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Il y a quelque paradoxe à traiter d’« histoire littéraire du contemporain ». Comment ce qui est « contemporain » pourrait-il se décliner dans une « histoire » ? Ou bien il faut, c’est l’entreprise de Mathilde Barraband et de Julien Bougie, étudier l’évolution du traitement de la littérature contemporaine dans les histoires littéraires parues au fil des décennies passées[1]. Le contemporain y apparaît alors, selon les époques successives, et selon les divers auteurs de ces ouvrages et les contextes conceptuels et académiques dans lesquels chacun d’eux officie, comme un terminus ad quem : une fin provisoire de l’histoire littéraire en cours. C’est un temps suspendu, ou encore une ouverture, plus curieuse et moins affermie, d’un champ jusque-là décrit à la lumière de lignes de force tangibles et de choix motivés. Car au sujet des oeuvres les plus contemporaines de leur corpus, les auteurs hésitent à se prononcer, nuancent la sûreté des perspectives qu’ils ont dessinées à propos des périodes antérieures. À chaque occurrence, la littérature contemporaine d’une époque donnée n’y est jamais que le point de fuite d’une histoire qui continue, simplement parce que, comme l’écrit Mathilde Barraband, les auteurs d’histoires littéraires « ont à coeur de prolonger leurs efforts de définition jusqu’au temps présent[2] ».

Autre chose est l’élection de la littérature contemporaine comme objet d’étude spécifique, à l’image de ce que propose, par exemple, l’ouvrage de Gaëtan Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, écrit en 1948, paru une première fois en 1949. « L’avertissement » rédigé pour cette première édition souligne qu’il « ne s’agit pas d’une histoire […] mais du panorama d’un moment[3] ». Gaëtan Picon y regrette que « bien peu de critiques acceptent de se pencher sur la littérature du jour, sur cette littérature “non triée” dont parle Thibaudet, si ce n’est au jour le jour, précisément, et sans trier avec une suffisante rigueur[4] ». De fait, sous l’influence de Brunetière, l’université s’est longtemps convaincue que ce n’était pas là son rôle, considérant que ni sa culture, ni sa vocation, plus patrimoniale qu’exploratrice, ne l’invitaient à se pencher sur le présent de la littérature, abandonnant ipso facto à d’autres et notamment à la presse la tâche de dire ce qu’il en était.

Selon de tels critères universitaires, une oeuvre ne se peut étudier que dans son achèvement et sa complétude, lesquels requièrent la mort de l’écrivain. On peut comprendre les arguments qui fondaient semblable prudence : il s’agissait de préserver l’institution des modes et des querelles de presse ou de salon. Il s’agissait surtout d’assurer son objet, de circonscrire un corpus dans une limite qui permette d’en avoir la connaissance complète. Le commentaire, dit-on, suppose la distance et ne se conçoit guère à chaud. Accordée à une pratique pédagogique héritée des humanités classiques fondée sur la traduction et la glose des textes anciens, cette position témoigne d’une conception de l’université vouée à la transmission des savoirs constitués et à la conservation, plutôt qu’à la constitution, du patrimoine littéraire. Notons qu’une telle conception n’était du reste pas l’apanage des études littéraires, mais se retrouvait ailleurs, en histoire notamment.

Or de nombreuses disciplines de sciences humaines se sont, dans les dernières décennies du siècle passé, saisies des phénomènes présents : c’est le cas de « l’histoire immédiate[5] », de la « sociologie du temps présent » ou encore de l’« ethnologie du monde contemporain ». Jacques Revel rappelle même dans « Pratique du contemporain et régime d’historicité » que « l’analyse du (ou des) monde(s) contemporain(s) » fut la mission première de la fondation de l’École des hautes études en sciences sociales. Et il précise

[qu’]en posant la primauté du contemporain dans nos intérêts et nos études, nous lions ensemble deux opérations : nous choisissons de privilégier, d’une part l’étude du présent et des configurations qu’il nous propose ; nous faisons d’autre part l’hypothèse ou le pari qu’il nous est possible d’être, à travers nos pratiques scientifiques, professionnelles, les contemporains du contemporain : non pas seulement par privilège de position […] mais à travers les procédures qui qualifient nos différents métiers[6].

Aussi ne voit-on pas pourquoi ce qui est ici revendiqué par les historiens, ailleurs par les sociologues ou les ethnologues, ne serait pas accessible aux littéraires. Cela devrait en effet être possible, pour peu que les « procédures » qualifiantes soient respectées.

