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Cette place palpite, mais cette autre est immobile ; la vie et la mort luttent dans chaque morceau : ici c’est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton oeuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s’est éteint plus d’une fois dans tes mains, et beaucoup d’endroits de ton tableau n’ont pas été touchés par la flamme céleste.

Honoré de Balzac, Le chef-d’oeuvre inconnu [1]

Au xixe siècle, les découvertes scientifiques de l’ovulation et des lois de l’hérédité permettent de mieux appréhender la dynamique de la fécondation et de la reproduction, tout comme celle des croisements génétiques. Ce nouveau savoir éclaire également le rôle que jouent de concert les deux sexes dans la génération des êtres vivants et la nécessaire évolution des espèces. Ce faisceau de nouvelles connaissances ouvre à une interrogation renouvelée sur la fabrique de l’être humain, rêvée dans de nombreuses fictions et sous de multiples formes par la littérature romantique européenne, qui multiplie les récits de commencements, ainsi que les détournements de la mythologie grecque et du créationnisme biblique. Les textes littéraires de la modernité scientifique et philosophique entrelacent, en effet, les figures chrétiennes de la Genèse (Adam et Ève) et diverses figures mythologiques : Narcisse, symbole de l’autoséduction mortifère par l’image ; Pygmalion, chantre de la perfection artistique et de la créature féminine idéale, qui médiatise la tension entre l’art et la finitude du désir ; Prométhée, héros de la rébellion contre les dieux auxquels il dérobe le feu sacré au profit du genre humain. Dans Frankenstein (1818, 1831), Mary Shelley met en scène un « Prométhée moderne », démiurge qui se passe de la femme et de Dieu pour fabriquer de la matière vivante à partir des tables de dissection [2]. Son récit est quasi contemporain du Prométhée délivré de Percy Shelley (1820) et du conte d’Hoffmann, « Le Marchand de sable » (ou « L’homme au sable », 1815). D’un côté, le drame anglais met en scène le titan insolent, ce voleur de feu qui fait advenir la libération des hommes et annonce la maîtrise de leur destin. Dans le roman de Mary Shelley, le monstre s’octroie la liberté d’agir hors de la volonté de son créateur, qui a conçu un double de l’être humain ; mais la « créature » demandera en vain une compagne à sa ressemblance à son créateur, lequel empêchera la reproduction de la lignée monstrueuse. De l’autre, le conte hoffmannien met en scène une étrange scène primitive dans laquelle deux savants cherchent à découvrir le secret de la vie et à produire un simulacre humain et féminin en se passant de femme. Le « personnage » de la poupée Olimpia met ainsi en valeur une double énigme : celle du corps humain, appréhendé comme machine, et celle de la différence sexuelle. Dans le texte d’Hoffmann s’emboîtent donc plusieurs secrets : la question de la vie et de la mort, de la nature animée ou inanimée de l’automate, recouvre celle de la sexuation de l’humain, qui est aussi interrogation sur ce qu’est une femme. Les savants de la nouvelle, Pygmalions modernes prisonniers d’un fétichisme expérimental, semblent vouloir recréer la femme et pallier son défaut de fabrication [3].

Comment les romancières françaises du xixe siècle ont-elles repris l’imaginaire mythique de la création et de la révolte contre le créateur que mettent en oeuvre les deux incarnations du Prométhée moderne des époux Shelley ? Dans quelle mesure et sous quelles formes ont-elles représenté la création de l’humain, l’origine de la vie et la différence des sexes ? Répondre à ces questions ouvre à l’évidence un immense chantier, dont la présente étude jettera les fondements en se penchant sur deux romans de Flora Tristan et Rachilde, deux auteures au statut divergent dans l’histoire littéraire. L’une, féministe, socialiste et femme d’action, écrivit un seul roman, oublié et peu lu, Méphis (1838) ; l’autre fut une grande romancière et journaliste, dont Monsieur Vénus. Roman matérialiste (1884) fit scandale. Ces deux récits représentent pourtant la refonte de l’être humain et la libération du personnage féminin, bien que de manière radicalement opposée. Tristan écrit son Méphis dans les moments de ferveur du romantisme social, qui consacre les figures d’un Prométhée révolutionnaire et d’un Christ des barricades volant au secours de l’humanité. Après que le couple formé par Méphis et Maréquita a été vaincu et sacrifié par les menées d’un « parti-prêtre » infernal, c’est à leur fille Marie qu’il revient d’incarner la « femme de l’avenir » : « elle sera libre », afin « que jamais un des liens forgés par les lois humaines ne l’enchaîne [4] ». Tels sont les voeux d’outre-tombe de sa mère, qui invoque le passé mythique de la Genèse et l’image de la première femme, tout en récusant le mythe du péché originel et en rattachant la figure salvatrice de la vierge Marie à celle de la « fille d’Ève » (M, t. ii, p. 293).

En fin de siècle, le dégoût du monde et le mal de vivre de la Décadence accompagnent la quête de perfection de l’héroïne rachildienne et sa destruction diabolique de la beauté vivante de son amant prolétaire, dont le corps est remplacé en épilogue par un simulacre de cire animé d’un mécanisme sexuel. Après avoir féminisé son amant, réduit au statut de courtisane, et conduit sur lui l’acte viril de la pénétration sexuelle, l’aristocrate Raoule de Vénérande sacralise et profane en même temps son trophée de chasse érotique, transformé in fine en Vénus de cire. L’héroïne rachildienne combine toutes les formes de transgression morales et sociales, passant les frontières entre les genres sexués, entre l’humain et le monstrueux, entre l’homme et la machine.

Si l’étude conjointe de deux textes si dissemblables s’avère surprenante de prime abord, nous allons éclairer la manière dont la réflexion sur la création artistique et la représentation de la rébellion remettent en question une culture centrée sur la norme masculine et la division hiérarchisée des sexes, dont le but est de régler les rapports entre hommes et femmes tout en renforçant la domination masculine. Nous nous interrogerons donc sur le pouvoir féminin en nous fondant non seulement sur la critique des institutions sociales et religieuses qui s’expriment à travers la dynamique amoureuse mise en scène dans ces romans, mais aussi sur l’imaginaire genré qui sous-tend la création des personnages féminins et masculins. Ce faisant, nous nous pencherons également sur les rapports qui se nouent entre les figures de créateur ou de créatrice et celles des personnages conçus comme créatures.

