auschwitz de Bruxelles (dossier YA/FA 154) [4] et retranscrit par nos soins pour les besoins de l’analyse. Le témoin, au moment de l’enregistrement, est une femme de 80 ans qui raconte les conditions de son arrestation, de son transport, de sa détention et de sa libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. À l’époque, elle avait une vingtaine d’années. D’origine hongroise et de milieu bourgeois, elle s’exprime en français avec un accent — dont certains traits apparaissent à la retranscription [5]. Les extraits analysés sont liés principalement au moment de son transport, à celui de l’arrivée à Auschwitz et, enfin, à celui qui survient après le transfert dans un camp de travail à Berlin. Les entretiens sont menés par des professionnels de la Fondation Auschwitz. La caméra est centrée sur le témoin pendant tout l’entretien. On peut apprécier le sérieux avec lequel le témoin coopère à l’entreprise. K.L. est une femme soignée, posée et visiblement prête à coopérer.

Les analyses qui suivent sont divisées en deux étapes, au cours desquelles on observera des situations linguistico-cognitives qui se présentent comme des défis à la rationalité. La première étape est marquée crucialement par une difficulté du témoin à « faire sienne » l’histoire qu’elle raconte. Au cours de cette étape, on observera les stratégies linguistiques et cognitives qui sont à l’oeuvre lorsque le témoin cherche à opérer ce que Pierre Livet appelle une « résistance à la révision [6] ». Phénomène assez classique, même s’il peut confiner aux limites de la rationalité, il consiste à bloquer les processus de croyance qui sont normalement consécutifs aux perceptions. Si une réalité est trop dure, peuvent se mettre en place des mécanismes de résistance à la révision d’une vision du monde à laquelle devraient normalement nous conduire des événements vécus. Ces mécanismes sont connus et décrits comme relevant de la « duperie de soi [7] » qui consiste pour un individu à bloquer les processus de mise en cohérence entre les croyances dans le monde tel qu’il est et les croyances dans le monde tel qu’on le désire.

La seconde étape révèle les conditions dans lesquelles ont lieu le travail de mise en récit et l’injonction de donner du sens. Le témoin passe par une phase où elle trouve en elle la ressource de quitter la protection cognitive dont elle s’était prémunie du fait de la résistance à la révision afin de pouvoir répondre à l’impératif cognitif de donner du sens aux événements auxquels elle a été confrontée.

4.1 Difficultés de représentations et mises à distance de la réalité

Les extraits qu’on va d’abord étudier donnent lieu à deux stratégies différentes qui témoignent, chez K.L., d’une volonté de mettre sa personne, son intégrité psychologique, à distance des événements auxquels elle se trouve confrontée.

4.1.1 Résistance à la révision

Le premier type de stratégie, peut-être le plus spectaculaire, relève d’une forme de dissociation cognitive dont le témoin raconte la stratégie. Voyons un premier extrait :

Séquence 1 : J’avais vaguement l’idée qu’on va vers la mort

Int

Vous avez aut’chose à raconter sur les quat’jours en question ? Sur ce voyage ?

Quequ’chos qui vous tient à coeur de dire ?

T

(5) Je crois que : j’ai pensé que nous sommes perdus

2pp

Regard dans le vide

Int

Vous vous le pens. (coupé)

T

Que nous allons vers la mort

Int

A c’moment là vous réalisez ça ?

T

Je crois que que :

2pp

Geste de la main agitée devant les yeux. Ferme les yeux

T

J’avais ce sentiment là(3)

sA :ns avoir pEU :r ou sans faire une toute une histOIre de çA

Int

Mmh

T

J’avAIs vagu’ment l’idée qu’on va vers la mort

Int

Et vous avez l’Imp (coupé)

T

Mais çA je n’ai pas cru non plUS

2pp

Sourit vers Int et geste de la main en signe d’évidence

T

Donc avec(.) avec une dOUt

Cet extrait témoigne d’un cas classique de résistance à la révision. À y regarder de plus près, on remarque que les deux états mentaux qui devraient normalement donner lieu à une contradiction (« Je crois que P et je crois que non-P ») sont ici exprimés par des attitudes propositionnelles de nature cognitive différente : « J’avais ce sentiment-là [qu’on va vers la mort] […] mais ça je n’ai pas cru ». Ici, le phénomène classiquement décrit comme relevant de la duperie de soi est exprimé par le témoin par une hiérarchie cognitive entre sa « raison » — laquelle donne lieu à des croyances — et ses intuitions, que celles-ci soient de l’ordre de perceptions directes ou indirectes. L’usage argumentatif du « mais » permet de voir que l’expression ne donne lieu à aucune contradiction. Bien au contraire, elle permet de comprendre l’intérêt stratégique de la hiérarchisation. En effet, de nombreuses réflexions sur le caractère réputé irrationnel de la duperie de soi — au sens où il donne lieu à des croyances contradictoires — se voient ici éclairées par un cas réel.

