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Dans les dix premiers romans de sa carrière, Marie-Claire Blais brosse un portrait particulier de la société québécoise. Parmi les 350 personnages, à partir de La belle bête (1959) jusqu’au Loup (1972), Paul P. Chassé compte 92 « monstres [1] ». Les personnages qu’il qualifie ainsi sont divisés en deux groupes :

[…] celui des horreurs physiques qui comprend quatre déments, quatre alcooliques, onze personnes d’une laideur insurmontable et vingt-sept malades ou infirmes souffrant de cancer, de tuberculose, d’épilepsie, de cécité, de surdi-mutité ou de paralysie, et celui des goules morales où se côtoient assassin, voleur, dépravé, homosexuel, adultère, prostituée, raciste, masochiste, lesbienne, sadique, brute, anti-intellectuel, bisexuel, hypocrite et même le mari qui voudrait noyer son épouse mais n’ose pas par crainte d’être pendu. Ajoutons à cela une note shakespearienne : quarante-sept des personnages meurent, dont sept qui se suicident [2]

Cette description des habitants du « Nord profond », qualificatif donné au « Québec blaisien [3] », ressemble de près à l’univers de Rosa Liksom, nouvelliste et romancière finlandaise, elle aussi peintre d’un Nord profond. Son oeuvre est habitée par autant de personnages mutilés socialement ou moralement : « Un drogué au Valium, un obsédé de propreté, un week-end de folie passé à boire et à forniquer, une femme et sa fille qui se gavent de chocolat, un couple de vieux enchâssés dans leur crasse, un violeur impuissant, une nationaliste fiévreuse, un pasteur qui tient sa femme en laisse », entre plusieurs autres, composent la galerie de portraits humains dans le recueil de nouvelles Noirs paradis [4].

À travers cette « humanité horrible et merveilleusement misérable [5] » devrait prendre forme un discours ironique. Selon Anne Papart, l’oeuvre de Liksom est marquée d’un « humour noir particulier à la Laponie, le nécessaire contrepoids à la violence et à la cruauté de la vie, de la nature, de la misère » ; elle qualifie ce type d’écriture de « totalement horrible, effrayant, destructeur, et en même temps extrêmement drôle, absurde, comique, hilarant [6] ». Plusieurs textes de Blais contiennent également cette « pointe d’ironie [qui] perce toujours, de-ci de-là [7] », bien qu’on doive préciser, avec Lucie Joubert, qu’on associe plus volontiers l’écriture blaisienne à l’« humour noir » qu’à une dimension « humoristique [8] ». Compte tenu sans doute de l’épithète « noir » — forme d’humour sournoise —, il est parfois difficile pour le lectorat de décoder la charge ironique dans l’oeuvre de ces auteures. Si certains lecteurs perplexes se posent des questions sur la signification des scènes cruelles qui composent l’oeuvre de Liksom, Blais constate avec étonnement que la critique « a peu parlé de l’humour, de ce sourire effacé qui est très présent dans [ses] livres [9] ». Plus cachés pour certains, plus apparents pour d’autres, ces portraits d’« horreurs physiques » et de « goules morales » sont donc brossés avec humour, noir s’il en est.

Si la charge ironique de leur écriture suscite des doutes, c’est parce que les textes ont recours à des mécanismes qui exigent un investissement particulier de la part de l’interlocuteur. Sinon, « l’ironie […] échappe au lecteur » et celui-ci lit « le texte […] comme il lit n’importe quel autre. Il neutralise l’éthos pragmatique en rejetant le code qui donne naissance au phénomène ironique [10] », explique Linda Hutcheon. Aussi s’agit-il ici d’exposer les mécanismes textuels dont se servent Blais et Liksom afin de charger le texte d’un sens ironique et d’engager l’interlocuteur dans ce processus [11]. Le corpus d’étude est composé de deux livres, différents pour ce qui est de leur genre, de leur provenance socioculturelle et de leur portée ironique : Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, roman paru en 1965 [12], et Noirs paradis, recueil de nouvelles de Rosa Liksom paru en 1989 (en finnois). Ils serviront d’exemple de procédés textuels complémentaires qui ont pour objectif commun la critique de certains phénomènes sociaux.

Mécanismes de l’ironie textuelle

Dans la perspective rhétorique, l’ironie a été comprise « comme une figure de pensée fondée sur l’antiphrase. Il s’agit d’affirmer le contraire de ce que l’on souhaite en réalité faire entendre [13] ». En plus de l’antiphrase, le texte peut établir une contradiction sémantique par plusieurs autres procédés stylistiques (des exemples seront donnés dans les pages suivantes). Danielle Forget rappelle pourtant que le contraste provoqué par l’ironie « n’en est pas un d’écriture […] mais d’interprétation. Il met en jeu les attentes des interlocuteurs [14] ». Dès qu’on charge l’interlocuteur de l’interprétation de l’ironie dans un texte, on s’éloigne du cadre de la sémantique afin de s’approcher de la dimension pragmatique de la langue : toute communication a lieu en interaction entre locuteur et interlocuteur, tout discours se fonde sur des éléments extralinguistiques, tels les savoirs contextuel et encyclopédique. Le recours à la contradiction sémantique n’explique donc pas à lui seul l’ironie. L’ironie naît chez l’interlocuteur comme le résultat d’un processus pragmatique qui implique l’encodage (de la part du locuteur) et le décodage (de la part de l’interlocuteur) du message ironique : « l’ironie fonctionne comme un de ces phénomènes linguistiques qui n’ont pas de position permanente et achevée dans la langue, mais qui au contraire tirent leur signification de l’acte de production linguistique, à savoir de l’énonciation [15] ».

