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Quand il commence à construire à partir de 1775 un recueil de nouvelles qu’il placera sous un titre qui a déjà servi, en particulier à Segrais, Les Nouvelles françaises, Louis d’Ussieux a déjà formulé pour l’essentiel son esthétique du genre. Il convient en effet de la chercher dans ses paratextes, et d’abord celui du Décaméron français (1772). Après une référence à Boccace, induite par le titre qui pourrait laisser attendre une traduction, ce que le recueil n’est pas, puis à Marguerite de Navarre, Cervantès, Scarron et Segrais, d’Ussieux considère que « ce genre de littérature était susceptible d’un degré de perfection qu’il a acquis de nos jours : nous en sommes redevables à M. d’Arnaud », désigné ensuite comme « l’écrivain du coeur, le peintre du sentiment [1] ». En effet, ce dernier « fait mouvoir les ressorts des passions avec adresse, peint les caractères avec force et répand dans ses écrits une morale d’autant plus agréable qu’elle naît pour ainsi dire des sujets qu’il traite ». Pour suivre ce modèle, les nouvelles seront « des anecdotes mises en action ». Les nations ont servi de « théâtre » aux personnages et les « âmes sensibles » sont le public visé (N, p. 1306). En 1775, l’auteur reprend dans son « Avertissement » le terme d’anecdotes pour désigner ses nouvelles, en insistant sur l’« intérêt national » du recueil [2].

Dans ce cadre général, la théâtralité, déjà importante pour Baculard d’Arnaud qui a adapté au théâtre, sous le titre de Les amants malheureux, les Mémoires de Comminge de Mme de Tencin, contribue pour une large part à atteindre les objectifs déclarés en se détachant des préceptes définis par Du Plaisir qui tendait à limiter les effets de théâtre dans la nouvelle classique (refus des monologues et des conversations sans « naïveté » et simplicité [3]). Louis d’Ussieux, qui fut aussi traducteur et l’auteur d’un drame héroïque [4], est souvent donné pour un imitateur, ce que souligne Henri Coulet dans sa notice lorsqu’il emploie le mot de « plagiat » (N, p. 1468). Le recyclage des nouvelles pouvait se concevoir au temps de la Bibliothèque universelle des romans, où l’on résumait et récrivait un corpus constitué en patrimoine durant le xviiie siècle [5]. Finalement, ce qui intéresse alors, c’est moins l’inventio, qu’une dispositio qui pratique l’hybridation entre le théâtre et le récit historique. Le réemploi de récits antérieurs, par exemple Inès de Cordoue de Catherine Bernard, qui sert de canevas pour « Angélique de Limeuil », et La comtesse de Chateaubriant ou Les effets de la jalousie de Lesconvel repris pour « Françoise de Foix », permet d’autant mieux de faire ressortir le métissage avec le théâtre. En règle générale, d’Ussieux abrège son modèle pour ne détacher que des épisodes marquants où les personnages sont mis en spectacle.

Afin de caractériser cette hybridation, nous nous appuierons sur quatre nouvelles différentes, dans le ton comme dans la forme, regroupées dans le premier tome, sans récit-cadre et avec une pagination en partie séparée : « Louis de Bourbon prince de Condé » pour le pathétique et le sombre, « Françoise de Foix comtesse de Chateaubriand » à mi-chemin du pathétique et de la critique mondaine de la jalousie, « Angélique de Limeuil » parce que les réemplois y sont éclairés par des scènes dialoguées, enfin « Les deux Sophies » qui se déroule dans un monde bourgeois et contemporain. Toutes quatre relèvent de l’anecdote qui traite d’une « particularité historique », l’étymologie du mot pouvant renvoyer à l’inédit et surtout à une forme courte [6].

Le plagiat au service d’une nouvelle théâtralisée : « Angélique de Limeuil »

Cette nouvelle est réellement une réécriture d’Inès de Cordoue, nouvelle espagnole de Catherine Bernard [7], récit plusieurs fois réimprimé et repris dans des recueils au xviiie siècle. L’histoire originale était située au temps de Philippe II, alors marié à Élisabeth de France, ce qui permettait de transporter en Espagne les galanteries de la cour de France. L’auteur y insérait deux contes de fées dont le rôle fut important dans la « mode » du genre littéraire vers 1690 : « Le Prince Rosier » et « Riquet à la Houppe » ; ils permettaient aux deux femmes rivales de s’affronter devant le duc de Lerme. En outre, le dénouement était particulièrement sombre, puisque l’héroïne, désespérée, se retire dans un couvent et que son amant meurt bientôt après : elle est en effet devenue veuve alors même qu’elle a contraint le duc de Lerme à épouser une autre femme et ce dernier apprend la nouvelle trop tard.