Mais encore faut-il effectivement, à l’image de Gaëtan Picon, concevoir la littérature contemporaine comme un objet d’étude en soi, et non comme le simple point de fuite d’une histoire littéraire plus longue. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, et à ce que j’ai pu sous-entendre en opposant la démarche de Gaëtan Picon à celles des histoires littéraires qui aboutissent au contemporain, une telle construction ne s’oppose pas à la réflexion historique, pas plus qu’elle ne peut s’en émanciper, bien au contraire. L’exemple du Panorama demeure ici éclairant : car bien que son auteur s’en défende explicitement, cet ouvrage implique une histoire littéraire. C’est même, selon Jean Starobinski qui en préface une énième réédition en 1988, « l’une des meilleures histoires littéraires de la littérature française de notre siècle que nous puissions lire[7] ». Et ce, non pas (ou non pas seulement) à cause des rééditions augmentées qui, parce qu’elles ont scandé la seconde moitié du xxe siècle, ont épousé par là même l’histoire du contemporain dans son évolution, mais, comme le note le préfacier : dès l’origine, dès la conception même de l’ouvrage, parce que « pour marquer ce qui avait changé dans la configuration du paysage littéraire, il fallait signaler les différences, montrer l’écart intervenu, définir un climat intellectuel lié à la nouvelle conjoncture historique[8] ». Aussi tout panorama « contemporain », dès lors qu’il postule une certaine spécificité de son objet, suppose-t-il une histoire.

Ce sont là les quelques éléments que je souhaite évoquer, en examinant successivement la construction de la « littérature contemporaine » comme objet, la mobilisation de l’histoire littéraire que suppose l’étude du contemporain et le regard rétrospectif que la littérature contemporaine projette sur l’histoire littéraire dont elle hérite.

La littérature contemporaine comme objet d’étude

J’évoquais à l’instant les réticences et objections de l’Université à traiter de la littérature contemporaine. Elles rassemblent en vrac la crainte d’une trop grande proximité avec l’oeuvre et le « manque de distance critique » qui en serait la conséquence ; l’incomplétude des oeuvres, qui peuvent se modifier du tout au tout, disparaître sans se prolonger — et empêche donc d’en juger avec quelque sûreté ; la subjectivité du chercheur et sa dépendance envers les effets de mode ; la claire distinction et le partage des rôles entre ce qui relève du journalisme et ce qui appartient au monde de la recherche ; l’impossibilité de juger de la valeur d’une oeuvre avant que la postérité n’ait fait son office, voire l’usurpation de la fonction de légitimation… Envisager de travailler sur un corpus contemporain suppose d’abord de faire justice de ces griefs. Et donc à la fois de mesurer les risques encourus et de déterminer les méthodes à mettre en oeuvre pour y échapper.

1. Examen des objections

Ces objections sont-elles recevables ? On peut en douter. Le journalisme, par exemple, n’est pas strictement déterminé par son objet — l’actualité —, il l’est bien plus par sa fonction et sa méthode, lesquelles se définissent en deux principes fortement articulés : informer et, pour ce faire, donner des informations. Soient : une pratique et un type de contenu. Le journaliste signale qu’une oeuvre existe : il en informe les lecteurs potentiels. Pour cela, il lui faut la présenter, la décrire, au mieux l’inscrire dans un contexte : donner les informations (factuelles) qui la concernent. Il peut encore se prononcer sur sa qualité en livrant son avis plus ou moins motivé : il en recommande ou en déconseille la fréquentation. Le tout dans un nombre de mots strictement limité. Il y a, par exemple, des articles de presse pour signaler telle exposition de peinture (lesquelles ne sont pas forcément des expositions de peinture « contemporaine », et peuvent être des rétrospectives), mais les auteurs de ces articles ne prétendent pas proposer une analyse critique des oeuvres exposées aussi fouillée que le ferait un professeur d’esthétique, ni en rendre compte en historiens de l’art. Lorsque des universitaires entreprennent une étude de la création littéraire la plus récente, ils travaillent selon d’autres registres. Car il ne s’agit plus seulement de signaler une oeuvre nouvelle, mais de montrer comment celle-ci s’insère dans une pratique artistique et comment elle aborde un ensemble de questions qui lui sont — ou non — contemporaines, comment elle est conçue, par quel travail d’écriture sont obtenus les effets auxquels elle prétend, et donc d’en proposer une analyse poétique, narratologique, dramaturgique, etc. Si les objets peuvent être semblables, les méthodes d’approche non, d’autant que les contraintes qui régissent les deux professions ne sont pas les mêmes. L’une se doit d’être très réactive et se trouve limitée dans ses espaces rédactionnels ; l’autre bénéficie du temps long de l’étude et de revues plus généreuses en nombres de signes alloués.