L’interprétation de l’ironie demande l’établissement d’un programme de lecture qui guide l’interlocuteur dans la direction voulue : « S’il est une chose sur laquelle les théoriciens de l’ironie sont d’accord, affirme Hutcheon, c’est que dans un texte qui se veut ironique il faut que l’acte de lecture soit dirigé au-delà du texte (comme unité sémantique ou syntaxique) vers un décodage de l’intention évaluative, donc ironique, de l’auteur [16]. » La nécessité de diriger l’acte de lecture s’applique autant à l’ironie « ponctuelle », assurée par la contradiction sémantique dans des séquences de texte isolées, qu’à l’ironie « globale » qui parcourt des passages textuels plus longs sans avoir recours aux figures de mots spécifiques [17]. Dans les deux cas, le programme de lecture se crée à la faveur de divers effets textuels. Pour que l’ironie ponctuelle se transforme en interprétation d’un message implicite, il est nécessaire, par exemple, que le texte « gonfle » et « exagère [18] » le propos. Ceci explique le caractère itératif des séquences ironiques, car l’amplification est souvent produite, par-delà des figures comme l’hyperbole et l’antiphrase, par la répétition d’effets incongrus : « [L’ironie] se déploie sur des portions plus ou moins importantes du texte, à fonction récurrente, c’est-à-dire se renforçant les unes les autres [19]. » Ainsi, non seulement le contraste, mais aussi l’exagération est nécessaire afin que le lecteur détecte le ton ironique d’un segment.

Dans le cas de l’ironie globale, qui investit des séquences de texte plus longues, l’établissement d’un programme de lecture est un procédé plus pragmatique que stylistique. Il se base sur le principe de coopération (le point de départ de la communication langagière) et les maximes conversationnelles qui en découlent (de quantité, de qualité, de relation et de modalité), illustrés par H. Paul Grice [20] : l’interlocuteur est en droit de s’attendre, entre autres, à ce que le message soit véridique. Bien que la communication littéraire ne soit pas liée par des maximes identiques, elle est soumise à plusieurs conditions qui procèdent de ce que Raphaël Baroni appelle « la coopération littéraire » : une telle coopération implique, entre autres, que l’auteur se prête à construire un univers cognitif cohérent que le lecteur accepte de comprendre comme tel [21]. Or, l’ironie constitue une « infraction délibérée (intentionnellement décodée) du principe coopératif [22] » et l’énonciateur doit signaler à son co-énonciateur que toute anomalie dans l’univers cognitif est une invitation faite au lecteur de procéder à une lecture à rebours, autrement dit de décoder le sens caché. Selon Forget, « [l]’ironie […] survient justement lorsqu’un changement s’opère dans le programme de lecture par une remise en question qui déstabilise momentanément le sens et oblige à reconstituer un autre parcours cognitif susceptible de rétablir la cohérence compromise [23] ».

Si la coopération littéraire suppose, chez l’auteur, qu’il s’engage à garantir la véracité de l’énoncé et, sinon, qu’il signale une modification dans le programme de lecture, elle exige du lecteur la capacité de saisir son intention. Le locuteur des énoncés controversés doit faire « confiance à la sagacité du lecteur pour en contester la pertinence », car l’effet d’ironie « dépend de cette connivence [24] », explique Jeandillou. La connivence est liée au phénomène de l’inférence : l’énonciateur a le droit de s’attendre à ce que le co-énonciateur soit en mesure de décoder dans son message des informations qui n’y sont pas verbalisées (l’énonciateur pouvant tenir pour acquises certaines connaissances encyclopédiques qu’il ne répète pas) et l’énonciateur peut transmettre par son message des informations sans les y coder explicitement (les messages textuels pouvant véhiculer des contenus présupposés ou sous-entendus en plus du contenu posé). « Si l’ironie ne procède pas par explication de ce savoir partagé comme le ferait un énoncé polémique ou explicatif, c’est justement qu’elle mise sur l’implicite », précise Forget [25]. L’encodeur transgresse intentionnellement ces maximes, tout en s’en remettant au décodeur pour interpréter son intention.

En plus du programme de lecture, de la coopération, de l’inférence et de l’implicite, l’ironie textuelle se fonde sur d’autres mécanismes de la langue, éclaircis par la théorie des actes de langage : chaque énoncé manifeste un acte locutoire, illocutoire et, potentiellement, perlocutoire [26], ce qui est vrai également pour les énoncés ironiques. Joubert introduit avec beaucoup de perspicacité une précision utile à la discussion de cette notion qui est au coeur de notre étude : « l’humour est un bouclier, un instrument de défense, alors que l’ironie est l’arc qui lance la flèche de combat, qui attaque [27] ». Ainsi, si l’effet illocutoire des énoncés ironiques consiste à susciter le décodage de l’attitude de l’énonciateur, l’effet perlocutoire correspond sans doute à la critique sociale qu’expriment les textes ironiques. Joubert a étudié cette « ironie que l’on peut qualifier de “sociale” » chez Blais [28]. La conscience sociale est également au coeur de l’écriture de Liksom qui, selon Papart, « égratigne quelques PDG, médecins, bourgeois propriétaires et spéculateurs, flics et autres gardiens de prison » et qui « frappe la société, le confort, le conformisme et les normes en pleine tête [29] ». Ainsi, leur écriture fait entendre une critique qui a pour cible diverses croyances, habitudes ou traditions. Qui plus est, la flèche de l’ironie ne cible pas seulement les phénomènes sociaux qui entourent le lecteur : c’est au moment où celui-ci constate que le texte dévoile ses propres préjugés que l’humour noir se transforme en rire jaune.

