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Le 1er octobre 2017, le Regroupement des éditeurs canadiens-français, organisme à but non lucratif représentant les intérêts des maisons d’édition francophones hors Québec, devenait le Regroupement des éditeurs franco-canadiens (RÉFC). Ce changement de nom est motivé par « l’usage de plus en plus répandu, depuis une dizaine d’années, de l’adjectif “franco-canadien” pour désigner les auteurs, les oeuvres et les éditeurs de l’Acadie, de l’Ontario et de l’Ouest du pays[1] ». Le RÉFC emboîte ainsi le pas aux autres disciplines universitaires et sphères d’activité de la francophonie canadienne qui ont rejeté tant l’expression « francophonie hors Québec » que l’adjectif « canadien-français » pour désigner un ensemble franco-canadien excluant le Québec[2]. En modifiant sa désignation officielle, le Regroupement des éditeurs canadiens-français, dont on peut dire que le nom était déjà anachronique au moment de sa création en 1989, ne fait qu’ajouter sa voix à ceux qui affirment depuis un quart de siècle l’existence d’une communauté francophone minoritaire solidaire.

Le nouveau visage du RÉFC témoigne donc de la solidarisation progressive des espaces littéraires de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone en un : la littérature franco-canadienne. Rappelons que ces littératures se sont instituées il y a cinquante ans à peine ; les États généraux du Canada français de la fin des années 1960 ont mené à un découpage de la carte francophone du pays et au morcellement de la littérature canadienne-française. La littérature québécoise, qui connaît un formidable essor sous cette appellation, agit dorénavant comme l’espace de référence. Gravitent autour d’elle les autres espaces littéraires francophones du pays qui, dès le début des années 1970, se structurent autour de centres régionaux ou provinciaux. Ces espaces littéraires ont comme moment fondateur la création des premières institutions littéraires locales, qui surviennent à quelques années les unes des autres : les Éditions d’Acadie à Moncton en 1972, les Éditions Prise de parole à Sudbury en 1973 et les Éditions du Blé à Saint-Boniface en 1974, qui adoptent toutes le mandat de desservir, comme l’indique leur nom, leur propre communauté. Initialement, et malgré l’« enchevêtrement[3] », selon la formule de Micheline Cambron, des histoires littéraires des littératures francophones d’Amérique du Nord, ainsi que bon nombre d’enjeux communs à l’Acadie, à l’Ontario français et à l’Ouest francophone du fait de leur « exiguïté[4] », pour reprendre la célèbre notion de François Paré, ces espaces littéraires se développent en parallèle, selon une logique d’affirmation par rapport au centre québécois.

Dans les années 1990, et de façon plus prononcée dans les années 2000, on assiste cependant à la multiplication de liens institutionnels latéraux — sans passer par le centre québécois — entre l’Acadie, l’Ontario français et l’Ouest francophone. Sont mises sur pied un certain nombre d’institutions communes visant à solidifier, par la solidarisation, la position de chacun de ces trois espaces culturels sur l’échiquier national. La création du Regroupement des éditeurs canadiens-français constituait l’une des premières initiatives en ce sens. En 2000, des éditeurs franco-canadiens reprennent à leur compte la collection « Bibliothèque canadienne-française », qui au Québec avait été rebaptisée « Bibliothèque québécoise » dans les années 1970[5]. Quelques années plus tard, en 2006, la revue d’actualité artistique Liaison, à l’origine franco-ontarienne, adopte un mandat franco-canadien (jusqu’à la fin de ses activités en 2018). Le prix des lecteurs Radio-Canada (jusqu’en 2013) et le prix Champlain sont créés pour récompenser des oeuvres franco-canadiennes en exclusivité. Cette consolidation des effectifs fait en sorte que les littératures franco-canadiennes semblent céder le pas à une littérature franco-canadienne, notamment en ce qui a trait à son institutionnalisation[6].

