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Le profond et fructueux malentendu transatlantique autour des théories critiques de la littérature et de la culture des cinquante dernières années est à présent une vieille histoire, si ce n’est un lieu commun[1]. Nous connaissons tous cette histoire. D’un côté, dans le monde anglophone, la philosophie contemporaine et la théorie littéraire françaises ont été recyclées à des fins stratégiques pour réenchanter et repolitiser le champ universitaire en pleine expansion des études littéraires, comme l’illustrent la montée en puissance de politiques identitaires textualistes et des études consacrées aux minorités, elles-mêmes alimentées et légitimées intellectuellement par un usage contre-intuitif de textes de Derrida, Lacan ou Barthes et de bribes empruntées à Deleuze, Lyotard ou Foucault. De l’autre côté, les études littéraires perdent leur prestige et se replient sur elles-mêmes au sein du monde universitaire français, où la fièvre des années 1960 et 1970 a rapidement pris fin et où la théorie de la littérature a complètement tourné le dos, sauf de rares exceptions, aux dangereuses importations nord-américaines ou même anglaises, des études postcoloniales aux nouveaux marxismes littéraires, tous accusés de chercher à relativiser et ultimement à dissoudre le sacrosaint Objet Textuel, ce fétiche intemporel jugé incompatible avec les conflits contextuels et les nouvelles politiques de l’interprétation anglo-américaines. Pour être honnête, il faut préciser que ce gouffre institutionnel et culturel s’est transformé récemment, brouillant et complexifiant graduellement cette caricature de la différence transatlantique. Dans le monde anglo-saxon, les spectaculaires guerres culturelles des années 1980 et 1990 ont fait place à des débats institutionnels plus apaisés et à un consensus intellectuel implicite, tandis que la France, marchant dans les pas du reste de l’Europe continentale, a finalement commencé à ouvrir ses portes à ces avancées épistémologiques longtemps bannies à l’intérieur de ses frontières, connues sous les noms exotiques de queer theory, de critique du postmodernisme, de déconstruction, ou même d’« inconscient politique » (Fredric Jameson). L’augmentation soudaine du nombre de livres traduits de l’anglais au français dans les domaines récents des études identitaires, postidentitaires et de la théorie critique, au cours des dix dernières années, témoigne de ce phénomène d’ouverture[2].

Toutefois, ces évolutions récentes, qu’elles inaugurent ou non un tournant majeur, ne parviennent pas à réduire l’écart transatlantique qui sépare les politiques de la littérature dans le monde universitaire. Et elles ne diminuent en rien la pertinence générale de cette différence, voire de cette différance au sens derridien, marquée par des déplacements mutuels et des effets d’autoreprésentation institutionnelle. Il y a toujours, et il y aura encore longtemps, une politique de relativisme textuel dans la plupart des départements de littérature du monde anglophone, et inversement, il y a toujours, et il y aura encore pour quelque temps, une éthique protectionniste dans les départements français de littérature, fondée sur un canon incontesté et sur un fort isolationnisme disciplinaire. La raison en est, comme cet article voudrait le suggérer, que les premiers s’intéressent à la lecture, et les seconds à l’écriture.

L’élite des écrivains et le peuple des lecteurs : un autre écart transatlantique

Pour le dire moins cavalièrement, l’axiologie intrinsèque des études littéraires aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni, s’organise autour du pôle de la lecture, alors qu’on insiste plutôt sur le pôle de l’écriture en France. Avant de démontrer le bien-fondé de cette hypothèse, nous pouvons la déployer au moyen de quelques comparaisons. D’un côté, la lecture et les lecteurs, dans leur diversité et leurs interconnections horizontales, se présentent comme une allégorie du peuple dans la tradition (quelque peu oubliée) de l’égalitarisme et de l’esprit démocratique du Nouveau Monde. En découlent à la fois une pragmatique politique des effets et des relations et une souplesse conceptuelle qui appelle une variété de perspectives théoriques, si ce n’est une variété de significations prêtées aux textes. De l’autre côté, l’accent mis sur l’écriture et sur la figure moderne de l’auteur (issue tout à la fois de la littérature à la première personne, du premier système du droit d’auteur et de la doctrine libérale de l’agentivité individuelle en Europe de l’Ouest entre le xvie et le xviiie siècle) a pour effet de reproduire inlassablement le mythe aristocratique du génie individuel de même que la mystique séculaire de l’écriture comme énigme opaque, avec l’intention plus ou moins consciente d’isoler la littérature et de la préserver des trivialités de sa consommation. À l’horizontalité des usages sociaux, la notion française de littérature aime opposer une impulsion verticale vers le havre de paix éthéré des grands textes, imposant par ailleurs un confinement théorique par lequel l’influence des autres paradigmes disciplinaires reste strictement limitée et contrôlée[3].