Même si la situation cognitive décrite par le témoin apparaît comme exceptionnelle, elle ne peut pas être conçue comme une contradiction, puisqu’elle est d’emblée structurée par une hiérarchisation cognitive entre les intuitions, produits des perceptions, et les croyances, qui impliquent un jugement. Selon Clément, il y aurait des « sous-systèmes » du traitement de l’information qui seraient comme « insularisés » par rapport au système central et qui auraient pour fonction de le protéger de la formation de croyances allant à l’encontre de la vision du monde. C’est d’ailleurs ce que laisse à penser la séquence suivante qui décrit le moment de l’arrivée au camp :

Séquence 2 : Je me suis donné un peu de temps avant de réaliser

T

Et en allant vers notre CAMp il y avait des fIlles qui ont demandé

(2) est-c’que nous allons rejOIndre nos mères et nos pères nos

parents

2pp

Regard fixe puis levé vers Int

T

E :t ils on dit

2pp

Lève le bras gauche vers un point en diagonale vers le haut

T

Vos parENts vont là dans le ciel il y avait une(.) une grAnd’ fumée

qui qui est sortie des des crématoires

2ss

Débit monocorde

2pp

Regard en direction du bras puis vers Int

T

Et ils ont dit(.) vos parents vont au ciel(.) là

Int

Comme ça ?

T

En fumée

Int

Ils vous ont dit ça comme ça ?

T

Oui(3)

2ss

B

T

Je l’ai cru et puis j’ai pas cru(2)

2pp

Regard va et vient entre vide et Int

T

Probablement je me suis donné un peu de temps(.) pour réaliser(.)

2pp

Hochements de tête en signe de fatalité

T

Avant de réalisEr avant de crOIre(1) je me suis donnE un peu de

temps(.)

2pp

Regard fixe dans le vide

T

Pc’que tout’suit je je voulais pas croi :re(4)

Le témoin décrit une seconde fois la dissociation cognitive, même si, ici, elle utilise par deux fois le verbe « croire » pour en rendre compte. Elle fait un commentaire après coup qui correspond exactement aux hypothèses évoquées plus haut : elle s’est laissé un peu de temps avant de réaliser. Il s’agit bien du domaine des croyances qui se dissocie de celui des représentations — ce que recouvre l’expression « réaliser » qui se donne comme une reformulation de « croire » dans son acception générale.

Une dernière séquence de ce type nous permettra de préciser encore l’attitude psychologique qui est à l’origine de l’entreprise d’autoprotection du témoin face à la réalité [8].

Séquence 3 : J’avais le pressentiment très vague que je ne voulais pas comprendre

Int

Vous aviez le pressentiment que vous étiez entre guillemets dans la bonne file

T

(coupe) un pressentiment très très va :gue et très eu :h

2pp

Geste de la main droite (brouille l’espace)

Int

Diffus

T

Diffus oui(.) oui oui

2pp

Hochement de tête

T

Tout à fait diffus que(.) je voulais pAS

2pp

Geste vertical de coupure de la main droite

T

Compren :dre je voulais pAS

2pp

Geste vertical de coupure de la main droite

T

Accepter je voulais pAs

2pp

Geste vertical de coupure de la main droite

Y(.) penser(2)

T

VRAIMENT comme sI je me f dONNAIS LE TEMPS(4)

2pp

Geste de la main droite martelant chaque syllabe

T

Pour pour pour(.) envisager pour affronter(4)

Int

C’était en quelque sorte un moyen de ne pas trop être démolie

détruite

par tout ce que vous voyiez autour de vous ?

T

Oui oui probableMENT(.) je me donnais le tEMPS(.)

pac’que à ce moment là je n’étais pas capABle de(.)

2pp

Geste explicatif de la main droite/sourire vers Int

T

D’accepter de comprendre de(.) réalisER(1)

2pp

Gestes explicatifs de la main droite autour du visage

T

Tout ça

Cette dernière séquence, qui touche aux phénomènes de dissonance cognitive, présente une synthèse des différentes attitudes propositionnelles qu’a adoptées le témoin face à la réalité. On peut ranger ces attitudes en trois classes : les sentiments (« pressentiment », « vague », « diffus »), les croyances (« accepter », « penser », « envisager », « affronter », « comprendre », « réaliser ») et, enfin, les volitions (« je ne voulais pas », « je me donnais le temps », « je n’étais pas capable »).

La stratégie cognitive du témoin consiste à faire barrage à l’intégration de certaines croyances. Cette volonté psychologique répond à un sentiment, à une intuition, qui joue le rôle de baromètre chargé d’évaluer la capacité de l’individu à articuler ses croyances à ses représentations. Ce baromètre correspond, comme le dit encore Clément, à la métaphore selon laquelle le système cognitif prendrait en charge les « affaires extérieures », alors que le système émotionnel prendrait en charge les « affaires intérieures ». Il y a ainsi des « représentations motivationnelles » qui sont, en quelque sorte, exigées par le système émotionnel pour préserver l’individu. On retrouve cette idée lorsque le témoin explique qu’elle a la sensation vague qu’elle ne voulait pas comprendre.

