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Dans une conférence prononcée à l’Université de Bologne en 1989, Claude Simon explique ses difficultés à lire des « romans du genre dit “traditionnel” » en ces termes :

d’une part, ces romans ne mettent en scène que des personnages univoques, tout d’une pièce […], d’autre part, tous ces romans sont écrits en vue de dégager une « morale », qu’elle soit d’ordre social, psychologique ou religieux. […] Ce qui me sépare de ce genre de littérature et la rend pour moi quasiment illisible (heureusement […] restent les descriptions et, au contraire d’un Montherlant ou d’un Breton […] lorsque cesse une description et que l’auteur commence à se livrer à des considérations psychologiques ou sociales, [je] tourne la page)[1].

On le sent bien, l’auteur, pas plus qu’il ne le fait dans la prétérition qui ouvre, ou à peu près, son Discours de Stockholm, n’a « laiss[é] de côté les griefs qui [lui] ont été faits d’être un auteur “difficile”, “ennuyeux”, “illisible” ou “confus”[2] ». Il semble même qu’il y réponde ici en expliquant que ce qui est illisible à ses yeux, c’est-à-dire ce qui indispose ou au moins dispose au « désintérêt[3] », c’est la simplification des personnages, la prévisibilité de leur destinée et la divulgation d’une morale qu’elle permet. Au contraire, pour lui, il s’agit, non d’imposer au lecteur un « sens qui préexiste » mais de l’inviter à se sentir « “pour ainsi dire le témoin de l’événement”[4] » au travers d’un texte au « sens pluriel […], non explicité, […] polysémique, [qui] exclut […] tout “message”, respecte la liberté du lecteur en s’efforçant seulement de lui proposer […] une image expressément donnée pour subjective de ce monde qui, selon la formule de Robbe-Grillet, n’est ni signifiant, ni absurde, mais qui, simplement, est[5] ».

C’est une sorte de révolution du lisible que suppose l’intention, chez l’écrivain, de préserver la polysémie du langage comme aussi de rendre visible combien, pour diverses raisons, le monde, trompeur à l’occasion, est malaisé à déchiffrer, dans ses composantes comme dans ses représentations, « sauf si l’on regarde bien[6] » et encore[7]. Cette révolution postule, en regard, une lecture qui choisit et comprend (proprement intelligente), à la fois « studieuse » et « poignante » selon les termes de Christine Genin[8], mais surtout une lecture curieuse, c’est-à-dire une lecture motivée ou même activée par un texte qui retient d’autant mieux l’attention du lecteur qu’un sens n’y est pas assurément détenu[9]. Non pas cette lecture paisible « des gens paisibles, paisiblement assis dans la tranquille tiédeur de leurs maisons […], les pieds dans leurs pantoufles lisant le journal, passionnés par la captivante […] histoire […] aux rebondissants et bouleversants épisodes présentés en gros titres pour crétins, […] [qui], une fois lu le journal[10] », passent à autre chose ; mais une lecture inquiète, née d’un regard en quête, attentif, à défaut d’un sens unique, aux formes et aux aspects des signes, sensible aux « noeuds de signification » qu’ils produisent (selon la formule de Lacan que Claude Simon rappelle volontiers) : celle d’un lecteur « intranquille[11] », tantôt spectateur volontaire des énigmatiques et captivants chatoiements de la langue et du monde, et tantôt créateur d’éphémères et singulières figures permises par l’empêchement.

C’est à ce type de lecture que se livrent bien souvent les personnages simoniens, qui, peinant à déchiffrer un texte, soit contemplent l’obstacle et consentent à l’illisible, soit le contournent, tantôt en comblant d’hypothèses les béances du langage, tantôt en s’attachant aux perspectives qu’elles ouvrent. Ils donnent alors toujours à la lecture un effet palimpseste qui tend à balayer la question du lisible. Cette question pourtant se pose à tout propos dans les textes de Claude Simon et non seulement pour les inscriptions concertées[12]. Elle concerne aussi bien « l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire[13] » que d’impavides personnages souvent insondables tels que le « maître d’école tranquille, indéchiffrable[14] » du Palace, la bonne au « visage impassible et indéchiffrable[15] » du Tramway, ou encore la figure énigmatique de Ceccaldi dans Le sacre du printemps. La question du lisible porte aussi sur les lieux : cette banque d’Histoire où le narrateur pénètre comme dans un antre dont il considère, détaille, récapitule avec soin l’agencement, sans parvenir à percer son troublant mystère ; ou encore cette pièce de la bâtisse familiale qui, dans L’acacia, « conserver[ait] aussi, à la manière […] de ces écrins où peuvent se lire en creux les formes des armes ou des bijoux qui en ont été retirés, la mémoire[16] » des événements, sans toutefois en porter les stigmates.