Aussi discutable que puisse paraître cet antagonisme dans son excessive symétrie, il peut nous aider à comprendre l’écart indéniable entre la révolution copernicienne (ou devrions-nous dire « kuhnienne » ?) qui a affecté il y a trois ou quatre décennies la manière dont la littérature est définie, approchée, enseignée, théorisée dans les études littéraires aux États-Unis et la forme de classicisme méthodologique et de conservatisme disciplinaire des études littéraires françaises, que les universitaires hors de France ont encore du mal à reconnaître et à comprendre. En bref, la lecture, en raison de son absence relative, si ce n’est de son caractère impensable au sein de la théorie et de la critique littéraire françaises, constitue, dans une perspective politique, un point aveugle majeur. Ou encore, pour être plus précis : une conception apolitique ou dépolitisante de la lecture, hiérarchiquement soumise au « mystère de l’écriture » au sein du système littéraire français, y place la littérature en dehors des dynamiques sociales, des conflits culturels et du vaste domaine de la politique. Cette dynamique fonctionne dans les deux sens, selon une causalité circulaire typique, comme je voudrais le montrer : la lecture est pratiquement absente de la théorie littéraire française en raison de la croyance spontanée selon laquelle l’écriture se trouve au-delà de la politique[4], et cette absence relative a pour effet de dépolitiser en retour la question de la littérature. Ceci, bien sûr, à condition d’admettre qu’il existe une politique des textes et de la littérature au-delà de (ou ailleurs que dans) la discussion franco-française autour de la « littérature engagée », qui s’étend de Zola à Sartre, en passant par André Gide visitant Moscou à l’époque du stalinisme et de Robert Brasillach voyageant, quelques années plus tard, dans le Berlin nazi. Et de reconnaître que ces questions ne se réduisent pas non plus aux débats marxistes et postmarxistes à propos des liens entre les luttes sociales et la condition de l’écrivain, ou entre la lecture littéraire et l’accession à la conscience de soi du prolétariat national ou international, tels que les ont esquissés, il y a presque un siècle, Léon Trotski et Victor Serge[5].

C’est qu’une politique de la littérature, si une telle chose existe, se situe à la fois en deçà et au-delà des fins révolutionnaires et des contextes sociaux : elle concerne la question de la lecture, et plus particulièrement la question de savoir si nous lisons ensemble ou pas, et, si tel est le cas, en quel sens et dans quelle mesure. Cette question, comme je voudrais le démontrer, est remarquablement absente de la théorie, de la critique et de l’enseignement de la littérature en France, qui sont déchirés entre une rhétorique de l’engagement (un réflexe conditionné qui revient à se demander quelle relation un texte entretient à l’histoire) et les effets individualisants et dépolitisants d’une ontologie de la textualité, qui n’est pas mise en question, et d’une phénoménologie de la lecture foncièrement asociale, aussi riche soit-elle.

Quelques remarques s’imposent. Mon hypothèse générale est que les études identitaires et postidentitaires, plus ou moins ancrées dans les luttes sociales, et qui fleurissent depuis trois décennies aux États-Unis et au Royaume-Uni à l’intérieur et en marge des départements d’anglais et de littérature comparée — d’abord les études féministes, ensuite les études postcoloniales, enfin les études culturelles, aux contours moins définis — sont toujours d’abord et avant tout une affaire de lecture, c’est-à-dire qu’elles sont l’effet institutionnel d’une politisation (du moins d’une socialisation) de la vieille question de la lecture. Autrement dit, ces champs d’études témoignent d’une attention renouvelée pour la question de la lecture, y compris pour la nature interactive de la lecture et pour les relations horizontales qu’elle établit ou active entre les lecteurs dans le contexte institutionnel et culturel des études supérieures de la fin du xxe siècle au Royaume-Uni et en Amérique du Nord[6]. On pourrait aussi expliquer, ne serait-ce que par la négative, la montée en puissance de ces champs d’études dans le monde anglo-américain en termes institutionnels et disciplinaires. Alors que les sciences humaines restaient pour la plupart fidèles à leur double tradition objectiviste et fonctionnaliste, que la philosophie anglo-américaine, en raison de sa méfiance pour la philosophie politique continentale, prenait parti en faveur de l’empirisme et du pragmatisme, et que l’histoire était en proie à des crises épistémologiques depuis la Seconde Guerre mondiale, seul le champ universitaire des études littéraires, conscient depuis longtemps de la primauté de la réception, de la construction sociale du sens et de la relativité des contextes, pouvait accueillir et alimenter les politiques identitaires, culturelles et textuelles qui ont surgi au cours des années 1970 et 1980 à la suite du mouvement des droits civiques et des expérimentations contre-culturelles des années 1960.

Que les politiques identitaires et postidentitaires en milieu universitaire soient historiquement liées à des questions de lecture, d’interprétation et de prises de position textuelles ne signifie pas que nous soyons le simple reflet de ce que nous lisons, ni qu’une communauté de lecteurs puisse épuiser la signification d’un texte. L’insistance sur la question de la lecture permet cependant de comprendre ce que beaucoup de départements de littérature du monde anglophone ont accompli, de façon polémique et souvent spectaculaire, au cours des trois ou quatre dernières décennies. Ils ont d’abord détourné la tradition du close reading vers une pratique de suspicion sociopolitique généralisée : suspicion à l’égard du sexisme, de la discrimination ethnique et de l’hégémonie culturelle, autant de problèmes mis en évidence au sein des textes ; ils ont ensuite déplacé les luttes caractéristiques des années 1960 vers des fronts plus symboliques et culturels en transformant les politiques de campus radicales en une contestation non moins radicale des oeuvres jugées canoniques et des listes de lecture soumises aux étudiants ; ils ont enfin trouvé dans les travaux d’une poignée de philosophes français contemporains les exemples les plus productifs (et légitimants) de mélectures créatrices (creative misreading) dans le domaine des idées, pour utiliser un terme célèbre popularisé par Harold Bloom à l’époque où il découvrait les écrits de Jacques Derrida[7] — dans la mesure où les auteurs de ce qu’on appelle la French Theory peuvent eux-mêmes être considérés comme les « mélecteurs » de quelques philosophes canoniques, de Spinoza à Nietzsche, inaugurant ainsi un programme de relecture plus ambitieux que celui que les critiques littéraires anglo-américains avaient initialement à l’esprit.