Si l’on se réfère à présent au modèle d’émergence de la rationalité discursive, il est remarquable de noter que la dissociation cognitive que nous avons pu observer se réalise à la frontière de l’iconique et de l’indiciaire, c’est-à-dire là où l’enjeu est la représentation du monde et de soi à partir d’une intégrité somatique. K.L. rapporte qu’elle n’a pas été prête, pendant tout un temps, à affronter l’épreuve du sens, ce dont témoigne le barrage qui se construit face à tout ce qui relève de la croyance. La ressource consiste ainsi à bloquer, au sein même de la conscience de soi, le passage au stade suivant. Il reste, et cela est remarquable, que cette dissociation cognitive n’est en aucune façon synonyme d’irrationalité : bien au contraire, on peut supposer qu’une telle stratégie a contribué, chez le témoin, à réussir le défi d’une adaptation difficile dans une situation extrême.

4.1.2 Polyphonies et représentations collectives

Nous aborderons enfin, à titre illustratif, une seconde stratégie qui, elle aussi, permet au témoin d’affronter directement la question du sens en plaçant la réalité à distance. Nous n’avons plus affaire ici à une forme de résistance à la révision. Il s’agit d’ailleurs d’une stratégie qui est utilisée au moment de la mise en discours par le témoin, et non pas d’une stratégie qui est rapportée depuis la situation de déportation et analysée après coup. Elle nous paraît donc, pour cette raison précise, caractéristique de la difficulté qu’il y a, dans la mise en récit, à construire un sens qui soit partageable.

Séquence 4 : Il y avait un ou deux hommes habillés dans les vêtements lignés

Int

Vous pouvez parler de l’arrivée à Auschwitz ? Comment ça s’est

passé ?

T

Oui

Int

Co comment vous l’avez vécu ?

T

Oui donc euh j’ai été réveillée par euh le cri :ss’ment de : trAIN hein

quand il s’arrête

2pp

Mouvement de la tête en signe de coopération/geste de la main en

direction du train

T

Quand il frEI :ne et et on a ouvert les pOrt

2pp

Geste de la main droite vers son oreille droite

T

De(.) des wagONs et tout’suite on commençait à hurler loss loss

et j’ai entendu les chien naboyer et les gens qui étai :ent déjà en

train de sortir

des AU :tres wagons(1)

T

quanT le nO :tre a été ouvert(.) il y avait euh(.) une ou deux

hommes(.)

habillés dans les les vEt’ment(.) lignés

2pp

Geste de coopération vers Int

Int

Des uniformes ?

T

Des des prisonniERs et(.)

2pp

Ton assez monocorde débit rythmé

L’extrait ci-dessus décrit explicitement l’arrivée au camp, à la demande de l’intervieweur. Sans doute en partie à cause de la précision de la demande, on peut observer que le témoin adopte une stratégie assez conformiste, qui consiste à instancier une supposée doxa correspondant à la question posée : celle de l’arrivée au camp.

Le premier indice linguistique apparaît dans l’introduction du récit par « donc », connecteur argumentatif qui, inséré dans une narration, joue le rôle d’un connecteur polyphonique qui introduit un récit « déjà connu ». Cela contribue à placer le récit vécu par le témoin à distance d’elle-même, comme si elle en était une voix possible parmi d’autres. L’expression « quand ils s’arrêtent » contribue également à donner à la description un caractère général. Il y a en outre dans le comportement général du témoin une demande de coopération adressée à l’intervieweur. Dans cette perspective, le « hein » s’interprète comme un opérateur phatique. L’intervieweur se trouve ainsi placé dans une situation de coopération à la construction du récit. Ceci apparaît très clairement lorsqu’il propose lui-même une glose pour les « hommes habillés dans les vêtements lignés ». Ce passage nous paraît exemplaire d’une attitude polyphonique de la part du témoin face à ce récit qui devient alors comme la récitation d’un scénario réputé partagé : « l’arrivée au camp ». Par une stratégie totalement différente de la résistance à la révision, le témoin trouve ici une seconde façon de ne pas associer directement son ethos, c’est-à-dire son identité narrative, à la situation rapportée.

De ces premières analyses, retenons l’hypothèse selon laquelle la polyphonie, comme les expressions de la duperie de soi, seraient deux stratégies permettant au témoin de faire l’économie d’une exigence encore insurmontable : celle de relier son identité narrative à la réalité vécue.

4.2 Mettre en récit et donner du sens

Nous allons passer à présent au second volet de nos analyses, en nous penchant sur les séquences qui témoignent d’une volonté de donner du sens. Notre hypothèse sera que cette seconde étape ne sera possible que par un retour en spirale vers la catégorie plus essentielle que le témoin avait pris soin de neutraliser dans un premier temps : celle qui consiste à se donner une représentation de soi par la conscience de son propre corps. Dans l’extrait qu’on va lire, K.L. raconte qu’elle a été transférée du camp d’Auschwitz vers un camp de travail, dans lequel les conditions de vie étaient un peu moins dures. En particulier, le témoin a pu travailler avec une machine. Cette machine produisait des vibrations dont son corps s’est mis à épouser le rythme et cette situation a été pour K.L. la première étape vers la possibilité d’une mise en récit.

