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Le 4 juillet 1563 ont lieu deux représentations théâtrales à Mouvaux, une petite ville de la périphérie de Lille. Des deux pièces représentées, une en particulier attire l’attention des autorités ecclésiastiques du fait de son contenu suspect : après enquête, il s’avère qu’il s’agit de La vérité cachée, une moralité imprimée à Neuchâtel trente ans plus tôt, et dont le discours anticatholique ne fait pas de doute. L’enquête donne lieu à un procès des acteurs, qui sont reconnus coupables d’activités contrevenant à la législation sur l’hérésie dans les provinces sous l’autorité de la gouvernance des Pays-Bas, plus spécifiquement à une ordonnance impériale concernant le théâtre, datée de janvier 1560. Les acteurs sont condamnés à payer une amende et à faire pénitence en public, comme nous l’apprennent les documents conservés, qui constituent un témoignage exceptionnel d’un procès concernant directement une représentation théâtrale polémique dans cette région au milieu du xvie siècle[1].

Que nous apprend cette affaire, et quelles questions pose-t-elle pour l’observateur moderne ? D’abord, qu’une législation spécifique existe bien dans cette région pour encadrer les représentations théâtrales, afin de contenir les possibles débordements qu’elles peuvent provoquer dans le cadre du conflit religieux opposant catholiques et protestants. Mais aussi que cette législation impériale (donc valant pour tous les Pays-Bas) ne se met en place que tardivement, soit quarante ans après les premières ordonnances visant à contrer la propagation des idées de Luther via le livre imprimé notamment. Or, à la question de savoir s’il existe avant cette période une forme de contrôle des représentations, des troupes et des textes théâtraux, la réponse est positive. Une enquête sur la longue durée nous apprend en effet qu’il existe un contrôle local du théâtre bien avant la période des troubles religieux liés à la Réforme : une longue tradition se dessine, dont on peut faire remonter les débuts au moins à la fin du xive siècle et aux premières sources législatives évoquant l’activité dramatique, parmi d’autres aspects de la vie de la cité. En ce sens, pour évaluer précisément le statut du théâtre et son importance pour les autorités civiles et religieuses, il faut donc toujours considérer à la fois la réglementation régionale, quand elle émane d’une autorité centrale, et les particularismes locaux qui ont directement trait à ce qui est autorisé ou interdit dans une ville et à un moment donnés.

Ensuite, il faut se demander quel rôle le théâtre a pu jouer dans la propagation de ces idées réformées. Quand, dans sa tirade finale, l’un des personnages de La vérité cachée s’écrie « Idoles et faulx dieux extranges / Seront brisez et confonduz » (v. 1716-1717)[2], on ne peut s’empêcher de penser que cette représentation, comme d’autres du même type, a joué un rôle non négligeable dans le déclenchement de la vague iconoclaste qui touche la région à l’été 1566[3]. Cependant, il est aussi évident que l’on ne peut imputer à ces seules représentations l’agitation religieuse qui saisit la région au milieu du xvie siècle et les évolutions de l’opinion publique sur ces conflits religieux. Le chercheur doit bien entendu s’assurer de conserver suffisamment de distance avec son objet d’étude pour ne pas en surinterpréter l’importance dans un contexte historique et culturel qui se laisse parfois difficilement appréhender, au regard des lacunes que présentent les sources d’archives. De fait, il faut garder à l’esprit que ces mêmes sources semblent souvent classer le théâtre parmi d’autres activités festives à surveiller, du fait des possibles troubles à l’ordre public qui pourraient en résulter ou se produire en marge des festivités elles-mêmes. C’est donc bien l’ensemble de la culture récréative et des spectacles qu’il faut considérer pour évaluer quelle place spécifique le théâtre y trouve, et pour déterminer en quoi cette activité a pu avoir un statut particulier sur les plans politique et religieux.