En somme, la question de la difficulté de lecture des textes ne serait qu’un cas particulier de celle de la lisibilité du monde[17]. Large, elle est aussi compliquée par la multiplicité de ses causes possibles : elle peut dépendre non seulement du niveau d’altération ou d’impénétrabilité du texte lu, mais aussi plus largement de l’essentielle étrangeté de tout objet comme de la qualité de la vision et peut-être plus encore de la disponibilité mentale, du pouvoir d’accommodation de l’esprit d’un lecteur souvent faillible. Sous les effets (quelquefois conjugués) de la fièvre, de l’émotion, de la fatigue, etc., le lecteur échoue parfois à lire des signes pourtant très lisibles. Ainsi Bernard qui, dans Le sacre du printemps, regardant sa montre, s’efforce de « mettre au point, non sa vision, car il pouvait distinguer, parfaitement nettes, parfaitement dessinées, les aiguilles, les chiffres, mais son esprit, sur l’énigme du cadran, l’absurde et illisible message en code que lui proposait la mécanique vigilante avec ce visage rond, stupide, goguenard et exaspérant des serviteurs fidèles et sans défaillances[18] ».

Ainsi la lecture apparaît-elle, pour diverses raisons, souvent difficile dans les fictions simoniennes. Selon Christine Genin, cela procède d’une illisibilité nécessaire, souvent « démonstrative » de celle du réel, qui pour être inquiétante n’en est pas moins propice à la lecture. Son analyse[19], très convaincante, nous invite à observer plus précisément les déclinaisons du motif de la lecture empêchée dans les textes, à en examiner les modalités et à montrer les effets révélateurs et dynamiques de l’inquiétude du lecteur qu’elle induit.

Difficultés de lecture

Si la lecture est souvent empêchée dans les romans simoniens, cela tient sans doute plus à la nature du langage qu’à une stratégie textuelle qui s’emploierait, en créant ou en maintenant la difficulté, à muer la lecture en quête ou en déchiffrement et à contrer son effet (peut-être mythique d’ailleurs) de fossilisation. De fait, l’échec de la lecture comme voie d’apprentissage est directement lié, chez Simon, à celui du langage et en particulier de l’écriture, et, plus largement, de la représentation, impropre à répercuter le réel, comme en témoigne cet échange dans Histoire entre le narrateur et son oncle :

Est-ce que ce n’était pas écrit dans tes livres de classe ? On t’avait pourtant bien dit j’imagine qu’il y avait du sang et des morts seulement…
[…]
…entre le lire dans les livres ou le voir artistiquement représenté dans les musées et le toucher et recevoir les éclaboussures c’est la même différence qui existe entre voir écrit le mot obus et se retrouver d’un instant à l’autre couché cramponné à la terre et la terre elle-même à la place du ciel et l’air lui-même qui dégringole autour de toi comme du ciment brisé des morceaux de vitres, et de la boue et de l’herbe à la place de la langue

Hi, p. 152

« [D]e la boue et de l’herbe à la place de la langue », voilà tout ce qu’au propre comme au figuré laisse l’ineffable expérience d’un monde renversé qui anéantit les êtres, emporte la bouche et coupe les langues. Mais si le contexte particulièrement bouleversant de la guerre met en défaut sa représentation, il n’est pas rare que des situations bien plus ordinaires soulignent aussi l’inadéquation du langage. Ainsi, dans le même roman, lorsque le narrateur va déjeuner dans un restaurant et qu’abîmé dans ses pensées il est invité à passer commande par la serveuse, il reste désemparé :

regardant sans parvenir à en pénétrer le sens, les lignes, les noms d’aliments tracés d’une encre amarante et délavée, ou plutôt sans parvenir à ce que les rangées de jambages, de boucles et de hampes carminées coïncident, s’identifient avec […] tout ce qui remue sur terre et tout ce qui nage dans la mer apparemment réduit […] à la même et unique denrée calligraphiée sous des noms différents mais à l’aide de la même encre sans doute extraite de ces choses betteraves rouges ou quoi qu’on voit nager dans les barquettes de hors-d’oeuvre