Séquence 5 : Et cette solitude s’est transformée en une abstraction que j’ai vécue devant ma machine

T

Et cette solitUDe(2) s’est t transformée(1) dans une abstraction

2pp

Corps vers l’avant/visage concentré

T

Que : j’ai vécue devant ma machine(5)

2pp

Déplace des papiers devant elle

T

Comme j’ai di :t la machine a été devant un mu :r blanc

2pp

Montre le croquis du plan sur le papier

Int

Oui

T

Ici il y avait un mur blanc(3) Et(.) la machine était là(.)

j’ai travaillé en Face du mur blan :c

2pp

Lève le croquis vers la caméra

T

Donc je voyais qu’une mur blanc

T

Je voyais mEme pas les au :tres(5)

2pp

Dépose la feuille/regarde vers Int

T

Et j j’avais l’impression : que je vIS dans une bOUle(4)

2pp

Mains jointes puis disjointes pour former une boule

T

Et cette boule bouge avec moi quand je doi :s bougER(1)

2pp

Mouvement de balancier avec les deux mains jointes

T

Et que je suis TOUt à fait TOUt à fait(.) là d’dans

2pp

Ferme les yeux/oscille légèrement le buste/mouvement des deux mains

jointes puis disjointes

T

Et que les au :tres(.) n’existent pas(.) rIEN n’existe que ça

2pp

Regard vers Int/mouvement iconique des mains formant la boule

T

E :t il m’est arrivé :(.) un jOUr(3) que j’ai RevécU(.) une trANche

de ma vie

2pp

Regard vers Int

T

Mais pas seul’ment sOUvenir par’ce que sOUvenir c’est conscien :t

2pp

Baisse les yeux puis regard vers Int/lève l’index droit

T

C’étai :t(.) inconscien :t j’ai(.) été là(.)

2pp

Geste explicatif des deux mains puis geste vers le bas

T

J’étais(.) vécu tout ce qui passait avec mOI(.) je l’ai je l’ai vécu

comme si(.) j’étais là

2pp

Regard vers un point fixe à hauteur des yeux

T

Donc je(.) je savais Pas(.) que je me souviens(.) je savais pAS(.) que

je suis(.)

dans l’usine(.) j’étais partIe j’étais là

2pp

Corps presque immobile

Cette séquence illustre de manière exemplaire le moment au cours duquel le témoin a pu, grâce à une situation exceptionnelle, se réapproprier la conscience de soi à la faveur de la sensation rythmique produite par la machine sur son corps. Cette sensation a d’abord suscité en elle un apaisement qui a été la condition d’une réarticulation entre son intégrité physique et son vécu : elle explique, en effet, qu’elle a « revécu » ce qu’elle n’avait pas pu vivre pleinement au moment de son arrestation et de son arrivée au camp. Elle décrit un retour à la situation qui l’avait laissée en état de dissociation cognitive en précisant que le sentiment était aussi physique que mental : « j’étais partie ; j’étais là ». Il est remarquable en outre qu’à aucun moment le témoin ne cherche à donner une explication mystique à cette expérience [9]. En définitive, cette expérience demeure pour elle avant tout le moment où elle a pu redevenir elle-même, c’est-à-dire, au plan de la rationalité discursive, se donner les moyens de construire un ethos à partir duquel elle pouvait mettre en récit les événements vécus. Il s’agit d’une réconciliation de la strate iconique avec la strate indiciaire, où le mouvement du corps, imposé par la machine, a pu lui redonner un sentiment d’intégrité. Cette séquence rapporte une situation prélinguistique difficile à analyser en termes linguistiques, mais elle ouvre la voie à la mise en récit proprement dite, telle qu’on va à présent l’analyser avec les deux dernières séquences.

Séquence 6 : J’ai revécu chaque fois quelque chose de honteux

T

Et j’ai revécu cette vie(.) et j’ai revécu chAque fOI :s quelque chose

de hon(.)teux(.)

2pp

Mains jointes s’abaissent vers le sol scandent les mots

T

Une parti :e où(.) j’ai failli : quelque chose(.) où je n’ai pas biEN fait

quelque chose

2pp

Geste des mains qui accompagnent les alternatives

T

Où j’ai été maladroi :te où je n’étais pas à la hauteur d’une situation(.)

2pp

Regard en elle-même puis vers Int

T

Et(.) j’avais une TELle hONte(.) qu’il me semblait que cette honte

c’était quelque chose de(.) glUan :t q rouge qui qui qui

m’inONde(3)

