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« Nous ne faisons que nous entregloser[1] » affirmait Montaigne, quelque quatre siècles avant que Jorge Luis Borges soutienne que tous les livres du monde sont l’oeuvre d’un seul et même écrivain. Cette idée, reprise à satiété dans les études portant sur l’intertextualité, souligne le fait que toute oeuvre littéraire porte, peu ou prou, la trace, la marque de textes qui lui sont antérieurs, textes qu’elle intègre, transforme, enrichit, bref qu’elle réécrit. Dans cette perspective, pourrions-nous dire, en pastichant une phrase de Claude Lefort[2], « réécrire, ce n’est pas écrire une seconde fois, mais nouer un rapport nouveau avec ce qui s’est fait reconnaître comme un texte ». Le texte littéraire, loin de se réduire à un « ensemble clos [qui] porte en lui le tout de sa signification[3] », en appelle toujours à un au-delà de lui-même et exige que son lecteur s’affranchisse de la lecture linéaire pour renouer avec l’architecture secrète de l’oeuvre, que d’aucuns se plaisent à nommer « architexture ». Et cette architecture secrète se dévoile, notamment, par le dialogue qui s’instaure entre l’écrivain, « écho sonore » de son temps, l’oeuvre qu’il écrit, véritable texte « mosaïque » (Kristeva) ou texte « palimpseste » (Genette), et cette inépuisable bibliothèque qu’est la littérature. Comme l’explique Nathalie Piégay-Gros, « [l]’intertextualité est donc au coeur de la relation que le sujet entretient avec sa mémoire, le réel et la littérature[4] ».

La mémoire, sitôt interpellée, convoque l’histoire. L’oeuvre littéraire est ainsi à la fois un lieu de mémoire qui en appelle à une lecture de l’histoire, et une écriture de l’histoire. C’est dans cette optique qu’il faut penser la présence du mythe dans l’oeuvre littéraire de même que celle des figures mythiques qui le révèlent :

La convocation des intertextes […] traduit toujours une conception des relations de l’écriture au réel. D’une manière plus générale encore, la caractérisation d’un personnage qu’autorise l’intertextualité implique un jugement de valeur et l’interprétation du texte convoqué qu’elle induit ne peut être un pur effet de texte, coupé de tout ancrage dans l’époque qui la produit : chaque époque relit à la lumière de son actualité politique, idéologique, scientifique, artistique… les oeuvres du passé et leur confère des valeurs qu’elle portait en germe sans les expliciter. Une des richesses de l’intertexte est qu’il constitue une sorte d’échangeur entre la bibliothèque et l’histoire[5].

S’il importe de mettre en relief la dimension relationnelle (invariants) entre l’intertexte (ou les intertextes) et la réécriture afin de permettre la reconnaissance de la figure mythique ou du scénario mythique convoqué, il s’avère aussi essentiel de circonscrire la composante transformationnelle (variantes) si l’on veut saisir les forces qui entrent en tension au moment où l’oeuvre prend naissance. Le recours au mythique trahit les interrogations d’une nation, les enjeux d’une époque, qui se donnent à voir à travers les circonvolutions de l’imaginaire. Allant de l’allusion à la reprise de la structure d’ensemble d’un récit, le mythique irradie et s’offre au lecteur comme une énigme à déchiffrer.

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Les analyses réunies dans ce dossier témoignent de la prégnance du mythe dans la mémoire, le réel et la littérature. Nous souhaitions non seulement souligner la présence des mythes dans la littérature actuelle, mais aussi étudier la nature de cette présence et la teneur des modèles réactivés. Afin de donner une plus grande unité à notre dossier et mieux mettre en relief ce qui se joue dans l’espace occidental francophone, nous avons limité notre champ d’investigation à la littérature francophone contemporaine et à la pensée mythique moderne.

Les deux premiers articles sont consacrés à la réécriture de mythes, soit celui d’Ulysse et celui de Médée, deux figures qui évoquent le voyage, le déracinement, l’exil. Joëlle Cauville se penche sur la réécriture du mythe d’Ulysse dans Ulysse from Bagdag (2008) d’Éric-Emmanuel Schmitt. L’Ulysse de ce roman au ton souvent parodique est projeté dans l’univers des sans papiers et des laissés-pour-compte. Jeune Irakien qui fuit la dictature de Saddam Hussein, Saad Saad, loin d’incarner un anti-héros, possède plutôt, à l’instar du protagoniste de l’Odyssée, une identité complexe et sa quête présente un aspect inédit dans un contexte où il tente de survivre en Grande-Bretagne. Transformé et adapté à un mouvement qui s’avère centrifuge, le schème du voyageur reste pleinement identifiable, même si c’est l’éloignement des sources (et non pas un retour possible vers celles-ci) qui en représente l’enjeu principal.