Hi, p. 138-139

L’hypothèse de la provenance de l’encre signale ici non sans dérision la vanité d’un espoir de coïncidence entre mot et chose, en même temps qu’une attention exclusivement portée à la dimension plastique et picturale de l’écriture, dont on ne sait trop si elle est la conséquence ou la cause de la perte du sens.

On trouve ainsi maintes fois dans les textes simoniens, en même temps qu’un défaut du sens, un examen précis du dessin de l’écriture mais aussi de ses altérations, le plus souvent imputables au temps qui, effaçant en particulier les dates (au dos des photographies, sur les cachets des cartes postales) rend la durée plus sensible. Ces altérations peuvent aussi sembler parfois, étrangement, consubstantielles à l’encre même qui sert à l’écriture[20]. Cette attention précise apportée à la dimension matérielle des textes lus, quoiqu’elle concerne le plus souvent explicitement des personnages volontiers lecteurs et assurément cultivés (comme l’est en particulier le narrateur simonien), semble parfois renvoyer à un regard d’analphabète ou d’enfant (deux types d’êtres que Simon associe souvent). Un regard que limiterait l’ignorance ou qu’on tiendrait à distance, qui ne pourrait donner lieu qu’à une vision furtive, incomplète ou de surface. C’est ce que suggère cette scène de L’acacia où l’enfant, entraîné sans trop comprendre, par sa mère et ses tantes, dans la quête de la tombe de son père et qu’on « essay[e] », dans les temps morts, de « faire lire dans un album illustré d’animaux de ferme » (A, p. 19), tente furtivement de déchiffrer le contenu d’une carte postale que la mère a laissé échapper :

Une fois elle laissa tomber l’une d’elles que le garçon ramassa. […] Calligraphiés en grandes lettres blanches dans la partie supérieure de la carte on pouvait lire les mots ON LES AURA suivis d’un point d’exclamation. Au verso, dans la partie réservée à la correspondance, ondulait ou plutôt trébuchait une de ces écritures maladroites et appliquées, comme enfantine, chaotique, dont les lettres tracées au crayon et à demi effacées se bousculaient en désordre, la femme reprenant la carte au garçon, les sourcils froncés maintenant, penchée avec attention sur les boucles et les jambages péniblement formés

A, p. 17-18

Comme en réponse à la clarté triomphante de la brève légende du recto, dont la typographie restituée (en grosses majuscules) augmente encore l’allure performative mais que l’Histoire (avec une grande H) s’est chargée de démentir, le verso de la carte présente un texte proprement illisible pour l’enfant comme pour la mère qui le déchiffre à grand mal, mais aussi pour le lecteur du texte simonien qui n’a, cette fois, connaissance que de son apparence. Ce texte n’apporte pas une information claire ; le récit n’en rend finalement compte que de façon partielle et hypothétique (« Cet homme parlait d’un bois de Jaulnay. ça peut être Gaulnay. Ou Goulnoy » ; A, p. 18), mais il s’accorde, par son allure, au paysage dévasté comme aux personnages désemparés qui le traversent sans trop savoir la forme que peut avoir ce qu’ils y cherchent.

À vrai dire, si l’écorce des mots résiste souvent dans les textes de Claude Simon, y compris lorsque ces mots sont connus, d’une part elle ne laisse pas de traduire la ténacité de qui les emploie[21], et d’autre part, elle révèle, en même temps que la difficulté de lire, celle d’écrire. Les mots écrits, du reste, soumis à l’usure, comme leur support, peinent souvent à maintenir leur sens. Ainsi dans une lettre du général des Géorgiques, « les lignes dessinent sur les feuillets jaunis comme de minces bandes de dentelles déchiquetées et fanées » (G, p. 58) et, dans Histoire, sur une dalle de marbre observée dans un musée, l’inscription, vue de près, se dérobe à l’examen, soulignant le caractère dérisoire du triomphe qu’elle est censée graver : « si, de loin, l’aspect rigide et géométrique des caractères persistait encore, de près leur entaille aux bords ébréchés ou effondrés n’était plus qu’un vague sillon bordé de lèvres molles et alors quel orgueilleux MARCELL vainqueur ou quoi DIVIN illisible USQUE… » (Hi, p. 118).