L’effet ironique des textes est donc le résultat de diverses manifestations d’incongruité, de contradiction ou de contresens dont certaines s’appuient sur les propriétés sémantiques du langage, alors que d’autres misent sur sa dimension pragmatique. En conséquence de ces procédures, l’attention du lecteur se fixe sur des éléments qui jurent et, ce faisant, suggèrent un sens nouveau. Afin de montrer comment se construit un pareil programme de lecture ironique chez Blais et Liksom, on abordera tour à tour deux mécanismes textuels différents : l’ironie produite par des éléments lexicaux ou syntaxiques, et l’ironie produite par des discours qui contrastent avec les attentes du lecteur, fondées sur des conventions ou des croyances sociales. La première catégorie est linguistiquement marquée, ce qui facilite l’indication du programme de lecture, alors que le degré de marquage linguistique est plus subtil — mais pas absent — dans la deuxième.

L’ironie sémantique

L’ironie dans Une saison dans la vie d’Emmanuel est principalement d’inspiration sémantique : le texte joue sur la signification des lexèmes isolés ou des séquences de texte limitées, établissant des tensions qui produisent l’effet souhaité. Selon Forget et Hutcheon, l’ironie qui tire sa force de l’entourage textuel (ou cotexte) constitue la forme traditionnelle du genre [30]. La plupart du temps il s’agit d’expressions qui juxtaposent des associations habituelles : par exemple, alors que Jean Le Maigre, le protagoniste du roman, s’attendait à « une bonne apparition », c’est « le Diable [qui] commença à apparaître » (SVE, p. 61, nous soulignons), ce dernier n’étant pas, en règle générale, associé au premier. De même, si la mort est rarement décrite en termes joyeux, son caractère redoutable est annulé dans l’univers blaisien. Les corps sont ramassés en passant, tel Léopold, l’un des enfants de la famille au coeur du récit, que ses frères aînés trouvent pendu en revenant d’« une joviale tuerie de lapins et de renards » ; ils le décrochent de l’arbre, le jettent « comme un sac de pommes de terre sur leur dos », rentrent « allègrement » et montrent « leur gibier » (SVE, p. 69). L’oxymoron « joviale tuerie » qui décrit la chasse comme un jeu d’enfants et l’anaphore nominale « le gibier », par laquelle on renvoie au corps du frère défunt, jurent avec la gravité de la situation et annulent les connotations conventionnelles d’un tel drame. Le même procédé est à l’oeuvre alors que le texte décrit les occupations, au Noviciat, du Frère Théodule, instituteur de Jean Le Maigre. Celui-là commente « avec allégresse » la maigreur maladive de Jean Le Maigre (enfant tuberculeux qui « toussait, crachait du sang ») et « le regard[e] s’évanouir avec une admiration passionnée » (SVE, p. 62). Mettre ainsi en regard la souffrance de l’enfant et l’exaltation de l’adulte (« admiration passionnée » et « allégresse ») éveille aussitôt un doute sur les motifs de ce dernier, en apparence contraires aux motifs qui devraient sous-tendre les occupations des hommes de foi ; la pédophilie est confirmée alors qu’on apprend qu’« aim[ant] la jeunesse » et « épris de la fleur de l’adolescence, [Frère Théodule] la cueillait au passage, quand il avait le temps » (SVE, p. 62). Sans le dire explicitement, le texte guide le lecteur par l’incongruité sémantique, qui produit un effet ironique, vers l’interprétation du message implicite. Parfois, le texte indique l’antiphrase entre parenthèses : « Trop de crimes sur ta conscience, dit Jean Le Maigre [à son frère], tu devrais prendre un bain dès ce soir (comme il n’y a pas de baignoire c’est difficile) » (SVE, p. 40). Ce passage est intrigant, car rien n’indique l’instance responsable de l’ajout ironique. Est-ce le narrateur extradiégétique qui verbalise la pensée de Jean Le Maigre et, du même coup, signale l’implication de ce dernier à la production de l’effet ironique ? Ou devrions-nous attribuer cette remarque à la seule conscience du narrateur qui manifeste sa présence, selon la tradition postmoderne, dans la narration ?

