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Comme Antoine Compagnon le rappelait dans Le démon de la théorie, la pensée de la lecture a longtemps été écartelée, du moins en France, entre deux positions antithétiques[1]. Soit la lecture était interrogée sous le seul angle du texte, ce qui impliquait d’imposer des limites à l’interprétation au nom d’une exigence de fidélité à l’objet, soit elle était considérée du point de vue du lecteur, auquel était conférée la liberté d’ordinaire attribuée aux créateurs. Dès le début du xxe siècle, Gustave Lanson et Marcel Proust incarnent ces pôles antagonistes des théories de la lecture. Farouchement opposé à la critique impressionniste et ardent défenseur de l’histoire littéraire, Lanson conçoit la lecture méthodique comme un « travail de séparation de l’actuel et du passé, du subjectif et de l’historique » : pour éclairer « la personnalité véritable et le rôle historique d’un livre », il juge nécessaire « de le retirer de notre vie antérieure où la simple lecture l’a souvent mêlé[2] ». Dans l’explication de texte, le lecteur s’efface devant l’auteur, mettant en veilleuse tout ce qui le lie à lui-même ou à ses contemporains, afin de « trouver dans une page ou une oeuvre d’un écrivain ce qui y est, tout ce qui est, rien que ce qui est[3] ». Au positivisme de Lanson, qui considère l’intention d’auteur comme le garant de l’objectivité du texte, Proust oppose un subjectivisme radical. À la tradition humaniste qui suppose, dans les mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs », Proust oppose une lecture inspirée permettant de « jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude » et de « rester en plein travail fécond de l’esprit avec soi-même[4] ». En quelques déclarations célèbres, Le temps retrouvé développe cette thèse : non seulement « chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même », mais « l’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même[5] ». À partir de la lecture méthodique de Lanson et de la lecture inspirée de Proust, c’est toute l’histoire des théories de la lecture du xxe siècle français qui peut être reconstituée, selon que l’on reconduise l’objectivisme de l’un ou le subjectivisme de l’autre, ou encore que l’on en propose un nouage dialectique, à l’instar de Jean-Paul Sartre qui, dans Qu’est-ce que la littérature ?, définissait l’oeuvre littéraire comme « une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement[6] », en équilibre instable entre les intentions de l’auteur et la liberté du lecteur.

Mais, qu’on la conçoive comme reproduction d’un sens consigné noir sur blanc ou comme l’invention d’une signification à travers une activité créatrice, la lecture est le plus souvent représentée comme une pratique individuelle, s’exerçant à distance des sollicitations de la vie pratique et en retrait du monde social. Sans doute, l’image d’un lecteur séparé du bruit et de la fureur de son siècle a-t-elle pour origine la disparition presque complète dans les milieux lettrés, depuis plusieurs siècles, de la lecture à voix haute et du déchiffrement en commun des textes, qui manifestaient la dimension collective des arts de l’interprétation. À force de lire silencieusement et solitairement, les écrivains, critiques et théoriciens ont accrédité l’imagerie romantique selon laquelle la lecture individuelle, se déroulant dans un cadre privé, soustrait à l’espace public, était la « condition de la correcte réception du texte[7] ». Par ailleurs, le régime de grandeur de la littérature moderne a renforcé cette imagerie en exaltant l’intériorité du génie créateur aux dépens de l’extériorité du monde social et en célébrant l’individualité des grands écrivains comme singularité sans pareille[8]. Selon la doxa moderne, il n’y a pas d’expérience esthétique sans rupture avec la condition commune : de même que l’écrivain crée solitairement afin de produire une oeuvre irréductible à la généralité des discours, on ne lirait vraiment, authentiquement, qu’à condition de s’affranchir du multiple, de se dégager du nombre, de se déprendre du social. Cette image d’Épinal trouve son illustration dans Le lecteur de Pascal Quignard, dont le protagoniste s’abandonne à la lecture comme à l’épreuve d’une solitude si radicale qu’elle le prive de ce qu’il est[9]. Lire seul, absolument seul : tel est l’un des fantasmes de ce que Pierre Bourdieu nommait le « discours lettré[10] », qui fait l’impasse sur les déterminations sociales des pratiques de lecture. C’est d’ailleurs contre cette même privatisation de l’expérience littéraire que s’élevait Stanley Fish il y a déjà plus de trente ans, qui estimait que nos pratiques de lecture ne nous sont jamais propres. Nous ne lisons qu’au sein de communautés interprétatives, auxquelles nous empruntons des stratégies herméneutiques, des catégories de pensée, des schèmes de compréhension, des représentations collectives, qui déterminent nos usages des textes. Et si ce sont les lecteurs qui font les textes selon Fish, ce sont les communautés interprétatives qui font les lecteurs[11].