D’Ussieux ne se contente pas de changer le dénouement qui illustre le thème des « Malheurs de l’amour » (en effet, dans sa nouvelle, la servante Victorine prévient l’amant à temps et permet ainsi le bonheur d’Angélique et du marquis d’Alvin) ; il situe l’histoire à la cour de France, « théâtre de la galanterie » (LNF, p. 167), tandis qu’après la mort de François 1er, le Dauphin vient d’épouser Marie Stuart dont les héros fréquentent le cercle. Il supprime bien sûr le récit des contes et réduit la nouvelle à quelques épisodes marquants : par exemple, le sauvetage des deux rivales, qui provoque un premier dialogue (LNF, p. 171-172), le vol d’une lettre destinée à l’amant ; un entretien avant le départ du héros pour l’Espagne (LNF, p. 182-183), ou la scène de l’aveu qui fait penser à celui de Mme de Clèves (LNF, p. 208-209), et enfin un entretien décisif entre Angélique — devenue comtesse de Latour — et d’Alvin pour le décider à épouser une rivale.

La suppression des ornements mondains et de certains épisodes liés au contexte espagnol détache d’autant plus les échanges dialogués, qui sont marqués par la présence des signes diacritiques que Marmontel avait proposés pour les changements d’interlocuteur. On doit tenir compte de l’apport de cette nouvelle écriture des dialogues suggérée dans l’Encyclopédie [8], puis dans la préface pour les Contes moraux :

[J]e proposai, il y quelques années, dans l’un des articles de l’Encyclopédie, de supprimer les dit-il et les dit-elle, du dialogue vif et pressé. J’en ai fait l’essai dans ces Contes ; et il me semble qu’il a réussi. Cette manière de rendre le récit plus rapide n’est pénible qu’au premier instant ; dès qu’on y est accoutumé, il fait briller le talent de bien lire [9].

Cet art d’« être présent à l’entretien des personnages » et d’écrire ce qu’on « croit entendre [10] » relève d’une forme de mariage avec l’énonciation théâtrale dont on connaît la double destination.

On peut relever les effets de cette pratique dans le second grand entretien que d’Ussieux récrit en empruntant presque toujours le texte de Catherine Bernard [11]. Outre quelques suppressions, on note un enchaînement beaucoup plus fluide du dialogue allégé des « reprit-elle », « s’écria-t-il ». En revanche, l’usage des points de suspension, assez nombreux, vient donner du pathétique à l’échange : « — Il faut que vous épousiez Louise… Hélas !…. Oui, marquis… Il le faut… Répondez à l’attente de votre père, et sauvez ma réputation, que votre résistance compromet » (LNF, p. 211) [12]. De même, « Faites croire à tout le monde que vous êtes détaché de moi… Faites-le moi croire, s’il se peut, à moi-même » (LNF, p. 211). D’Ussieux supprime des paroles narrativisées, comme « il échappa à la comtesse de Las Torres des choses flatteuses qui firent disparaître l’horreur de la proposition aux yeux de son amant, il n’en vit plus que le prix » (IC, p. 219) et n’évoque pas le besoin d’espérance de l’amant pour se résoudre à épouser une autre femme. Il escamote aussi la dernière réplique du héros : « je vois bien que je suis aussi malheureux par vos sentiments que par vos ordres » (IC, p. 221), et ne prend pas la peine de justifier l’interruption de l’entretien par l’entrée d’un personnage anonyme. La réécriture vise donc à concentrer les effets du dialogue, à en travailler le naturel et à en accentuer l’émotion dans les répliques de l’héroïne qui est seule à utiliser les points de suspension. Le dénouement, qui montre l’arrivée d’Alvin « précédé de cette chère et précieuse confidente à qui Angélique et le marquis durent le bonheur qui les avait fuis si longtemps » (LNF, p. 214), revient également au modèle du théâtre, le rôle de deus ex machina étant alors dévolu à la fidèle Victorine. Ainsi, la proximité des deux nouvelles, qui peut en effet s’assimiler à un plagiat du point de vue de l’invention et même des arguments repris dans les répliques du dialogue, permet de mesurer l’importance des changements qui ne sont pas destinés à dissimuler l’emprunt, mais à revenir à une anecdote nationale (française) dont les héros s’expriment avec intensité.