2pp

Gestes de la main qui miment l’énoncé/expression de dégoût

T

Et j à tel point j’ai senti cette hon hon :t m’en(.)glouti :r

2pp

Expression de dégoût

T

Que j’ai regardé est-c’que les autres voient ça

2pp

Mouvements de la tête à gauche et à droite

T

Et j’ai été rassurée que personne ne me rega :rde(.) donc que(.) que

ça c’est c’est seul’ment dans ma tête

2pp

Main droite portée vers le front

On voit ici le témoin s’engager dans la difficile épreuve de la mise en récit des événements qu’elle a dû subir depuis son arrestation. D’une façon remarquable, on voit apparaître l’expression « cette vie » dont le démonstratif marque lexicalement la mise à distance — à connotation péjorative — de sa propre vie. Mais le fait même que la mise à distance soit désormais exprimée annonce néanmoins la possibilité d’une réappropriation. La première étape de la mise en récit est marquée par la thématique de la honte. Celle-ci étant thématiquement corrélée à la notion de « faute » vient pourtant comme première étape dans la construction de l’identité narrative. On constate, en effet, que le sentiment de honte est directement relié à des situations qui donneraient du sens à cette émotion : « j’ai failli », « je n’ai pas bien fait », « j’ai été maladroite », « je n’étais pas à la hauteur ». On remarque en outre que la thématique indiciaire de la honte est directement corrélée à une représentation iconique très concrète : « quelque chose de rouge et qui m’inonde ». Le témoin accompagne cette description d’une expression de dégoût très marquée. Ainsi, la première étape de la mise en récit est profondément marquée par un mode de représentation iconico-indiciaire. Elle est simultanément intégrée dans une représentation éthique du monde et des événements, dont la notion de honte constitue le noyau [10]. Ce premier noyau de mise en récit, vécu d’abord sur le mode iconique et indiciaire — la honte vécue physiquement comme indice de la faute —, va ensuite faire l’objet d’un jugement. Au cours de cette étape, le témoin, après avoir affronté l’épreuve du « sens », va ensuite chercher à lui donner un statut symbolique, suivant la terminologie de Peirce. Elle aura ainsi parcouru l’ensemble des possibilités que lui offre la rationalité discursive.

4.3 Comment juger ?

Comme on va le voir à l’analyse de la dernière séquence, une telle étape va donner lieu à des phénomènes linguistiques et cognitifs particulièrement intéressants.

Séquence 7 : Et à mon grand soulagement, je me suis dit « je ne suis pas coupable »

T

Est-c’quE nous sommes coupables(.)

2pp

Regard vers Int

T

Est-c’que vraimENt est-c’que nous sommes coupables pour(.) être

persécutés de cette façon(4)

2pp

Regard vers Int

T

Et j’ai cherché et j’ai vu les gens(.) tout à fait(.) no :rmaux(.) c’était

des(.)

qui n’ont pas fait(3) aucune(3) qui n’étaient pas plus plus(.)

euh comment dire des juifs qui étalent leur leur richesse et qui ne

pArlent

avec les simples gens avec hautain hautEUr et je n’ai pAS trouvé

2pp

Regard scrute en elle

T

Et à mon grand soulag’ment(.) je me suis dit je je ne suis pas

coupAble

2pp

Regards vers Int

T

C’est Eux qui sont coupa :bles(4)

2pp

Regard et geste de l’index vers l’avant, en accusation

T

C’est pas pac’que(.) je suis coupA :ble que je suis là.

C’est parc’que EUX ils sont coupables

2pp

Index porté vers l’avant, en accusation

T

Et ça m’a aussi bEAUcoup aidée

Une observation minutieuse de cette séquence nous révèle qu’elle est construite sur un raisonnement argumentatif parfaitement bien formé. La première étape de l’argumentation reprend, sous forme de questions, la conclusion intuitive à laquelle le témoin a été conduit par sa mise en récit. S’il y a honte, c’est qu’il y a faute, c’est-à-dire culpabilité : « Est-ce que nous sommes coupables ? » Par cette première question décrivant le problème qui va être examiné, le témoin opère une suspension du jugement, ce qui constitue toujours la première étape d’une argumentation. La suspension du jugement permet de placer un principe, ou un fait — ici, la supposée culpabilité des Juifs — dans une situation cognitive où elle est problématisée. Le témoin pose la question une seconde fois en ajoutant « vraiment », qui indique qu’elle entend pratiquer une démarche critique pleine et entière. Elle rapporte ensuite la phase de problématisation au cours de laquelle elle adopte une démarche critique : « et j’ai cherché ». Elle débouche alors sur le rejet du jugement qui devrait normalement être la conséquence de sa mise en récit, un jugement qui aurait dû trouver des raisons, des arguments en faveur de l’établissement de sa propre culpabilité. Or, cette option est bloquée par un contre-argument : « Et j’ai vu les gens tout à fait normaux ». Vient ensuite la description, a contrario, de ce qui est censé représenter l’anormalité. Sont mis en avant deux traits essentiels : la richesse et l’attitude hautaine. Il est remarquable que ces deux caractéristiques correspondent parfaitement à ce qui était, pour les Grecs, les traits caractéristiques de l’hubris. On pourrait traduire ce terme par « insolence », mais il a un sens anthropologique beaucoup plus profond qui nous paraît constituer une piste essentielle pour la compréhension des phénomènes que nous étudions. Le fait d’être « hors norme » constitue, dans cette perspective, un élément d’explication anthropologique de la faute [11]. Mais le témoin arrête son jugement : « je n’ai pas trouvé [12] ». Après avoir soumis le problème posé à l’épreuve de la critique, K.L. en vient alors à la conclusion : « Je ne suis pas coupable ». Mais il faut encore fournir une hypothèse alternative qui permette de poser un jugement sur la représentation obtenue par la mise en récit. C’est là qu’intervient un phénomène remarquable d’inversion logique de la culpabilité : « C’est pas parce que je suis coupable que je suis là. C’est parce que eux ils sont coupables ». Le témoin accompagne cette sentence d’un geste iconico-indiciaire de l’index pointé vers l’avant, en accusation. Or, on remarque que cette inversion de la culpabilité, qui se structure autour du connecteur causal « parce que », débouche sur une représentation de la réalité qui, à la lettre, paraît illogique : « C’est parce qu’eux sont coupables que je suis là ». En effet, comment la culpabilité de certains individus pourrait-elle avoir pour conséquence une punition pour d’autres individus, ceux-là innocents ? Notre hypothèse sera que ce paradoxe apparent peut se résoudre dans le cadre du modèle d’émergence de la rationalité, tel qu’il est mis en oeuvre ici. Vu l’ampleur du défi auquel est confronté le témoin, le cadre argumentatif, utilisé d’une façon parfaitement rationnelle, débouche néanmoins sur la description d’une réalité qui ne prend son sens qu’en regard d’une conception du monde qui fait intervenir des normes éthico-déterministes propres à une conception préjuridique de la faute. Pour pouvoir développer cette hypothèse, il convient de se pencher sur la question de l’hubris, laquelle nous conduira à des considérations plus larges sur la représentation de l’extrême.