Hélène Marcotte, tout en soulignant elle aussi les défis que tout nouveau monde pose aux immigrants en quête d’une terre d’accueil, s’interroge sur la banalisation du mythe de Médée dans New Medea (1974) de l’auteure québécoise Monique Bosco. Placé en terre américaine, l’épisode central, emprunté à la structure du mythe ancien, celui de la trahison qui pousse Médée vers des actes inhumains, perd son caractère héroïque. En effet, la reprise des principaux mythèmes du mythe de Médée, la spectacularisation du récit, les personnages se présentant comme conscients de jouer des rôles préétablis, de même que la dégradation du statut des personnages entraînent l’oeuvre vers la banalisation. Malgré le caractère toujours excessif de Médée, la désacralisation, manifestée par la perte des valeurs morales chez cette dernière, son rejet du savoir et de toute transcendance, participe de l’affaiblissement de ce mythe fascinant et déroutant.

Ce sont des figures mythiques originelles et archétypales qui interpellent les auteurs des deux articles suivants. Monique Boucher consacre son article à la Grande Mère dans deux ouvrages de Dany Laferrière, soit L’odeur du café (1991) et Le charme des après-midi sans fin (1997). L’auteur nous introduit en Haïti dans une ambiance traditionnelle, une ambiance où la grand-mère perpétue le rôle assigné depuis toujours aux femmes. Rattachée à l’archétype de la Grande Mère, Da, cette femme presque éternelle, sert de protectrice généreuse et aimante. Pour le narrateur, elle devient l’initiatrice à la religion catholique, en soutenant la culture imposée par les colonisateurs, ce qui ne l’empêche pas de célébrer l’image de Marie, manifestation incontestable du sacré au féminin. Mais Da se fie tout autant à la tradition autochtone antillaise dont elle est issue et qui permet au narrateur d’entrer en contact avec ses racines africaines. Matriarche à la façon de toutes celles qui l’ont précédée, Da accompagne son petit-fils non seulement dans son passage de l’enfance à l’adolescence, mais aussi dans le parcours qui le pousse vers l’exil et dans son cheminement littéraire, qui lui permet de faire resurgir les sources mythiques de son propre passé.

Jean-Pierre Thomas s’intéresse à la figure de Thanatos dans l’oeuvre de Sylvain Trudel. Il met ainsi en relief trois ensembles mythémiques qui touchent à l’imaginaire de la mort. Il s’agit pour l’humain en général et pour les protagonistes en particulier, souvent de jeunes personnes atteintes de maladies incurables, d’abord de la peur de la mort, qui fait naître, ensuite, le besoin d’identifier les visages de ceux ou celles qui vont les emporter. Entre la Faucheuse et Satan, les figures varient et traduisent, à des degrés divers, l’angoisse devant l’anéantissement. Enfin, le troisième réseau de mythèmes concerne la dualité inhérente à la représentation que se font les personnages trudelliens de l’« ici » et d’un « ailleurs » indéterminé. Cette dualité renvoie à la scission de l’être humain, composé d’un corps qui succombe et d’une âme qui survit à la mort. On le voit, l’imaginaire chez Trudel soutient toujours la réflexion métaphysique.

Arlette Bouloumié, quant à elle, aborde l’oeuvre de Michel Tournier, en particulier trois de ses contes tirés du recueil Le coq de bruyère (1978), afin de mettre en relief la figure du double. Selon Tournier, la dimension mythique est fondamentale dans le conte et s’avère l’agent de transformation de l’identité, surtout face à la scission angoissante, aliénante, produite par l’image du double. Le double, souvent diabolique, contribue à la perte des valeurs et se veut l’agent principal des métamorphoses et des renversements de rôles. Il arrive que l’imaginaire l’emporte sur le réel, par exemple lorsque le double dépossède et remplace celui qui l’a engendré, parfois dans un contexte relevant du merveilleux. Ce qui est important chez Tournier, c’est que même parodié ou inversé (on pense à l’androgyne platonicien, aux jumeaux, au labyrinthe où l’identité se perd et se transforme), le mythe ne perd pas nécessairement sa dimension sacrée ou sublime.

Comme on peut le constater, les articles réunis dans ce numéro invitent à revisiter certains des enjeux majeurs de notre époque : ouverture à l’étranger, désacralisation du monde, quête de réconfort dans la figure de la Grande Mère, présence de la mort qui hante toujours les êtres humains et déchirement de l’être que laisse entrevoir le double. Que ce soit dans les romans ou dans les contes choisis ici, l’observation de l’imaginaire et de son fonctionnement indique clairement que la littérature contemporaine reste profondément imprégnée des mythologies devenues syncrétiques, hybrides, parfois à peine reconnaissables. Tout en remettant en question, voire en ébranlant, les fondations des systèmes mythologiques tels qu’ils ont été réutilisés de siècle en siècle, la pensée contemporaine, telle qu’elle se manifeste dans sa production littéraire, aspire toujours, comme nous le montrent les contributions à ce dossier, à trouver des réponses aux questions fondamentales de notre existence, en ne négligeant pas nécessairement le recours au sacré.