Faut-il attendre quelque délai pour se pencher en chercheur sur une oeuvre littéraire ? Laisser à la postérité le temps de faire son office ? Soutenir ce point de vue, c’est postuler un processus naturel de sélection des oeuvres, sans même interroger ce processus. Et c’est surtout se dérober à la responsabilité qui est celle de l’Université d’attirer l’attention sur des oeuvres fortes, voire décisives, en abandonnant cette responsabilité à d’autres instances, les médias, le marché dont les critères peuvent paraître éminemment discutables. Ainsi, lorsque Donald Morrison conclut à la médiocrité de la littérature contemporaine française, c’est en s’appuyant sur deux critères sans doute bien contestables et, en tout cas, fort peu littéraires : elle se vend mal et ne fournit pas beaucoup d’adaptations cinématographiques[9]. À cette aune, bien peu d’oeuvres désormais reconnues comme majeures eussent été reçues.

Le chercheur consacrant son travail à la littérature qui lui est contemporaine manquerait de distance critique ? Mais la pertinence de l’analyse ne dépend pas de la distance, elle dépend des instruments mis en oeuvre pour étudier les textes, ces « procédures » évoquées par Jacques Revel dans la formule rappelée plus haut. Or, si ces instruments sont valables pour les oeuvres du passé, ils le demeurent bien évidemment pour celles du présent. Si le Panorama de Gaëtan Picon a connu tant d’éditions, c’est bien que ses réflexions étaient justes et ont continué d’éclairer la réception de la littérature française durant plus de 40 ans. L’exemple aujourd’hui des études de Jean-Pierre Richard (comme hier celles de Roland Barthes), qui se déploient indifféremment sur des textes du xixe, du xxe ou du xxie siècle, montre à l’envi que la même méthode vaut quel que soit l’objet, et manifeste la même efficacité qu’il s’agisse de Stendhal ou de Michon, de Rimbaud ou de Réda. Et l’on pourrait en dire autant d’autres pratiques critiques : narratologie, sociocritique, etc. Les effets de mode eux-mêmes et la subjectivité du chercheur sont des objections qui tombent dès lors que le chercheur s’appuie sur une méthodologie rigoureuse et argumentée qui le préserve de tels écarts.

Invoquer enfin l’incomplétude des oeuvres pour en réserver l’étude, c’est postuler que chaque ouvrage parachève les précédents, qu’à ce titre aucun ne peut être lu pour lui même, et que seul le dernier fournit la clef ultime de l’ensemble. Mais qu’est-ce donc que le dernier ? Lorsque la mort vient interrompre le cours d’une oeuvre, celle-ci demeure-t-elle à jamais inaccessible à la critique ? Bien sûr que non ! Il y a là quelque incohérence logique qu’il serait bon de lever. Ce type de conviction jette en outre a posteriori sur l’oeuvre un regard déformant, dont il importe au contraire de se garder, y compris au sujet des oeuvres passées. Car c’est installer l’oeuvre dans l’ordre d’un déterminisme interne qui rendrait son accomplissement et sa complétude puissamment nécessaires et donc supposerait par exemple de réserver tout commentaire sur La modification de Michel Butor à qui aurait lu jusqu’au dernier chacun des 1 500 ouvrages, la plupart très confidentiels, dont l’écrivain s’est acquitté à ce jour… Ou d’interdire toute réflexion sur La nausée au prétexte que Sartre n’a pas achevé Les chemins de la liberté ! On voit l’absurdité d’un tel argument dès lors qu’on s’y fie.

L’étude des oeuvres contemporaines accepte au contraire d’en suivre le mouvement, les ruptures, les réorientations. Elle ne les ignore pas mais en accueille les inflexions. C’est ainsi que l’on a pu voir Robbe-Grillet démentir ses propres assertions théoriques en publiant Le miroir qui revient et réorchestrer sous le signe du sujet une oeuvre dont le sujet et la « profondeur » paraissaient initialement proscrits ; Claude Simon, renoncer aux expérimentations purement formelles des années 1970 pour faire d’un matériau familial et personnel le seul objet de ses livres ; Annie Ernaux, abandonner la forme du monologue intérieur du roman au profit de l’écriture plate de l’« autosociobiographie » ; Patrick Deville, délaisser les exercices ludiques parus aux éditions de Minuit pour les fictions biographiques qu’il publie au Seuil… Suivre de telles évolutions n’est cependant rien d’autre que d’en constater de semblables au sein d’une oeuvre donnée comme achevée : les études de périodisation dans l’oeuvre d’un Ronsard successivement pétrarquisant, puis adepte du « beau stile bas », rivalisant enfin de préciosité virtuose avec Desportes, sont là pour le montrer.

