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Nos politiciens savent fort bien que la parole, dans nos démocraties modernes, se décline selon plusieurs modalités. Souvent accompagnée de l’image télévisuelle ou numérique, elle s’adapte à toutes les modes — et même à Twitter —, en livrant des messages idéologiques en moins de 140 caractères [1]. Communiquer rapidement et efficacement pour un chef d’État est une question de survie, et l’époque de la Renaissance illustre à merveille ce principe.

La parole royale qui nous intéresse, dans les articles réunis ici, est celle de Henri III, le dernier Valois, qui régna sur la Pologne, puis sur la France, de 1574 à 1589, avant de mourir, assassiné, en 1589. Ce roi a ceci de particulier qu’il ne put parvenir, tout au long de son règne, à contrôler son image. Même s’il avait entrepris de réformer la cour et la justice, et qu’il a tenté à plusieurs reprises de rétablir l’ordre dans son royaume, ses ennemis et les retournements politiques d’un pays où se succédaient les guerres de Religion condamnèrent ses efforts à l’échec. Henri III n’était pourtant pas, contrairement à la légende noire dont il est souvent encore affublé, dénué de bon sens et d’esprit. Dès les débuts, il voulut renouveler la vie de cour et le rapport au souverain dans une France où la noblesse caressait encore le souvenir des grandes campagnes militaires d’Italie. L’accès au prince, qui était d’une grande importance pour une élite en mal de combat, devenait une tradition gênante pour un roi qui avait choisi de s’entourer de favoris et de savants plutôt que de subir, comme ses frères François II et Charles IX qui le précédèrent sur le trône, les pressions des grandes familles du royaume. L’historien Nicolas Le Roux rappelle que l’idéologie de Henri III ne s’accordait pas « avec la tradition de visibilité et d’accessibilité du prince qui informait l’imaginaire de la Renaissance [2] ». Ce retrait, que l’on interpréta comme de la dissimulation, demeure, de nos jours, un facteur déterminant qui explique un grand nombre d’accusations lancées contre le souverain et ses favoris. Plutôt que de dénoncer les insinuations et les accusations portées contre lui, puis de contre-attaquer immédiatement, le roi choisit d’agir sur un tout autre plan.

Claude La Charité a déjà rappelé, dans sa présentation du numéro spécial de la revue Renaissance et Réforme, « Henri III, la rhétorique et l’Académie du Palais », la vocation éloquente du roi, reconnue par Jacques Amyot, son précepteur, mais même par un ennemi juré du dernier Valois comme Agrippa d’Aubigné [3]. Avant la pénitence et le sacrifice, c’est donc « naturellement » dans la rhétorique, par sa parole, que le souverain a cru pouvoir trouver une solution au contrôle de son image et au rétablissement de la concorde entre ses sujets. À la fin de la Renaissance, la leçon de l’Antiquité allait d’ailleurs en ce sens. Lecteur des Vies illustres de Plutarque, traduites par Jacques Amyot, Henri III connaissait probablement les récits à propos de Démosthène et de Cicéron, ou même ce parallèle entre les deux orateurs rappelant l’importance, pour un chef d’État, de s’affirmer par l’éloquence sans pour autant en tirer gloire :

Car il est bien nécessaire qu’un gouverneur d’état politique acquière autorité par son éloquence ; mais d’appéter gloire de son beau parler, ou, qui pis est, la mendier, c’est acte de coeur trop bas ; et pourtant en cette partie faut-il confesser que Démosthène est plus grave et plus magnanime, qui lui-même allait disant que toute son éloquence n’était qu’une routine acquise par long exercice, laquelle avait encore besoin d’auditeurs qui voulussent ouïr patiemment, et qui réputait sots et impertinents, comme à la vérité ils sont, ceux qui s’en glorifiaient [4].

Les contributions réunies dans le présent dossier abordent cinq grands aspects de la rhétorique au cours du règne de Henri III. Dans le premier article, Pascal Bastien pose certaines balises quant à la nature complexe des voix du roi à l’époque de la Renaissance. Remarquons d’ailleurs que la question de la parole impérieuse qu’il soulève est un phénomène déterminant à une époque où les divers partis impliqués dans ce contexte de guerre civile s’attaquent à l’autorité du prince. Si le roi est la loi, la parole royale, en période de troubles civils et religieux, doit aussi être comprise dans son rapport à Dieu et dans l’acte de communication avec les sujets.

John Nassichuk, dans son article sur Léger Duchesne, orateur royal, offre un exemple de la façon dont les dons du prince sont exploités dans un discours prononcé devant le souverain en janvier 1580. L’orateur, en plus de célébrer la grandeur de la dynastie, apporte son aide à un Henri III déjà malmené par la satire et la polémique. Convoquant les grands hommes injustement persécutés par leurs compatriotes, puis les François ier, Henri II et surtout Charles IX, il travaille en crescendo de façon à faire de sa louange un soutien indéfectible à son maître. Henri III, à son retour de Pologne, riche des « dons d’Apollon », reçoit alors les hommages de la personnification de l’oratoire royal, haut lieu de l’éloquence de la cour du dernier Valois.

La contribution de Guy Poirier intitulée « L’impuissante éloquence » fait le contrepoids aux deux premiers articles, car il aborde les témoignages rappelant les limites de l’éloquence d’un roi incapable d’affirmer son autorité. Même si un modèle comme celui de Louis XI, habile diplomate et réunificateur du royaume, a pu lui être proposé, il n’a pas su l’imiter. L’auteur suggère, à la fin de son article, qu’alors que la polémique, grâce aux pamphlets et libelles, occupait l’espace de la parole publique, l’éloquence du roi s’est plutôt exercée (sauf pour les États Généraux) dans une sphère du privé et de l’intime esquissée par Montaigne.

C’est d’ailleurs grâce à un genre souvent lié à l’intimité, la lettre, que Luc Vaillancourt démontre que le roi sait fort bien utiliser, dans sa correspondance privée et publique, plusieurs modalités de communication. Le souverain est bien entendu soucieux d’offrir une image de père juste, clément et impartial, mais il n’hésite pas à faire preuve de fermeté, d’intransigeance et même, dirait-on aujourd’hui, de cruauté envers ses ennemis. Luc Vaillancourt termine son analyse en abordant la rhétorique de la bienveillance, et le genre de la lettre diplomatique, qui favorise la multiplication des postures rhétoriques.

L’article de Claude La Charité portant sur la formation rhétorique de Henri III vient clore le présent numéro spécial. Ce retour sur l’éducation du prince s’effectue de façon heureuse par l’étude, notamment dans les Perroniana, des remarques qui permettent d’éclairer la genèse d’oeuvres écrites pour le roi, mais également d’explorer la façon dont Du Perron envisageait la place de l’éloquence en politique. Ce serait d’ailleurs dans le but de préserver le roi des écarts malheureux des pointes ou traits que Du Perron, plutôt qu’un recueil de « mille traits », lui aurait offert la traduction d’une harangue et d’une épître de Cicéron en guise d’« antidote » à son goût pour la phrase incisive.

Plus que l’étude d’une rhétorique, les articles de ce dossier sont une véritable réflexion sur le contrôle de l’information et de la parole souveraine, à l’époque de la Renaissance, et rappellent qu’un Henri III, malmené par ses contemporains, a su garder l’espoir de transformer et de restaurer la parole royale afin de rétablir la paix et la concorde entre ses sujets. Une telle leçon d’espoir dans l’humanisme, en pleine période de conflits fraternels que furent les guerres de Religion, ne peut certes laisser personne indifférent.