En fin de compte, l’emploi des sources pour documenter l’histoire du théâtre, et plus généralement celle de la société du xvie siècle, doit nous amener à prendre position sur le statut de ces documents, ce qu’ils révèlent et ce qu’il faut lire entre les lignes, mais aussi sur les précautions qui s’imposent pour les analyser. C’est particulièrement vrai quand on s’attache à envisager le rôle et l’importance du théâtre dans la propagation des idées de la Réforme dans le nord de l’Europe. Nous souhaitons proposer ici quelques pistes de réflexion en ce sens, à partir d’un exemple précis, celui de Lille et de sa région immédiate au milieu du xvie siècle, mais aussi en prenant en compte la tradition dramatique sur laquelle les sources nous renseignent à partir du xive siècle. Nous tirerons un certain nombre d’enseignements de l’analyse de sources précises, en particulier le registre des ordonnances du Magistrat, qui contient toutes les ordonnances édictées par les autorités civiles lilloises à partir de la fin du xive siècle pour maintenir l’ordre public dans la ville. Nous verrons ainsi dans quelles lignes de continuité ou de rupture s’inscrivent les activités dramatiques des protestants, ainsi que le cadre plus général de la législation sur les activités festives dans lequel s’inscrit le théâtre à cette période, afin de mieux évaluer les spécificités du théâtre comme lieu d’expression protestante au milieu du xvie siècle.

Un théâtre encadré : continuités et ruptures

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler, pour commencer, que la culture théâtrale que l’on peut observer au xvie siècle dans les provinces du sud des Pays-Bas s’inscrit clairement dans une continuité historique avec la fin de la période médiévale. Les formes pratiquées et l’organisation des groupes qui se produisent sur scène ne sont pas foncièrement différentes au coeur du xvie siècle de ce que l’on peut observer au xve siècle[4]. Il est ainsi frappant de constater que le renouvellement formel qui s’amorce avec l’apparition de la comédie et de la tragédie n’atteint que tardivement la région (TF, p. 11 et p. 136). De même, les groupes d’acteurs itinérants (souvent en provenance du royaume de France) qui proposent de telles pièces ne sont a priori responsables que d’une minorité de représentations par rapport aux groupes issus des villes mêmes. Ceci n’est pas surprenant : cette prédominance des acteurs locaux est elle aussi une tradition médiévale qui perdure au xvie siècle. De fait, les documents comptables qui nous renseignent sur le paiement d’acteurs par les municipalités sont très nombreux pour l’ensemble de la période, et ils tendent à indiquer que ces paiements vont essentiellement à des acteurs issus de la ville même dans laquelle ils se produisent[5]. Il arrive également régulièrement que ces acteurs locaux se déplacent dans une ville voisine aux frais de leur municipalité, dans un système d’échanges intrarégionaux (TF, p. 157-172). Les documents renvoyant à des autorisations de jouer pour des troupes extérieures (délibérations échevinales) sont en revanche moins nombreux, mais il est vrai que les archives les contenant ont été moins bien dépouillées que les archives comptables. De plus, il est plus difficile de suivre, sur le plan documentaire, les troupes, itinérantes ou non, qui se produisent dans des lieux privés loués pour l’occasion et dont le paiement émane du public des représentations et non des autorités municipales[6]. Pour toutes ces raisons, il convient donc de rester prudent dans l’évaluation de la part précise des représentations de troupes venues de l’extérieur de la région par rapport à celles de troupes locales. Cependant, même en tenant compte de ces restrictions, la masse documentaire rassemblée jusqu’à présent sur la question tend bien à indiquer une prééminence, encore au xvie siècle, des représentations des secondes par rapport à celles des premières, ce qui renforce la perpétuation de formes d’expression théâtrale issues des traditions de jeu locales en place depuis le xve siècle.

On constate une forme d’encadrement des représentations, par l’attribution par les autorités municipales de récompenses aux acteurs, qui régule de facto ce qui est joué et dans quel cadre. Les groupes d’acteurs ont bien évidemment intérêt à proposer des spectacles allant dans le sens de ces autorités en ce qui concerne les thèmes des pièces comme les occasions pendant lesquelles ces pièces sont proposées. Cela vaut certes pour les spectacles proposés lors d’entrées joyeuses de personnages importants dans la ville (l’organisation globale est alors aux mains de la municipalité, mais la mise en place des tableaux vivants et représentations théâtrales est déléguée à un ou plusieurs groupes d’acteurs) et pour la représentation de mystères commandés par les autorités ou ayant leur agrément. On observe le même phénomène dans le cas des fêtes non directement conçues par les autorités, mais qui contribuent au prestige de la ville auprès de ses voisines, telles les fêtes annuelles des compagnies joyeuses, et pour lesquelles les organisateurs et acteurs reçoivent une gratification prise sur les fonds municipaux.