5. Un excursus sur la notion d’hubris

L’hubris est la manifestation d’une démesure violente qui fait en sorte que l’on manque aux dieux ou à autrui. Dans sa Rhétorique, Aristote considère l’hubris dans sa seconde acception, plus moderne, d’un outrage fait à autrui :

De même, celui qui outrage dédaigne ; car l’outrage consiste en des actes ou des paroles pouvant faire éprouver de la honte au patient, sans autre intérêt que ce résultat et pour le simple plaisir : rendre la pareille n’est pas, en effet, outrager, mais se venger. La cause du plaisir pour ceux qui outragent, c’est qu’ils croient, en faisant du mal, mieux affirmer leur supériorité. Aussi les jeunes gens et les riches sont-ils enclins à l’outrage ; ils s’imaginent qu’en outrageant ils se montrent supérieurs [13].

Dès le départ, on voit apparaître la notion centrale de honte, décrite comme l’émotion qu’éprouve celui qui subit l’outrage dans la mesure où il se sent rabaissé. Mais la particularité de l’outrage, nous dit Aristote, est qu’il est pratiqué « sans autre intérêt que ce résultat et pour le plaisir ». Or, une telle attitude psychologique est assez marginale. Elle s’apparenterait intuitivement à des comportements pervers. En effet, les pervers sont réputés éprouver du plaisir à humilier, sans autre but apparent. Aristote prend d’ailleurs grand soin de distinguer cet outrage qu’est l’hubris d’une offense qui se donnerait comme une réponse à une offense précédente : « rendre la pareille n’est pas, en effet, outrager, mais se venger », précise-t-il. Cette distinction nous paraît cruciale, car elle permet de saisir ce qu’il y a de démesuré, d’irrationnel dans l’hubris [14]. Elle a même certaines implications directes pour ce qui nous concerne. De fait, si l’on place à présent ce raisonnement en parallèle avec celui de K.L., on comprend très clairement le sens de sa première hypothèse, sa première tentative de jugement, qu’elle écartera d’emblée : la honte qu’elle éprouve est consécutive à une vengeance supposée, de la part des nazis, sur elle et sur les Juifs en général. Cela signifierait que les Juifs ont fait preuve d’hubris et que leur traitement par les nazis est une réponse à cet outrage — cette réponse correspondrait à ce que les Grecs nommaient la némésis. Or, en amont de la question éthique, la némésis est plus rationnelle que l’hubris, puisqu’elle poursuit une visée précise. Dans cette perspective, la première hypothèse considérée par le témoin est plus « rationnelle » que celle de l’hubris des bourreaux, qui se traduirait par l’expression collective d’un plaisir pervers.

Le jugement critique implicitement opéré par K.L. présente ainsi chez elle, et chez les siens, les traits caractéristiques d’une hubris, d’un outrage auquel les nazis auraient répondu par une vengeance légitime : elle « cherche » dans ses souvenirs, elle se demande si elle a assisté de la part des siens à des comportements hautains, dédaigneux, éventuellement liés à un étalage extravagant de richesse. On retrouve les traits caractéristiques de l’hubris décrits par Aristote en même temps que l’on voit évoqué le lieu commun de la propagande nazie selon lequel le peuple juif avait à subir une punition bien méritée pour son comportement outrageant [15]. En d’autres termes, le discours nazi, lorsqu’il recourait à la propagande, utilisait précisément cette rationalisation de la faute, en décrivant le projet de destruction comme une vengeance, une punition. Nous prenons la mesure de la profondeur anthropologique de cette conception de la faute, tant à travers son efficacité rhétorique pour la propagande que par sa pertinence cognitive dans l’effort consenti par le témoin pour opérer un jugement sur les événements vécus. En toute logique, le témoin réfute immédiatement l’hypothèse selon laquelle le peuple juif aurait fait preuve d’hubris et aurait subi une vengeance en conséquence. Il n’en demeure pas moins que la représentation de l’hubris demeure présupposée sous la négation. Cette réalité sémantique a sans doute un corollaire cognitif : une représentation, même niée, conserve une certaine pertinence dans toute mise en récit.