Le contraste peut procéder aussi de la syntaxe : les phrases imposent des attentes par leur organisation syntaxique et les déjouent par des éléments incongrus. La rupture de la cohésion syntaxique produit un effet de surprise ressemblant à celle que causent les choix lexicaux incohérents et, par conséquent, provoque l’ironie. Les lettres envoyées par Armandin Laframboise à sa soeur Grand-Mère Antoinette (figure d’autorité dans la famille de Jean Le Maigre), informant celle-ci de l’accident qu’a subi son petit-fils dans une usine, illustrent cette procédure. La première expose la situation : « À l’aupital le plus petite des deux/Il a mis ses doigts dans la mache mach-ine/Pas perdu la main/3 doigts seulement » (SVE, p. 131, Blais souligne) ; la deuxième explique la suite : « Comme je n’avais pas d’argent/Son sang coulait en attendant/Ma femme est arrivée avec l’argent/On l’a mis sur la table d’opération/Nous ne l’avons pas revu depuis… [sic] » (SVE, p. 132-133, Blais souligne). Outre l’effet ironique suscité par l’orthographe fautive ou par la pensée incohérente de l’épistolier (par exemple, l’accident n’a naturellement pas eu lieu à l’hôpital même si la lettre le dit ainsi), l’extrait mise sur l’effet produit par l’emploi maladroit du pronom anaphorique le : au lieu du garçon accidenté, le texte laisse entendre que c’est l’argent qui est posé sur la table d’opération ; de plus, fort probablement la famille n’a vu ni le garçon ni l’argent après cet entretien où interviennent les institutions sociales, si peu solidaires dans l’univers blaisien. On retrouve le même type de procédé langagier alors que Jean Le Maigre fantasme, durant un repas dans le Noviciat, sur le sort d’un saint devenu pécheur : « Ils le lapidèrent ils le torturèrent jusqu’à l’aube… Le sang coulait à flots sur la table, et Jean Le Maigre l’épanchait avec son mouchoir. Puis il continuait à manger, sa main glissant d’une assiette à l’autre, pour voler la nourriture de ses voisins » (SVE, p. 60, Blais souligne). L’exécution imaginée durant le repas quotidien produit un effet d’incohérence (cet extrait ne misant pas sur le manque de cohésion syntaxique, mais sur l’incompatibilité sémantique des phrases subséquentes) et contribue à rendre le passage absurde [31]. Le lecteur est amené à attendre une suite logique, mais la phrase suivante brise la cohérence provoquant, dès lors, la surprise.

En plus de l’agencement incongru de lexèmes ou de passages isolés, l’ironie sémantique peut se fonder sur des réseaux isotopiques contradictoires. Tel est le cas dans l’extrait qui décrit la vie sexuelle d’Héloïse, la soeur de Jean Le Maigre, qui aspire à devenir religieuse. La pieuse Héloïse « faisait par elle seule ce que nous nous aimons faire à deux, ou à quatre » (SVE, p. 50), explique Jean Le Maigre en faisant référence aux expériences sexuelles qu’ont les frères la nuit dans leur lit commun, et que sa soeur réalise seule :

[…] Héloïse se consumait en d’étranges noces. Elle languissait de désir auprès de l’Époux cruel […]. Elle s’était dépouillée de tous ses vêtements pour la cérémonie et, par quelque solennelle pudeur, avait négligé d’enlever ses bas noirs […]. Après toutes ces heures de jeûne et d’attente, elle avait faim […], elle allait s’offrir encore au Bien-Aimé absent qui laisserait en elle ces stigmates de l’amour dont elle garderait le secret. Elle le recevait sans larmes et sans effroi, tout abandonnée à sa calme torture, à son horrible joie […]. Enveloppée de caresses mystérieuses, elle baignait dans l’étreinte de l’Époux…

SVE, p. 99-100

Deux réseaux isotopiques qui ne vont pas ensemble selon la tradition catholique se côtoient dans ce passage. D’une part, il renvoie à l’acte sexuel par l’évocation de l’« amour » et des « noces » d’Héloïse, sa « faim » et son « désir », sa nudité, ou encore par les « caresses mystérieuses » et l’« étreinte » de son « Époux ». D’autre part, il rappelle la « cérémonie » religieuse « solennelle » et fait même référence aux sacrifices des animaux et des humains propres à certaines cérémonies spirituelles (après « le jeûne » et « l’attente », elle allait « s’offrir » à cette « torture » et cacher les « stigmates »). Les appellations de ses partenaires imaginés renforcent l’incongruité : l’existence d’un Époux ou d’un Bien-Aimé pour une prétendue religieuse n’est pas convenable ; de préférence, l’Époux n’est pas cruel ou le Bien-Aimé, absent de l’acte sexuel ; enfin, ces noms sont habituellement associés au Christ dans le discours mystique catholique, ce qui donne une allure érotique à la conviction religieuse de cette jeune femme [32]. Ainsi, non seulement les moments d’intimité clandestine sont-ils incongrus à cause des aspirations religieuses du personnage ou à cause de l’objet de son désir, mais ils le sont aussi à cause de ses fantasmes masochistes. L’érotisme et le sacré ne font pas bon ménage selon les conventions chrétiennes ; il y a un conflit de réseaux isotopiques qui annule le sérieux de ce passage. Un autre exemple de bi-isotopie qui ébranle l’interprétation habituelle est inscrit dans la description d’Héloïse au bordel (après qu’elle a été expulsée du couvent) : si l’érotisme est souvent associé à l’eau (la plage, la douche, la piscine), le heurt entre les images relatives au plaisir charnel et au symbolisme aquatique chez Blais ridiculise cette association. Les services offerts par Héloïse sont comparés à une « aventure » dans une « rivière boueuse » qui se termine sur « un rivage stérile » (SVE, p. 151-152). Le capitaine du navire imaginaire, Monsieur le Notaire, « conduisait ses équipages » sur la fille, mais « perdait le souffle […] à l’approche des récifs » ; Héloïse « n’entendait plus que des clapotements » et avait peur que son client ne « remont[e] plus à la surface » (SVE, p. 151) [33].