Ce numéro de revue a pour objectif d’examiner comment cette restructuration institutionnelle est vécue sur le terrain, dans les pratiques d’écriture. Leur étude permet d’observer l’émergence de solidarités stratégiques ainsi que de points de convergence littéraires. Comment les thèmes récurrents des littératures franco-canadiennes (au pluriel), soit les rapports à l’autre, à soi, à la langue et à l’espace se voient-ils renouvelés par leur mise en commun ? Quelles traversées intertextuelles la littérature franco-canadienne permet-elle aux personnages et aux figures littéraires ? Comment les formes littéraires utilisées en Acadie, en Ontario français ou dans l’Ouest francophone voyagent-elles vers les autres milieux francophones du Canada (y inclus le Québec) ? En somme, comment les oeuvres s’inscrivent-elles dans un plus grand espace franco-canadien (sans le Québec) tout en conservant leur affiliation régionale ?

La revue Tangence est le lieu tout trouvé pour mener cette exploration. En 1996 et en 1998, elle publiait des dossiers sur les « Postures scripturaires dans la littérature franco-ontarienne » (no 56) et sur « Le postmoderne acadien » (no 58). Le premier situait la littérature franco-ontarienne à la fois dans le champ de référence (non de l’annexion) de la littérature québécoise et dans le camp de l’écriture littéraire (plutôt que de la prise de parole identitaire). Le second abordait la mouvance de la littérature acadienne en tenant compte des effets de la postmodernité sur l’attachement national. Publié vingt ans plus tard, ce dossier-ci revisite les littératures francophones de l’Acadie, de l’Ontario et de l’Ouest à la lumière des transformations récentes dans le positionnement de ces espaces littéraires entre eux et à l’égard du Québec.

L’emploi de l’étiquette « franco-canadien » pour désigner les littératures de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone en excluant celle du Québec, qui se distingue par son poids et son influence, ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs. Dans le numéro 38-39 de la revue Francophonie d’Amérique portant sur la « longue décennie 1970 », soit la période entre 1968 et 1985 pendant laquelle les toutes nouvelles littératures francophones hors Québec cherchent à se différencier de la québécoise, Emir Delic et Jimmy Thibeault proposent plutôt d’employer l’adjectif « franco-canadien » pour désigner « l’ensemble de la francophonie canadienne, y compris le Québec[7] ». La coordination de cet ensemble sous un même épithète serait selon eux plus apte à tenir compte des « multiplies filiations au Québec[8] » qui relient les littératures francophones minoritaires du Canada.

Il existe certainement des points de rencontre entre la littérature québécoise et la littérature franco-canadienne. Sur le plan institutionnel, il faut toutefois envisager le rapprochement entre de tels espaces littéraires asymétriques avec prudence[9]. Le déséquilibre institutionnel est nécessairement à la faveur du centre québécois, notamment en ce qui touche les conditions objectives de production, de réception et de diffusion des oeuvres. Celles-ci entraînent des conséquences subjectives sur les pratiques d’écriture qu’il ne s’agit pas de nier. La littérature franco-canadienne telle que nous l’entendons dans ce dossier fait néanmoins l’hypothèse que c’est par la solidarisation de leurs institutions que l’Acadie, l’Ontario français et l’Ouest francophone parviennent — ou parviendront — à établir de nouveaux rapports, plus égalitaires, avec le Québec.

Sur le plan de l’imaginaire, plusieurs chercheurs ont fait la démonstration que les littératures du Québec, de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest francophone puisent en bonne partie aux mêmes sources. Pour Jean Morency, les différentes littératures francophones du continent nord-américain auraient en partage leur américanité — entendue au sens large comme « désir de s’affranchir de l’héritage européen[10] », tant dans les thèmes que par les formes —, et même un certain « retour en force d’une identité canadienne-française qui avait été évacuée ou profondément refoulée[11] ». De son côté, Pierre Nepveu a montré comment les petites et moyennes villes industrielles ou post-industrielles de l’ancien Canada français souffrent toutes du « complexe de Kalamazoo », c’est-à-dire qu’elles partagent, sous couvert de décrépitude et de banalité, une même résistance à la « centralité québécoise, et c’est ce statut qui fait d’elles des enjeux symboliques intéressants[12] ».