Le théâtre de la jalousie : « Françoise de Foix comtesse de Chateaubriand »

Le travail de réécriture s’éloigne quelque peu du plagiat dans « Françoise de Foix comtesse de Chateaubriand » ; il n’en montre pas moins la prégnance du théâtre dans le récit. La nouvelle de Pierre de Lesconvel, intitulée La comtesse de Chateaubriant, ou Les effets de la jalousie [13], sert de modèle à une histoire dont le titre se recentre sur le personnage sans mention du sujet moral et qui ne comporte plus que 35 pages, deux fois plus denses il est vrai que dans l’édition du xviie siècle. Le modèle du xviie siècle n’est en réalité guère théâtral dans la forme ; il s’inspire en partie de Mme de Lafayette pour le tableau initial de la cour et présente un dénouement encore plus sombre et cruel que celui de La princesse de Montpensier (François 1er pardonne son crime au mari jaloux parce qu’il s’est épris d’Anne de Pisseleu). Pour écrire une anecdote, d’Ussieux concentre sa nouvelle sur les scènes théâtrales ; peu importent les circonstances du mariage de la jeune femme avec le vieux jaloux, l’essentiel est de mettre d’emblée en lumière l’instant de la séparation où le mari se montre digne d’Arnolphe :

Madame, je ne vous cache point que si, durant mon absence, vous portiez la plus légère atteinte à mon honneur, je ne répondrai plus de rien ; ma vengeance se livrerait aux plus violents excès ; en un mot, je ne sais comment vous pourriez me dédommager d’un outrage aussi sanglant : je vous en préviens. Il s’éloigne encore, et soudain il revient. Ses sourcils se hérissent ; ses yeux étincellent d’un feu sombre, et son morne silence peint avec force le sentiment qui l’agite et le tourmente

LNF, p. 76

Alors que Lesconvel reprenait l’histoire à ses origines, avant l’union, d’Ussieux choisit de mettre en lumière de grandes scènes qui rapprochent la nouvelle du théâtre. Il revient donc aux monologues, naguère bannis par Du Plaisir, avec par exemple celui de Chateaubriand qui se conforte dans sa puissance de mari avec force jurons :

Oh ! non, non : madame de Chateaubriand est à la vérité très jolie ; mais elle est à moi, elle est mon bien, et toute la puissance des rois ne peut rien contre une telle propriété. Messieurs les Courtisans, (à ces mots il jette un grand éclat de rire) par saint Denis ! vous serez bien attrapés, car vous ne la verrez pas, je vous le jure sur mon honneur, oui, sur mon honneur… Je ne crois pas qu’une si courte absence ait pu lui causer la plus légère atteinte ; d’ailleurs madame de Chateaubriand est trop vertueuse… Elle est vertueuse, sans doute ; mais les femmes sont faibles !…. Si je la surprenais me faisant ce tort irréparable… mort de ma vie !….

LNF, p. 109

Il continue en s’adressant au roi et en jurant par saint Luc et, plus tard, il monologue aussi en riant intérieurement, tandis qu’il croit que sa femme ne viendra pas à la fête organisée à la cour. Sa jalousie lui fait imaginer les pires choses quand la comtesse est en présence du roi : « C’en est donc fait, disait-il : ils y ont réussi : la voilà dans le piège. Ma vigilance, mes soins, tout est perdu ; il n’a fallu qu’un seul instant pour me ravir le fruit de tant de peines » (LNF, p. 109). Il « vomit » ensuite des injures contre tous ses serviteurs : « Ô rage ! Terre, engloutis-moi dans tes entrailles dès ce moment : c’est peut-être le moment où l’infidèle scelle mon déshonneur. Je ne puis survivre à cet horrible soupçon : il faut que je m’en éclaircisse » (LNF, p. 111).