Prométhée artiste

La même année où Flora Tristan publie ses Pérégrinations d’une paria et son roman Méphis, Edgar Quinet fait paraître dans la Revue des Deux Mondes un article intitulé « De la fable de Prométhée considérée dans ses rapports avec le christianisme [5] ». Dès l’incipit, l’écrivain républicain situe son interprétation du mythe grec de la révolte dans le cadre d’une réflexion sur l’acte créateur de l’artiste dans ses incarnations plastiques, lyriques et verbales, « le statuaire, le peintre, le musicien, le poète » (P, p. 337) l’intéressant tour à tour. Christianisant le mythe, il fait du Titan rebelle un « Christ avant le Christ » (P, p. 340), « le prophète du Christ au sein de l’Antiquité grecque » (P, p. 342) :

Prométhée s’est révolté contre le pouvoir des dieux établis ; il a créé l’humanité malgré eux ; il leur a dérobé le feu sacré. Les divinités païennes l’enchaînent sans le soumettre. Sur le Caucase, il prophétise leur chute ; il attend le Dieu nouveau qui, en les renversant, viendra le délivrer […] le Christ, en détruisant Jupiter, est le seul rédempteur possible de Prométhée.

P, p. 338

Au caractère historique du titan, Quinet ajoute une dimension métaphysique, en ce que Prométhée incarne « le drame intérieur de Dieu et de l’homme, de la foi et du doute, du créateur et de la créature » ; ce rapport douloureux constitue, selon l’écrivain, « l’élément éternellement subsistant de toute poésie » (P, p. 342). La méditation esthétique que Quinet poursuit sur la poésie, dans son sens étymologique de « création », se nourrit d’une réflexion sur la différence des sexes. En faisant de la création de la vie la condition de la beauté, il place l’artiste dans la position divine du créateur qui insuffle la vie à la matière inanimée :

pour qu’une oeuvre fondée sur la tradition de l’antiquité soit vivante, il est nécessaire qu’elle pénètre d’un esprit nouveau et pour ainsi dire, d’une âme nouvelle, les formes éternellement belles d’où l’esprit de l’humanité s’est retiré. C’est dans ce sens seulement que l’artiste imitera véritablement la nature, car elle aussi, poète par excellence, ne tire rien de rien ; mais, dans chacune de ses créations, elle se conforme à un type ancien qu’elle anime d’une nouvelle vie.

P, p. 345

Lorsqu’il compare l’acte créateur moderne à la nature qui redonne vie à l’antique beauté, Quinet fait du poète qui crée à partir de formes préexistantes un émule non seulement de Prométhée, mais aussi de Pygmalion, en ce que la perfection artistique naît de l’animation de la forme et de la matière. Dans cette interprétation du mythe prométhéen et de l’inspiration antique, le créateur ne saurait être qu’une puissante figure masculine, comme le montrait déjà le beau passage du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, dans lequel le peintre est dépositaire du « flambeau de Prométhée », qui lui sert de talisman dans la quête qu’il poursuit afin d’animer la figure féminine, évoquée sous trois états différents : femme animée, statue figée, cadavre privé de vie.

Le mythe au féminin

Dans son livre George Sand mythographe, Isabelle Naginski rappelle que la figure d’un Prométhée utopique, martyr et visionnaire inspire toute la génération romantique. Pourtant, seule George Sand a bouleversé les interprétations genrées du mythe prométhéen en mettant en scène le rebelle comme personnage féminin. Cette création répondait, chez Sand, au besoin « d’arracher le feu, symbole du savoir, des mains de ses confrères et de le dispenser à ses lectrices [6] ». Isabelle Naginski mène ainsi une étude passionnante sur la transfiguration et la féminisation du titan dans les deux versions de 1833 et de 1839 de Lélia. Dans les années où la pensée et la création sandiennes s’ouvrent davantage à la réflexion politique et sociale, les références au mythe prométhéen foisonnent, en effet, dans la correspondance de l’écrivaine, dans ses textes journalistiques et dans les deux versions de Lélia. Voleuse de feu qui transgresse le tabou du savoir intellectuel, Lélia-Prométhéa « devient une puissante figure de défi au féminin » (GSM, p. 53), combinant les aspects sublimes et tragiques du titan rebelle, sa fureur contre les dieux castrateurs, ainsi que l’échec de sa lutte. Toutefois, dans la version de 1839 de Lélia, le titan devient bien plus que le libérateur du peuple enchaîné ; il subit aussi un « changement de sexe » : « La figure prométhéenne sur son rocher est transformée en variante féminine qui triomphe de toute punition imposée par le divin » (GSM, p. 77). Selon Isabelle Naginski, les deux versions de Lélia construisent ainsi une « Prométhéide à rebours » : étranglée par un prêtre dans la version de 1833, Lélia-Prométhéa se délivre, puis délivre le monde dans la version de 1839 ; mais elle finit à nouveau enchaînée par le règne du préjugé et du nihilisme (GSM, p. 81).

Bien que le début des années 1830 soit marqué par le développement du saint-simonisme et les appels à l’affranchissement social et sexuel des femmes [7], il faut donc se référer à l’oeuvre sandienne pour trouver une représentation artistique de femmes révoltées et de voleuses de feu, ainsi qu’une féminisation des grands mythes de la création et des récits de commencement. Est-ce simplement par dérision que Balzac, qui dialogue constamment avec Sand à l’époque de la rédaction de la seconde version de Lélia et de sa propre Béatrix, attribuera à son héroïne et femme de lettres Camille Maupin la publication d’un Nouveau Prométhée, dont la référence sera déplacée dans un texte postérieur à Béatrix, La muse du département (1843) ? Au cours d’une conversation de salon visant à décider du sexe d’un auteur, les femmes se voient attribuer la supériorité sur les hommes dans le domaine des « conceptions bizarres », et de l’imagination qui les sous-tend. Sont citées en exemples des oeuvres d’écrivaines réelles, dont George Sand et Ann Radcliffe ; toutes les femmes évoquées ont créé des personnages de monstres ou d’hermaphrodites : « le Frankenstein de mistress Shelley, Leone Leoni, les oeuvres d’Ann Radcliffe et le Nouveau Prométhée de Camille Maupin [8]. » De nombreux critiques ont noté combien le personnage de Camille Maupin, femme de lettres hors norme et femme libre, devait à la fois à George Sand et aux représentations dominantes et péjoratives de la femme auteur au xixe siècle. Mais au lieu d’invoquer cette seule facette misogyne, Françoise Van Rossum-Guyon a démontré que Camille Maupin est avant tout une « figure hyperbolique du génie, l’archétype du grand écrivain », dont les qualités masculines et féminines « engendrent l’hermaphrodite qui, comme figure mythique du créateur, réalise l’union des contraires [9] ». C’est ce double travail d’union des contraires, à l’oeuvre dans la conception du génie créateur, que nous aimerions cerner à présent chez Flora Tristan, en étudiant sa représentation genrée de la révolte contre l’ordre établi [10].