Les mots semblent même parfois victimes de leur propre supercherie, comme ces « lettres dorées des plaintives inscriptions » qui, dans les cimetières du Palace, se délitent, « comme écoeurées par leur emphase de camelot, ne proposant plus à la fin au visiteur qu’un énigmatique squelette de langage où adhère encore par endroits la chair racornie de lambeaux de voyelles et de lambeaux de diphtongues » (P, p. 105). Dans cet exemple toutefois, outre leur capacité, lisible dans leur allure macabre, à représenter, in fine, non seulement le corps en décomposition dont ils décorent la tombe, mais aussi l’inepte et insensée guerre intestine dont ils sont le produit et l’image, le texte souligne la paradoxale vitalité que leur confère, quoiqu’ils se décharnent, leur allure charnelle et leur labilité. La même impression conjointe d’une vie autonome et d’un sens indifférent se dégage de la banderole qui, dans ce roman, accompagne de ses mots en l’air un cortège funèbre probablement composé, du reste, de « paysans » ou d’« ouvriers à demi illettrés » (P, p. 110). « [F]ragile et inconsistante comme les mots qui étaient sans doute tracés dessus » (P, p. 106), jamais lisible intégralement, en raison de ses « faibles et viscérales convulsions » (P, p. 110), cette banderole, dont le mouvement brouille le message qu’elle porte, est comparée dans le texte à « un cadavre blanchâtre, inapaisé et inapaisable, le fantôme même, menaçant et berné, d’un cri, de la révolte et de l’indignation » (P, p. 106).

Lectures acharnées

Dans Le palace en particulier, mots et phrases, rarement « comestibles » (P, p. 28), sont d’autant plus indigestes et proprement inadmissibles qu’ils sont ressassés : par l’annonce clignotante de la pharmacie que l’Américain voit comme une « devise » possible de la ville : « Orina – esputos – sangre » (P, p. 148) ; par les journaux dont les formules identiques se recoupent. Aussi l’étudiant français est-il pris d’une « furieuse nausée » (P, p. 162) devant la « suite incompréhensible de capitales » (P, p. 146) qui, « à force d’avoir été lue et relue […] n’appar [aît] plus […] que comme une suite de lettres prises au hasard dans l’alphabet et dépourvues de sens » (P, p. 144).

Si la relecture n’a pas toujours cet effet d’écoeurement, elle apparaît souvent inféconde, et moins propre à éclairer le texte lu qu’à renseigner sur l’état d’âme de qui relit : celui, rêveur, de la mère dans Histoire, « relisant » (Hi, p. 31) les cartes envoyées par son fiancé depuis des pays lointains ; la mélancolie du général des Géorgiques « se replongeant dans les registres » (G, p. 250) ou la dévotion de Batti dont le regard sillonne avec une application scrupuleuse le texte d’une lettre reçue de son maître. C’est religieusement qu’elle lit et relit non seulement les consignes circonstanciées mais aussi les conventionnelles formules d’adieu :

ses lèvres remuant silencieusement tandis qu’entre les paupières flasques ses prunelles glissaient lentement de gauche à droite, revenaient vivement sur la gauche pour repartir une nouvelle fois en sens inverse, les paupières s’abaissant chaque fois un peu plus, les sourcils froncés, les lèvres continuant à mouler les mots les uns après les autres, puis, sa lecture terminée, s’immobilisant […], puis la lisant une seconde fois, comme si elle s’efforçait de l’apprendre par coeur, revenant sur une phrase, un nom, relisant à plusieurs reprises la formule finale, toujours à peu près la même