C’est à la lumière de ce phénomène que la plupart des malentendus transatlantiques autour de la déconstruction derridienne peuvent être compris. Ce qui, dans le travail de Derrida, relevait d’une question ontologique liée à l’« écriture » ou, selon ses explications ultérieures, de la compréhension de ce qui arrive aux textes et à leurs signifiants, est apparu à ses lecteurs et réinventeurs américains comme une question de lecture, voire une stratégie institutionnelle et collective d’interprétation, au risque de confondre la déconstruction avec une méthodologie textuelle. Évidemment, rien de cela n’est arrivé en France, qu’il s’agisse des stratégies déconstructionnistes ou des études des minorités, même si ces débats et ces courants anglo-américains ont commencé à circuler, plus récemment, au coeur d’une scène universitaire de plus en plus mondialisée. Alors que le reste du monde, suivant l’exemple anglo-américain et, dans une moindre mesure l’exemple initial des théoriciens français, a commencé à dé-lire, contre-lire, ou à interpréter collectivement et politiquement les textes, la France était encore en train d’« écrire », ou restait en tout cas immunisée contre ce que la doctrine traditionnelle de la critique littéraire là-bas concevait comme un délire. Que les notions anglo-américaines de lecture et d’interprétation demeurent ignorées de l’autre côté de l’Atlantique (ou de la Manche), où la lecture a surtout été analysée en dehors du champ littéraire et considérée par les théoriciens de la littérature comme un problème secondaire, réductible à la spécificité de certains textes, c’est ce que l’aperçu suivant des récentes contributions françaises à la théorie et à l’histoire de la lecture cherche à démontrer.

Histoire culturelle et sociologie critique : où est le texte ?

Parsemé de terres en jachère et de terrains vagues, le paysage français de la théorie et de l’histoire de la lecture comprend deux grands domaines, étrangers l’un à l’autre, qui partagent peu de références mutuelles et encore moins de projets communs : d’un côté, une approche matérialiste de la lecture qui emprunte à la sociologie critique et à l’histoire culturelle, et de l’autre, une phénoménologie de l’acte de lecture, située quant à elle au coeur des études littéraires, qui s’inspire de la philosophie française et de la théorie littéraire allemande. Dans le premier domaine, des enjeux sociaux et collectifs sont effectivement soulevés, mais souvent aux dépens des textes ou indépendamment des paradigmes textuels. La lecture y existe, mais de façon générale, comme un aspect essentiel de la dialectique de l’histoire ou de la société, à distance de la textualité et du détail des textes, comme l’illustrent les trois penseurs les plus importants dans le domaine des analyses non littéraires de la lecture : Roger Chartier, Pierre Bourdieu et Michel de Certeau. L’historien Roger Chartier, qui étudia d’abord l’histoire culturelle du Moyen Âge tardif et de la Renaissance (ses travaux présentant certaines similitudes avec ceux de Robert Darnton sur le xviiie siècle français), a fait de la lecture le point de rencontre entre l’histoire sociale, la généalogie culturelle et la techno-genèse de l’Europe moderne. Ses travaux mettent l’accent sur la codification culturelle des pratiques de lecture, sur l’histoire de l’édition et de l’éducation, ainsi que sur les différents protocoles par lesquels le langage et les idées (les signifiants et les signifiés) prennent une forme livresque spécifique, de la typographie à la gravure, formant ce qu’il appelle des dispositifs de mise en livre, eux-mêmes informés par les représentations préalables du lecteur implicite (un autre concept essentiel qu’il a forgé[8]) d’une période historique donnée. Il a ainsi réaffirmé l’importance cardinale des livres comme objets et de la lecture comme pratique à l’aube de l’Europe moderne. Son intérêt pour les procédures d’édition, d’impression, de commentaires et de circulation des textes, envisagées selon leurs déterminations contextuelles, conduit à une approche globalement matérialiste de la lecture, qui constituerait un apport inestimable à la théorie littéraire et à la critique dans les universités anglo-américaines : comment le texte est-il présenté ? comment prend-il vie et meurt-il ? comment les traditions matérielles filtrent-elles la lecture et les interprétations ? Ces questions devraient en effet être l’objet d’un grand intérêt dans des champs d’études qui sont souvent trop obsédés par la politique des textes et des lecteurs pour s’arrêter à la matérialité des formes et des contextes. Pour le dire sans détour, une connaissance minimale de Roger Chartier ou d’Yvonne Johannot[9], ou même du grand anthropologue et historien du livre Jack Goody, contribuerait à rendre les études culturelles et même la queer theory moins désincarnées, moins ouvertement textuelles et par conséquent moins épistémologiquement idéalistes. Mais c’est une autre histoire.