Maréquita, artiste fugitive

Le roman de Méphis est encadré par de nombreuses références au pouvoir créateur de l’artiste, à la fois sur le plan diégétique et sur le plan du paratexte ; il contient également plusieurs mises en abyme de la production artistique, qu’il s’agisse de musique, de peinture ou de Mémoires [11]. À la fin du second tome du roman, deux articles que Flora Tristan publia dans L’Artiste sont en effet réimprimés et doublent le récit d’une réflexion esthétique : « De l’art et de l’artiste dans l’Antiquité et la Renaissance » et « De l’art depuis la Renaissance ». L’intervention d’une voix auctoriale, qui s’exprime sur l’art dans l’histoire et sur le sentiment esthétique, compense la clôture ironique de l’univers narré, lequel remplaçait in fine la voix narrative par le discours citationnel, en l’occurrence la reproduction d’un article de journal annonçant la nomination au poste d’archevêque du représentant du mal dans le roman, le personnage diabolique de Xavier de S…, prélat étouffant les femmes et le peuple pour les tenir enchaînés dans les lois de l’Église apostolique et romaine. L’ajout compensatoire des articles signés par Flora Tristan illustre la tension en fonction de laquelle s’articule tout le récit, dans la mesure où le personnage de Xavier symbolise le pouvoir de l’Église catholique, qui empêche l’accès de Méphis et de Maréquita à la liberté et à l’amour. Mais l’instance narrative, autant que les personnages, reconnaissent en même temps l’autorité divine et la parole du Christ. Le héros éponyme et l’héroïne s’insurgent contre l’interprétation répressive que l’Église romaine fait de la loi divine, et qui renforce les structures patriarcales opprimant les femmes et le peuple.

Dès les deux premiers chapitres du récit, le travail créateur de Maréquita et sa qualité d’artiste sont mis en valeur, sans que l’on sache encore grand-chose sur son personnage. Son apparition de prima donna exotique, dans le cadre d’un bal aristocratique, est soigneusement préparée afin de souligner l’authenticité de sa voix, sa virtuosité artistique, la force de son regard magnétique, son indépendance d’esprit et son engagement politique. Avant même l’entrée en scène de la cantatrice espagnole, la vision surplombante que porte l’instance narrative, dans l’incipit, sur les beautés illusoires du bal fait place à un nouveau foyer de regard, celui d’un personnage de jeune Italien qui médiatise l’observation et la critique des femmes, pour en rejeter le spectacle affligeant de monotonie et de conformisme : « L’Italien, préoccupé de pareilles réflexions, fermait les paupières, comme obsédé par la vue de toutes ces marionnettes » (M, t. i, p. 6). Dès l’apparition de la cantatrice, qui s’accompagne elle-même au piano tout en regardant les spectateurs, le regard masculin est contrebalancé par le regard féminin de l’artiste et virtuose, dont le « feu magnétique » fascine les spectateurs (p. 7). Les participants du bal, qui paraissaient de prime abord de simples marionnettes, sont rendus à leur statut d’êtres sensibles par le chant de Maréquita, qui les envoûte par le charme de sa voix, sa fière beauté, son maintien altier et le feu sacré qu’elle met au service de l’art lyrique :

L’originalité a été de tout temps le privilège des grands artistes. — Maréquita avait une de ces voix à prodiges comme il s’en rencontre à peine une dans tout un siècle : la mélodie en était enchanteresse, le timbre pur, animé par l’accent de la passion, il vibrait avec une éclatante énergie ; puis tout à coup passant des inflexions d’une suavité enivrante, la cantatrice semblait douée de la faculté magique de transporter à volonté ses auditeurs des émotions de haine et de terreur aux émotions d’amour et de volupté

p. 9

Tout en Maréquita porte donc la marque du grand artiste, l’originalité et la liberté de penser s’alliant avec la capacité à exprimer avec passion les sentiments les plus opposés. On apprend plus loin que la cantatrice, capable d’atteindre les plus hauts accents lyriques, est également compositrice ; l’interprétation vocale de sa propre composition, unissant mélodie et poésie, en fait même une figure divine : « La cantatrice semblait entrer en communication avec le ciel !!! Ses accents vibraient dans l’âme ; le monde de nos sens n’existait plus » (p. 13). Médiatrice entre les hommes et Dieu, entre le fini et l’infini, la chanteuse permet la communion fraternelle des auditeurs et ranime en eux le désir du bien et de la justice.

Dans le deuxième chapitre, le portrait de la femme artiste et virtuose se précise avec l’évocation de son goût pour l’art pictural et sa collection de « pochades », esquisses dont elle inspire la conception aux peintres. L’épigraphe du premier chapitre, empruntée au texte androgyne par excellence qu’est le roman balzacien de Séraphîta, opposait de manière conventionnelle l’intelligence et l’apprentissage rationnels, comme apanages de l’homme, à l’instinct et à la sensation intuitive, comme apanages de la femme : « Notre instinct est précisément ce qui nous rend si parfaites. Ce que vous apprenez, vous autres, nous le sentons, nous » (M, t. i, p. 2) [12]. Suivant cette division sexuée des capacités, le chapitre deux relie Maréquita à la seule conception artistique et non plus à l’exécution. Toutefois, le texte présente l’union des deux actes de concevoir et d’exécuter en les comparant à l’harmonieux échange de la pensée entre les deux sexes :

elle apercevait la pochade brillante de fraîcheur, réfléchissant comme une glace la gracieuse création qu’elle avait rêvée. Elle voyait cette création et plus belle et plus noble que son imagination l’avait conçue. Le génie du peintre s’y était identifié ; la pensée de Maréquita était devenue la sienne, et son pinceau l’avait agrandie de toutes les ressources de l’art, de tout ce que la pensée d’un homme peut ajouter à celle d’une femme. […] Pour Maréquita, chacune de ses pochades était tout un poème…, elle en avait conçu la pensée créatrice, inspiré le peintre, et joui de l’exécution avec délices [13].

