Corps de l’article

On raconte qu’un disciple de Bashô, perplexe devant l’aveu que venait de lui faire son maître — à savoir qu’il avait expliqué le zen durant toute sa vie sans pourtant le comprendre —, l’interrogea afin d’élucider le paradoxe. Comment cela était-il possible ? Bashô, exaspéré, s’empressa de lui demander à son tour : « Oh, dois-je aussi vous expliquer cela[1] ? » À bien des égards, nous pourrions ici remplacer le mot « zen » par le mot « poésie » sans que cette histoire ne perde de sa force, tant il est vrai que la poésie n’a pas manqué, elle aussi, de confondre les uns et les autres au fil du temps. En effet, qu’est-ce que la poésie ? Et qui peut répondre à cette (trop) simple question sans craindre de décevoir celle ou celui qui attend des explications ? Ce n’est pas un hasard si même ceux qui ont noué de profonds rapports avec elle restent prudents lorsqu’ils en parlent, a fortiori quand ils se risquent à la définir, à tel point qu’ils se limitent souvent à reconnaître l’insuffisance de leur savoir. Jacques Brault, par exemple, y allait de cette confidence : « Quant à moi, je vous dis ma vérité du moment : j’ignore ce qu’est la poésie, d’où elle vient, où elle va, j’ignore jusqu’à son nom, son visage[2]. » Une certaine sagesse recommanderait ainsi de ne point forcer la grâce et de laisser la poésie en paix, c’est-à-dire de la laisser être et agir en nous comme elle le fait si bien : en se faisant sentir, mais sans se faire pleinement comprendre.

Et pourtant, qui peut dompter parfaitement l’animal rationnel en lui et laisser tranquille ce mystère sans éprouver le besoin de l’éclaircir, de le faire sien ? Quoi qu’il en soit, le poète ne résiste pas toujours à l’appel de définir ce qu’il produit : des poèmes, de la poésie. Conséquemment, la figure de l’être inspiré, celui que les Muses visitent ou que les mouvements irrationnels emportent, trouve depuis longtemps dans celle du théoricien (du professeur) un contrepoids qui, toutefois, influence moins la représentation du poète dans l’imaginaire collectif. Inaugurée par Aristote, « la tradition européenne multiséculaire de l’Art poétique (Ars poetica) et de tous les textes apparentés[3] » met néanmoins en lumière l’importance de la pulsion critique chez le poète ainsi que la persistance avec laquelle elle s’exprime à travers l’histoire de la poésie. Dans les travaux qu’elle lui a consacrés au début des années 1990, Jeanne Demers a voulu définir l’art poétique en tant que genre[4]. Fondée sur une synthèse historique et bibliographique, sa réflexion visait peut-être surtout à mieux saisir la teneur et la valeur des arts poétiques qui ont fleuri dans le champ de la poésie moderne et ce, malgré l’apparente désuétude qui pesait sur eux. Contre toute attente, pourrait-on dire, l’art poétique n’a pas été relégué aux archives après que le romantisme eut tourné le dos à celui de Boileau, quasi naturalisé au début du xixe siècle. Or s’il n’est pas devenu une chose dépassée, c’est évidemment parce que certaines transformations lui ont permis d’être soluble au sein des pratiques modernes.

Lorsque Jacques Rancière examine le passage de la représentation à l’expression, autrement dit le renversement de la poésie classique par la poésie romantique (ou moderne), il constate que l’essentiel du changement repose sur l’idée que le poème, désormais, « a pour essence l’essence même du langage[5] ». Cela explique, bien entendu, la nette tendance autoréflexive de la poésie moderne et, de surcroît, le choix de rassembler les articles de ce dossier sous le signe des « miroirs ». Le constat de Rancière rend également logique la résurgence du titre « art poétique » en tête de nombreux poèmes, textes et ouvrages publiés depuis la fin du xixe siècle. Jeanne Demers note ainsi que les poètes ne font pas l’impasse sur « l’importance de penser leur praxis[6] », voire de la justifier, bien qu’à cet égard, la liberté est pratiquement la seule norme qui soit invoquée. Si, comme le dit Rancière, les principes de la poésie ont changé, on peut se demander en quoi la pratique de l’art poétique est affectée en retour. Elle subit, cela va sans dire, les contrecoups du scepticisme qui a fait de l’écriture « un art qui s’examine lui-même, qui fait fiction de cet examen, qui joue avec ses mythes, récuse sa philosophie et se récuse lui-même au nom de sa philosophie[7] ». On doit entre autres à cette attitude sceptique un goût pour la parodie, de sorte que plusieurs arts poétiques manifestent avant tout, du moins au premier coup d’oeil, un désir de se jouer des règles, qui plus est du besoin d’en énoncer. Ce penchant se perçoit déjà dans l’« Art poétique » de Verlaine ; il est probant dans « Pour un art poétique » de Raymond Queneau ou dans L’art poetic d’Olivier Cadiot. Leur refus du sérieux est un indice que l’art poétique perd en quelque sorte la vocation autoritaire qui avait été la sienne auparavant. N’étant plus consacré par « l’influence secrète[8] » du ciel ou n’y croyant plus, le poète ne peut faire abstraction de la relativité toute humaine de ce qu’il est, pense et crée.