En sociologie, la contribution majeure de Pierre Bourdieu à la compréhension critique de la culture, en tant que capital et champ de luttes, gravite autour d’une conception de la lecture comme pilier de l’hégémonie culturelle, mais aussi comme manifestation exemplaire de la reproduction sociale qui, à travers l’éducation et la culture, structure largement le monde social. Trois de ses textes les plus célèbres sont d’ailleurs consacrés à la question de la lecture et des lecteurs, en lien avec l’évolution de sa pensée. La toute dernière section de La distinction, ouvrage révolutionnaire, porte sur les « lectures idolâtres » qu’implique le « plaisir[10] » cultivé d’un lecteur. Le fameux article de 1981, « Lecture, lecteurs, lettrés, littérature », offre quant à lui un bon exemple des relations complexes entre un champ, les agents dominants et dominés de ce même champ et les différentes positions que ceux-ci en viennent à occuper[11]. Finalement, en 1992, marquant une certaine rupture avec les concepts déterministes de domination et de légitimité grâce à l’introduction de la notion d’« autonomie relative » (du champ littéraire), qui incitera par ailleurs les théoriciens de la littérature à dénoncer son indifférence à la textualité, Bourdieu propose sa propre interprétation de Flaubert et de la littérature de la fin du xixe siècle (vingt ans après L’idiot de la famille de Sartre). Enfin, la notion de lecture est omniprésente dans Les règles de l’art, qui dépeint un univers socioéconomique et culturel stratifié, en particulier dans les premiers chapitres où Bourdieu tente de combler l’écart entre la notion de domination culturelle et celle de résistance littéraire localisée[12]. Trois textes, donc, qui sont autant de tentatives successives pour penser la lecture.

Malgré cette évolution, dans l’analyse grandiose de la culture comme domination, lieu même de la reproduction sociale du pouvoir, la lecture demeure associée chez Bourdieu à une naturalisation de la légitimité et à un repli presque hystérique de la démarche savante sur elle-même. Et quand Bourdieu discute de sociologie de la lecture avec Chartier, le paradigme économique, à titre d’épistémé plutôt que de métaphore, continue d’orienter son analyse détaillée des tensions sociales inhérentes à la lecture : « Il est probable qu’on lit quand on a un marché sur lequel on peut placer des discours concernant les lectures[13]. » La critique littéraire comme marché et la lecture comme investissement : la collectivité et la société font ici ombrage aux lecteurs spécifiques et aux formes multiples de leur émancipation. C’est pourquoi, parmi les théories françaises de la lecture qui se sont développées hors des études littéraires, on peut distinguer une troisième approche, située à l’autre extrémité du spectre critique, qui reconnaît une liberté d’action et une puissance d’agir aux lecteurs malgré leur assujettissement à la culture légitime : c’est l’approche bien connue de Michel de Certeau. L’historien et théoricien jésuite conçoit la lecture comme un acte d’appropriation de la culture toujours recommencé, comme un acte de subjectivation de ce qui s’offre d’abord sous une forme impersonnelle, enfin comme acte illégal de braconnage, ce qui est typique de la confiance qu’accorde de Certeau à l’usager, dont il reconnaît la capacité à échapper aux antinomies de la domination culturelle grâce à des ruses élaborées dans des rituels collectifs à l’écart des institutions et dans les marges de l’histoire de la culture[14].

À bien des égards, ces trois points de vue sur la domination culturelle et sur la résistance par la lecture sont antithétiques. L’analyse pessimiste de la reproduction de la légitimité culturelle de Bourdieu n’est guère compatible avec les incursions optimistes de Certeau dans les zones grises où se pratiquent le piratage et le détournement de la culture, tandis que l’histoire culturelle de la lecture et de l’objet livre proposée par Chartier affiche une opposition franche à la « sociologie culturelle » et à l’accent qu’elle met sur « la distribution inégale des biens culturels » aux dépens de leurs nombreuses « modalités d’appropriation ». Tous trois partagent néanmoins une approche intransitive de la lecture, une relative indifférence épistémologique à ce qui est lu, aux genres et aux listes de livres, aux contenus identificatoires et aux processus imaginatifs. Si la lecture est en effet la clé de ces approches riches et variées, l’objet de la lecture demeure un moyen au service d’une fin plus élevée et un détour avant l’atteinte d’un objectif plus ambitieux : la description parfaite de l’hégémonie du monde social chez Bourdieu, le réenchantement des formes anonymes et alternatives de pratiques culturelles chez de Certeau, l’établissement d’une typologie des livres et des protocoles de lecture comme technologies intellectuelles cohérentes et comme véhicules idéologiques chez Chartier. Un trop long détour, en somme, pour qu’on s’y arrête, par exemple en suspendant un instant l’analyse globale pour regarder de plus près comment Flaubert, la littérature commerciale contemporaine ou la théologie du xvie siècle étaient réellement lus, par qui, selon quels usages et à quelles fins. Un trop long détour, aussi, pour admettre qu’il y a au sein des textes et des actes de lecture une distribution complexe d’identités culturelles, sexuelles, sociales ou ethniques. Bien qu’elles apparaissent à n’importe quel lecteur plus prégnantes que les forces souterraines de domination et de résistance (puisqu’un livre peut être écrit par une femme, mettre en scène un personnage noir ou, plus souvent, un homme blanc), ces microdifférenciations sont toujours négligées, même par la micropolitique de Certeau, en faveur de la lutte séculaire entre le bon, la brute et le truand, ou même, en tenant compte de la concurrence intellectuelle, en faveur de la bataille épistémologique entre le matérialiste, l’anarchiste et l’archiviste — pour réduire ces trois grands penseurs français à leurs hypothèses fondamentales et à leurs méthodes spécifiques. Bien sûr, cette négligence n’est pas spécifiquement française : les sciences humaines et l’histoire, quand elles envisagent la lecture comme un fait social, peinent à prendre en considération les protocoles de lecture spécifiques, les processus d’identification des lecteurs et les textes eux-mêmes. Ces questions ne sont pas les leurs et ne le seront sans doute jamais. Car les textes littéraires intéressent les critiques littéraires davantage que les théoriciens des sciences humaines : rien de nouveau sous le soleil.