Cependant, en amont de la représentation, on discerne également un système de délivrance d’autorisation de jeu par ces mêmes autorités, qui dessine donc une forme de surveillance continue du théâtre dès le xve siècle et qui se perpétue avec d’autant plus de nécessité au xvie siècle, comme on va le voir. Graham Runnalls l’avait déjà noté pour la ville d’Amiens, dont les registres de délibérations échevinales (série BB, Recueil de délibérations échevinales) comportent, dès le xve siècle, des demandes d’autorisation de jouer, en particulier des mystères (PA, p. 259-261). Il est vrai, comme le note Runnalls, qu’« avant 1550, il est rare que l’autorisation soit refusée », même si « les échevins exercent un contrôle assez strict sur ces spectacles, surtout à partir du début du xvie siècle » (PA, p. 231-232). Notre étude du même type de registres à Lille[7] laisse apercevoir une situation similaire. Cependant, là où les mentions tirées par Runnalls des registres amiénois indiquent des délibérations aboutissant surtout à des autorisations et dans lesquelles sont également notés des paiements pour des représentations, les registres de Lille contiennent essentiellement des textes visant à réguler la vie publique par le biais d’interdictions ou de restrictions.

Dès la première année à partir de laquelle on a conservé les ordonnances du magistrat lillois est ainsi édictée une interdiction (17 avril 1382) de jouer « nul gieu de personnages, de rimes », d’organiser des compétitions entre paroisses ou rues, de planter des arbres sur la chaussée ni de faire aucune assemblée quelle qu’elle soit, sauf pour la fête annuelle de la procession de Lille, sous peine d’amende[8]. Alan Knight, dans l’introduction de son édition de pièces jouées à l’occasion de cette procession, analyse cette ordonnance (ainsi que plusieurs autres datant de la fin du xive siècle et du début du xve siècle) comme une régulation des activités festives des compagnies de quartiers (rues et paroisses), telles que la plantation d’arbres de mai et d’autres compétitions festives, qui cependant n’interdit pas la représentation de pièces pendant la procession de Lille. Selon cet auteur, « [les ordonnances] qui font mention des jeux de personnages visent plutôt à maintenir l’ordre public qu’à supprimer les jeux dramatiques en tant que tels[9] ». Knight affirme ainsi que le théâtre devient le moyen pour les autorités municipales de canaliser l’énergie des jeunes gens pour la détourner de compétitions pouvant tourner à la rixe, en l’orientant vers une émulation créatrice autour du moment central de la procession[10]. De fait, l’orientation spécifique des documents conservés (rassemblés dans des registres réunissant, on l’a dit, des textes édictés comme des interdictions et des restrictions et non pas des autorisations comme à Amiens) semble de prime abord donner une tout autre image des rapports entre groupes d’acteurs et autorités municipales, puisque dès les premières mentions, la régulation lilloise peut être le plus souvent qualifiée de négative et non pas de positive comme à Amiens[11]. Or il est certain que c’est ici la nature des documents qui pourrait pousser à cette interprétation, alors que si l’on considère ces textes parmi d’autres documents et fonds d’archives, on se rend compte que les autorités municipales autorisaient bien souvent la tenue de représentations théâtrales uniques et de fêtes annuelles ou régulières, voire en finançaient une partie, comme le montrent les travaux d’Alan Knight sur la procession de Lille et son importance pour la ville[12].

Reste que l’activité théâtrale apparaît bien comme strictement encadrée, comme en font foi les premiers documents conservés pour la période et comme le confirment d’autres mentions du Registre des Ordonnances ayant trait à certaines périodes de l’année (Noël, Nouvel An avec les festivités des Innocents[13] et période du carnaval en particulier) et à d’autres formes d’activités performatives (nombreuses ordonnances interdisant de danser et de se déplacer sur la voie publique masqué et déguisé, la nuit en particulier). Nous allons revenir sur la manière dont il faut envisager ces différentes activités à caractère dramatique ou festif comme un ensemble dans les ordonnances.

Dans ce cadre réglementaire bien établi dès la fin du xive siècle, la rupture survient donc au xvie siècle, surtout avec la mise en place d’une législation régionale, c’est-à-dire édictée à Bruxelles par la gouvernance des Pays-Bas, dans le contexte spécifique de la propagation des idées de la Réforme. Charles Quint puis Philippe ii prononcent en effet une série d’ordonnances qui visent à endiguer l’expansion de ces idées dans la région en étant strictement appliquées au plan local. Un certain nombre d’entre elles portent, à partir de 1520, sur la circulation et la possession de livres favorables aux idées protestantes, ainsi que sur le fait de prononcer en public des discours (et en particulier des chansons) allant en ce sens. Curieusement, le théâtre n’est spécifiquement visé qu’assez tard dans ce système, puisqu’il faut attendre janvier 1560 pour qu’une ordonnance en encadre explicitement les représentations (TF, p. 244-247).