M, t. I, p. 22

Si le rôle de la jeune femme dans la création artistique semble réitérer la répartition genrée des tâches entre la Muse inspiratrice et l’artiste, l’insistance sur la fonction conceptuelle de la femme et sur sa jouissance esthétique met néanmoins en lumière sa part originale dans l’acte créateur. Pourtant, son ami Albert lui reprochera de rester esclave de l’approbation sociale au lieu de se montrer « femme-artiste, indépendante ». « Dieu vous a comblée de ses dons pour guider les autres et non pour être guidée », lui dit-il (M, t. i, p. 69). Maréquita n’a toutefois ni la force d’âme ni l’énergie nécessaire pour incarner cette figure saint-simonienne de la femme-guide : « revêtue du costume du monde, vous n’êtes plus que sujette », lui précise ainsi Albert (p. 70). Ainsi, malgré la puissance de sa voix et ses talents artistiques, qui lui permettent de sublimer la souffrance psychique, morale ou sociale en oeuvre d’art, Maréquita ne pourra se hisser au statut de véritable héroïne prométhéenne.

S’il reviendra au couple formé par Méphis et Maréquita de représenter l’amour en lutte contre l’oppression sociale et religieuse, c’est au personnage masculin que Flora Tristan accorde la volonté de rébellion et la vision d’un avenir émancipé pour les femmes et le peuple. Le chant et la voix mélodieuse de Maréquita, qui ouvrent le récit de manière si dramatique, sont donc vite remplacés par l’imposante figure de Méphis qui fera à la jeune femme le long récit de sa vie et de sa lutte à la première personne, tandis qu’elle offrira au jeune homme de courts Mémoires rédigés à la troisième personne.

Méphis créateur

Flora Tristan ne fait pas directement référence au mythe de Prométhée dans la création de ses personnages. Toutefois, son personnage de Méphis combine les deux traits du Prométhée romantique (rébellion contre l’oppression, création artistique), tout en liant la figure du titan à celle d’un Christ « missionnaire de la liberté » (M, t. ii, p. 157), comme l’avait fait Quinet dans son article de la Revue des Deux Mondes [14]. Figure de Christ prométhéen, également libérateur de la femme, Méphis apparaît comme un personnage révolutionnaire, soucieux de renverser l’ordre établi, et surtout l’ordre religieux et l’institution du mariage, dont il montre la corruption. Dans sa lutte, il s’appuie constamment sur la parole christique et le respect de Dieu et de sa création (M, t. i, p. 171) ; il ne se place donc pas en rivalité avec Dieu, mais avec les hommes qui ont détourné son message. Le prénom éponyme du héros est ainsi lié à la destruction non pas de la création divine, mais du pouvoir religieux et de l’injustice sociale. Curieusement, lors de son premier entretien avec le prolétaire, c’est Maréquita qui baptise de manière satanique le personnage oxymorique en le nommant par le diminutif de Méphistophélès, le « génie du mal » (M, t. I, p. 96-98). Comme le jeune homme l’explique aussitôt à Maréquita, les prolétaires, victimes de l’exploitation et de la misère, sont des Méphistophélès qui, venus des bas-fonds, remplissent les « hôpitaux, les prisons et les bagnes » (p. 99). Plus tard, une autre identification interviendra pour le principe du mal : les riches et les puissants sont « l’esprit du mal incarné sur la terre », selon un compagnon d’infortune de Méphis emprisonné à la Conciergerie (p. 215).

À travers le héros prolétaire, Flora Tristan exprime ses idées sur les rapports entre l’art et la religion, et son refus de l’art pour l’art (M, t. i, p. 171). Élève chez Girodet, Méphis sublime, par la création artistique, la souffrance psychique causée par l’abandon de la femme aimée et la misère de sa famille ; il connaît ainsi l’extase quasi religieuse de l’artiste détaché de la vie matérielle (p. 175) [15]. Lors d’un concours qu’il a organisé dans l’atelier du maître, il critique violemment la vogue des odalisques et l’usage pictural du corps féminin, exposé dans des poses lascives, qui repose sur une dualité genrée entre la force, apanage de l’homme, et le plaisir donné à l’homme, comme mission de la femme (p. 179-180). Cette dualité, le peintre prolétaire la remplace par une vision de « la femme guide de l’humanité » dans un tableau qu’il intitule : « l’avenir, la puissance intellectuelle succède à la force brutale » (p. 182-183). Dans ce tableau, qui idéalise la femme comme « source de vie et moteur du progrès » (p. 181), la femme n’est plus créature passive ou chair impure : elle incarne l’intellect, la création de la vie et le changement social. Le tableau vaut à l’artiste visionnaire son expulsion de l’atelier de Girodet ; il sera plus tard repeint en Vierge montant au ciel sous le pinceau d’une femme manipulée par l’Église catholique : « La Vierge seule doit régner sur la terre » (p. 267). La femme et le corps féminin restent donc prisonniers d’une dualité que symbolisent les images antinomiques de la Vierge et de l’odalisque.

Le héros prolétaire vise ainsi à libérer les femmes du carcan des préjugés. Dans le récit de sa vie, qu’il adresse à Maréquita, il parle constamment de la condition féminine et de la nécessité de redéfinir la féminité étouffée par la société, utilisant même l’image du corset, dont il critique vivement l’usage (M, t. ii, p. 97). Dans son parcours des différentes sphères sociales et son désir de la connaissance sous toutes ses facettes, il profite néanmoins de manière immorale des femmes. Abandonné à cause de son origine sociale par la femme qu’il aime, il la retrouve ensuite en femme déchue lors du Carnaval et la possède sous trois costumes différents (M, t. i, p. 303). Dans sa recherche du pouvoir, il n’hésite pas à devenir l’amant d’une aristocrate mariée à un vieux duc et à lui faire un enfant dont la paternité légale ne lui revient pas. Enfin, il épouse une fille de banquier pour pouvoir continuer sa lutte contre l’Église et l’injustice sociale. Méphis n’a rien à envier au panoptisme conquérant des héros balzaciens qui se servent des femmes pour accéder à la fortune, à la reconnaissance sociale et à un savoir omniscient. L’apparition de Maréquita dans sa vie, après la narration de ses liaisons, a donc une valeur salvatrice, ce qu’il reconnaît aussitôt pour oublier son projet d’exploiter la jeune femme. Mais, en même temps, il voit Maréquita comme un être de sa création, un être à son image : « vous étiez mon génie tutélaire, mon sauveur […] vous étiez la femme que je cherchais depuis si longtemps, — celle que mon âme a créée et qu’appellent mes désirs » (M, t. i, p. 362). À la fin du roman, Marie, la fille de Méphis et de Maréquita, recevra la mission de devenir « la femme de l’avenir que son père a conçue » (M, t. ii, p. 299). Contrairement à George Sand, Flora Tristan se détache donc difficilement d’un principe créateur masculin, même si elle cherche à abolir les dualités qui emprisonnent la femme. On peut néanmoins interpréter le personnage de Méphis créateur comme une projection de la voix auctoriale, comme si, par le détour de sa créature masculine, Flora Tristan s’appropriait le rôle de Dieu-créateur [16].