L’élégance individualisante de la phénoménologie

Mais qu’en est-il de la littérature ? Les études littéraires en France apportent-elles une contribution particulière à la théorie et à l’histoire de la lecture ? Envisagent-elles seulement la lecture ? La considèrent-elles comme un objet spécifique de la réflexion théorique ? Mis à part quelques exceptions, comme la tentative singulière de Michel Picard d’étudier la spécificité de la lecture littéraire au croisement de la psychanalyse et de la théorie des jeux[15], la plupart des travaux théoriques et critiques récents sur la lecture en France se rapportent à la tradition diffuse de la phénoménologie de la lecture. Tradition diffuse en effet, avec ses quatre références emblématiques (qui correspondent à autant de territoires) : la phénoménologie française et son aventure philosophique à travers « l’expérience de la perception[16] » ; la théorie allemande de l’esthétique de la réception et de l’interprétation littéraire, notamment l’école de Constance, avec Wolfgang Iser et Hans Robert Jauss (ceux-ci comptant parmi les rares théoriciens de la littérature étrangers traduits relativement tôt en français) ; la tradition critique de langue française de Jean-Pierre Richard et de Georges Poulet, parfois associée à l’« école de Genève », autour de Jean Rousset et de Jean Starobinski, dont les interprétations se basent sur les sensations et sur l’expérience intime du temps et du monde de l’auteur ; et enfin, le dernier et non le moindre, le riche métadiscours littéraire sur la lecture, c’est-à-dire les nombreuses notes, ébauches et réflexions sur la lecture que nous ont laissées les grands écrivains français du canon moderne.

La tradition phénoménologique de la critique littéraire française, en dépit de son caractère diffus et de sa diversité intrinsèque, repose sur quelques hypothèses communes, qui soutiennent une approche partielle et souvent discutable de la lecture. Premièrement, cette tradition suppose une sorte de continuité épistémologique entre l’écriture et la lecture selon laquelle les perceptions et les sensations expérimentées par l’écrivain, dans sa vie comme dans ses textes, même lacunaires ou aporétiques, seront ressenties à l’identique aussi bien par les lecteurs que par les critiques qui les analyseront, comme si la littérature se conformait aux règles de la théorie de l’information : les matériaux affectifs et perceptifs qui ont été encodés dans le texte seront plus tard décodés par les lecteurs. Les meilleurs d’entre ces lecteurs tenteront de rendre compte aussi profondément que possible du mystère de l’écriture, qui assure la transmission des perceptions par le langage. Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, quand elle s’intéresse à la lecture en soi et rompt avec la traditionnelle indifférence pour la contribution du lecteur à la construction du texte, la tradition phénoménologique de la critique littéraire ne parvient pas à s’affranchir du présupposé d’une suprématie ontologique et chronologique de l’écrivain sur le lecteur, même si l’écrivain n’est plus à ses yeux qu’une abstraction sans nom, ni même un sujet (ainsi que le voulait la nouvelle critique française des années 1960, qui a déclaré l’auteur « mort », du moins sans intérêt), et même si le lecteur est le plus raffiné des critiques.

La célèbre distinction de Roland Barthes entre le « lisible » et le « scriptible », qui représentent deux étapes successives vers le « plaisir » du texte, le « scriptible » constituant à ses yeux la clé de l’énigme de la littérature, nous rappelle que les théories françaises de la littérature, aussi stimulantes soient-elles, ne cessent de réaffirmer, plus ou moins consciemment, et avec plus ou moins de condescendance, la suprématie de l’écriture sur la lecture, incapables qu’elles sont de retirer à l’auteur (pourtant mort) sa couronne et de se tourner vers la multiplicité aléatoire des lecteurs implicites et explicites[17]. Significativement, le lecteur, dans une telle logique, est non seulement subordonné en principe à l’autorité de l’écrivain, comme on était en droit de s’y attendre, mais il apparaît comme l’une de ses manifestations, l’un de ses avatars possibles : en France, les meilleurs lecteurs sont toujours aussi des écrivains. En effet, la lecture est l’activité principale des écrivains lorsqu’ils n’écrivent pas — et même lorsqu’ils écrivent si l’on en croit les théoriciens de l’intertextualité. De fait, lorsqu’ils écrivent à propos de la lecture, les critiques et théoriciens français citent les écrivains canoniques plus souvent qu’ils ne citent Merleau-Ponty, Richard, Jauss ou Picard.