Les dispositions les plus frappantes de cette ordonnance portent sur deux plans. D’une part, celle-ci vise à compléter plusieurs ordonnances précédentes concernant la diffusion d’écrits séditieux et la prise de parole polémique en public (notamment sous forme de chansons), en soulignant cette fois la spécificité de la parole scénique. Il s’agit désormais de ne plus « divulguer, chanter ou jouer, faire divulguer, chanter ou jouer publicquement, en compaignie ou en secret aucunes farces, ballades, chansons, commedies, refrains ou semblables escriptz » dont le contenu serait problématique (TF, p. 246). On peut certes expliquer la nécessité ressentie d’édicter une ordonnance supplémentaire par le non-respect répété des ordonnances précédentes, les ordonnances locales portant déjà sur les représentations théâtrales et le maintien de l’ordre sur la voie publique, les ordonnances impériales, quant à elles, réglementant déjà la diffusion de textes interdits. Mais il faut aussi mentionner le fait qu’avant cette date, les acteurs et organisateurs de représentations problématiques pouvaient toujours se réfugier derrière le manque de précision de la réglementation concernant le statut spécifique du théâtre, qui relève de l’oral et renvoie à une parole fictionnelle[14], puisque les interdictions impériales portaient essentiellement sur la circulation des textes écrits.

D’autre part, l’ordonnance de 1560 ne vise à interdire que les pièces et écrits poétiques qui comporteraient un message religieux critique sur les rituels catholiques et la hiérarchie ecclésiastique. Le document mentionne ensuite que les autorités locales devront surveiller de près les textes de pièces à sujet religieux (moralités et mystères), mais n’indique pas que ces pièces doivent être absolument interdites : « et quant aux jeux de moralitez et autres choses, qui se font ou jouent a l’honneur de Dieu ou de ses sainctz ou pour rejouyssance ou recreation honneste du peuple, ilz ne se pourront jouer ou reciter qu’ilz ne soyent prealablement visitez par le principal curé, officier ou magistrat du lieu […] » (TF, p. 246-247). Autrement dit, cette ordonnance a pour but de renforcer le contrôle existant déjà au niveau local, et non pas d’interdire toutes les représentations théâtrales, quelles qu’elles soient.

L’application de cette ordonnance au plan local, comme celle des dispositions précédentes, a dû s’avérer problématique, à en juger par les republications répétées d’ordonnances lilloises déjà édictées avant la montée du protestantisme dans la région. De fait, des années 1520 à 1560, de nombreuses ordonnances portent sur la restriction ou l’interdiction d’activités festives, telles que les chansons, les danses ou les jeux de hasard et d’adresse, et encadrent strictement les activités plus proprement performatives, telles que les fêtes des Innocents, les déguisements et mascarades, les fêtes de compagnies joyeuses et les concours dramatiques. L’ordonnance de 1560 ne met pas un terme à cette inflation législative : pour la période que nous avons observée dans le recueil des ordonnances du magistrat lillois (jusqu’en 1598), on ne note véritablement de diminution des restrictions et interdictions de ces activités qu’à partir de 1590[15]. Cela est confirmé par d’autres documents, telle la lettre envoyée par le chanoine lillois Jean Simon à l’évêque de Tournai (et transmise par ce dernier à la gouvernance des Pays-Bas) en septembre 1585, dans laquelle l’ecclésiastique se plaint de l’insistance d’un groupe d’acteurs (qu’il nomme « rhétoriciens ») à vouloir obtenir son autorisation de représenter une pièce sur la geste de Charlemagne (TF, p. 253-257)[16]. De plus, l’exemple cité en introduction de la représentation tenue à Mouvaux en 1563 montre que les acteurs et organisateurs de représentations n’ont pas peur de braver les autorités, malgré la clarté des termes du dispositif législatif impérial.