Enfin, outre les diverses manières de susciter le contresens, l’ironie sémantique joue sur la polysémie des termes. C’est le cas alors que le Frère Théodule, confondant cruellement la douleur avec le plaisir, explique à un élève l’idée qui lui est venue la nuit en rêve : celle de se faire fouetter par l’enfant. Celui-ci répond : « Ce n’est pas ma faute, si vous faites des mauvais rêves, monsieur » (SVE, p. 162). Le fantasme de l’un étant le cauchemar de l’autre, le garçon innocent ne saisit pas le sadisme derrière la proposition, alors que le lecteur y lit la confirmation de la pédophilie de l’instituteur. La polysémie est en jeu aussi lorsque Blais décrit l’accident que subit Pomme dans l’usine de chaussures. Le petit frère de Jean Le Maigre se trouve un emploi dans une usine sous l’autorité d’un patron qui « n’avait pas le temps de le voir, bien sûr. Comme Dieu, dans son catéchisme, il était inaccessible aux petits [34] » (SVE, p. 156). La personne qui guide Pomme dans ce nouveau milieu était « le secrétaire », « un homme bon et tolérant » qui « avait compassion des faibles » (SVE, p. 156). Or, cette compassion disparaît d’emblée lorsque la machine coupe les doigts de Pomme : « Une journée perdue, dit le secrétaire à la cravate blanche, permettez-moi de me laver les mains » (SVE, p. 161). L’expression se laver les mains comporte bien sûr un double sens, désignant à la fois le geste physique et sa signification métaphorique, et Pomme apprend vite qu’il n’avait « aucune raison de se plaindre de perdre des doigts sous la faux innocente d’une machine, le secrétaire n’était pas responsable des objets perdus » (SVE, p. 156). Sans le dire explicitement, le passage laisse entendre que les cols blancs (représentés ici par « la cravate blanche ») s’innocentent devant un tel drame et font disparaître les preuves (l’expression anaphorique « objets perdus » faisant référence aux doigts du garçon).

L’ironie pragmatique

Si l’ironie sémantique se fonde sur le contresens inscrit dans le langage par la confrontation des réseaux de signification, l’ironie pragmatique tire son essence de la mise en regard du texte avec les attentes du lecteur, elles-mêmes issues du contexte culturel et social auquel il appartient. C’est alors que se trouve accentuée, suivant l’argument de Joubert, la dimension sociale, culturelle, géographique, voire climatique de l’ironie : l’implicite culturel varie d’une communauté à l’autre et c’est avec un implicite culturel spécifique que l’ironiste opère [35]. C’est ici que gît également le pouvoir critique de l’ironie : en attribuant naïvement des comportements incongrus à certains membres de la société, le texte raille les valeurs, les croyances et les moeurs que les membres de la communauté sont censés respecter. Autrement dit, l’ironie pragmatique renforce la dimension critique de l’ironie sémantique : « Ces fonctions — d’inversion sémantique et d’évaluation pragmatique — sont toutes deux implicites dans le mot grec, eirôneia, qui évoque en même temps la dissimulation et l’interrogation, donc un décalage entre significations mais aussi un jugement [36]. » Ce type d’ironie s’approche de la satire que Hutcheon décrit comme « la forme littéraire qui a pour but de corriger certains vices et inepties du comportement humain en les ridiculisant. Les inepties ainsi visées sont généralement considérées comme extratextuelles dans le sens où elles sont presque toujours morales ou sociales et non pas littéraires [37] ».

Heurter les conventions sociales constitue l’essence même de l’écriture blaisienne, dont l’une des cibles préférées est bien sûr l’Église catholique. En plus de violer les règles de la morale, les hommes d’Église sont avares et hypocrites dans l’univers blaisien. Alors que le Curé du village reproche à un mourant de faire du commerce avec Dieu (l’homme parie « un veau que [sa mort] n’est pas pour aujourd’hui »), il accepte lui-même volontiers un mouton sous prétexte de pouvoir ainsi « nourrir [s]es pauvres » : « — La prochaine fois ce sera ton manteau de poils de chat sauvage », continue-t-il en se demandant « [c]omment pourrais-je vêtir mes pauvres sans lui ? » (SVE, p. 75). Les attentes sociales attachées au comportement d’un homme d’Église contrastent vivement avec ce discours qui non seulement vise à s’emparer des biens d’un mourant, mais qui travestit aussi l’avarice sous les dehors de la charité. L’ironie est ici de nature pragmatique, car les croyances dont bénéficient les prêtres sont issues d’un implicite socioculturel et non de l’entourage textuel. L’institution qui devrait assurer l’éducation n’a d’ailleurs pas plus de crédibilité aux yeux de Blais. L’institutrice pose parfois des questions étonnantes à Jean Le Maigre : « — Je voudrais savoir comment on épelle les mots suivants : Élefant, boureau, arosoire et incangru [sic] » (SVE, p. 78, Blais souligne). Le garçon cherche dans le dictionnaire, mais s’arrête au mot conception : « enfin je le connais celui-là. Assez, dit [l’institutrice], vous pouvez vous retirer maintenant, je n’ai plus besoin de vous. Je suis éclairée, très éclairée, bonsoir » (SVE, p. 78, Blais souligne). Malgré cette affirmation, l’institutrice est loin d’être « éclairée », alors que le vocabulaire et l’orthographe ici proposés renvoient ironiquement au manque de savoir des représentants des autorités [38].