L’élégant essai de Marielle Macé sur les liens entre la lecture, les formes de vie et les « styles » existentiels témoigne d’un tel phénomène. On y trouve plusieurs références aux théories neurocognitives, phénoménologiques et psychanalytiques les plus sophistiquées, mais, plus fréquemment encore, au point d’en constituer le fil rouge, des références aux remarques plus ou moins connues de Marcel Proust, Julien Gracq, Henri Michaux, Jean Paulhan et Jean-Paul Sartre (l’écrivain et non le philosophe) sur la lecture et les lecteurs[18]. Citées peut-être plus souvent que tout autre texte dans l’essai de Macé comme dans les autres travaux français sur la lecture, les remarques célèbres de Proust sur le « souvenir tellement doux » des circonstances de la lecture, que le jeune narrateur ne remarque pas, précisément parce qu’il est plongé dans un livre, mais qui se sont gravées en lui, invisiblement, indirectement, comme à travers un voile[19], représentent la quintessence de ce que les théoriciens français de la littérature découvrent chez les grands écrivains, plus que dans les travaux théoriques de leurs pairs : une manière de tisser ensemble le texte et le temps, l’intériorité et l’extériorité ; un mouvement délicat entre le déchiffrement des phrases, la présence de l’objet livre, du contexte affectif et de l’expérience du temps, mouvement que la plupart d’entre eux jugent, avec un certain romantisme, radicalement étranger à la théorie et sans ancrage dans les déterminations collectives et les forces sociales qui affectent la lecture. Un mouvement aussi solitaire, en quelque sorte, qu’est censé l’être le corps de celui qui lit.

Ces arguments, qui pointent tous dans une même direction, sont caractéristiques non seulement de la tradition française de la phénoménologie de la lecture, mais aussi, plus largement, du point de vue français sur la lecture. Y domine une approche individuelle reposant sur l’étude phénoménologique d’un lecteur générique (ou abstrait), ou sur les expériences de lecture, jugées supérieures, de certains auteurs choisis ; une approche individualisante donc, voire désocialisante, qui méconnaît la diversité et l’agentivité des lecteurs tout autant que la signification sociale de l’acte de lecture, refusant ainsi ce que les Anglo-Américains considèrent pour leur part comme une politique de la lecture. La phénoménologie est l’occasion d’une exploration exigeante et éclairante de l’acte de lecture, de ses conséquences subtiles sur l’expérience du temps et la perception de mondes internes et externes, ainsi sur leurs frontières mouvantes, comme si les affiliations collectives du lecteur (sociales, ethniques, culturelles, subculturelles) ne jouaient aucun rôle dans l’expérience du texte, comme si la lecture n’était pas aussi l’expérience dialectique d’une négociation intérieure entre le commun (auquel nous sommes liés) et le singulier (qui fait que chaque lecture résiste à la généralisation), comme si la littérature n’était pas depuis très longtemps une pratique exerçant des effets bien réels dans le monde social (qu’ils soient discriminatoires ou émancipatoires), et finalement comme si ces considérations triviales étaient totalement incompatibles avec l’analyse quasi mimétique des hésitations et des subtilités de l’écrivain par le critique.

De Laurent Jenny à Raphaël Baroni et Marielle Macé[20], une nouvelle génération de critiques francophones d’allégeance phénoménologique, suivant jusqu’à un certain point les traces de Richard et de Starobinski, ont renouvelé et conceptuellement enrichi cette tradition vénérable, mais la plupart du temps ils considèrent encore la lecture littéraire professionnelle (leur propre pratique autant que le concept de lecture lui-même) comme un travail exclusivement esthétique, visant la précision idéale d’une sensation seconde, inévitablement issue de l’expérience originale de l’auteur et donnant lieu à un commentaire découlant directement et toujours respectueusement de celle-ci. La lecture a pour référence un monde intérieur, nous donnant accès au monde complexe de l’intériorité du lecteur. Cependant, la lecture comme moyen stratégique de s’affranchir du texte (et de l’auteur), la lecture comme redistribution des formes d’affiliations sociales et d’appartenances culturelles (dans sa capacité à reconfigurer des groupes et des communautés), la lecture comme seul arrimage possible des sciences humaines et des sciences du texte, la lecture comme condition de pertinence de la question du genre de l’auteur ou du lecteur, de sa race, de son histoire coloniale ou de sa classe sociale (questions qui méritent d’être soulevées, quelles que soient les réponses qu’on y apporte), la lecture non seulement comme mise en oeuvre de la « faculté de juger » et de compétences érudites, mais aussi comme une affaire de grammaire, de vocabulaire et de syntaxe qui s’ancre dans une réalité pédagogique et institutionnelle — tous ces aspects de la lecture sont remarquablement absents des théories françaises, dessinant de ce fait une faille étrange, un vide au coeur même de la littérature-en-tant-qu’objet-de-savoir en France.