Avant d’en venir à la raison de la persistance, jusqu’à la fin du xvie siècle, de représentations et activités dramatiques perçues par les autorités comme problématiques, nous voulons éclairer la nécessité de prendre en compte un réseau plus large d’activités ludiques et performatives. En effet, pour comprendre le statut juridique du théâtre à cette période, il faut également l’envisager comme une activité festive parmi d’autres, tel qu’il est inscrit dans le dispositif de régulation de la vie publique.

Le théâtre parmi d’autres activités festives

Comme nous l’avons indiqué, il ne faut pas perdre de vue la nature de la source dont on tire des renseignements. Les registres d’ordonnances du magistrat lillois étant une compilation de décisions ayant trait au maintien de l’ordre public, il n’est donc pas surprenant qu’une large variété de sujets y soit abordée, et que le théâtre y soit le plus souvent mentionné parmi d’autres activités, festives ou non. Les termes mêmes dans lesquels il est mentionné sont parfois ambigus. La notion de « jeu » renvoie aussi bien, au Moyen Âge et jusqu’à la période moderne, aux jeux d’adresse et de hasard qu’aux spectacles. Ce sont des expressions plus précises telles que « jouer/jeu de personnages » ou « joueur(s) de farces » qui permettent de déterminer qu’il s’agit de spectacles et non d’autres occupations ludiques. Il en va de même pour le terme « ébattement » qui désigne toute forme de divertissement, bien qu’il soit souvent utilisé dans les sources comptables dans le sens spécifique de spectacle (à caractère) dramatique. Il faut donc toujours repérer de quelle interdiction ou autorisation de jouer il s’agit quand on trouve ce terme mentionné dans une ordonnance. Or, les interdictions de jouer les plus nombreuses dans ces textes concernent en fait les jeux d’adresse et de hasard ; dans ce contexte, le terme « ébattement » renvoie à l’idée générale de divertissement que procurent ces activités ludiques. De plus, certaines ordonnances restent pour nous ambiguës, dans la mesure où elles mentionnent des activités à caractère performatif renvoyant à des danses et parades costumées ou masquées, dont on peut imaginer qu’elles pouvaient donner lieu à des improvisations se rapprochant du jeu théâtral, mais qui ne sont par ailleurs pas suffisamment documentées pour que l’on puisse l’affirmer. C’est toute la difficulté de tirer une ligne claire entre simples activités festives et performances dans lesquelles une personne joue soudain un rôle, prenant (littéralement ou non) un masque pour énoncer une parole se donnant comme celle d’un personnage fictif plutôt que comme une opinion personnelle.

En revanche, certaines ordonnances mentionnent bien le théâtre comme activité spécifique à réguler. Ainsi, le 3 juillet 1564 (un an après la représentation de Mouvaux, donc), le magistrat publie l’interdiction suivante : « que personne quel qu’il soit manant de ladite ville et tailles se jugere et advanche de jouer ny en quelque aultre maniere que ce soit assister pour faire les hourdaiges ne aultrement a jeux que se jueront en ceste dicte ville en lieu ou lieux exemps de la jurisdiction desdits eschevins », et « que nulz ne aucuns desdits manants de ceste ville et taille se treuvent ausdits jeux pour les v[o]yr ne aultrement », sous peine d’une amende de trente livres (AML, Ordonnances, BB10, f1-1v). Il s’agit donc d’interdire de jouer dans certaines représentations ou encore d’assister ou d’aider à leur tenue lorsqu’elles se font dans des lieux échappant à la juridiction des échevins. Encore une fois, nous avons là une régulation qui ne vise pas à interdire complètement le théâtre, mais à délimiter dans quels lieux il est interdit de jouer une pièce ou d’y assister (en sous-entendant qu’il reste des espaces dans lesquels cela est encore possible).