Par conséquent, si l’ironie sémantique indique le programme de lecture auquel invite l’incohérence du sens dans le cotexte, l’ironie pragmatique convoque plutôt le discours social contextuel. Hutcheon considère que « c’est l’absence d’indices trop insistants qui caractérise l’ironie la plus subtile », que « [l]’ironie est à son plus efficace quand elle est la moins présente, quand elle est quasiment in absentia », voire que « le degré d’effet ironique dans un texte est inversement proportionnel au nombre de signaux manifestes nécessaires pour réaliser cet effet [39] ». On pourrait en conclure que l’ironie pragmatique, compte tenu du faible marquage linguistique, contient un degré d’ironie plus élevé. Or, Hutcheon rappelle que toute ironie textuelle s’ancre dans le langage : « il faut que ces signaux existent et qu’ils existent à l’intérieur même du texte pour renvoyer le lecteur à l’intention évaluative encodée par l’auteur [40] ». Ainsi, bien que le marquage linguistique soit moins présent dans l’ironie pragmatique, cette dernière n’en est pas entièrement exempte : plutôt, le marquage linguistique de l’ironie opère différemment.

Afin d’étudier les signes langagiers de l’ironie pragmatique, nous devons retourner au principe de coopération qui donne à l’interlocuteur le droit de s’attendre à ce que le locuteur accepte la responsabilité du contenu de son discours. L’engagement du locuteur est un élément clé dans le décodage des messages ironiques : « Un récit, pris au départ comme raconté de bonne foi, c’est-à-dire comme engageant le narrateur, suscite le questionnement du lecteur : le narrateur soutient-il ce qu’il avance [41] ? » De fait, dès lors qu’une seule voix assume plusieurs niveaux d’énonciation, nous sommes en présence du phénomène de la polyphonie : l’instance narrative peut transmettre son propre discours ou le discours d’un personnage, elle peut témoigner de la véracité du discours ou communiquer un discours sans prendre en charge le contenu de l’énonciation (l’indication pouvant être donnée, par exemple, par des choix verbaux du type « prétendre » ou « mentir »), ou encore l’instance narrative peut prononcer un discours et feindre d’adhérer à son contenu. Bien qu’il soit parfois difficile pour le lecteur de décoder l’intention du locuteur, il est nécessaire pour la transmission de l’effet ironique que celui-ci réussisse à signaler son attitude. Voilà l’enjeu majeur de l’écriture de Rosa Liksom dans le recueil de nouvelles Noirs paradis.

Une illustration du double discours auquel renvoie l’instance narrative, mais dont la sincérité suscite des doutes, est donnée par une détenue qui fait l’éloge de la prison :

C’était des chambres rudement bien, vraiment mieux que ce que j’avais eu à la maison. […] Le travail, c’était complètement différent de ce que j’avais connu, ici on vous hurle pas dessus qu’on va se prendre un sale coup sur la gueule si on a été en retard pour pointer […]. Je suis restée neuf ans. […] Je suis jamais partie en permission même s’ils ont essayé de me foutre dehors par la force. […] J’avais décidé, même avant l’événement, que je ferais ma peine jusqu’au bout, que je sortirais pas de taule avant qu’elle soit finie…

NP, p. 55-57

Ce passage en apparence sérieux offre un exemple de ce que Hutcheon appelle la « fonction pragmatique de l’ironie » : celle-ci « consiste en une signalisation d’évaluation » dans laquelle les « expressions élogieuses […] impliquent au contraire un jugement négatif [42] ». Au rebours de ces éloges, il faut comprendre que les choses étaient pires quand elle vivait hors de la « taule » et travaillait dans une usine (l’affirmation « ici on vous hurle pas », par exemple, laisse entendre que le discours nié a déjà eu lieu ailleurs, la négation renforçant l’affirmation sous-entendue). Ainsi, la vie en liberté est dotée d’un sens nouveau si on lui préfère la vie en prison. La sincérité des aspirations nationalistes du personnage suivant se révèle également trompeuse :

Moi, je leur ai bien fait comprendre aux profs de l’école qu’il faut être plus combatifs, que ça suffit pas de parler aux élèves de la patrie. […] Les élèves doivent apprendre à honorer la pureté et le bien-être de notre patrie, à la protéger du sale sang étranger et des autres peuples non civilisés […]. Mon père à moi, il a fait mon éducation, il m’a parlé toujours de la patrie, de la défense du pays, d’être soldat, de mon pays.

NP, p. 46-47

Le lecteur lit d’abord les opinions mitigées d’un futur soldat, jeune, patriotique et xénophobe. La suite du discours donne plus d’informations sur le locuteur et transforme l’interprétation qu’en fait le lecteur :

D’abord, je servirai dans l’armée finlandaise, puis j’irai faire des études dans une école militaire en Allemagne et après je m’engagerai dans l’armée de métier et j’irai combattre ces sales rouges de sandinistes au Nicaragua. […] [P]ersonne pourra m’en empêcher. Ni la loi finlandaise, ni ça que je suis une fille, rien, jamais. […]. Je m’en fiche pas mal de leurs lois finlandaises [43].

NP, p. 49

Le discours nationaliste qui valorise « la pureté et le bien-être » de « la patrie » et qui trouve sa « défense » légitime se révèle carrément raciste (le « sale sang étranger » et les « peuples non civilisés »). Dès qu’on apprend le sexe de l’instance narrative, on comprend que le personnage n’a d’autre rêve que de faire la guerre, que ce soit pour la patrie ou contre elle. Ainsi, l’attitude compréhensive envers une personne imbue de sentiments patriotiques est renversée, le discours nationaliste devenant raciste, maladif et criminel. On remarque dans ces exemples plusieurs discours à l’intérieur d’un seul énoncé qui nuancent les mots des narratrices : dans l’éloge de la prison faite par la détenue, le lecteur lit une critique du monde au dehors ; quand la nationaliste idéalise la guerre, le lecteur entend le contraire.