Il n’y a pas à s’étonner que l’enseignement supérieur ne soit jamais considéré comme ayant quoi que ce soit à voir avec la lecture et avec la relativité institutionnelle des textes, ou encore avec le choix et la transmission de quelques oeuvres, dans un pays où le canon littéraire est trop sacré pour être vraiment mis en question, où la sélection de textes pour un cours donné ne s’accompagne d’aucun commentaire ni d’avertissement, d’ailleurs jamais désignée comme une « liste de lectures ». Il n’est guère plus étonnant, pour prendre un exemple plus éloigné, que l’emblématique théoricien français de l’autobiographie comme genre littéraire et contrat textuel, Philippe Lejeune, au moment d’élargir son angle d’approche au-delà du canon littéraire, qu’il avait déjà étudié, et d’aborder la pratique des profanes et les relations plus ordinaires à l’autobiographie, ait décidé de se concentrer sur les journaux anonymes et les écritures à la première personne, mais sans tenir compte, dans sa douzaine de livres sur le sujet, des lecteurs et de la lecture d’autobiographies[21]. Ce qu’illustre ce travail universitaire impeccable, qui a occupé toute une vie, c’est le fantasme typiquement français d’un monde où tout le monde écrit et où personne ne lit. Il n’est pas plus étonnant que les chefs d’État en France, au même titre que les vedettes et les champions sportifs, doivent tous tôt ou tard publier un livre, écrire un roman, raconter leur histoire, sans quoi leur carrière n’aura pas atteint son plein accomplissement. Comme l’a souligné le philosophe Jacques Rancière, le président François Mitterrand, au moment de solliciter un second mandat en 1988, n’avait, pour affirmer son autorité au-delà des partis et des conflits publics, de plus sûr moyen que de rédiger et de publier, en lieu et place d’une réelle plateforme politique, une « Lettre à tous les Français », dont l’auctor, doué par définition du pouvoir magique du « miraculum litterarum[22] », avait pour tâche de présider à la destinée de la Nation.

Pas de communauté interprétative au pays des absolus

À l’inverse, on ne s’étonne pas que, aux États-Unis, le théoricien astucieux qui a forgé la notion de « communauté interprétative », amorçant ainsi un mouvement de politisation (et de collectivisation) de la lecture, ménageant à l’avance un espace pour les politiques identitaires et postidentitaires dans le domaine des études littéraires, ait commencé son parcours intellectuel en explorant la figure du lecteur dans l’oeuvre de John Milton, suggérant par là une nouvelle approche de la vieille activité savante qu’est la lecture[23]. Je parle bien sûr de Stanley Fish, mieux connu sous le nom de Morris Zapp par les lecteurs des satires du monde universitaire de David Lodge. On pourrait soutenir que la lecture, dans le domaine littéraire anglo-américain, est toujours et systématiquement un problème, c’est-à-dire un lieu de conflit et un objet de débat, mais aussi une ressource épistémologique qui permet de problématiser toute une série de thèmes et de questions, tandis qu’en France la lecture, du moins dans le domaine de la théorie et de la critique, n’est jamais un problème : il n’y a pas à en parler ni à y penser. En France, la lecture est encadrée d’une part par l’hypothèse théorique d’une continuité (ou d’une fluidité) ontologique entre l’écriture et la lecture, l’une apparaissant comme la cause nécessaire de l’autre, et d’autre part par l’hypothèse politique selon laquelle la lecture, pratique purement individuelle, est un instrument privilégié d’affirmation de soi et de subjectivation qui perdrait sa force émancipatrice si elle était confrontée à la question collective du sujet de la lecture et à la diversité dialectique et conflictuelle des lecteurs.

Cette dernière hypothèse est nourrie par la doctrine séculaire du sujet individuel, dont les occurrences littéraires remontent à Montaigne et au début des Lumières, et par la remarquable persistance sociale de la littérature du xixe siècle à aujourd’hui en tant que propriété de l’homme blanc bourgeois (qui peut aussi bien être l’homme blanc bourgeois dissident). C’est uniquement dans ce cadre que la lecture paraît digne d’une réflexion théorique. Ainsi, dans sa version la plus stimulante, la réflexion française s’arrête toujours au seuil des enjeux sociaux, collectifs et horizontaux de la lecture, dont on se débarrasse, au mieux, à l’aide d’un argument entre parenthèses, elliptique et discutable, comme c’est le cas chez Marielle Macé lorsqu’elle rejette (non sans raison) la théorie de la lecture de Bourdieu : la lecture, déclare-t-elle entre parenthèses, est « (la chance d’une stylisation de soi, partagée par tous, car tous peuvent trouver dans la littérature une puissance de nuance)[24] ». Que cette « chance » et cette « puissance » de la lecture puissent ne pas être accessibles à tous et varier selon la distribution sociale de la culture semble, évidemment, ne pas la concerner. La lecture, en ce sens, d’une façon quasi sartrienne, devient une voie solitaire vers l’affirmation de soi, la meilleure façon d’assumer la contingence de l’existence et d’échapper au désordre aliénant de la foule.