Comparable aux deux jaloux de Molière, celui de la « pièce sérieuse », dom Garcie de Navarre [14], et Arnolphe, le comte est prêt à tous les excès, ce que révèlent aussi de grandes scènes comme celle où il affronte sa femme dans un climat de crainte et d’horreur imposé par l’usage d’une coupe empoisonnée :

Cependant le vieux mari rompt le silence, et sa voix éclate comme la foudre qui s’échappe d’un épais nuage où son activité a été longtemps enchaînée : « Ce moment est horrible, madame, dit-il ; il doit voir finir et vos jours et les miens. — Dieu ! d’où vous vient cet horrible dessein ? — Votre crime me l’inspire — Moi, criminelle ! Je prends le ciel à témoin de mon innocence. — Il n’est plus temps de m’abuser. Le voile est déchiré, et ma honte est empreinte dans tous ces funestes attraits où ma faiblesse s’est laissé prendre !

LNF, p. 112

Cette scène permettra d’éclaircir l’énigme de la bague, dont un serviteur avait fait copier le modèle pour attirer la dame à la cour, et de réconcilier temporairement les époux qui auront un fils de cette explication ; l’enfant servira ensuite de prétexte au pathos du dénouement (dans la nouvelle-source, les époux n’avaient qu’une fille plus âgée, née avant la rencontre de la dame avec François 1er). En effet, le dénouement de d’Ussieux est également théâtralisé. Là où Lesconvel mettait l’accent sur le récit d’un acte de barbarie cruellement savouré par un mari jaloux et voyeur, maître du sacrifice de sa femme, d’Ussieux choisit de placer la mort de la comtesse, due pourtant au même acte barbare, entre deux scènes dialoguées. L’une réunit la comtesse héroïque et le roi qui doit la quitter sur sa demande, l’autre confronte la femme et son mari, de retour en Bretagne, dans un appartement digne de Baculard d’Arnaud, comparable à « un vaste tombeau, tapissé de noir, et qui n’était éclairé que d’une lampe sépulcrale », et où se trouve le berceau de l’enfant :

Le comte errant au milieu de cette funèbre enceinte, les yeux égarés, la voit à peine que la saisissant par ses vêtements : Viens, viens voir sacrifier à ma rage le fruit de tes infâmes amours. Il dit et tirant un poignard caché des plis de son habit, il s’avance vers son fils qui élevant ses jeunes mains, semblait demander grâce à son assassin : Dieu ! ton fils ! barbare ! s’écrie la comtesse, et en disant ces mots, elle se précipite au-devant de son époux, et retient suspendu le bras dont il allait commettre le plus grand des forfaits

LNF, p. 105

La scène sert de frontispice à la nouvelle (le dessin est de Pietro Antonio Martini, la gravure de Charles-Etienne Gaucher : les bras et les regards sont tournés vers l’enfant, par opposition avec le bandeau qui représente les galanteries de la cour en compagnie de François 1er). Lors du sacrifice, exécuté par les quatre bourreaux, le comte ne paraît qu’à la fin pour un dernier échange dialogué qui n’existait pas dans le texte-source :

Je viens vous annoncer, madame, lui dit-il, la sécurité peinte sur son front, que votre illustre amant est tombé au pouvoir de son ennemi ; et qu’il est maintenant chargé de fers dans les prisons de Madrid. Françoise frémit, détourna la vue, et sa mourante voix lui fit entendre ces paroles : Je te pardonne ta cruauté… Je meurs innocente… aie pitié de ton fils

LNF, p. 106

De la jalousie de Chateaubriand, condamnée encore au xviie siècle pour des raisons qui tiennent aux exigences de la mondanité et aux bienséances, d’Ussieux tire donc d’abord des scènes de comédie donnée par un jaloux aux sourcils hérissés et aux yeux étincelants (François 1er se rit de lui et pense d’abord le guérir), puis la scène d’un drame sombre : ces scènes forment l’arête de son histoire et elles nécessitent des changements importants dans le déroulement du scénario dont il s’est inspiré.

La nouvelle tableau [15] : « Louis de Bourbon prince de Condé »

Ces adaptations sont des ébauches de la mise en spectacle, plus caractéristique dans deux autres nouvelles où le drame impose son esthétique, quels que soient le contexte et le dénouement. L’influence de Baculard d’Arnaud est sans doute plus prégnante dans « Louis de Bourbon prince de Condé » qui ouvre le recueil des Nouvelles françaises. Ce personnage et ce nom pouvaient se rapprocher du titre de la nouvelle de Boursault, qui datait de 1675 et qui avait été souvent rééditée [16]. En réalité, c’est à d’autres sources historiques (Anquetil et Voltaire dans La Henriade) qu’emprunte d’Ussieux. Il avait alors les coudées plus franches pour construire à sa manière une anecdote sous forme de tableaux.