Par ailleurs, « du triple rôle de recherche, d’enseignement et de législation[9] » dévolu à l’art poétique, c’est la part d’investigation qui dorénavant s’impose au détriment des deux autres. En substituant au principe d’imitation (respect des modèles, des formes, des règles, etc.) celui d’exploration, l’art poétique rompt avec la tradition classique et embrasse le mouvement premier de l’art : « la poésie naquit [des] improvisations[10] » des premiers poètes, dit Aristote. Elle procèderait d’une découverte sans fin (d’elle-même), d’où l’impression qu’elle s’établit toujours un peu hors de notre portée, ainsi que Constantin Cavafy le fait dire au « jeune poète Eumène » : « L’art du poète me semble un escalier interminable ; je suis sur la première marche ; jamais, hélas, je ne monterai plus haut[11] ! » La quête contemporaine du chant pose cependant la question des limites imparties au poète non par un manque de talent, mais par une conscience historique qui, face aux atrocités commises au xxe siècle, met en cause la légitimité même de la poésie.

Ce désenchantement a, comme on le sait, fait place à une négativité violente, poussée jusqu’au nihilisme dans certains cas — pensons à Dada —, qui a conduit la poésie à se tourner contre elle-même. L’article de Pierre Ouellet revisite ainsi le refus et la rhétorique négative qui ont prévalu au sein des avant-gardes, tout comme dans l’expérience poétique conceptualisée ensuite par plusieurs, de Georges Bataille à Christian Prigent. Ouellet rappelle que « le Non est l’ombilic des mots » et que, du coup, la poésie est impensable sans lui. Or ce qui l’intéresse dans cette contestation, ce désaveu ou ce rejet inaugural, c’est l’idée de René Daumal selon laquelle la « négation n’est pas simple privation, mais ACTE positif ». Dans cette perspective, les arts poétiques qui prennent la poésie à contre-pied ne font pas que refléter le nihilisme contemporain ; ils travaillent, dit Ouellet, à le dépasser en provoquant « une ré-initialisation de la parole », sa remise à zéro. Cette manière de faire, ce « grand jeu » est moins dialectique qu’extatique ; il place la poésie hors d’elle-même, « là où il n’y a encore rien, sinon la puissance de ce qui est toujours à naître ». La vision de l’art poétique de Ouellet resitue par conséquent l’écriture à l’intérieur d’un emportement créateur, d’une violence régénératrice qui contraste avec la circonspection mise en valeur par certaines oeuvres phares du xxe siècle, celles d’André du Bouchet et de Philippe Jaccottet, par exemple.

« Si la haine est la seule voie d’accès à la “poésie véritable”, c’est qu’il faut en utiliser la violence pour déchirer la “belle poésie” qui, elle, n’est pas “véritable” et, par cette déchirure, s’introduire dans le “vrai”[12]. » Ces explications de Bernard Noël au sujet de La haine de la poésie (1947) peuvent laisser entendre que la quête de vérité menée par Bataille rejoint celle de son confrère du collège de sociologie, Roger Caillois, dénonciateur quant à lui des Impostures de la poésie (1944). L’article de Thomas Mainguy montre qu’un tel rapprochement ne va pourtant pas de soi, car si Caillois fait lui aussi preuve de haine envers la poésie, c’est d’abord envers celle du surréalisme et de ses épigones. Ayant lui-même pris part à l’aventure surréaliste pendant un temps, en plus de fréquenter les membres du Grand jeu, Caillois s’est très tôt montré insatisfait à l’égard de la révolte poétique mise en oeuvre par ces groupes. Celui qui fut la « boussole mentale du surréalisme » a fini par assouvir son désir de vérité en assimilant la rigueur scientifique au travail poétique. Son Art poétique (1958) valorise le geste consciencieux de l’artisan afin d’enrayer les facilités du hasard. Il replace également la poésie sous l’égide de l’intelligence et du jugement. Prenant la forme d’un plaidoyer, cet Art poétique montre à quel point Caillois prend au sérieux la poésie. S’il en mesure les écueils et les dangers avec une fermeté de législateur, il en dresse tout autant les vertus. Ainsi, au coeur de sa conception du savoir-faire, l’enjeu qui, ultimement, ressort est d’ordre éthique. Il rappelle au poète qu’il doit répondre de ses actes.