Nous ne lisons donc jamais seul. Telle est la conviction à l’origine de ce numéro de la revue Tangence. L’expérience de la lecture, comme l’écrivait François Cusset, est « une affaire collective, une affaire politique[12] ». D’abord, parce que, même retranché, même isolé sur une île déserte, le lecteur s’approprie une oeuvre littéraire, au même titre que toute structure linguistique, comme un « objet intentionnel » qui le met en rapport avec un autre locuteur, auquel il attribue un vouloir-dire[13]. Ensuite, et plus essentiellement, parce que nos pratiques de lecture, malgré nos efforts de stylisation et de distinction, ne sont jamais parfaitement singulières. Le corps adopte une série d’attitudes et de positions pendant la lecture, ne serait-ce que pour tenir le livre, qui reconduisent des normes, des modèles, des usages qui varient socialement selon le genre, la génération, l’éducation, la profession. De même, la lecture met en jeu un vaste répertoire de représentations collectives, concernant le passé, le présent et l’avenir de la littérature, de la société et de l’histoire, à travers lesquelles nous donnons sens et valeur aux oeuvres. La physiologie, l’histoire et la bibliothèque que mobilisent nos habitudes de lecture sont façonnées par les groupes sociaux auxquels nous sommes ou avons été liés ; nous leur empruntons des matrices de classement, des cadres axiologiques, des principes de jugement, des modèles d’intelligibilité, des techniques intellectuelles, qui règlent notre relation au texte et structurent notre expérience esthétique[14]. Enfin, nous ne lisons jamais seul parce que les oeuvres littéraires ne sont pas des entités abstraites, identiques à elles-mêmes, qui se présenteraient sous l’espèce de l’éternité. Par le recours à une langue commune, par la reprise de formes héritées et de genres codifiés, par son support matériel et technologique, par sa circulation à travers médiations et institutions, tout texte est un objet social, avant même que le lecteur n’en déchiffre la première ligne. Pour l’ensemble de ces raisons, il faut reconnaître, à rebours d’une certaine mythologie romantique, que lire seul, c’est encore lire ensemble. La lecture et l’interprétation des textes mettent en jeu des modes d’association, des modèles d’agencement, des formes de vivre-ensemble, qui sont autant de manières d’agir et de penser à plusieurs. Cependant, l’expérience littéraire ne se limite pas à reproduire les contraintes sociales à l’origine de nos manières de lire ; elle nous permet aussi de mettre à l’épreuve nos conduites interprétatives et d’exercer notre puissance herméneutique, qui ne concernent pas seulement les oeuvres, mais l’infrastructure symbolique de la réalité sociale. S’il est vrai que toute communauté est une communauté interprétative, les pratiques de la lecture littéraire ne sont jamais entièrement étrangères à « l’institution imaginaire de la société[15] ».

Pour autant, ce numéro de la revue Tangence ne se propose ni de prolonger les avancées de l’histoire culturelle de la lecture ni de contribuer à la sociologie de la littérature, dont les maîtres d’oeuvre ont mis en lumière la dialectique de la contrainte et de l’invention qui définit la socialité de nos manières de lire. Son ambition est plus modeste : réunir une série d’articles qui problématisent, sous la forme d’interventions critiques (en l’occurrence à propos des oeuvres de Jean Paulhan, Claude Simon et Leslie Kaplan) ou de discussions théoriques (à partir des propositions de Martha Nussbaum, Jacques Rancière, Marielle Macé et Yves Citton), la notion de « communauté de lecteurs ». Qu’elle soit envisagée du point de vue des écrivains ou des exégètes, des créateurs ou interprètes, une communauté de lecteurs se caractérise, pour reprendre les termes de Jacques Rancière, par un « pouvoir d’associer et de dissocier[16] ». Elle noue et dénoue des êtres et des choses, des mots et des signes, des croyances et des usages en même temps qu’elle monte et démonte les textes autour desquels elle se rassemble. Les arts de l’interprétation ne forment ni une activité séparée, ni une pratique autonome : la lecture fait fond sur des manières de dire et de penser, des façons d’être et d’agir qui configurent notre existence collective, informent notre imaginaire de l’histoire, circonscrivent notre idée de littérature. Parce qu’on ne lit jamais un texte isolément, en le détachant de la chaîne des textes, des discours et des représentations qui font la trame d’une culture, une communauté de lecteurs ne partage pas seulement des stratégies herméneutiques, mais aussi un vaste ensemble de pratiques culturelles, de références historiques, toute une imagerie sociale que chaque interprétation remet en jeu. En associant et en dissociant les énoncés pour construire et reconstruire la cohérence d’un texte, les communautés de lecteurs composent et décomposent les éléments du monde : elles expérimentent des alliages de mots et de textes qui engagent des formes de vie ; elles font et défont les agrégats de signes qui circulent dans l’espace social, rapprochent et éloignent des énoncés de disponibilité publique, brouillent et éclairent les contours symboliques de la réalité sociale. À cet égard, il n’est pas excessif d’affirmer que les communautés de lecteurs, en plus de faire les textes, selon la formule de Stanley Fish, font des mondes. Ou, pour le dire comme Nelson Goodman, les manières de lire et les manières de penser la lecture, parce qu’elles mettent en oeuvre des procédés de sélection et d’agencement, d’imagination et de supplémentation, montant et démontant les mots et les signes de la communauté, sont toujours aussi « des manières de faire des mondes[17] ».