La tournure finale du récit de la nationaliste en particulier contient un niveau de critique supplémentaire. Cette nouvelle ne cible pas seulement l’idéologie patriotique en dévoilant la xénophobie et le bellicisme qu’elle suppose, mais aussi le fond sexiste de la pensée du lecteur : son interprétation du récit est transformée lorsqu’il apprend le sexe de la protagoniste, ce qui montre que les hommes et les femmes n’ont pas toujours droit aux mêmes attentes et aux mêmes libertés [44]. Contrairement aux exemples d’ironie blaisienne qui ciblent les institutions sociales sans engager le lecteur, l’ironie chez Liksom implique ce dernier et le place dans la mire des flèches que décoche sa critique. Nos croyances par rapport au « sexe » de la violence sont l’une de ses cibles préférées. Si le comportement agressif a traditionnellement été réservé aux hommes dans la croyance sociale, dans les textes de Liksom la mort violente arrive par la main d’une femme. Voici, par exemple, comment une femme décrit la fin d’un acte sexuel avec un inconnu : « Je le laisse entrer en moi et au même moment je le saisis à la gorge et je serre aussi fort que je peux. Il y a un léger râle, puis la vie quitte ce corps luisant de graisse. Je me lève, je m’habille, je commande le petit déjeuner et je disparais » (NP, p. 113). La nouvelle donne une impression étrange de sérieux qui, pourtant, est totalement irréaliste. Le discours direct de la narratrice homodiégétique qui raconte les événements au présent de l’indicatif comme s’ils avaient lieu parallèlement à la narration donne une impression d’immédiateté et d’authenticité, mais son anonymat (comme si elle était sans identité), le rythme accéléré du texte, les nombreuses ellipses importantes, le manque de pauses et de passages descriptifs (subordonnés, adjectifs, adverbes) ou encore l’aboutissement invraisemblable de l’événement (le petit déjeuner !) dissipent cette illusion. Le besoin de l’instance narrative de signaler à la fois son engagement et son désengagement face au sérieux de l’énoncé est encore plus évident dans la description du mariage d’une femme qui prend fin subitement :

J’ai pris cette saleté de couteau à viande et je lui en ai foutu deux coups. Ce fumier, il a même pas essayé de se défendre, il faisait que se laisser crever dans mon lit. J’ai téléphoné à l’hôpital psychiatrique […], je leur ai dit que mon mec avait essayé de se suicider en se plongeant un couteau dans le coeur. […] Le lendemain on m’a téléphoné du commissariat pour me demander des détails. Je leur ai tout raconté et puis j’ai dit que j’étais aux chiottes en train de lire le journal et que c’est pendant ce temps-là qu’il s’est tué.

NP, p. 33

Contrairement à l’illusion d’authenticité produite par le discours direct aux traits oraux, la narratrice homodiégétique (anonyme) et le passé composé (qui lie les événements au présent comme si la narratrice racontait des événements récents), quelques détails jurent avec le possible : on ne se suicide pas en se poignardant — surtout pas plusieurs fois — et les autorités ne souscriront guère à une telle explication. Le décalage entre vraisemblable et invraisemblable produit un effet d’absurdité, ce qui suscite plutôt le rire que l’horreur devant ce personnage froid et sadique.

Si, dans l’exemple suivant, ce n’est pas la femme qui commet l’acte, son récit n’en est pas moins dérangeant et la question de l’engagement de l’instance narrative est tout aussi légitime. La femme mange une cuisse de poulet dégoulinant de graisse dans une cafétéria et raconte sa triste histoire : « On a tué mon mari à coup de fusil il y a trois ans […], c’était un fusil de chasse à canon scié et on a tiré de si près que la tête a éclaté d’un seul coup. Les murs de la maison étaient éclaboussés de cervelle » (NP, p. 67). Ce bref passage contient une contradiction subtile entre les attentes du lecteur et la suite de l’énoncé : on s’attend à en savoir davantage sur le mari et non pas sur l’arme. Ainsi, contrairement à la progression linéaire rhème-thème, l’information qu’annonce la première phrase (rhème) n’est pas reprise (thème) pour être développée par la phrase suivante ; le passage se concentre plutôt sur un détail anodin et suscite la surprise. Le même effet est produit lorsque la femme déplore l’événement : « C’est vraiment horrible de devoir nettoyer la maison dans tout ce désordre […] [de] tout ce sang, tous ces morceaux de cervelle […] collés aux murs » (NP, p. 67-68, nous soulignons). Le lecteur s’attend à un autre complément de l’adjectif : logiquement, ce seraient plutôt l’acte de violence et la perte du mari qui suscitent l’horreur au lieu des tâches ménagères imposées par l’incident. Outre les quelques paralogismes que contient le discours de la femme, l’instance narrative signale son désengagement à l’égard du sérieux de ce discours en s’arrêtant, entre chacune de ses répliques, sur la description de ses gestes :

La femme ouvre la bouche pour enfourner un énorme morceau d’aile de poulet, le mord à belles dents. Elle s’essuie ensuite les lèvres du revers de la main pour ôter les traces de graisse. […] La femme avale en faisant un grand bruit un litre de lait, va chercher avec l’ongle de son petit doigt un chewing-gum coincé entre ses molaires et me regarde droit dans les yeux. […] La femme ramasse les os dénudés, en fait un petit tas sur le bord de la table. Elle rote très fort.