La femme enchaînée

Dans la deuxième partie de son roman, Flora Tristan utilise non seulement son personnage masculin, mais aussi l’instance narrative pour défendre, comme l’avaient fait les disciples saint-simoniens, la réhabilitation de la chair et critiquer le clivage entre l’âme et le corps. Elle utilise la médiation mariale pour lever l’anathème sur la chair : « Les passions sont la vie, et le Christ n’aurait pu, sans blasphémer, en prêcher l’anéantissement ; d’ailleurs, la meilleure preuve qu’il n’a pas rejeté la chair, c’est qu’il a voulu être conçu dans le sein d’une femme » (M, t. ii, p. 156). Lors du récit de Maréquita, fait à la troisième personne, mais présenté comme le manuscrit de la jeune femme dont Méphis est le premier lecteur, la voix auctoriale intervient pour critiquer l’interprétation sacerdotale de la parole christique. Le discours est donc indirectement attribué à Maréquita, même si cette attribution reste douteuse à ce point du récit où la jeune femme est encore prisonnière des préjugés et représente le sexe faible (p. 166) :

Le Christ a prêché la liberté pour tous et l’égalité entre les deux sexes ; mais, comme il n’a formulé aucun code, sa doctrine, en toutes choses, a été interprétée dans l’intérêt de la domination du sacerdoce […] l’Église romaine, en faisant une union indissoluble du mariage, dont elle seule se réservait le privilège de prononcer la dissolution, rendit la femme serve et la mit sous sa protection et dans la dépendance du prêtre.

M, t. ii, p. 55

Le pouvoir religieux symbolise la servitude de la femme, emprisonnée dans un mariage indissoluble [17]. Même si Flora Tristan donne une large perspective historique à son attaque de l’Église catholique et des lois sociales qui renforcent la différence des sexes et l’infériorité féminine, elle situe explicitement son récit en 1831-1832, et dénonce le Code civil de Napoléon autant que le pouvoir religieux, qui enferment tous deux les femmes dans la famille. Bien que Maréquita vive à Paris en artiste et non selon les lois sociales qui pèsent sur la majorité des femmes, elle devra faire face à son statut de femme mariée à un être immonde, aussitôt consommée sa passion charnelle pour Méphis [18]. Dans le récit de sa vie, elle raconte comment elle a dû abandonner son fils au vieux duc espagnol auquel elle s’est donnée pour sauver son premier amant ; elle garantit au vieillard une descendance et reçoit de lui en échange une fortune qui assure son indépendance. Albert, le tuteur de sa fille Marie, devra néanmoins élever celle-ci en exil pour empêcher que le mari légal de Maréquita ne vienne la réclamer comme son enfant légitime [19]. Femme prostituée par son mari, quasiment violée par l’amant dont elle ne comprend pas la corruption, le personnage de Maréquita, dans sa jeunesse, appartient autant à la littérature libertine du xviiie siècle qu’au roman gothique ou frénétique du début du xixe siècle. C’est son choix d’une vie parisienne et d’une vie d’artiste qui en fait une héroïne moderne, prête à comprendre la vision de la femme de l’avenir que lui peint le libérateur Méphis.

Il faut reconnaître que le personnage de Maréquita disparaît souvent derrière le discours auctorial, même dans la maigre portion du roman qui intègre ses Mémoires, que le personnage dit écrits de sa main, et dont elle recommande la lecture et la publication à sa fille dans sa narration d’outre-tombe. Toutefois, la double voix de Maréquita retentit dans deux moments clefs du récit : son chant résonne d’abord dans l’épisode d’ouverture, où elle se manifeste comme un intermédiaire entre la parole divine et l’humanité ; ensuite, vers la fin du récit, sa voix de mère et de femme éclairée assume une véritable fonction narrative dans la citation, par son ami Albert, d’extraits de la lettre-testament de Maréquita à sa fille. Même si le roman de Flora Tristan tourne à plusieurs reprises au roman à thèse, il se veut l’écho durable d’un plaisir divin et fugitif, celui de la voix lyrique de Maréquita, et d’une conversion à l’émancipation de la femme, par delà la mort de l’héroïne dont le texte s’approprie la trace et qui annonce le futur de l’humanité.

L’auteure s’approprie également plusieurs voix auctoriales en épigraphe de chacun de ses chapitres. Elle se fait ainsi l’écho de la plainte d’une autre musicienne et artiste lyrique, condamnée au malheur par la loi paternelle et les préjugés, la Corinne de Germaine de Staël : « Mais si la société n’enchaînait pas les femmes par des liens de tout genre, dont les hommes sont dégagés, qu’y aurait-il dans ma vie qui pût empêcher de m’aimer ? » (M, t. ii, p. 34) [20]. Le remplacement du personnage d’Oswald, lord anglais pétri de préjugés, par Méphis le prolétaire, qui connaît une adolescence heureuse auprès d’une mère d’adoption appartenant à l’aristocratie anglaise, met ainsi en valeur la création d’un nouveau héros, incarnation romanesque des doctrines émancipatrices des années 1830, lesquelles favorisent la prise de conscience du genre chez les femmes comme chez les hommes.

Par cette prise de conscience réciproque, le roman de Flora Tristan cherche à recréer le mariage comme « association intellectuelle des sexes », comprise comme le « but principal de la Providence, et la reproduction l’accessoire » (p. 57). En imaginant de nouveaux rapports entre homme et femme au sein du couple, le roman de Méphis appelle l’avènement d’une identité féminine inédite, unissant liberté, sensualité et intelligence. Une identité féminine que ne définirait plus la seule vertu procréatrice.