Quoi qu’il en soit, le cadre anthropologique qui conditionne la mise en récit fait apparaître une concurrence causale entre l’outrage pur — l’hubris — et la vengeance légitime face à l’outrage — la némésis. Nous reviendrons sur le caractère ambigu de la némésis, qui partage certains traits avec la vengeance, cette réponse politique à l’outrage que la pensée moderne considère désormais comme barbare, et d’autres traits avec la justice, à laquelle tout honnête homme est censé aspirer. Pour l’instant, notons le phénomène, crucial pour la rationalité discursive, suivant lequel la construction de l’identité narrative est conditionnée au fait que la honte éprouvée est consécutive soit à l’hubris, soit à la némésis. Le dilemme pour la rationalité se pose en ces termes : la victime subit-elle un outrage irrationnel et immérité ou subit-elle une vengeance rationnelle et méritée ? Dans le premier cas, elle est innocente mais le monde est injuste, dans le second, elle est coupable et le monde est juste. On comprend que, posée en ces termes, aucune solution n’est satisfaisante.

La stratégie du témoin face à ce dilemme consiste alors à inverser la proposition selon laquelle elle aurait subi une vengeance méritée en reportant la culpabilité sur les bourreaux : « c’est pas parce que je suis coupable que je suis là, c’est parce qu’eux sont coupables ». Ce faisant, elle décrit leur culpabilité comme de l’hubris, comme une disposition naturelle à commettre un acte injuste. Or, la culpabilité des bourreaux, même si elle a ensuite été établie par la justice des hommes, est d’un autre ordre : elle est politique et sociale, alors que la culpabilité de celui qui commet l’hubris est naturelle, essentielle, irrationnelle. Il reste donc, dans le raisonnement du témoin, une part de jugement qui échappe à la rationalité. Celle-ci nous paraît entièrement contenue dans la causalité inversée du connecteur causal : « c’est parce qu’eux sont coupables que je suis là ».

6. Causalité inversée et rationalité discursive

Pourtant, cette causalité inversée retrouve sa dimension rationnelle si nous la replaçons dans la strate de rationalité discursive où elle est la plus pertinente : celle de la rationalité indiciaire, dont la fonction est de donner du sens au monde. Pour étayer ce dernier point de notre raisonnement, nous nous pencherons sur quelques réflexions de Jean Améry.

L’enjeu auquel sont peut-être confrontés de nombreux rescapés, afin de pouvoir réconcilier leur représentation du monde avec leur jugement sur celui-ci, pourrait se décrire en ces termes. Il s’agirait, en somme, de relever le défi suivant : inverser en retour l’inversion produite par les nazis — et plus largement, par les bourreaux en général — qui a eu pour effet de placer l’hubris du côté des victimes. L’inversion des bourreaux a eu pour effet pervers de faire passer leur hubris pour de la némésis : leur violence démesurée pour de la justice. Le défi de réinversion des témoins est autre chose qu’une soif de vengeance : elle répond à un besoin rationnel — au regard de la rationalité indiciaire — de remettre le monde à l’endroit, en remettant la justice à sa place. Il nous semble que certaines réflexions de Jean Améry peuvent se comprendre sous cet angle :

Ce qui s’est passé s’est passé. Cette phrase est tout aussi vraie qu’elle est ennemie de la morale et de l’esprit. La puissance morale de résistance renferme la protestation, la révolte contre le réel qui n’est raisonnable qu’aussi longtemps qu’il est moral. L’homme moral exige que le temps soit aboli — en particulier et dans le cas qui nous intéresse ici : en clouant le malfaiteur à son méfait. Ce faisant, et le processus d’inversion morale du temps une fois accompli, il se peut alors qu’il devienne le prochain de la victime [16].

En première analyse, nous pouvons remarquer combien les réflexions liminaires d’Améry entrent en résonance avec la notion de « résistance à la révision » : la première réaction aux événements auxquels les témoins ont été confrontés, qui peut paraître la plus irrationnelle, mais qui, on l’a vu, est profondément rationnelle au plan iconique, consiste à rejeter le réel lui-même en vertu de cette première protestation morale issue de l’expérience somatique et des émotions. Ainsi, Améry insiste sur le fait que « le réel n’est raisonnable qu’autant qu’il est moral ». Et c’est bien sur cette aporie que débouche la catégorie de l’hubris, replacée dans un cadre où la justice a remplacé la vengeance, où la notion de monde juste doit aussi tenir compte de la catégorie moderne du droit. On comprend mieux, sous cet angle, en quoi la conclusion du raisonnement de K.L. n’est pas entièrement rationnelle : car elle exigerait d’intégrer la catégorie démesurée, violente et irrationnelle de l’hubris dans un cadre juridique. Vient ensuite l’expression « clouer le malfaiteur à son méfait » que nous proposons d’interpréter en deux sens différents. Car, en vérité, il y a deux méfaits.