Le théâtre est également touché par des interdictions qui visent, dans une même ordonnance, des situations très diverses. Une ordonnance sans date mais édictée entre janvier et juillet 1575 mentionne ainsi dans un seul texte l’obligation de mettre de l’eau aux portes des maisons et la défense de fréquenter les étuves, de « jouer quelques joeulx ou farses au lieu du Pourchelet [place de Lille] ne ailleurs et aussy de chanter ne hanter les lieux desdits chanteurs », de faire sécher le linge des pestiférés sur les remparts, de se baigner et de pêcher dans les rivières et fossés de la ville (AML, Ordonnances, BB 10, f191v-192, republiée les 2 juin 1578 et 26 juin 1583). De toute évidence, on a publié dans une seule ordonnance différentes interdictions ayant trait au maintien de l’ordre public en général, au respect de juridictions spécifiques (pêche) et à des questions de santé publique (interdictions visant à limiter la propagation de la peste ou de maladies contagieuses). Dans un tel contexte, on peut se demander si l’interdiction de fréquenter les étuves (lieux de prostitution notoires) présente une valeur morale ou s’inscrit plus simplement dans la visée pragmatique de circonscrire la contagion. De même, l’interdiction de jouer des farces a visiblement pour but d’empêcher des attroupements publics qui auraient pour conséquence une propagation quelconque, mais est-ce celle des idées de la Réforme — ou plutôt celle de la peste[17] ? La précision de la place du Porcelet peut faire penser à une représentation spécifique qui aurait eu un contenu polémique (ainsi qu’à une « chanterie », manifestation spontanée qui vise à chanter des chansons protestantes en public), mais, dans le contexte d’une épidémie, on ne peut exclure la possibilité qu’on vise ici un lieu où l’on a repéré des victimes de la maladie, et qu’on met conséquemment en quarantaine. Seule une enquête extrêmement minutieuse pourrait permettre de déterminer la raison précise de cette interdiction spécifique, à supposer que l’on trouve un autre document mentionnant une représentation problématique ou un cas de contagion dans le lieu nommé ici, qui éclaire cette interdiction.

Il n’est d’ailleurs pas certain que les ordonnances soient pensées en des catégories aussi distinctes : on peut envisager, avec l’exemple ci-dessus, que l’on prononce simplement une série d’interdictions touchant des sujets divers en une seule fois pour des raisons pratiques (notamment pour permettre une proclamation publique unique) et pour sanctionner tout ce qui peut, pour des raisons variées, être cause de désordre public. Il en va de même, par exemple, avec le fait de cacher son identité sous un masque ou un déguisement pour se livrer à des débordements en toute impunité. Que ces masques et déguisements soient aussi utilisés pendant la fête des Innocents, pendant laquelle les jeunes clercs ont l’habitude d’improviser des saynètes, explique ainsi les interdictions répétées à leur encontre, non pas tant pour interdire ces activités théâtrales que pour limiter le trouble à l’ordre public qui peut en découler — ou pour empêcher que d’autres personnes ne saisissent ce prétexte pour se masquer et ainsi se livrer à des activités séditieuses en toute impunité.

C’est certainement la raison pour laquelle les ordonnances du magistrat lillois (à la différence des ordonnances impériales) portent le plus souvent non pas sur le contenu scandaleux de chansons et de représentations théâtrales, mais essentiellement sur le fait même de s’attrouper ou sur les modalités du rassemblement, en précisant en particulier le lieu de la représentation (on a vu le cas d’une place spécifique, mais on voit également se répéter, dans les documents, l’interdiction de jeux et de divertissements prenant place dans les cimetières par exemple) ainsi que le moment choisi (pas de divertissements pendant les offices religieux des dimanches et jours de fêtes). On peut se demander pourquoi le contenu est ainsi laissé de côté. Cela peut se comprendre pour les ordonnances postérieures à 1560, puisque l’ordonnance impériale de cette année-là pose enfin clairement un cadre précis pour déterminer et censurer les contenus scandaleux. Mais pourquoi la teneur des représentations n’est-elle pas non plus mentionnée avant 1560 ? Nous pensons que l’on peut expliquer cela par la répartition des tâches et des responsabilités au plan local. C’est en effet aux autorités ecclésiastiques qu’il revient de se prononcer sur la nature problématique d’un texte touchant à des points de religion ; les autorités municipales précisent davantage les aspects qui relèvent de leur juridiction, autrement dit les lieux et circonstances dans lesquelles les pièces sont jouées[18].

Une spécificité du théâtre comme lieu d’expression protestante ?

En fin de compte, une fois ces nuances étudiées, peut-on, à partir de ces documents d’archives, conclure à une valeur spécifique de l’activité théâtrale comme moyen d’expression protestante au milieu du xvie siècle ? Les historiens qui se sont récemment penchés sur la propagation des idées de la Réforme, notamment en ce qui concerne l’espace des Pays-Bas, ont bien mis en avant que la communication orale avait joué un rôle non négligeable dans ce processus, certainement autant que la diffusion par l’écrit qui avait jusque-là davantage attiré l’attention des chercheurs[19]. Dans cet ensemble de moyens de diffusion oraux sont fréquemment citées, aux côtés du théâtre (et bien souvent avant lui), la prédication et la chanson ; il existe finalement encore peu d’études qui se sont attachées à définir précisément les particularités du théâtre dans ce cadre[20].