G, p. 463-464

Toutes relectures qui signalent en fait moins un désir de comprendre qu’un besoin de retenir et qui soulignent le pouvoir d’aimantation de l’être qui a écrit comme de la chose écrite, fût-elle laconique, comme souvent les cartes d’Henri, ou émaillée de « remontrances » (G, p. 464), comme les lettres du général. À l’évidence toutefois, l’écriture est particulièrement fascinante lorsqu’elle ne se donne pas à lire facilement, qu’elle demande à être traduite, comme les missives du général que Batti

déchiffrait ou plutôt décryptait, essayant de voir dans ce qu’il appelait la division bleue, la division verte, la division rose, ces peupliers, ces acacias, ces champs, ces vignes expédiés en quelque sorte […] sur des rectangles de papier couverts de petits signes à partir desquels (à la manière de ces microscopiques fleurs japonaises qui, précipitées dans l’eau, se gonflent, déploient des corolles insoupçonnées) se matérialisaient à nouveau la terre exigeante, les coteaux, les vallons

G, p. 462

Lire demande à Batti un labeur comparable à celui qu’elle fournit pour écrire quand « elle s’efforc[e] pathétiquement, le visage crispé, de convertir en mots des prairies, des fossés, de jeunes plants, des poulains, des labours, des bois, des heures de marche, des chemins » (G, p. 461) et, de même que l’écriture, la lecture semble avoir une fonction sinon de création, au moins d’actualisation. Dans la citation précédente les « lèvres moul [ent] les mots », cherchent à s’ajuster à eux pour les faire apparaître ; dans celle-ci la mention des fleurs japonaises (réminiscence proustienne ?) souligne le rôle de révélation de la lecture qui transpose dans le monde réel et concret des conventions langagières inspirées par la cartographie militaire.

Mais cet effort de compréhension dont Batti fait preuve n’est pas la règle et bien des personnages simoniens s’en tiennent à une lecture volontiers flottante ou délibérément élusive. Ainsi, l’étudiant du Palace se contente de « parcour[ir] d’un coup d’oeil machinal » (P, p. 144) le texte du journal qui s’offre à lui avec insistance. Car, même lorsqu’il ne présente « plus seulement […] une suite incompréhensible de capitales imprimées, mais des mots […] eux-mêmes formant une phrase », il n’est à ses yeux que « la flasque et plate oraison funèbre des événements morts » (P, p. 146) : un texte sans vie, « sans éclat ni résonance », comme les manchettes dont les formules interrogatives, « à l’étalage du kiosque » (P, p. 144), restent sans réponse. Le journal ne laisse pas toutefois d’être inquiétant, et lorsque l’étudiant renonce à sa lecture, il se méfie, le « surveillant […] du coin de l’oeil », puis le bâillonne pour empêcher son déploiement insidieux et intempestif : « il le replia, prenant soin de le faire de façon que le titre se trouvât cette fois à l’intérieur, […] mais […] le folio supérieur commença à bâiller et se soulever, se rouvrant lentement par un mouvement imperceptible mais continu […] : il […] posa [alors] le cendrier dessus, l’observa un moment. Il ne bougeait plus » (P, p. 146-147). L’étudiant ainsi se garde d’une lecture dont les effets pourraient être maléfiques et son regard évasif témoigne d’une attitude défensive qui prend une forme exactement inverse lorsqu’au contraire il s’emploie à « lire […] systématiquement » (P, p. 164) les inscriptions qui figurent sur l’« étui vide » (P, p. 169) d’un cigarillo (y compris les « lettres minuscules […] formant un arrière-plan indistinct » ; P, p. 167-168). Sa lecture scrupuleuse quoique inutile (« puisque de toute façon on ne pouvait pas en acheter » ; P, p. 168) correspond manifestement à un geste instinctif de protection. Elle vise à faire écran, comme l’indique la description minutieuse de l’étui qui, ininterrompue pendant plusieurs pages, prend alors toute la place dans le texte. Cette lecture permet à l’étudiant de s’abstraire d’une réalité menaçante que la presse rappelle avec une obstination suspecte : « il avait au moins oublié l’existence du journal » (P, p. 168).