Partant du constat de l’existence d’une institution littéraire franco-canadienne, les articles qui suivent se penchent sur les effets de la solidarité franco-canadienne en ce qui concerne les pratiques d’écriture. Pour commencer, dans « Fonctionnements du festival littéraire dans les espaces culturels franco-canadiens minoritaires », François Paré revient sur l’oralité comme caractéristique fondamentale de l’écriture des littératures minoritaires. Enfin au goût du jour des milieux majoritaires, grâce à la valorisation renouvelée de la performance poétique, notamment dans les festivals littéraires, l’oralité mise en scène rend solidaires le poète et sa communauté immédiate de lecteurs/de spectateurs. Cependant, les limites objectives des espaces culturels minoritaires, notamment la difficulté de maintenir des festivals francophones ou la difficulté de se tailler une place dans les festivals bilingues, empêchent de mettre véritablement en valeur la performance franco-canadienne. Catherine Leclerc se penche également sur des traits communs traditionnels de la littérature franco-canadienne, soit le bilinguisme et la minorisation. Son article, « Draw on me : bilinguisme minoritaire et relais littéraires franco-canadiens », institue 1993 comme moment fort d’une valorisation de ces traits traditionnellement stigmatisés de la littérature franco-canadienne. Cette parenté idéologique (de Jean Babineau, de Louis Patrick Leroux et de Marc Prescott) a mené à la négociation d’un nouveau rapport au Québec, particulièrement frappant dans la réception des artistes franco-canadiens à partir des années 2000. Dans « Un théâtre en trois D dans l’Ouest canadien », Nicole Nolette aborde de front la question des relations interrégionales comme condition d’existence d’un espace littéraire franco-canadien, avec l’exemple de la référence que sont les auteurs franco-ontariens Jean Marc Dalpé, Patrice Desbiens et Robert Dickson pour le théâtre de l’Ouest canadien, chez Marc Prescott et Gilles Poulin-Denis. De son côté, Ariane Brun del Re s’intéresse aux relais temporels dans l’imaginaire franco-canadien, examinant l’évolution de figures spatiales récurrentes dans « Habiter en ville : la maison urbaine dans le roman franco-canadien ». De la « maison incendiée » à la « maison urbaine » (à Moncton, Ottawa et Winnipeg), c’est à une appropriation positive de l’espace que nous convient les oeuvres récentes des auteurs franco-canadiens France Daigle, Daniel Poliquin et Simone Chaput. Pour leur part, Benoit Doyon-Gosselin et Maria Cristina Greco tracent des filiations féminines plutôt que masculines et examinent la revendication d’un espace plus intime, individuel et féminin — la « chambre à soi » — dans « Le mal de mère : solidarités féminines dans l’oeuvre de Marguerite Andersen et Hélène Harbec ». Leur article éclaire l’intertextualité des écrivaines franco-canadiennes, établissant les liens féminins transnationaux comme primordiaux aux liens communautaires. Pour clore le dossier, l’article de Pamela Sing, « L’Autre asiatique chez Gabrielle Roy, Marguerite-A. Primeau, J. R. Léveillé et Annie-Claude Thériault », se penche sur le rapport à l’altérité ethnique comme un autre facteur de solidarisation ou de désolidarisation communautaire. En notant l’évolution temporelle de la réduction du recours au stéréotype dans la représentation de la figure de l’Asiatique en littérature franco-canadienne, Sing ouvre la voie à l’examen de l’accueil de la diversité interne dans ces espaces, comme marque de resolidarisation de la communauté. Partant des acquis institutionnels, cette communauté de chercheurs montre les signes d’une solidarisation de la littérature franco-canadienne en puissance, voire en acte. Elle témoigne du potentiel d’entrelacements littéraires entre les communautés plurielles de l’Ouest francophone, de l’Ontario français et de l’Acadie au jubilé de la résorption du Canada français.