L’Église ou la science

C’est dans un contexte radicalement différent du romantisme social et de la différenciation saint-simonienne des sexes que naît l’oeuvre rachildienne, dont Monsieur Vénus, qui met en oeuvre le brouillage des identités sexuées et les fantasmes d’androgynie de la Décadence [21]. L’année même de la parution de Monsieur Vénus, en Belgique, voit le rétablissement en France du divorce par la loi Naquet de 1884, qui amorce un changement des rapports de sexe et annonce l’affaiblissement de l’emprise cléricale sur les femmes, le mariage et la procréation. À la même époque, la iiie République met en place une nouvelle éducation des filles afin de les soustraire à l’influence de l’Église catholique. Il ne s’agissait pas de favoriser chez elles une vocation intellectuelle ou artistique ou même de leur donner une formation professionnelle, mais de les instruire pour qu’elles deviennent des mères susceptibles d’éduquer leurs enfants et de conforter le modèle bourgeois de la famille [22]. De plus, le renouveau des mouvements féministes favorise l’affirmation des femmes comme agents collectifs, capables de lutter contre leur exclusion politique et leur infériorisation civile. Pour marginaux que restent ces mouvements, ils n’en favorisent pas moins l’élaboration d’une culture féminine et de nouvelles identités sexuées. Enfin, la perte de transcendance, qui marque la fin du siècle, et l’essor d’un savoir scientifique sur la procréation changent aussi les perceptions du rôle biologique des hommes et des femmes, que l’on ne peut plus considérer comme réceptacles passifs de la procréation.

Malgré ces bouleversements, les représentations duelles de la femme, divisées entre la figure de l’ange et celle du démon, persistent et même se renforcent sous d’autres formes, que Jules Ferry explicite à travers une alternative célèbre dès l’aube de la République : « il faut que la femme appartienne à la science ou qu’elle appartienne à l’Église [23]. » Monsieur Vénus évoque l’appartenance réelle ou désirée des femmes à la religion et à la science dans le même chapitre où sont peints en contrepoint la dévotion religieuse de Dame Ermengarde, chanoinesse et tante de Raoule de Vénérande, et l’éveil à la sexualité de sa nièce qui se refuse au mariage et à la mainmise de l’Église sur sa personne. L’un des premiers amants de Raoule, un jeune docteur, formule ainsi l’opposition entre la tante et la nièce : « Un cas spécial […] Pas de milieu ! Ou nonne, ou monstre ! Le sein de Dieu ou celui de la volupté ! Il vaudrait peut-être mieux l’enfermer dans un couvent puisque nous enfermons les hystériques à la Salpêtrière [24] ! » Le projet d’enfermement de « cette jolie créature » par le jeune docteur vise à contenir la sexualité de la jeune femme, posée de prime abord comme hors norme et hors nature. La référence à l’internement des hystériques pointe la vision du clinicien associant la féminité à l’excès, au désordre et à la duplicité [25]. Si en Dame Ermengarde s’expriment également le passé mythique des valeurs aristocratiques et le désir de maintenir les distinctions sociales, le jeune docteur représente, quant à lui, la voix d’une bourgeoisie alliée à la science qui cherche à différencier le normal et l’anormal.

Née d’un père débauché et d’une mère qui « avait eu les plus naturels et les plus fougueux appétits » (MV, p. 25), Raoule de Vénérande résiste à toute forme de normalisation et brouille les catégories de genres et les normes de la sexualité. Son refus de la procréation au profit de la création artistique et du renouvellement de l’amour renforce son opposition à la vision sociale et religieuse de la femme et du mariage. Se faisant la représentante « de l’élite des femmes » de son époque, elle se peint à son ami et prétendant Raittolbe comme un « échantillon du féminin artiste et du féminin grande dame, une de ces créatures qui se révoltent à l’idée de perpétuer une race appauvrie ou de donner un plaisir qu’elles ne partageront pas » (MV, p. 72). Dans le chapitre vii, qui sera désavoué par l’auteure et supprimé dans des éditions ultérieures, la voix narrative explique la révolte de Raoule en dénonçant d’abord la « monstrueuse antithèse » que constitue la disparité des sexes dans l’amour et l’acte générateur, puis en appelant à l’oubli de la « loi naturelle » afin de mieux comprendre l’Antiquité païenne et ses « accouplements sans nom » : « déchirons le pacte de procréation, nions la subordination des sexes » (MV, p. 92). La clausule du chapitre vii relie les références à l’Antiquité et la Décadence en prophétisant le renversement des rôles sexuels dans le couple formé par Raoule de Vénérande et Jacques Silvert, l’éphèbe efféminé au « sceptre » brisé : « Elle [la femme, Raoule, Rachilde ?] inventera des caresses, trouvera de nouvelles preuves aux nouveaux transports d’un nouvel amour et Raoule de Vénérande possédera Jacques Silvert… » (MV, p. 94). L’union sexuelle, puis le mariage de Raoule et Jacques, resteront donc volontairement stériles [26].

Raoule créatrice

Dès l’incipit, Rachilde réécrit le mythe biblique de la chute et de la création lorsqu’elle peint l’héroïne au seuil d’une mansarde, hésitant à entrer à cause de l’odeur de pommes cuites qui la prend à la gorge. Nathalie Buchet Rogers a rappelé que la pomme sert de « métaphore privilégiée de la connaissance sexuelle (le fruit défendu, croquer la pomme) » ; les pommes cuites du premier chapitre symbolisent ainsi « la transformation culturelle imposée à l’élément purement naturel et biologique de la sexualité » (FS, p. 246). La description de la confection de roses artificielles met aussitôt en valeur l’artifice, marquant du « sceau du factice cette autre métaphore privilégiée du sexe féminin » (FS, p. 246). La description initiale de Jacques, focalisée par le regard de Raoule, le peint en effet recouvert d’une guirlande de roses artificielles qu’il est en train de confectionner. La guirlande (et non le fleuriste) occupe la position de sujet du verbe, brouillant les lignes de partage entre nature et artifice, fond et forme, être et paraître : « Autour de son torse, sur la blouse flottante, courait en spirale une guirlande de roses, des roses fort larges de satin chair velouté de grenat, qui lui passaient entre les jambes, filaient jusqu’aux épaules et venaient s’enrouler jusqu’au col » (MV, p. 8). À l’image d’un être humain quasi métamorphosé en nymphe des forêts (image renforcée par le patronyme de Jacques Silvert), fait écho la parure que commande Raoule pour un bal costumé : « Je serai en nymphe des eaux, costume Grévin », lui dit-elle (MV, p. 12) [27]. La garniture que dessine alors le fleuriste, secondé par la cliente aristocrate qui décrit l’oeuvre à faire et corrige les croquis, servira de prétexte pour engager l’échange entre Jacques, le créateur caché, et Raoule, la femme qui exhibera la parure confectionnée par l’artiste. Si le travail du jeune fleuriste le féminise dès le premier regard que Raoule jette sur lui, il s’établit ensuite une complicité entre la conception de l’oeuvre, par la jeune aristocrate, et son exécution, par le fleuriste, capable d’imiter la nature et d’en faire une « oeuvre d’art » (MV, p. 13). Cette première scène fournit la représentation inversée des rapports à venir entre artiste et modèle, ainsi qu’entre artiste et cliente/mécène. La jeune femme initie l’oeuvre de celui qui va, en fait, devenir sa créature et engage sa propre transformation en créatrice. De même que le fleuriste dessine ici une garniture de costume théâtral, un ornement de ce qui doit servir de peau à la « nymphe des eaux », Raoule songe ensuite à sa propre création en réduisant Jacques à sa peau, à une simple surface, à une forme : « L’enveloppe, l’épiderme, l’être palpable, le mâle suffisait à son rêve » (MV, p. 19).