NP, p. 67-68

Après le rot final, on a décidément du mal à partager le deuil du personnage et on est plutôt happé par cette description inusitée de la féminité : le contraste entre nos attentes par rapport à ce qui est convenable pour une femme et ce que propose la nouvelle assure l’ironie du passage [45].

Un autre domaine dans lequel Liksom cherche à ébranler les croyances figées est la sexualité [46]. Là où ses personnages féminins se comportent de façon égoïste afin d’assouvir leur appétit sexuel, ses personnages masculins occupent une position opposée, tel cet homme épuisé qui s’exécute de peur d’avoir une mauvaise réputation. Après s’être amusé pendant des jours entiers avec une jeune fille trouvée dans un bar et après avoir été forcé à satisfaire la femme de son ami, il est attaqué par sa « gonzesse » (NP, p. 43) : « la voilà qui commence à me tripoter comme une femelle en chaleur. […] [E]lle m’ouvre la braguette, elle commence à me fourrager le pantalon, elle n’arrête pas et elle gueule que je dois la baiser aussi puisque c’est bien connu que je baise toutes les putains de la ville, alors pourquoi je la baiserais pas elle » (NP, p. 44). Les « larmes dans la gorge », l’homme « suppli[e] » sa femme de s’arrêter mais enfin, il doit céder ; « après elle [l]’a laissé tranquille et [il a] pu enfin dormir jusqu’au jour » (NP, p. 44). Ce témoignage d’un homme pris pour une bête sexuelle contient plusieurs éléments textuels qui produisent des effets contradictoires. La nouvelle est narrée par un narrateur homodiégétique, au discours direct, empruntant le ton d’un langage oral et argotique, en fusionnant quelques passages indirects qui rappellent son obligation envers les services sexuels. L’impression d’authenticité de son discours est renforcée par la sollicitation directe du narrataire (analogue au lecteur) grâce aux appels phatiques « vous savez », « c’est vrai ce que je vous dis » (NP, p. 41). Les événements, le discours et les pensées du protagoniste sont transmis au présent de l’indicatif, comme s’ils étaient en train de se produire, et parfois ils sont accompagnés de locutions du type « me voilà en train de… » (NP, p. 41). Or, c’est justement ce parallélisme temporel entre la narration et les événements qui annule la première impression d’engagement du narrateur à l’égard de la véracité du récit : le présent de l’indicatif ne renvoie pas à deux niveaux temporels, le moment des événements (passé) et celui de l’énonciation (présent) ; ces deux niveaux ne peuvent pas survenir en parallèle compte tenu de l’espace temporel couvert (plusieurs jours) ; il ne peut pas être question non plus du présent historique qui décrit une série d’événements passés, car le discours est ponctué systématiquement d’éléments déictiques (pronoms personnels, adverbes de temps, appels au narrataire) qui le lient au moment de l’énonciation. Au rebours de ce témoignage pathétique se cache donc un autre discours : de toute évidence, la critique du rôle traditionnel dévolu aux hommes. Ici aussi, ce sont les attentes conventionnelles du lecteur qui vacillent : si le lecteur trouve le récit du pauvre type amusant, c’est parce que ce portrait jure avec ce qu’il croit convenable aux hommes [47].

L’ironie, dans ce sens, est donc une procédure pragmatique plutôt que stylistique. Elle naît au sein de l’interaction entre énonciateur et co-énonciateur et tire son principe de l’implicite socioculturel. L’ironiste signale au lecteur son intention sous-entendue par des moyens textuels, par exemple en suggérant l’engagement du narrateur envers le caractère sérieux de ses propos et son désengagement parallèle face aux mêmes propos. Le décalage suscite le doute qui conduit le lecteur à comprendre plus que ne dit le texte. Dans certains cas, l’humour noir se transforme carrément en rire jaune, révélant les préjugés du lecteur : « L’ironiste […] construit un (premier) parcours discursif […], affublé d’une prise en charge énonciative qui sera par la suite disqualifiée. Le destinataire, lancé sur une fausse piste, voit du même coup les valeurs partagées, sur lesquelles l’ironie feint de s’appuyer, remises en question. La position implicite du locuteur envahit l’oeuvre [48]. » C’est alors le monde pudique et hypocrite du lecteur qui éclate, car « [i]roniser, c’est révéler [nos] modes de raisonnement tout fait [49] », comme le rappelle Forget.

Enfin, avouons que l’ironie de ces textes ne semble pas évidente pour quiconque les parcourt rapidement, car leur écriture n’a pas recours à l’humour verbal habituel, plus facile à décoder. Blais et Liksom tablent plutôt sur la multiplication des destins hors du commun, la répétition de scènes incongrues et l’amplification des tares de l’humanité. Leurs personnages prennent allègrement à revers toute convention, attente ou idée préconçue : les femmes sont nymphomanes, violentes et sans émotion ; les hommes, hypocrites, pédophiles et nécrophiles ou bien pudiques et abusés sexuellement ; les enfants, mutilés par les adultes ou sauvés de Dieu dans un bordel. La seule évocation de tels sujets n’aurait pas l’effet souhaité ; c’est des divers effets linguistiques et de l’amplification des scènes choquantes que naît l’ironie. C’est ainsi que les auteures garantissent la connivence avec le lecteur, indispensable pour que soit détectée l’absurdité de ces univers.