D’emblée, l’auteur se place dans la perspective d’un spectateur en montrant le faible François II « assis sur le trône, uniquement pour y représenter, ainsi qu’un roi de théâtre » (LNF, p. 2). Les autres personnages entrent dans des emplois identifiables à la scène : ainsi Lorraine se déguise pour agir en traître, de manière à « cacher sous un habit obscur la pourpre romaine qu’il déshonore » (LNF, p. 6) lorsqu’il apporte une lettre à Condé.

Les décors ne sont pas sans rappeler ceux du théâtre de Racine : dans un cabinet voisin de la chambre du roi, des satellites sont cachés (LNF, p. 17 et p. 23). Mais plus souvent encore, ils sont calqués sur les stéréotypes du drame : ainsi, le décor du tribunal dans la prison avec des voûtes « pareilles à celles qu’on nous peint dans le Tartare, [qui] retentissent sourdement du bruit de ses fers qui l’oppriment » et un éclairage réduit à une « faible lumière » (LNF, p. 30-31).

L’intrigue est surdéterminée par le songe d’Éléonore de Roye, la femme de Condé, un songe qui rappelle celui d’Athalie : l’épouse y voit le sang de son mari et l’emploi du mot « appareil » (LNF, p. 10) confirme le contexte de la tragédie. Sans doute l’auteur éprouve-t-il le besoin d’ajouter une longue note pour en justifier l’usage « dans un événement fourni par l’histoire moderne » : « Quand un romancier trouve de pareils faits consignés dans l’histoire, il ne doit pas craindre de révolter la philosophie de ses lecteurs » (LNF, p. 9) [17]. Du reste, il redouble l’effet par un autre songe, celui de l’apparition de Condé, meurtri, sanglant, qui éveille La Renaudie et lui demande la vengeance.

En parallèle, d’Ussieux convoque les souvenirs de l’épopée homérique utilisée dans Andromaque, quand Éléonore est effrayée par le « cruel spectacle » du char de Condé qui va partir, et quand l’enfant du prince a peur du panache de son père (LNF, p. 13). Il se plaît à souligner que le lecteur est devant une « scène » : celle du don de l’écharpe par le prisonnier, qui est vue comme une « scène attendrissante » (LNF, p. 27) ; plus loin, ce sera « la scène tragique qui vient de se passer » devant le roi (LNF, p. 28). Le dialogue prend une importance que prouve le rôle donné à Renée de France : celle qui apparaissait telle une protectrice chez un historien comme de Thou et dans La Henriade [18] prononce dans la nouvelle une vraie tirade, résumée comme un « discours éloquent » (LNF, p. 37). La même princesse fera des « reproches éloquents » (LNF, p. 52). De son côté, le protestant La Renaudie témoigne des mêmes qualités : « Cet homme, doué d’une mâle éloquence, et surtout animé d’un esprit d’enthousiasme, qui, en nous entraînant nous-mêmes, passe rapidement aux autres et les emporte avec nous » (LNF, p. 54) [19].

Soumise au présage, Éléonore est un personnage pathétique digne de figurer dans un tableau : face à Guise, elle se montre « dans la posture d’une suppliante » (LNF, p. 34). Ensuite, elle se dévoile sur l’échafaud comme sur la scène (LNF, p. 47), puis elle est libérée dans une « scène inattendue » dont les yeux de Guise « ont été les témoins » (LNF, p. 48). Elle sait mettre son deuil en scène : ses habits, son char font partie des « lugubres apprêts » (LNF, p. 64), avant qu’elle ne se présente aux regards des États. En adressant ses discours à Guise, elle déploie l’écharpe de son mari et dans un usage très habile de l’actio, elle convainc le peuple au moment précis de la mort du roi. Cette habileté rhétorique lui vaut le geste magnanime de Catherine de Médicis qui sauve Condé, pourtant condamné. Éléonore tombe alors aux genoux de la reine « qu’elle embrasse en les arrosant des larmes de la reconnaissance » (LNF, p. 68).