2. Construction de l’objet

Le travail sur la littérature contemporaine comme ensemble d’oeuvres spécifiques ne consiste pas simplement à étudier un texte récemment paru. Si l’on veut en effet dessiner le profil de la « contemporanéité littéraire », il convient d’en circonscrire les traits majeurs et donc de conférer un sens restreint au terme « contemporain ». Dans la vaste production éditoriale quantitativement de plus en plus forte au fil des années, voisinent en effet des livres de facture bien différente, dont certains n’ont aucun trait particulièrement distinctif et se satisfont de perpétuer des pratiques romanesques instituées de longue date. Ces ouvrages ne sont pas discriminants pour cerner la singularité d’une époque : ils ont quelque chose d’atemporel dans leur esthétique même, souvent très académique et traditionnelle.

Dès lors le chercheur se heurte aux difficultés de définition, de circonscription, et de périodisation du corpus. L’expérience montre qu’une définition de la littérature contemporaine ne saurait être abstraite ni conceptuelle. En effet, au delà de la labilité du terme « contemporain », valable pour toute période, ce qui nuit singulièrement à son efficacité, on notera la difficulté des entreprises de conceptualisation déjà conduites. Trois ouvrages critiques sont récemment parus sous l’intitulé Qu’est-ce que le contemporain ? : une brève étude de Giorgio Agamben en 2008, un ouvrage collectif dirigé par Lionel Ruffel en 2010 et un numéro spécial de la revue belge Pylône en 2011[10]. Or aucun ne paraît véritablement éclairant : Giorgio Agamben affirme l’inactualité fondamentale du poète, et son propos n’interroge de fait aucune oeuvre véritablement contemporaine. Lionel Ruffel, dans l’introduction qui présente les diverses contributions du sien, constate l’impossibilité de s’en tenir à une définition et déporte la question vers l’interrogation de la « fabrique notionnelle ». Quant à la revue Pylône, elle met en oeuvre un chaos d’approches étoilées et disparates, mêlant des fragments de créations en cours (l’oeuvre contemporaine par l’illustration en quelque sorte), des refus de définition et autres dérobades.

Les tentatives de définitions « théoriques » font ainsi la preuve de leur impuissance. C’était aussi le cas, au seuil de la période, lorsque Michel Chaillou a avancé la notion d’« extrême contemporain[11] ». Loin de construire une définition argumentée, son texte prend la forme d’une litanie de métaphores, plus ou moins superposables, certaines très obscures, voire élégantes mais gratuites, d’autres, plutôt recevables et certaines, très pertinentes. Ce recours aux métaphores manifeste une impasse de la théorie, sinon même le congé qui lui est donné au cours de ces années 1980 qui rompent, on le sait bien, avec les « théories de la littérature ». La définition de la littérature contemporaine ne peut donc procéder d’un terme, « le contemporain », et des acceptions que l’on en peut produire, mais d’une analyse des inflexions et des insistances propres à la période considérée. C’est dire que la seule approche possible est pragmatique. Elle est le fruit d’une observation des phénomènes qui distingue les esthétiques et les enjeux nouveaux de ceux qui prévalaient auparavant. Aussi s’agira-t-il d’une définition historique et non théorique. C’est là que l’étude du contemporain rencontre des questions d’histoire littéraire.

3. Vers une définition historique du contemporain

Si elle est historique, cette définition doit porter sur les oeuvres et sur ce qu’on y lit — en les confrontant à ce que les oeuvres de la période antérieure proposaient. Or, je le rappelais à l’instant, la production est vaste, nombreuse, disparate. Plusieurs centaines de romans paraissent chaque année, autant de plaquettes de poésie, très nombreuses, même si celles-ci demeurent moins visibles en librairies. Outre qu’elles peuvent générer un sentiment d’impuissance, cette quantité et cette disparité conduisent facilement au relativisme : toutes les esthétiques cohabitent, tout se fait en même temps ; on lit aussi bien des textes d’avant-garde radicale que de l’académisme maintenu, du romanesque de tradition que des expérimentations échevelées ; les formes d’hybridations génériques se multiplient, les frontières du littéraire se dissolvent, etc. Comment s’y retrouver ? D’autant que la difficulté est accrue par la disparition des écoles, mouvements et manifestes qui pouvaient éclairer les entreprises des uns et des autres, les organiser en ensembles et faisceaux.