On retrouve cette même fonction de la lecture qui empêche le regard comme l’esprit, et ainsi les garde de se porter ailleurs, à la fin de L’acacia, où le narrateur rescapé acquiert « les quinze ou vingt tomes de La comédie humaine […] qu’il l[i]t patiemment, sans plaisir, l’un après l’autre, sans en omettre un seul » avant de « recommen[cer] à lire les journaux » (A, p. 379). Louise n’attend guère plus de révélation de la lecture, à laquelle elle se résout, des carnets de Marie dans L’herbe. Mais sa lecture est irrépressible, à laquelle elle cèd[e] comme sous l’effet d’une poussée comparable au « poids formidable » dont la main de Marie semble avoir fait l’épreuve à la fin de sa vie et dont témoignent « les derniers chiffres tracés d’une écriture tremblée, difficile, comme écrasée, fléchissant » (He, p. 120). Louise feuillette les carnets

sans l’espoir d’y découvrir quoi que ce soit mais s’acharnant, s’obstinant, tournant l’une après l’autre avec la même fiévreuse avidité, la même incrédule stupeur que la première fois (et que rien ne pourrait jamais atténuer, quand bien même elle les relirait pour la millième fois, les regarderait jusqu’à les savoir par coeur) les pages de papier grisâtre et quadrillé

He, p. 215

D’abord circonspecte, réticente, interdite même, elle consent finalement à une lecture dont la persévérance s’apparente à celle de l’écriture ferme et impersonnelle de Marie pour qui elle éprouve une empathie accrue par sa lecture. Louise ne tire aucun sens de la liste des dépenses et recettes qu’elle lit donc « au hasard » (He, p. 121). Elle y retrouve bien l’imperturbable éthique de la vieille fille, visible dans son effacement comme dans l’invariable structure de ses carnets et la forme de son écriture « aux pleins et aux déliés imperturbablement formés, sans concession, comme dépersonnalisée, empreinte […] de cette inflexible pudeur qui se refusait à tout commentaire, n’ayant d’autre souci et d’autre raison que d’être lisible » (He, p. 120-121). Mais cette lecture lui est intolérable et elle « rejett [e] les carnets dans un geste de colère, de désespoir » (He, p. 223) suscité par la transparence de ces textes insondables, donnés mais qui ne demandent ni ne cherchent à être compris. La lecture (de Louise comme du lecteur simonien qui en dépend) peut donc bien être sporadique et incomplète, désordonnée (les carnets sont « interchangeables » ; He, p. 223), se heurtant toujours au même mystère d’une inébranlable abnégation porté par cette écriture à la fois très lisible (quoique sans destinataire prévu), incommensurable et insignifiante.

Le lecteur est également réduit à une connaissance lacunaire qui dépend du regard porté sur les archives dans la diégèse des Géorgiques. Ainsi ne peut-il lire dans telle citation du registre du général que des lambeaux de phrases :

nuit entendait mes plaintes

trouvait sur un cercueil lorsque

changé l’Europe de face

mouvement de la révolution

courir des hasard de toute espèce

plus grands dangers j’ai bien

G, p. 34

Le texte segmenté figure l’ombre portée de la main qui le masque en partie. Lorsque le personnage « cligne des yeux pour lire les mots » (G, p. 35 ; l’auteur souligne) restés dans l’ombre, la deuxième partie du texte (le début de chaque ligne en fait) prend à son tour la forme de bribes esseulées que le texte simonien ne rattache pas à celles précédemment citées, laissant à son lecteur le soin de faire les raccords (permis d’ailleurs par la proximité des citations) dans une lecture régressive. Rétablissant mentalement l’ordre du texte original, le lecteur peut ainsi rendre lisible ce qui ne laisse pas d’être un fragment d’archive, cueilli lors d’une lecture expéditive (« Il tourne plusieurs feuilles d’un coup » ; G, p. 35 ; l’auteur souligne) qui évoque surtout dans son sémantisme, comme dans ses brisures, l’irrévocable, le deuil, les plaintes :

un tombeau ; la

l’aurore me re

l’événement qui a

le grand

m’a fait

au milieu des

G, p. 35

De la lecture empêchée à la lecture affranchie

Quand le texte simonien transcrit ou semble transcrire un texte lu, dans un roman, l’inclusion est rarement discrète. Le texte, loin de chercher à donner l’illusion qu’il est homogène, exhibe la reprise et simule, le plus souvent, l’aspect du texte lu qu’il ne tente pas d’élucider. Ici il met en lumière sa séduisante altérité, comme dans les cartes de Niñita (en espagnol dans Histoire[22]), d’où émane une sensualité proche de celle des textes latins que déchiffre avec fébrilité le jeune garçon du même roman ; là il met en scène le troublant potentiel de son altération comme dans Leçon de choses. Dans chacune des séries de ce roman (qui en compte trois) apparaissent des feuilles de journaux déformées par un autre usage que celui de la lecture et, soit que la feuille soit froissée ou déchirée, soit qu’on la tord et l’agite, elle ne laisse chaque fois deviner que des fragments de mots que le narrateur complète tous par des hypothèses ponctuelles mais compatibles. Ainsi peut-on lire tour à tour :