Face à l’encadrement législatif, la spécificité du théâtre tient à son statut hybride. Il devient en effet la manifestation scénique d’une parole polémique, qui peut trouver son origine dans l’écrit (c’est le cas de la représentation de Mouvaux, qui se base sur un texte déjà imprimé) ou qui peut être secondée par lui (c’est le cas de pièces polémiques imprimées à Gand après leur représentation en 1539[21]), qui peut ne laisser qu’une trace manuscrite (comme par exemple trois pièces ayant fait l’objet d’un procès à Bruxelles en 1559[22]) ou même n’en laisser aucune (c’est le cas de pièces ayant fait scandale à Tournai en 1559 et pour lesquelles on n’a pas retrouvé de texte écrit, mais uniquement des témoignages décrivant le contenu[23]). Cette multiplicité des liens possibles entre l’oralité et la mise par écrit du texte de théâtre rend difficile l’appréhension du phénomène et son contrôle par des autorités locales ou régionales, à partir du moment où ces dernières ne peuvent pas être présentes à toutes les représentations. C’est notamment le cas quand celles-ci se tiennent dans un endroit d’accès plus restreint que les lieux publics, tel qu’un hôtel particulier, une taverne ou une chambre de rhétorique, mais aussi quand elles n’ont pas fait l’objet d’une demande de représentation préalable et sont donc organisées dans la clandestinité ou avec la complicité d’autorités locales qui ferment les yeux (comme c’est visiblement le cas à Mouvaux en 1563). S’appuyer uniquement sur un texte contrôlé avant ou après la représentation n’est évidemment pas suffisant pour garantir l’absence de tout contenu polémique pendant la représentation ou pour punir les acteurs et organisateurs d’une représentation qui se serait avérée polémique, étant donné l’écart possible entre le texte écrit et celui véritablement prononcé sur scène.

Cette zone grise explique à la fois la difficulté de décrire précisément dans le texte législatif l’objet et les circonstances sur lesquels le contrôle doit porter, et la facilité avec laquelle les protestants ont pu contourner cette législation, au moins jusqu’aux années 1560[24]. Dans ce cadre, il n’est pas étonnant que ce soit justement dans les années 1550 et 1560 que se multiplient les affaires concernant des représentations dramatiques, mais aussi, plus généralement, les occurrences de prêches sauvages, chanteries et autres manifestations orales à caractère polémique. Comme nous l’avons souligné ailleurs[25], ce type de manifestations permet de prolonger les actions de prosélytisme protestant, de plus en plus contrôlées et punies par le biais d’une surveillance accrue de l’espace public, et d’amener ces idées à un large public, en l’invitant à la réflexion et à la discussion, malgré les risques encourus.

Est-ce à dire que la scène est incontrôlable, dans les Pays-Bas du milieu du xvie siècle ? À tout le moins, le cas de la représentation à Mouvaux en 1563, sur lequel nous ouvrions notre enquête, montre que le dispositif de contrôle du théâtre par des ordonnances locales et impériales, malgré sa longue tradition, malgré son durcissement au xvie siècle et l’ajout graduel de conditions de plus en plus rigoureuses, n’empêche pas, à la veille de la vague d’iconoclasme de 1566, l’organisation et le déroulement de représentations en théorie interdites. Le dispositif juridique fonctionne bien dans ses aspects pénaux, puisqu’il mène logiquement à la condamnation des acteurs et du lieutenant de bailli chargé de maintenir l’ordre public à Mouvaux, mais on peut douter de son efficacité au plan dissuasif, puisqu’il est certain, vu la large publication orale des ordonnances de l’époque, que ces acteurs ont agi en pleine connaissance de la loi et des sanctions qu’ils encouraient. En ce sens, le théâtre est exemplaire de la tension qui existe entre l’émission de la loi et son application au cas par cas dans le contexte spécifique que nous étudions. Il est une chambre d’écho cruciale pour les idées des protestants des Pays-Bas, de plus en plus surveillée et encadrée certes, mais parvenant à conserver, pour la plus grande part du xvie siècle, une marge, aussi étroite puisse-t-elle graduellement devenir, de liberté d’expression religieuse.