Une première méthode, sur laquelle je ne m’étends pas ici, a été de mettre tout dans le même sac et d’y attacher l’étiquette « postmodernité » : tout se vaut, il n’y a plus d’esthétique dominante, l’éclectisme domine — et le relativisme critique avec[12]. Cela me paraît surtout une manière d’esquiver le problème. En fait, la méthode véritable, mais bien sûr plus « risquée », consiste à discriminer — c’est le « tri » auquel invite Gaëtan Picon — les oeuvres pertinentes pour identifier la spécificité de notre période esthétique. Une approche issue de la sociologie de l’art contemporain peut nous y aider. Nathalie Heinich propose dans Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain[13] de considérer que les esthétiques qui cohabitent — il y a de l’art académique en même temps que de l’art moderne, postmoderne ou contemporain[14] —, ne relèvent pas d’une histoire successive mais d’une coexistence semblable à celle des « genres ». Une telle réflexion nous aide à avancer, à condition toutefois de lui ôter une part de sa radicalité : la conception générique ne doit pas annuler la réflexion historique, la littérature contemporaine ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui s’il n’y avait eu, auparavant, de la littérature moderne. Il convient aussi, s’agissant non d’art plastique mais de littérature, de substituer un autre terme à celui de « genre » employé par Nathalie Heinich, afin d’éviter toute confusion avec le sens de ce terme dans notre domaine. À partir de cette proposition, il me semble éclairant de distinguer ce que j’appellerais plutôt des « régimes » de littérature différents, déterminés par la conception même que l’artiste se fait de son travail[15].

Un premier régime réunit les oeuvres qui répondent à la représentation que la collectivité sociale se fait de la littérature comme simple loisir culturel. Cela gouverne une écriture plutôt académique, un romanesque traditionnel, « consentant », qui conjoint une relative élégance de la langue et des intrigues formatées. Cette littérature reconduit à l’infini les mêmes ingrédients et les mêmes formes. Intemporelle, elle n’est bien sûr pas particulièrement pertinente pour appréhender la spécificité d’une période littéraire donnée. Plus singulières et plus symptomatiques de notre temps sont des oeuvres qui insistent sur les questions à la mode, les thématiques au goût du jour : elles font leurs choux gras de la publicité, du sexe, des soirées jet-set…, elles reprennent les parlures du moment. C’est une littérature d’actualité, pourrait-on dire, souvent provocatrice et plus commerciale que littéraire. Promue par un marketing éditorial très concerté, cette littérature « concertante » fait chorus sur les clichés à la mode. Elle illustre certains travers de notre temps mais ne le pense pas.

Un autre régime de littérature, au contraire, ne relève ni de l’artisanat ni du commerce. Plus déconcertantes, ces oeuvres s’écrivent là où on ne les attend pas, et déplacent leur lecteur, qui n’en sort pas indemne. Mais surtout elles entretiennent un autre rapport à la langue : contrairement aux deux pratiques littéraires précédentes, pour lesquelles le langage, qu’il s’agisse d’écrire avec une certaine correction ou de mimer les sociolectes à la mode, demeure un outil, celles-ci abordent le langage comme une question, une matière qu’il s’agit de travailler. Elles sont, ces oeuvres, écrites dans une « langue étrangère » au sein de leur propre langue, dont parle Proust et, après lui, Gilles Deleuze. Aussi les oeuvres qui relèvent de ce régime ont-elles quelque chose d’inouï, qui signe une « période littéraire », tout comme, en d’autres temps, Ronsard, Montaigne, Racine, Chateaubriand, Flaubert, Baudelaire… ont pu marquer leur époque au point d’en demeurer, pour nous, les représentants majeurs.

Bien évidemment, ce troisième régime seul concerne qui veut étudier la littérature contemporaine (mais une autre approche, moins littéraire, qui s’intéresserait à l’état socioculturel de la collectivité ou aux permanences de l’imaginaire devrait s’attacher aux autres régimes, plus décisifs à cet égard : tout dépend du projet critique du chercheur, selon qu’il est plus littéraire ou plus sociologique). J’ajoute que si ces trois régimes se manifestent souvent par des choix esthétiques différents (plus académique ou plus critique, par exemple), ils ne décrivent pas des catégories esthétiques mais bien des différences de conception et d’enjeux. Plusieurs esthétiques peuvent en effet cohabiter au sein d’un même régime : le minimalisme de Jean-Philippe Toussaint et le baroque de Sylvie Germain, par exemple, au sein du troisième régime.

L’histoire littéraire au service de la recherche sur la littérature contemporaine

Si donc l’on s’accorde à considérer que « littérature contemporaine » désigne non le vrac de livres publiés récemment mais un ensemble d’oeuvres cohérent dans ses principaux enjeux, il est nécessaire d’en dater approximativement l’émergence, comme on le fait pour marquer l’apparition du romantisme ou des avant-gardes historiques. Il importe alors de repérer, dans le flot des oeuvres qui paraissent non seulement celles qui marquent l’identité d’une époque, comme on vient de le voir, mais encore le moment à partir duquel elles imposent leurs formes et leurs enjeux.