L’article de Laurence Côté-Fournier, intitulé « “Là où est le pouvoir, les mots passent invisibles” : le pacte de lecture de Jean Paulhan », constitue le point de départ historique de notre parcours. Si les hypothèses de recherche avancées dans ce dossier concernent le statut contemporain de la lecture et de l’interprétation, elles s’ancrent néanmoins dans le temps de l’histoire, plus précisément dans les débats esthétiques et politiques qui ont ponctué le xxe siècle français. Laurence Côté-Fournier nous rappelle l’importance et la richesse de la réflexion politique de Paulhan sur la rhétorique durant la Deuxième Guerre mondiale, qui interrogeait ce que signifie lire — et non seulement écrire — en régime démocratique. Entretenant une grande méfiance à l’égard de l’engagement des écrivains et des politiques de l’écriture, au point de pratiquer délibérément la provocation et la contradiction, rendant ardue l’interprétation univoque de ses prises de position, l’auteur des Fleurs de Tarbes mettait en oeuvre une politique de la lecture qui invite les lecteurs à engager leur responsabilité et leur liberté dans l’interprétation des textes. Dans « À contretemps du Nouveau roman. Réécriture et relecture dans Le jardin des Plantes de Claude Simon », Katerine Gosselin reprend cette interrogation sur la place aménagée aux communautés de lecteurs dans l’oeuvre des écrivains et montre la complexité des stratégies de réécriture et de relecture dans l’oeuvre tardive de Claude Simon. La présence insistante de la figure de Stendhal agit comme point nodal d’un vaste réseau intertextuel, à la fois diachronique et synchronique, que Simon met à profit afin de dégager la lecture de son oeuvre du monopole herméneutique du Nouveau roman et de la réinscrire dans une tout autre histoire de la littérature, à l’écart de la communauté interprétative des Nouveaux romanciers. Dans « Les communautés littéraires de Leslie Kaplan. De l’usine à l’atelier d’écriture, l’égalité des compétences », Julien Lefort-Favreau prend pour objet la profonde remise en question de l’autorité de l’intellectuel qui préside à l’établissement en usine de jeunes intellectuels maoïstes à la fin des années 1960, dans la continuité de laquelle se situe l’oeuvre de Leslie Kaplan. Analysant les pouvoirs du langage et l’autorité de la littérature à travers différentes expériences collectives d’écriture, les récits et les essais de Kaplan manifestent le désir d’une abolition de la division du travail manuel et intellectuel et la volonté d’instituer une égalité entre l’écrivain et le lecteur au sein d’une authentique démocratie littéraire.

Après ces trois articles, qui abordent le destin historique des politiques de la lecture en faisant la part belle aux stratégies déployées par les écrivains, les auteurs de la deuxième section du dossier se tournent résolument vers la critique et la théorie littéraires. Dans « Penser les liens entre éthique et politique de la littérature : un dialogue entre Martha Nussbaum et Jacques Rancière », Simon Brousseau rapproche deux philosophes influents de part et d’autre de l’Atlantique et souligne avec force les points de convergence de leurs conceptions de la lecture. Bien que Nussbaum se réclame d’une éthique aristotélicienne et Rancière d’une politique égalitariste, ils pensent tous deux la lecture comme une puissance de subjectivation et la littérature comme un laboratoire du vivre-ensemble, qui confronte le sujet à l’altérité. Dans « Émanciper la lecture. Formes de vie et gestes critiques d’après Marielle Macé et Yves Citton », Jean-François Hamel se livre à un exercice comparable. Après avoir salué le tournant pragmatiste des études littéraires en France, il met en évidence le statut d’exception attribué à la littérature par l’éthique de la lecture de Macé et la politique de la lecture de Citton. En perpétuant une conception romantique de littérature, ces théoriciens tendent à sacraliser l’expérience esthétique et à déporter l’autorité traditionnelle de l’écrivain vers la littérature elle-même, conçue comme un ensemble de textes dont la lecture serait par essence émancipatrice, minimisant ainsi le rôle des lecteurs qu’ils cherchaient pourtant à mettre en lumière. Dans l’article qui clôt ce dossier, François Cusset s’en prend à son tour aux conceptions essentialistes de la littérature. D’abord paru en anglais dans la New Literary History, « Lecture et lecteurs : l’impensé politique de la littérature française » entreprend une critique des théories françaises de la lecture en les comparant à la politique des textes qui prévaut dans le monde universitaire anglo-saxon et qui est au coeur des études identitaires et post-identitaires, des cultural studies aux queer studies, en passant par les postcolonial studies. Cette politique des textes, dont le relativisme suscite encore beaucoup de méfiance en France, permet d’envisager les oeuvres d’hier comme autant de modèles et d’instruments d’interprétation et de transformation du présent, conférant de ce fait à la lecture littéraire un véritable pouvoir d’invention politique dans l’espace social. François Cusset conclut son article en formulant un souhait, que partageront sans doute les lecteurs de ce dossier : que la question de la lecture et de l’interprétation, dans ses effets indissociablement éthiques et politiques, ait un avenir, « un avenir encore à inventer — pour que la littérature ne s’y résume pas au souvenir des gloires du passé. »