Cette mise en scène ne se limite pas à l’action des deux personnages principaux : dans sa nouvelle, Louis d’Ussieux transforme en scène de théâtre des éléments de la Conjuration d’Amboise (LNF, p. 58), comme il avait mis en dialogue des passages de L’esprit de la Ligue (LNF, p. 17-18, note). Il tend à ramener l’intrigue politique à une tragédie ; en témoigne au début la conversation du roi et de son ministre : mauvais conseiller, Guise se conduit alors comme Narcisse dans Britannicus. À ces fins, l’auteur use de tirades développées : ainsi, lorsque Guise parle au cardinal de Lorraine, son frère, en secret dans un coin d’appartement. Le lecteur oscille sans cesse entre un sens propre et un sens figuré du théâtre et il n’est donc pas surprenant que Condé, lui-même conscient du spectacle qu’il donne, déclare ensuite au même Guise : « je te trouve donc sur un théâtre digne de moi » (LNF, p. 61). L’illustration très soignée contribue à la théâtralité de nouvelles où l’on ne peut décrire longuement. Elle se compose systématiquement d’un frontispice et d’un bandeau. Pour « Louis de Bourbon prince de Condé » (gravure datée de 1775), on a choisi pour le frontispice la scène d’éloquence d’Éléonore sur les remparts du château et, pour le bandeau, sa visite à Condé emprisonné dans un cachot : dans les deux cas, les gestes des bras soulignent l’éloquence.

La nouvelle et le drame bourgeois : « Les deux Sophies »

Une dernière forme de théâtralité représentative de l’hybridation à l’oeuvre dans la nouvelle du temps est celle que d’Ussieux pratique dans la nouvelle intitulée « Les deux Sophies » (1776), sous-titrée « nouvelle française » comme « Angélique de Limeuil ». Il ne s’agit plus alors d’aller chercher la caution de l’histoire du xvie siècle. C’est l’esthétique préconisée par Diderot qui prévaut, celle du drame que définit aussi Beaumarchais et celle du roman de Richardson, qui crée l’empathie :

Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages ; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société [20].

Les personnages de cette nouvelle, qui est la plus fortement théâtralisée et la plus dépouillée d’éléments narratifs, sont en effet d’honnêtes négociants de Paris : Dorimont y pratique la bienfaisance, vertu du siècle des Lumières. La présence de l’exotisme (le commerce avec Saint-Domingue) est ainsi rejetée dans le passé du père et du fils, nommés Dorimont et Nelcour. La nouvelle est tout entière construite comme une pièce de théâtre. Elle commence par une scène d’exposition où le jeune fils, Nelcour, monologue sur une fausse lettre qu’il vient d’écrire, puis explique à son ancien valet, André, ce qu’il attend de lui. Il a menti sur l’identité de Sophie, présente à Paris : elle n’est pas sa soeur, comme le croit son père, mais la fille d’un autre négociant nommé Rivers (le personnage, au nom anglais, souligne bien la prégnance du modèle esthétique). Cette fille, il l’a enlevée pour la conduire en France avec lui.

La nouvelle fait ensuite place à une scène autour de la table à thé (qui sert de sujet au frontispice ; rappelons que la scène du thé faisait partie de l’univers de Richardson). Le père y apprend par la fausse lettre l’arrivée encore un peu lointaine de Rivers et de sa femme, accompagnée de sa supposée fille. Dès lors s’organise un dialogue avec des répliques détachées comme sur la scène, répliques annoncées par le nom des personnages et par des didascalies : « NELCOUR, à mi-voix, SOPHIE, en baissant les yeux, NELCOUR, embarrassé, SOPHIE toute tremblante » (LNF, p. 12-16). Cette scène s’accompagne de pathétique quand Sophie verse des sanglots en pensant à la détresse de son père. Un malentendu sur d’éventuels projets de mariage de Sophie entraîne alors une dispute violente entre les amants, ainsi décrite :

La barbarie des reproches de Nelcour, leur injustice, l’espèce d’ironie outrageante dont il les avait accompagnés, avaient plongé Sophie dans un état d’anéantissement qui ne peut être comparé qu’à celui d’une personne qui vient d’être frappée de la foudre. À l’instant que Nelcour veut se retirer, elle s’élance de son siège, tombe aux pieds de son amant, et dans sa chute, le saisit fortement par ses habits. Nelcour se débat et ne peut se débarrasser : Sophie ne peut proférer une parole ; mais ses yeux immobiles, attachés sur ceux de son amant, étincelèrent de fureur, de dépit et d’amour. Son silence expressif répond à tout ce qu’elle vient d’entendre de la manière la plus éloquente et la plus énergique. Son désordre, tout ce qu’elle paraît souffrir, et surtout ce penchant naturel à nous intéresser à la beauté, alors même qu’elle nous semble criminelle, maîtrisèrent en ce moment toutes les facultés de Nelcour. Un tremblement universel s’empare de tous ses membres ; il veut parler et ne le peut ; ses genoux chancellent ; il tombe à côté de son amante qu’il arrose des larmes du repentir et de la tendresse