Les préoccupations éthiques de Caillois ne sont pas étrangères aux considérations sur la poésie disséminées dans l’oeuvre de Robert Melançon, ici relue par François Dumont afin de voir comment un art poétique s’y construit. Il observe en premier lieu un retournement. Méfiant à l’égard de la subjectivité dans Peinture aveugle (1979), Melançon orchestre un retour du « moi » dans Territoire (1981). L’article de Dumont suggère que l’art poétique de Melançon s’élabore ensuite entre ces deux pôles, en cherchant une « troisième voie », celle « d’une identité qui se mue en une autre forme de présence. » La « médiation » entre le soi et l’autre s’opère grâce aux lieux communs formels, puisqu’avec eux, la subjectivité s’exprime tout en se faisant oublier. À rebours des stratégies subversives, l’art poétique de Melançon, par la mise en valeur de « la tradition […] de la poésie », préfère en quelque sorte l’originalité à la nouveauté, du moins au sens que Georges Steiner donne à ce mot, dont l’étymologie « évoque les “commencements”, une “instauration”, un retour, de substance et de forme, aux origines[13] ». Comme le précise Dumont, la volonté de ramener le poème à « son statut d’objet » agit de manière constante dans l’oeuvre. L’exigence formelle donne au poème des limites qui, à leur tour, endiguent les débordements et refoulent les « mirages ». La poétique qui en découle traduit le besoin de Melançon d’être lucide à l’égard de son art et de lui-même, c’est-à-dire de ce qu’il n’hésiterait pas à définir comme deux « réalités passagères » parmi tant d’autres.

L’article de François Gagnon compare ensuite deux poètes dont la réunion ne va pas de soi, puisque « dans le spectre de l’intonation verbale », Jacques Brault et Jean-Marc Desgent se situent à l’opposé l’un de l’autre. Gagnon montre toutefois que leurs considérations sur l’art poétique s’appuient sur des bases communes, particulièrement « l’émiettement du discours et le refus de la définition ». Après avoir resitué les deux écrivains à l’intérieur du « décentrement » contemporain et d’une littérature confrontée à la perte de sens, Gagnon discerne au sein de leurs poétiques respectives un « érotisme du vide » qui conditionne un « dénuement ascétique » chez Brault, « extatique » chez Desgent. Sous les chuchotements du premier et les débordements du second, c’est toutefois un même non-savoir, interprété à la fois comme un manque et un désir, qui sert de « levier heuristique » au poème. L’article de Gagnon fait par ailleurs sentir, comme celui de Dumont juste avant, en quoi l’art poétique, chez un bon nombre de poètes modernes et contemporains, n’est plus donné explicitement sous une forme unifiée, mais par fragments éparpillés dans divers textes, tantôt poétiques, tantôt essayistiques.

L’article de Nelson Charest met quant à lui l’accent sur le rapport entre la traduction et l’art poétique chez Paul Valéry et Yves Bonnefoy. Bien que leurs idées s’opposent à plusieurs égards, Charest établit également des concordances. Ainsi, bien que Bonnefoy perçoive la traduction comme une activité critique, elle donne tout de même lieu, selon lui, à un élargissement, une bonification, de sorte qu’elle devient une « création recommencée ». Il s’accorde ainsi avec Valéry, pour qui traduire consiste à cheminer « vers [l’]état naissant » du texte pour en quelque sorte le refaire. Par ailleurs, la distinction entre leurs poétiques s’éclaire à partir de leur interprétation respective de la crise de Mallarmé. Valéry, soutient Charest, propose une vision « pragmatique » de cette crise, alors que Bonnefoy l’envisage d’un point de vue « dramatique ». Il en découle, pour le premier, que la poésie se rapporte à un travail continu et inachevable, alors que pour le second, elle tient à une « crise » qui « inscrit le poète dans sa propre finitude » et lui fait rechercher une « présence sans leurre ». La réflexion de Charest nous amène ainsi à considérer l’importance des médiations dans le développement d’un art poétique et, du même coup, l’inhérente complémentarité de la lecture et de l’écriture.

Au terme du dossier, Didier Coste médite la question de l’art poétique à l’aune de ses travaux de comparatiste et de poète. Il rappelle d’abord l’ambivalence dévoilée par les différentes approches de l’art poétique qui ont ponctué le xxe siècle. Cette ambivalence tient à ce que certaines privilégient l’ordre pour répondre à la menace du « désordre moderniste », quand d’autres voient dans ce même ordre un « achèvement qui tue ». À la lumière de ce tiraillement, Coste souligne le paradoxe des arts poétiques : leurs règles sont à la fois « interprétables » et invariables, de sorte qu’elles semblent autant donner de la flexibilité à l’expression que l’étouffer. Pour sa part, il dit avoir trouvé dans la forme du sonnet l’outil qu’il cherchait pour « rendre hommage à la [justesse] d’une pensée, d’une voix […] qui n’étaient pas les [siennes] ». La poétique qui émerge à même ses poèmes (anglais et français) repose donc sur l’accueil de « l’autre voix, l’autre langue, l’autre parole ». Ce faisant, Coste rejoint en quelque sorte la position de Bonnefoy exposée par Nelson Charest, à savoir que traducteurs, critiques et poètes forment une « communauté » en marche vers un « arrière-pays », ce qu’il désigne plutôt comme une « demeure » ou un « séjour ». C’est à partir de ce « réarmement », de cette volonté de « donner [au poème] les moyens d’affirmer la perpétuité de l’autre », que Didier Coste dévoile ici son propre art poétique.

*

Une journée d’étude est à l’origine du présent dossier. Elle eut lieu à Montréal le 14 mai 2015 grâce au soutien financier de la Chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique qu’animait Pierre Ouellet à l’Université du Québec à Montréal. Les articles ici réunis précisent et consolident les réflexions ébauchées ce jour-là.