Dès sa rencontre avec le jeune homme, Raoule échafaude un projet érotique qui unit la beauté idéalisée des statues grecques à la confection d’une nouvelle créature. Par cette création, qui passe par l’expérimentation sexuelle et la séparation entre sexe biologique et genre socialement construit, elle satisfait son désir de dominer les deux sexes, voire de changer de sexe [28]. Le récit met en valeur les modifications qui interviennent à la fois sur le plan physique et sur le plan moral, chez Raoule créateur/créatrice, comme chez Jacques, sa « créature », tous deux complices dans la « destruction de leur sexe » (MV, p. 98) : domination et masculinisation de plus en plus marquée, et sur différents plans (langage, vêtement, apparence physique, maîtrise des règles du jeu), chez Raoule ; soumission et effémination, chez le jeune homme, par le biais du costume, de la sexualité et du comportement. Au cours de son expérimentation, Raoule avoue ainsi à son ami Raittolbe que son coeur, « fier savant », veut faire son « petit Faust » (MV, p. 71). Dans leur édition du roman, Melanie Hawthorne et Liz Constable interprètent la référence en y voyant moins une allusion à l’opéra comique d’Hervé (Le petit Faust, 1869), qu’un renvoi au second Faust de Goethe, dans lequel un homoncule est engendré par le détour de l’alchimie et non par l’intermédiaire d’un rapport hétérosexuel (MV, p. 71, n. 30). En se référant au mythe faustien, Raoule se place donc directement en concurrence avec Dieu, comme elle le reconnaît un peu plus tard, alors qu’elle surprend Jacques endormi et vêtu en femme, tandis qu’elle-même porte un complet d’homme, assorti d’un chapeau haut-de-forme : « Raoule le contempla pendant une minute se demandant avec une sorte de terreur superstitieuse si elle n’avait pas créé, après Dieu, un être à son image » (MV, p. 99). Le mythe de Narcisse se combine ici avec le motif sacrilège : Jacques semble être devenu le double séducteur de celle que les personnages associent, à plusieurs reprises, à Satan ou à une figure démoniaque [29]. Mais le regard masculinisé de Raoule sur Jacques féminisé symbolise moins la recherche d’une beauté ou d’une unité idéale que la projection narcissique et spéculaire de soi.

En jouant le rôle du partenaire masculin qui possède l’autre, féminisé de manière sexuelle, psychologique et financière, donc en se plaçant en position de pouvoir, Raoule de Vénérande ne reconduit-elle pas tout simplement les rapports de force entre les sexes et la polarité hiérarchisée des genres sexués ? Cette question, qui se trouve déjà au centre de nombreuses études, mérite d’être posée à nouveau dans le cadre d’une réflexion sur la créativité féminine et l’appropriation du mythe prométhéen par une romancière [30].

Jacques, femme-trophée

Dans sa liaison avec Jacques Silvert, Raoule inverse l’habitus de l’aristocrate ou du grand bourgeois entretenant une cocotte ; elle permute donc les genres sexués sans vraiment remettre en question les positions sociales. Si l’inversion des codes offre une manière de les exposer et de les parodier, la mise à mort de Jacques par le baron de Raittolbe, hussard ferré dans les armes, restaure la suprématie du pouvoir masculin et de l’aristocratie et ce, même si le vainqueur exprime son remords d’avoir sacrifié le jeune homme pour lequel il avoue son amour. Le rapport amoureux entre Raoule et Jacques renforce, de fait, les distinctions sociales et même la supériorité de l’aristocratie, le jeune artiste entretenu menant dans son splendide atelier « l’existence oisive des orientales murées dans leur sérail qui ne savent rien en dehors de l’amour, et rapportent tout à l’amour » (MV, p. 95). Cette image du sérail et de l’odalisque cloîtrée soutient le statut de Jacques comme trophée de son chasseur et maître. Dans le sérail orientalisé, lieu fascinant en ce qu’il est celui de l’enfermement des femmes, l’esclave est le jouet des pulsions du maître. L’atelier construit par les caprices de Raoule est donc un lieu sexualisé, conditionné par la logique du désir, mais aussi hanté par les exigences de la surveillance et du voyeurisme.

Quand Raoule voyeuse examine à son insu Jacques prenant son bain, elle le met en position d’objet du désir et d’objet d’art :

Digne de la Vénus Callipyge, cette chute de reins où la ligne de l’épine dorsale fuyait dans un méplat voluptueux et se redressait, ferme, grasse, en deux contours adorables, avait l’aspect d’une sphère de Paros aux transparences d’ambre. Les cuisses, un peu moins fortes que des cuisses de femme, possédaient pourtant une rondeur solide qui effaçait leur sexe. Les mollets, placés haut, semblaient relever les jambes, de même que les fesses semblaient retrousser tout le buste, et cette impertinence d’un corps paraissant s’ignorer, n’en était que plus piquante. Le talon, cambré, ne portait que sur un point imperceptible, tant il était rond.

Les deux coudes des bras allongés avaient deux trous roses [31].