1. Périodisation et datation

Une période littéraire nouvelle se distingue par la mutation qu’elle induit dans les enjeux littéraires et les formes produites pour se porter à la hauteur de ces enjeux. L’inflexion est donc de plusieurs ordres. Esthétique bien sûr, puisqu’il est question de formes, mais indissolublement reliée à des enjeux qui excèdent cette seule question esthétique : éthiques, sociaux, politiques… La fin des années 1970 voit ainsi nombre d’écrivains s’émanciper des théories fondées sur la linguistique qui postulaient la clôture de la sphère verbale et favorisaient une conception essentiellement formelle de la littérature (même si l’étude a posteriori des textes alors publiés montre que cette clôture n’était pas si radicale, que Tombeau pour 500 000 soldats de Pierre Guyotat traite de la guerre d’Algérie, comme La route des Flandres de Claude Simon de la Seconde Guerre mondiale). Force est cependant de constater que les expérimentations d’avant-garde sont peu à peu parvenues à leur fin (ou à leurs fins selon qu’on en parle en termes d’accomplissement ou d’épuisement).

Un ensemble de phénomènes historiques et socioculturels qu’il serait trop long de détailler ici (pression de la conjoncture économique, mondialisation, désindustrialisation, prise en compte des difficultés sociales liées à un chômage endémique, désarroi face à l’évolution géopolitique du monde, regard en amont porté sur un siècle désastreux…) conduisent les écrivains à faire de ces questions l’objet de certains de leurs textes. Aussi observe-t-on une mutation notable de la littérature entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Les oeuvres se redonnent des objets extérieurs à elles-mêmes. Elles prennent à nouveau en considération ce qu’il en est du monde, de l’homme dans le monde, des questions sociales, de l’histoire… Alors que les dernières années de la décennie 1970 voient se radicaliser une certaine recherche avant-gardiste (Sollers, Paradis), les oeuvres concomitantes de Roland Barthes (Roland Barthes par Roland Barthes), de Georges Perec (W ou le souvenir d’enfance), de Serge Doubrovsky (Fils), toutes parues entre 1975 et 1977, marquent les premiers signes d’une inflexion.

Au début des années 1980 se manifeste avec force une nouvelle transitivité littéraire après deux décennies sinon trois d’écriture « intransitive », selon le mot de Roland Barthes. Le réel fait ainsi retour dans les oeuvres de Leslie Kaplan et de François Bon, le sujet social dans celles d’Annie Ernaux et de Pierre Michon, l’Histoire dans celles de Didier Daeninckx et Jean Rouaud, pour ne citer à chaque fois que quelques exemples. C’est aussi le moment où des écrivains dont l’oeuvre est déjà substantielle (Simon, Duras, Robbe-Grillet, Sarraute, Sollers) en réorientent le cours, délaissant un certain formalisme pour plus de transitivité. Si bien qu’il paraît pertinent de désigner cette période 1975-1984 comme celle d’une mutation majeure, que viennent en outre conforter les évolutions propres à la vie littéraire (disparition de revues et dissolution de groupes constitués : Tel Quel, Change…).

2. Considérations d’histoire littéraire

L’identification d’une inflexion esthétique suppose bien sûr de savoir par rapport à quoi les enjeux et pratiques littéraires changent — et donc de connaître la ou les période(s) antérieure(s). Et cela ne vaut pas que pour identifier le « tournant » littéraire, mais aussi pour se mettre en mesure de décrire les formes nouvelles qui apparaissent. Considérer leur éventuelle nouveauté nécessite de les confronter aux formes proches anciennement attestées. S’agit-il d’une innovation ou d’un retour ? On a beaucoup parlé de la littérature française contemporaine en termes de « retours » (au récit, au sujet, à l’Histoire, au romanesque, au réel, aux questions sociales, etc.) ; mais encore faut-il déterminer s’il s’agit de la reprise de formes délaissées, ou d’autre chose. Le retour au réel que j’évoquais plus haut n’est pas un retour du réel au sens où l’on assisterait à un « néo-réalisme », mais un retour à la question du réel, ou encore au réel en tant qu’il fait question pour la littérature, qu’il suppose que celle-ci cherche à s’accorder de nouvelles prises sur cet objet. Il en va de même des fictions biographiques, qui ne réactivent ni la forme devenue obsolète des hagiographies, ni les biographies romancées à la Maurois, mais revisitent le genre des « vies » tel qu’il fut l’objet de maintes variations (vies brèves, vies imaginaires…) au cours des siècles. Et ce d’autant que les écrivains eux-mêmes sont de grands lecteurs et, pour certains, de fins connaisseurs de l’histoire littéraire avec laquelle ils écrivent à leur tour.