La première interprétation permet de désigner un méfait visible et irrationnel : l’outrage pur. Selon cette interprétation, la formule d’Améry reviendrait à répondre à l’hubris par la némésis. Mais il y a une autre interprétation, invisible et pourtant rationnelle : l’expression « clouer le malfaiteur à son méfait » reviendrait à inverser une nouvelle fois l’inversion du sens qu’il fallait donner à l’outrage. La puissance de l’image contenue dans le verbe « clouer » pourrait ainsi traduire la nécessité qu’il y a à maintenir de force le bourreau à son crime, afin d’empêcher une nouvelle fois toute possibilité de report du crime sur les victimes. Mais cette dimension toute psychologique qui consiste, dans la représentation, à clouer le bourreau à son outrage, afin d’en laver définitivement les victimes, parce qu’elle intervient directement dans le paradigme indiciaire, n’est pas si aisée à formuler dans un cadre moderne. En effet, tout cadre moderne qui doit intégrer les jugements critiques aux mises en récit affirmerait que seul le droit est compétent pour rétablir l’ordre moral du monde. Or, pour Améry, le problème éthique, jusqu’ici non résolu, réside dans le fait que « ce qui s’est passé s’est passé ». Comme on l’a vu dans le témoignage de K.L., ce simple fait est déjà rétif à la rationalisation, dès sa dimension iconique. La résistance à la révision, qu’elle intervienne d’une façon directement cognitive, comme c’est le cas dans le témoignage que nous avons analysé, ou qu’elle intervienne sur un mode lexicalisé — comme lorsque nous disons, face à un événement tragique, « ce n’est pas possible » —, cette résistance de l’esprit humain face au réel est éminemment rationnelle. Ainsi, le passage à la représentation indiciaire qui demande à la victime de l’outrage de construire une identité narrative à partir d’un tel événement doit tenir compte, dans la construction éthique, de la rationalité qu’il y a à refuser l’intégration de pareils événements « sans autre forme de procès ».

Aucune sentence juridique ne peut agir sur cet aspect des choses. Le monde reste ainsi injuste et son ordre s’édicte au mépris du droit, tant et aussi longtemps que la communauté humaine ne trouve pas de moyens acceptables pour réinverser l’inversion commise par les bourreaux, ce second méfait invisible dont la sanction échappe au droit et dont les conséquences pernicieuses continuent à hanter les consciences. Lisons encore Améry :

Peut-être ne faut-il y voir qu’une volonté de clarification personnelle, mais je voudrais que mon ressentiment, qui est ma protestation personnelle contre l’oeuvre cicatrisante naturelle et immorale du temps, et dans lequel je place ma revendication absurde mais au fond humaine d’inverser le temps, je voudrais que ce ressentiment soit aussi investi d’une fonction historique. S’il remplissait la tâche que je lui confie, il pourrait être considéré comme une étape dans la dynamique progressiste morale du monde et remplacer la révolution allemande qui n’a pas eu lieu. Cette revendication n’est ni moins absurde ni moins morale que le désir individuel de réversibilité de processus irréversibles [17].

On ne saurait mieux dire. Le coeur du problème, celui qui n’est pas traité par la modernité, malgré toute sa bonne volonté, ses lois antinégationnistes et la multiplication des lieux de commémoration, est qu’elle laisse intact le problème de l’identité narrative des victimes. Et, en un sens, la culpabilité de l’époque contemporaine face à l’identité narrative des victimes a encore contribué à accentuer le problème.

La question spécifiquement éthique posée par la rationalité indiciaire se voit automatiquement transférée à la strate argumentative. Ainsi, l’une des réponses à cette difficulté par la pensée moderne est de faire de la victime une catégorie juridique à part entière. Mais ce faisant, l’éthique se substitue au politique, ce qui ne peut mener qu’à des conséquences désastreuses pour la vie sociale en général [18]. Une autre réponse de la société revient à hypertrophier une identité narrative non résolue en donnant au témoignage, et à la commémoration en général, un statut politico-juridique. Dans un cas comme dans l’autre, on mélange les genres, au sens très précis où l’on veut faire assumer par une institution une fonction qui ne relève pas de ses compétences. Les victimes disent le droit et, ce faisant, la narration se substitue à l’argumentation, alors même que l’identité narrative n’a pas pu être reconstruite. Dans ces conditions, le droit disparaît, pris en étau entre la catégorie éthique de la pitié et celle, tragique, de la violence.

En guise de conclusion

Chez le témoin dont on a analysé le discours, comme chez l’écrivain, le passage de l’identité narrative au jugement critique demeure problématique. Il manque encore une étape à la rationalisation du phénomène concentrationnaire, que la société contemporaine n’a pas su résoudre. Nous suggérons qu’une telle étape se situe, dans le cadre de réflexion proposé ici, au coeur du paradigme indiciaire. Celui-ci devrait se charger de reconstruire, chez les victimes, mais aussi pour l’humanité postconcentrationnaire, une identité narrative demeurée en partie problématique. Améry insiste sur le fait que la dignité — noyau central de l’identité narrative — ne peut être accordée que par la société et ne peut pas venir d’une revendication intérieure. Cette question, à l’évidence, doit recevoir un traitement au sein du paradigme indiciaire, celui dont la fonction moderne s’est spécialisée dans la construction d’un sens partageable. Elle laissera ensuite au jugement le soin de dire la loi, le droit et la politique. Car cette question ne saurait être ni celle des identités victimaires, ni celle des identités perverses érigées au rang de jugement politique. Si la société contemporaine ne veut pas ouvrir la voie à l’obscurantisme et à la perversité érigée en norme, elle devra en passer par une double entreprise. Il lui faudra tout d’abord se réconcilier avec le paradigme indiciaire, indispensable pour la construction des identités narratives. Mais il conviendra ensuite de cantonner cette activité aux fonctions cognitives et sociales pour lesquelles elle est compétente, sans que celle-ci ne puisse investir le domaine du droit et de la politique.