Nous connaissons tous, plus ou moins bien, les raisons qui expliquent que la France tarde à importer et à adopter les politiques identitaires et les études culturelles dans le champ de la littérature. Telles que je les ai esquissées, ces raisons peuvent paraître stéréotypées, mais elles doivent néanmoins être rappelées. L’une d’elles est à coup sûr l’obsession continentale (française autant qu’allemande) pour les causes et les origines, son impulsion profondément enracinée à régresser jusqu’à des sources fantasmées et sacralisées, son attirance logique et historique pour un passé d’autant plus déterminant qu’il est spectral, persistant dans le présent. Il s’agit en somme d’une profonde obsession culturelle, d’une disposition d’esprit générale à travers laquelle la lecture se trouve éclipsée par l’écriture, la réception par la création, les effets par les causes, et la foule future des lettrés par le génie individuel d’hier, même si ces phénomènes sont indissociables. Une telle régression vers les causes peut certes être dialectique et complexe, mais, dans la tradition des théories de l’intertextualité, ce sont toujours les sources et les influences qui circulent et interagissent, et non les interprétations et leurs communautés. Une autre raison, plus spécifiquement française, est liée à une chaîne d’identifications par laquelle la littérature est considérée comme un autre nom de la France : la Littérature, avec une majuscule implicite ou explicite, demeure aujourd’hui en France à ce point indissociable de la langue française, de l’histoire française et de la nation française que tous ces signifiants de la francité paraissent entretenir une relation synecdotique, comme s’ils étaient tous interchangeables et écrits dans le même idiome littéraire — l’histoire, la nation comme héritage et le langage comme patrimoine s’écrivant d’eux-mêmes au fil du temps. Ces notions sont si solidement imbriquées qu’aucune faille ou fissure ne permet à la relativité de la littérature et à une politique de la lecture de s’y ménager une place. Inversement, on peut affirmer que l’existence d’une politique des textes dans les universités anglo-américaines, qui était déjà présente dans les formes plus anciennes de la théorie littéraire (de Matthew Arnold au New Criticism), tient au fait qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, quoique différemment, les rapports entre la nation, l’histoire, la littérature et la langue anglaise sont beaucoup plus distendus et incertains, et que très tôt y ont été soulevés des questions et des débats sur la nature de la littérature anglaise (britannique ou américaine ?), sur la nation comme construction en cours ou comme héritage, enfin sur les rapports de l’histoire aux textes. Ce sont précisément ces questionnements qui ont accordé un rôle central à la lecture et aux lecteurs dans l’édification intellectuelle des États-Unis et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni, et qui ont transformé la relativité des interprétations en une destinée historique.

En France, la littérature, que la tradition nationale a rendue largement incompatible avec une telle relativité, est rarement considérée dans ses aspects contemporains[25], mondiaux, multiculturels ou dans la perspective de ce croisement institutionnel nommé littérature comparée (la Weltliteratur, selon sa première occurrence allemande). Ces aspects des études littéraires sont plus difficiles à trouver dans le système universitaire français que partout ailleurs puisque la lecture et ses conséquences sociales et culturelles y sont réduites à un rôle symbolique ou à la vague, bien qu’élégante, phénoménologie de la perception individuelle. On pourrait ajouter que la centralité de l’État dans la tradition française, avec son ingérence dans les affaires littéraires et sa façon d’incarner la raison et la rationalité, creuse l’écart encore davantage : la littérature émane de l’auteur (ou de l’écriture) pour ensuite atteindre une masse chaotique et indistincte de lecteurs, de la même manière que la raison, selon la tradition idéaliste, découle d’une vérité déductive qui trouve des applications contingentes dans le monde de l’expérience, et que l’autorité politique s’élève de l’État (même si la « volonté générale » du peuple s’exerce à travers lui) pour servir et éclairer les citoyens soumis — dont la soumission est mise en question de temps à autre par des insurrections populaires plus ou moins spontanées. Mais en dépit de cette tradition révolutionnaire, ou de ce stéréotype révolutionnaire, il faudra encore du temps aux lecteurs pour se constituer en communauté insurgée et pour amorcer leur révolution en France ; cela exigera le renversement de quelques dogmes sacrés, ainsi que la reconnaissance d’une véritable diversité (sociale, culturelle, ethnique et sexuelle) dont la République française, dans ses textes juridiques et ses principes idéologiques, n’est pas encore capable. Cela prendra du temps, mais finira par se produire, pour la simple raison que, dans le système universitaire mondialisé et dans l’industrie culturelle de la littérature mondiale, l’exception française ne saurait se maintenir encore longtemps. Il existe en effet de nombreux signes, comme je l’ai suggéré, que la situation commence à changer, à commencer par la réception, certes critique, mais bien réelle, aujourd’hui en France — mieux vaut tard que jamais — des innovations anglo-américaines des trois ou quatre dernières décennies en études littéraires.

De même, la lecture comme pierre angulaire politique et institutionnelle commence à être théorisée aujourd’hui en langue française de manière novatrice. Tandis que le poète et chercheur Jan Baetens appelle à de nouvelles façons de « lire pour écrire et d’écrire pour lire », rappelant aux universitaires français que « la grande leçon des études culturelles aux études littéraires devrait être que lire et écrire s’impliquent durablement[26] », le philosophe et spécialiste de la littérature Yves Citton célèbre les vertus émancipatrices des « conversations interprétatives » entre des « individus différents, en provenance de milieux ou de cultures diverses », pour qui le travail d’interprétation d’un texte peut enfin ouvrir « un espace de parole et de débat unique[27] ». Que le premier soit Belge et le second Suisse est presque une pure coïncidence. Le changement de génération est un facteur important, car les jeunes chercheurs français sont confrontés, de facto, à un lectorat multiculturel, à un système universitaire national en crise et à un débat universitaire anglophone et mondialisé auquel ils n’ont d’autre choix que de participer, dans la mesure où c’est bien là que les choses bougent. Dans l’ensemble, ce sont des changements graduels, successifs, difficiles et intriqués, mais bien réels et inévitables. À cet égard, la question de la lecture, comme problème théorique et politique, a un avenir en France, un avenir encore à inventer — pour que la littérature ne s’y résume pas au souvenir des gloires du passé.