L’apport de l’histoire littéraire à l’étude du contemporain engage également d’autres considérations, sans doute inattendues mais qu’il ne faut pas négliger. L’histoire littéraire permet en effet de distinguer des espaces culturels et donc des évolutions différentes. C’est ainsi que l’on ne saurait traiter de la même façon les littératures européennes occidentales et les littératures francophones du Sud, bien qu’elles soient contemporaines les unes des autres, car elles relèvent de régimes d’historicité différents. Alors que la littérature française a connu une période formaliste soutenue, qu’elle est l’héritière d’une longue histoire littéraire, les francophonies du Sud sont des littératures jeunes, moins marquées par l’exigence formelle portée par le structuralisme, plus habitées d’énergies nouvelles. Elles conservent souvent une proximité plus grande avec les littératures orales qui ont longtemps constitué la culture des communautés culturelles au sein desquelles elles se déploient. Le fait qu’elles soient des littératures émergentes, en voie de constitution et d’épanouissement, les fait recourir assez volontiers à des formes liées à ce type de moment culturel, comme l’épopée ou la saga, qui paraissent au contraire à peu près délaissées dans l’Hexagone.

Un troisième recours à l’histoire littéraire dans l’étude du contemporain tient aussi à la mesure de ses évolutions internes. Si l’on s’accorde à considérer la littérature contemporaine non pas comme la seule production littéraire des trois ou quatre dernières années mais celle d’une période cohérente, installée depuis la dernière mutation esthétique majeure (donc depuis les années 1975-1984), alors il est bien évident que depuis désormais plus de trois décennies, les choses ont pu changer. Si nous revenons à l’exemple précédent, celui des fictions biographiques, nous pouvons distinguer trois sinon quatre étapes relativement circonscrites : un premier temps (en gros, les années 1980) porte l’invention de la forme, qui se joue dans les premières oeuvres de Claude Louis-Combet (Marinus et Marina, 1979), de Gérard Macé (Le dernier des Égyptiens, 1988 ; Vies antérieures, 1991) et de Pierre Michon (Vie de Joseph Roulin, 1988 ; Maîtres et serviteurs, 1990 ; Rimbaud le fils, 1991).

Un second temps (au cours des années 1990) voit cette forme connaître une extension notable et même une sorte d’institutionnalisation avec la création d’une collection éditoriale qui lui est destinée (L’un et l’autre chez Gallimard par Jean-Bertrand Pontalis en 1989), amplifie le nombre de textes publiés (127 livres pour l’heure dans cette seule collection) et l’étend à nombre d’autres écrivains (Christian Garcin, Jean-Michel Delacomptée, Guy Goffette…). Dans un troisième temps, l’extension de cette forme la fait passer dans un autre régime littéraire, plus traditionnellement romanesque, qui en exploite à son tour l’originalité mais la rabat vers la biographie romanesque d’antan, lui gagne les faveurs du grand public et des jurys littéraires (Gilles Leroy, Alabama song, 2007) ainsi que celle des metteurs en scène qui la transposent au cinéma (sous la forme de biopics : La môme d’Olivier Dahan, 2007). Dans le même temps, la plupart des premiers promoteurs de cette forme l’abandonnent (Michon, Macé) tandis que des écrivains antérieurement attachés à d’autres pratiques y viennent et la font évoluer considérablement (Patrick Deville, Pura Vida, 2004 ; Jean Echenoz, Ravel, 2006)[16].

On le voit : le recours à l’histoire littéraire pour étudier le contemporain est en fait non seulement très pensé et concerté, mais il est même décisif et multiple. Aussi parvient-on à ce paradoxe apparent que l’une des entreprises les plus innovantes de la recherche littéraire (au moins dans l’élection de ses objets et pour ce qui concerne l’Université française), l’étude de la littérature contemporaine, ne peut se déployer avec pertinence sans fonder son travail sur cette histoire littéraire que Mathilde Barraband décrit comme une pratique « souvent stigmatisée pour son traditionalisme et parfois réputée responsable d’un manque d’intérêt pour l’actualité littéraire[17] ». En outre cette articulation ouvre la réflexion aux questionnements qui traversent la société et ses expressions culturelles, notamment du côté des recherches historiques.

3. Historicité de la littérature contemporaine

Un ultime aspect de l’articulation entre l’étude du contemporain et le recours à l’histoire littéraire ne procède pas d’un effort de circonscription de l’objet « littérature contemporaine » ni du suivi de ses évolutions, mais articule autrement ce rapport en s’interrogeant sur la manière avec laquelle la littérature d’aujourd’hui redispose l’histoire littéraire. Car, on le sait bien, si toute époque hérite des précédentes, si les écrivains sont tous, d’abord, des lecteurs, chaque époque ne sélectionne pas dans son héritage les mêmes oeuvres majeures. L’exemple des Vies que j’ai plusieurs fois évoqué est ici encore très parlant : quasiment proscrites par une modernité convaincue qu’il fallait privilégier le texte sur le sujet, elles avaient quasiment disparu de toute littérature exigeante, à quelques rares exceptions académiques près (Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien). Il y a donc une histoire littéraire nouvelle, propre à chaque période, qui redécouvre tel auteur, telle esthétique (le baroque, par exemple, sous l’impulsion de Marcel Raimond et de Jean Rousset) et délaisse tels autres, soudain considérés comme caducs ou périmés.