MV, p. 40

Dans cette description, Raoule occupe la position masculine du regard sur l’être aimé et objectivé, qu’elle féminise ; les cuisses de Jacques sont juste assez rondes et solides pour oblitérer la virilité. Chaque détail de la partie inférieure du corps de Jacques rapetisse l’ensemble ; la description capte la rondeur lisse de son corps, promettant une volupté féminine. Mais Jacques est quasiment déshumanisé sous un regard réifiant dans lequel la forme, la ligne et la texture remplacent l’essence, le fond, l’intériorité.

De même, le mariage de Jacques et de Raoule ne brise qu’en apparence les distinctions sociales car, dans son désir de séparer érotisme et génération, Raoule fait secrètement de son mari la véritable « Madame Silvert ». À Raittolbe qui taquine le jeune homme en l’interrogeant sur une progéniture éventuelle, Jacques peut ainsi répondre de manière grotesque : « Ne voulez-vous pas que j’accouche, par-dessus le marché ? » (MV, p. 190). Pourtant, transgressant son rôle d’odalisque ou de femme-trophée, Jacques se met à agir hors de la volonté de son maître, ce qui signe son arrêt de mort. Après que Jacques, habillé en femme, s’est offert à Raittolbe, Raoule succombe à la jalousie, rhabille son mari en homme et organise un duel entre lui et Raittolbe. L’exécution du jeune homme renforce la domination qu’exercent les codes aristocratiques sur les rapports sociaux. Jacques a du mal à manipuler son arme, bien trop lourde pour lui. En revanche, maîtrisant parfaitement l’escrime et les lois du duel, Raittolbe n’a aucun mal à atteindre le jeune homme en pleine poitrine.

Ce qui reste à Raoule, c’est la dépouille de Jacques, simple « enveloppe » qui suffira à satisfaire ses fantasmes morbides. Ayant tout ce qu’il lui faut pour rendre sa créature éternelle et en faire un « trophée » matériel, Raoule créatrice se met au travail : « Le soir du jour funèbre, Mme Silvert se penchait sur le lit du temple de l’Amour et, armée d’une pince en vermeil, d’un marteau recouvert de velours et d’un ciseau en argent massif, se livrait à un travail très minutieux… Par instants, elle essuyait ses doigts effilés avec un mouchoir de dentelle [32] » (MV, p. 208-209). Le mannequin de cire, orné des dents, des cheveux et des ongles du cadavre de Jacques, en devient la copie artificielle et malléable, mais complétée de détails organiques. Raoule recrée donc son éphèbe post-mortem en « chef-d’oeuvre d’anatomie ». Dernier postiche ajouté à la femme-trophée, le « ressort disposé à l’intérieur des flancs correspond à la bouche et l’anime en même temps qu’il fait s’écarter les cuisses » (MV, p. 211). Raoule domine toujours son éphèbe à travers ce mannequin qui prend la position soumise d’une femme écartant les jambes à la demande. Jacques, artisan fleuriste qui jadis fabriquait des postiches, est devenu postiche lui-même.

La domination symbolique

Au terme de cette réflexion sur l’interprétation romanesque des mythes de création et de rébellion par les écrivaines du xixe siècle, nous aimerions poser la question du pouvoir féminin à la lumière de l’ouvrage de Pierre Bourdieu sur la domination masculine. Mettant en oeuvre les recherches féministes et ses propres travaux sur les sources et les effets de la domination symbolique, le sociologue Pierre Bourdieu a orienté la réflexion sur la condition féminine « de manière plus relationnelle, sur les rapports entre les genres, et l’action destinée à les transformer [33] ». S’il reconnaît que la sphère domestique et la famille constituent les lieux d’exercice les plus visibles de la domination masculine, il précise que la perpétuation des rapports sociaux de domination entre les sexes passe aussi par d’autres instances, telles que « l’Église, l’École ou l’État » (DM, p. 124). Dans une étude centrée sur le roman féminin du xixe siècle, il n’était guère possible de détecter de façon rigoureuse le poids idéologique des instances repérées par le sociologue sur la création des personnages. Toutefois, nous avons montré combien Flora Tristan insiste sur la force répressive du pouvoir religieux, tant dans la structuration des rapports de domination sur le peuple et les femmes que dans l’influence insidieuse de l’Église sur les objets et les formes artistiques. Après avoir renoncé à l’écriture littéraire pour le combat collectif, Flora Tristan reprendra le même message de manière plus directe dans l’Union ouvrière (1843), dans la section consacrée à la déclaration des droits de la femme par les prolétaires. Dans le chapitre intitulé « Pourquoi je mentionne les femmes », elle met en scène la parole dominatrice du prêtre, du législateur et du « savant philosophe », représentant ainsi la violence objective et symbolique des structures sociales et des structures cognitives qui soutiennent l’asservissement de la « race femme » depuis « six mille ans [34] ».

Si Flora Tristan renonça à la littérature pour mener à bien son apostolat de femme-messie, après le scandale de son Monsieur Vénus, Rachilde poursuivit quant à elle sa vocation littéraire et écrira même un pamphlet pour justifier son antiféminisme : Pourquoi je ne suis pas féministe (1928). Mais toutes deux s’interrogent, à travers leurs romans, sur les structures de domination liées aux lois sociales, au pouvoir religieux et à la science. Leurs récits posent également la question des relations entre les sexes par la création des personnages et la scénographie des rapports amoureux. Le lien amoureux échappe-t-il aux stratégies de domination et à la dissymétrie des échanges entre les sexes ? L’inversion des genres, dans Monsieur Vénus, se nourrit de souffrances et d’humiliations qui paraissent délégitimées par la position de pouvoir dont jouit la femme et dont est privé l’amant prolétaire. Dans Méphis, le personnage féminin finit par se soustraire aux relations instrumentalisées de sa jeunesse pour connaître de manière fugitive le bonheur d’un amour réciproque. En s’appropriant le « flambeau de Prométhée », en animant leurs créatures et en leur faisant porter le poids d’une révolte contre l’infériorisation des femmes, nos deux romancières ont imaginé des versions certes divergentes du personnage féminin comme sujet amoureux. Il resterait à mieux saisir leur réinterprétation du mythe de Pygmalion dans la création genrée des sujets amoureux, mythe que révise ainsi Pierre Bourdieu dans son « post-scriptum sur la domination et l’amour » :

Il [le sujet amoureux] s’éprouve comme un créateur quasi divin qui fait, ex nihilo, la personne aimée à travers le pouvoir que celle-ci lui accorde […] ; mais un créateur qui, en retour et simultanément, se vit, à la différence d’un Pygmalion égocentrique et dominateur, comme la créature de sa créature.

DM, p. 119