Au milieu des salissures brunes et entrecroisées laissées par la graisse, les fragments du titre d’un article, composé en caractères gras, sont encore visibles :… IERS (ouvriers ?) IVRE… (ivres ?)… ENT (périssent ?) Écra… (écrasés ?)… EUX (deux ?)… OMB… (tombés ?)… EMENT (effondrement ?) EN… (entraînés ?)… COR… (encorbellement ?).
Sur la feuille déchirée et grise on peut lire en caractères gras des fragments de mots composant un titre :… IERS (vacanciers ?)… IVRE (suivre ?) ÉCRAS… (écrasés ?)… EUX (affreux ?) AC… (accident ?)… EMENT (effondrement ?) EN… (ensevelis ?)… UT… (chute ?) ROCH… (rochers ?) COR… (corniche ?).
Sur le mince cylindre apparaissent et disparaissent selon ses mouvements quelques fragments des mots qui composent le titre d’un article :… IERS (cavaliers ?)… IVRE… (livrent ?)… ENT (courageusement ?) ÉCRA… (écrasants ?)… RIEUX (furieux ?)… OMB… (combats ?)… EMENT (de retardement ?) EN… (ennemi ?)… ROCH… (accroché ?)… COR… (corps à corps ?)[23].

Ce jeu de texte troué[24], de reprises et de variations auquel se livre le narrateur à travers ses conjectures suggère la géométrie variable d’un texte dont les univers diégétiques peuvent, comme dans Triptyque[25], s’inclure diversement. On y trouve, en même temps que la mise en évidence de l’impossible figement d’un sens rendu multiple par le défaut de texte, des propositions de sens qui, non aléatoires, fonctionnent en séries et entrent en cohérence avec l’ensemble diégétique : le procédé met en lumière, par intermittence, une organisation possible mais mobile d’un texte incertain dont l’inaccompli s’offre aux affabulations de la lecture.

Chaque fois, se profile derrière le motif de la lecture empêchée, outre l’éclat du mal lu, la puissance créatrice d’un texte soumis à la coupure, promis à l’effacement ou gagné par l’obscurité : « tout ce qui est couvert, dissimulé à la vue est toujours d’une couleur éclatante » (Hi, p. 129-130) chez Claude Simon et c’est avec une vive convoitise aiguisée par l’obstacle que l’étudiant du Palace découvre, sous les « bulletins victorieux et illisibles » de la révolution, les images grivoises qui leur servent de « panneaux d’affichage ». Poussé contre ces panneaux par un mouvement de foule, il contemple, stupéfait, « dans les étroits intervalles laissés entre les feuilles ronéotypées et collées sur les verres, les fragments suaves, pervers et évanescents (joue de pêche, flanc et cuisse dénudés, pied perdant sa mule) des voluptueux fantômes de bergères, des nymphes et des marquises dévergondées décrochées des murs » (P, p. 196-197).

Notons que ce sont des bouts d’images, et non le texte qui les recouvre imparfaitement, qui captent le regard. L’obstacle ou l’obscurité ont, en tout cas, moins pour effet d’empêcher la lecture que d’amplifier la dimension créative de son processus chez Simon. Si le tireur de Leçon de choses, embusqué dans une maison en ruines, ne semble d’abord lire le manuel de leçons de choses trouvé là que pour passer le temps[26], il apparaît assez vite que cette lecture lui est un divertissement qui le détourne de la peur et lui permet de s’abstraire de la pénible réalité dans laquelle il est piégé : il « continue à lire » (LC, p. 103), en dépit de l’agitation et de la pénombre et, tandis qu’il rapproche le livre de la fenêtre pour « déchiffrer le texte en fins caractères » (LC, p. 95), il évite de faire face à l’évacuation, hors de la pièce où il se trouve, d’« un lourd fardeau » (LC, p. 105) qu’on devine être le corps ensanglanté d’un soldat. L’incongruité de sa lecture opiniâtre provoque alors la colère du pourvoyeur qui la juge inopportune :