Si bien que le contemporain se définit aussi par le regard qu’il porte sur l’histoire littéraire et par sa manière de la raconter autrement. À cet égard, il n’est pas anodin que nombre d’écrivains actuels produisent, non seulement des essais, mais des récits consacrés à des écrivains des siècles antérieurs[18] : c’est là leur manière de reconstruire un héritage à leurs propres fins et selon leurs propres enjeux. Sans doute peut-on même considérer que la multiplication de ce genre de texte est l’envers du déficit signalé plus haut en manifestes et discours d’accompagnement. Mais on peut pousser la réflexion un peu plus loin. Car la littérature possède à chaque époque une manière spécifique de s’installer dans l’Histoire, une façon de se situer dans son temps, dans l’orbe des activités humaines, dans le champ social et culturel qui l’entoure, en mettant l’accent sur les données majeures qui lui permettent de les organiser. Cette forme de conscience de soi particulière à une discipline artistique dans un moment particulier recoupe ce que François Hartog étudie sous le nom de « régime d’historicité », notion définie au seuil du livre qui porte ce titre comme « la modalité de conscience de soi d’une communauté humaine[19] ».

Il s’agit donc de réfléchir au mode d’être historique de la littérature d’aujourd’hui : c’est-à-dire sa manière de s’installer dans une Histoire, la sienne — l’histoire littéraire, donc —, mais aussi dans celle de la communauté au sein de laquelle les oeuvres sont écrites. Les ouvrages dans lesquels François Hartog développe la notion qu’il reprend à Reinhart Kosseleck s’appuient largement sur les textes littéraires qui lui permettent d’identifier le « régime d’historicité » propre à tel ou tel temps[20]. Selon ce modèle, l’étude de la littérature contemporaine gagne à chercher quelle conscience une oeuvre littéraire donnée manifeste du moment historique dans lequel elle s’écrit et de l’histoire qui précède et produit ce moment : comment le texte en témoigne-t-il, que cela soit ou non son objet spécifique ? Et quelle conscience les choix formels, esthétiques de cette oeuvre contemporaine manifestent-ils de l’histoire littéraire dont elle hérite ? Se situe-t-elle, de manière obvie ou non, dans cette histoire ? Selon quelles procédures ?[21] Ou, pour le dire avec Marielle Macé dans « L’histoire littéraire à contretemps » : quelle est la « construction, par un auteur, de sa propre place dans l’espace-temps de la littérature ?[22] » C’est là une autre manière d’aborder la littérature d’aujourd’hui : non pas simplement en analysant les poétiques mises en oeuvres, mais ce que ces poétiques nous apprennent de la conscience que les écrivains ont de la place de la littérature dans l’Histoire qui les a faits.

La littérature écrit son histoire

Jacques Revel le soulignait : « En nous interrogeant sur la contemporanéité, c’est peut-être d’abord sur les modalités de notre propre contemporanéité que nous nous interrogeons[23]. » Or ces modalités sont caractéristiques d’une manière d’être dans l’Histoire, d’une façon d’articuler au présent les dimensions du temps, selon que l’on trouve un modèle dans le passé, que l’on bâtisse un idéal à venir ou que, c’est le cas de notre temps, le passé nous apparaisse à réinterroger sans cesse et le futur comme le lieu des plus grandes incertitudes. Non seulement, donc, on ne saurait étudier la littérature présente sans sacrifier au regard rétrospectif à partir duquel, comme le soulignait déjà Jean Starobinski dans sa préface au Panorama de Gaëtan Picon, elle prend sens, mais c’est un mouvement plus complexe qui se dessine dans cette relation entre la synchronie et la diachronie. Car si le contemporain s’éclaire des différences (ou convergences) qu’il entretient avec les esthétiques et les enjeux qui le précèdent, il porte lui-même la lumière sur certains aspects de ces périodes antérieures parfois demeurés dans l’ombre — et ce faisant, il met en évidence également des questions qui lui importent et, par là, exprime aussi quelque chose de lui-même. Entendons-le bien : non seulement la formule « Histoire littéraire du contemporain » n’a finalement rien de si paradoxal, mais, indépendamment de la recherche déployée à l’heureuse initiative de Mathilde Barraband, elle se comprend dans les deux sens : le génitif y est à la fois objectif et subjectif. S’il y a une histoire possible des contemporanéités successives, si le recours à l’histoire littéraire est profondément nécessaire à qui veut comprendre la spécificité même de la littérature contemporaine, il y a aussi une histoire littéraire propre au contemporain, refaçonnée par ses écrivains et ses oeuvres, qui manifestent ainsi, consciemment ou non, leur propre historicité.