LNF, p. 20-21

Le rival supposé, un robin, entre en scène à ce moment précis et la posture des deux jeunes gens n’est pas sans lui poser des questions : « qu’avaient-ils besoin d’une attitude pareille ? » (LNF, p. 24), d’autant que « le seul parquet leur servait d’arène » (LNF, p. 24). Cet épisode, qui peut être assimilé à une scène de dépit amoureux, oblige les deux jeunes gens à se justifier, mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, puisque Nelcour entre dans un épisode de délire quand il apprend l’arrivée imminente de sa mère, de sa soeur et de Rivers, déjà débarqués à Nantes : il donne alors des signes de folie en frappant le parquet de sa tête. Quand les voyageurs se présentent, Dorimont ne reçoit pas sa fille comme il devrait le faire après une longue séparation ou à l’occasion d’une scène de reconnaissance telle qu’on peut en retrouver au théâtre : un dialogue dramatique s’engage, fondé sur un quiproquo quant à l’identité des deux Sophies (la soeur et la maîtresse de Nelcour), la situation étant assimilée à une énigme qu’il faut éclaircir. Dès lors, la fille de Rivers se réfugie chez une vieille femme du voisinage, elle change de vêtement et s’endort sur sa chaise (ce qui donne le sujet de la scène illustrée dans le bandeau de la nouvelle). Le dénouement constitue un tableau final :

Sophie tombe aux genoux de son père ; Nelcour embrasse ceux de Dorimont ; le bon homme André avoue, les larmes aux yeux, qu’il a trempé dans la supercherie ; la vieille femme embrasse madame Dorimont ; tous les domestiques versent des pleurs d’attendrissement, et Rivers et Dorimont conviennent de ne rentrer chez eux qu’après avoir mené à l’hôtel Nelcour et Sophie

LNF, p. 40

Il s’agit bien là encore d’un spectacle, « le plus intéressant que puisse offrir la nature » (LNF, p. 12), celui d’une famille rassemblée.

L’envahissement de la nouvelle par l’éloquence et les gestes du théâtre débouche donc sur une esthétique propre à ces « anecdotes ». Non que la nouvelle ait ignoré dans les siècles précédents le théâtre de son temps, surtout dans sa tradition espagnole, mais aussi, par exemple, avec la forme pratiquée par Robert Challe dans Les Illustres Françaises qui s’inspirent beaucoup de Molière [21]. Mais en couvrant un registre très large (tant pour la nature des personnages que pour les tableaux, les conversations éloquentes ou les scènes de drame bourgeois), le recueil de Louis d’Ussieux permet une autre approche du genre et du sens de « nouvelles françaises ». Peu importent dès lors les emprunts ou les plagiats pour les intrigues ou les scènes canoniques : d’Ussieux réécrit des histoires de personnages connus non pour les faire découvrir, mais pour développer une esthétique qui a en partie aboli les frontières génériques. Utilisant les nouveaux codes de présentation des dialogues préconisés à la fin du siècle, mais encore flous dans l’application que Laclos en fait, il cherche à exploiter les apports du drame sombre ou bourgeois, en mettant à profit la concentration imposée par le recueil. Il n’était donc pas nécessaire d’attendre de longs romans à épisodes comme Une année de la vie du chevalier de Faublas (1787) pour lire dans une fiction narrative des dialogues semblables à ceux du théâtre [22]. Scène de reconnaissance, peine de mort commuée, longue confidence avec les valets, autant d’éléments qui échappent à l’idée qu’on se fait de la narration à la troisième ou à la première personne dont l’éloquence doit être bridée. Dans la démesure du pathétique, la folie guette. Les ressorts ne sont plus les mêmes : les désordres de l’amour, envisagés naguère à distance avec le filtre de la morale amère du xviie siècle, sont comme régénérés par la sensibilité et par l’empathie qu’on attend d’un lecteur sollicité pour partager le rire et les larmes.