Oh Charlot j’te cause tu m’entends merde c’est le moment de bouquiner kes’tu lis ? Il lui arrache le livre des mains, oriente les pages vers la fenêtre et lit le titre en caractères gras : 145. DESTRUCTION DES CÔTES PAR LES VAGUES. Il dit merde et la destruction des cons comme nous où c’est qu’ils en parlent. Il jette rageusement le livre

LC, p. 96

Mais le tireur s’entête, « tourne vers le jour le livre qu’il a ramassé » (LC, p. 99), retrouve sa page et, lorsqu’il « ne peut plus lire le texte » (LC, p. 106), persiste à le feuilleter, à en croire la liste des illustrations qui bientôt « ne sont plus sur les pages que des rectangles noirs » (LC, p. 107) dans le sombre réel auquel il est rappelé. Mais lorsque « les yeux du tireur scrutent la nuit », les pages devenues illisibles lui suggèrent encore (la référence à un paysage maritime persistant dans sa mémoire) de voir ce réel autrement : « La masse noire du bois semble flotter comme une île au-dessus des écharpes de brume » (LC, p. 163). La pénombre empêche la lecture sans l’interrompre tout à fait. Elle favorise la confusion, donc le passage, dans l’esprit du lecteur, du livre au monde et permet finalement au livre de la fiction d’accomplir idéalement sa mission de leçon de choses.

Ce double effet de recouvrement et de découverte de l’obscurité sur un texte était déjà visible, à la fin de L’herbe, lorsque Louise « devine » que la nuit, gagnant le kiosque où se tient Pierre, mêle puis efface les lignes d’écriture qu’il a tracées. Elle imagine

les feuilles blanches couvertes de la fine écriture serrée éparses devant lui sur la table, vaguement phosphorescentes dans l’ombre, les lignes parallèles de mots mis bout à bout devenant de plus en plus indistinctes, s’estompant, se confondant, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que de vagues stries où il est même impossible de discerner les lettres, les mots, les séparations entre les lignes, les stries elles-mêmes, la partie de la feuille couverte par elles seulement un peu plus grise, les feuilles elles-mêmes finissant par n’être plus que d’indistinctes, vaines et insignifiantes taches grises, et lui toujours assis devant cette table, dans ce corps monstrueux, devant les feuillets inutiles et épars, écoutant sans doute comme Louise les bruits de la campagne s’apaiser

He, p. 255-256

L’acte d’écriture, renvoyé à sa vanité, est aussi ramené, « dans l’ombre », à sa matérialité et il rejoint « feuilles », « stries », « taches grises » et autres pattes de mouche, le monde naturel que Louise a sous les yeux, et en particulier cet « insecte […] compliqué, hérissé (à la façon de ces taches d’encre écrasées dans une feuille pliée en deux) […] la carapace rayée de fines stries vertes » (He, p. 254). La nuit empêchant la lecture n’efface pas le texte. Elle permet dans son antre une transmutation qui figure encore son pouvoir de réflexion.

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« Pour y voir plus clair l’une des femmes tourne le commutateur qu’elle referme précipitamment lorsqu’elle lit sur le panneau de la porte l’avertissement tracé par le contremaître à l’aide d’un morceau de plâtre, mettant en garde contre les risques de court-circuit » (LC, p. 182). Telle est la conclusion que nous offre la dernière phrase de Leçon de choses. Il n’est pas rare qu’ainsi chez Claude Simon la lecture signale le danger qu’elle présente. Partiellement empêchée par cela même qu’elle découvre, elle doit rester furtive, clandestine, incomplète mais alerte, à l’affût de ce qui, dans le texte, se tapit. Et si alors le pouvoir d’attraction des mots, effacés, énigmatiques ou tronqués, apparaît plus intense que celui d’une langue claire, c’est parce qu’à coup sûr la lecture empêchée ouvre aux sens divers d’un réel tenu de rester partiellement informulé pour pouvoir être relu.