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Il peut paraître paradoxal d’envisager la question de la lecture à partir d’un personnage de subalterne qui, a fortiori, n’est pas une lectrice. La gouvernante Batti, dans Les géorgiques, ne lit pas de livres. Pourtant, l’une des grandes scènes du roman la fait apparaître en train de lire. Ce sont les caractéristiques de cette activité que je voudrais examiner.

Ce que lit Batti, ce sont les lettres que lui a adressées le Général pendant qu’il parcourait l’Europe, loin de son domaine qu’elle était chargée d’entretenir :

recevant quelques semaines plus tard de l’un de ces endroits dont elle recopiait laborieusement les noms (Turin, Milan, Hanovre, Mittelhagen, Barcelone) les missives cachetées de cire qu’elle ouvrait, déchiffrait ou plutôt décryptait, essayant de voir dans ce qu’il appelait la division bleue, la division verte, la division rose, ces peupliers, ces acacias, ces champs de vignes expédiés en quelque sorte par la poste sur des rectangles de papier couverts de petits signes[1].

Le laborieux déchiffrement de Batti est suivi par les réponses qu’elle envoie au Général, lui écrivant à son tour, « les feuillets couverts de son écriture maladroite, appliquée, et où elle s’efforçait pathétiquement, le visage crispé, de convertir en mots des prairies, des fossés, de jeunes plants, des poulains, des labours, des bois, des heures de marche, des chemins » (G, p. 461).

C’est dans cette alternance des lettres à lire et des réponses à apporter que le portrait de Batti se dessine. Batti, personnage asexué, à la fois homme et femme, « autre frère » (G, p. 405) de Jean-Marie et de Jean-Pierre L.S.M., « eunuque femelle » (G, p. 462), être hybride qui tient de l’animal avec « son cou de tortue aux tendons saillants » (G, p. 462), « son visage de vieille mule ou de vieille chèvre » (G, p. 459), sa peau qui est de « cuir cartonneux » (G, p. 459), est avant tout une figure de la permanence, opposée à la mobilité du Général, qui lui écrit précisément parce qu’il n’est pas dans son domaine qu’elle a charge de gérer en son absence[2]. Cette permanence dans l’espace se double d’une sorte de permanence dans le temps : Batti reste la même, alors que les générations se succèdent et elle traite le fils de L.S.M. de la même façon qu’elle a soigné le père, enfant. Nourrice, initiatrice sexuelle, intendante, elle prend soin des hommes, de leur naissance jusqu’à leur mort. D’une certaine manière, ce sont eux qui héritent d’elle (voir G, p. 460), attachée à ce domaine et à cette famille comme le sont les arpents de terre. C’est d’ailleurs avec les deux frères qu’elle a appris à lire, « comme une redevance, un dû, un paiement en retour du lait qu’ils avaient sucé » (G, p. 406). C’est le curé qui leur a permis de faire cet apprentissage (Batti n’est donc pas allée à l’école). Sa lecture relève de la lecture « sauvage », opposée à la lecture érudite ou à la lecture utile, si l’on reprend les catégories établies par l’historien Reinhard Wittmann[3].

Cette scène des Géorgiques est en ce sens tout à fait singulière et sa particularité apparaît d’autant plus aisément qu’on la confronte aux représentations qui sont faites de la lecture dans un cadre bourgeois, où elle est une activité qui va de soi et que rien n’entrave. C’est la mère qui, le plus souvent, tient ce rôle de lectrice bourgeoise chez Simon. Ainsi dans L’acacia : « Dans les caisses où, après sa mort, on avait entassé le contenu de sa bibliothèque, on trouva, sans qu’il fût possible de dire à quelle époque de sa vie elle les avait lues, les oeuvres de la Comtesse de Ségur, d’Andersen, quelques Balzac, Verlaine, Albert Samain, Anatole France et deux ou trois membres de l’Académie française[4]. » Dans Le tramway, la lecture joue un rôle considérable, puisque c’est par la disparition de la « liseuse » (ce lit sur lequel s’étendait la moribonde) que se dit d’abord la mort de la mère. La « liseuse », comme tant d’autres vêtements et meubles, caractérise parfaitement la lecture bourgeoise et féminine, qui permet, à partir du xixe siècle, de rester plongée des heures dans un espace privé et confortable pour lire dans la solitude.

Ce type de lecture se distingue donc rigoureusement de celle, par exemple, que fait la mère cette fois dans Histoire. Qu’il s’agisse de la correspondance avec son amie espagnole ou des cartes postales qu’elle reçoit de son fiancé, le narrateur insiste sur le caractère stéréotypé de la lecture, la lectrice étant représentée « dans une de ces poses de demi-abandon elle aussi un peu théâtrale comme elle a pu voir que faisaient les actrices ou encore sur un de ces tableaux du Salon intitulé La Lettre ou le Billet que reproduisent les revues[5] ». La mère mime un comportement qu’elle connait bien et dont elle maîtrise le code. Lire, c’est jouer un rôle, coïncider avec une image de soi :

redressant le buste tenant peut-être un instant la carte de sa main gauche, légèrement inclinée à quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la coiffeuse, la relisant après quoi la laissant retomber à plat et restant là l’oeil fixe vague
 ou peut-être pas, peut-être sans changer de pose[6].

La pose est la marque de la représentation littéraire et sociale d’une scène de lecture que s’est appropriée, et que reproduit sans en avoir conscience, une femme bien née. Le décorum de cette scène permet de bien saisir, par contraste, ce qu’a de singulier la lecture de Batti. Batti, elle, lit debout, près de la fenêtre, dans une sorte de tension du corps qui est symétrique des efforts laborieux qu’elle doit entreprendre pour écrire. Tout, dans cette scène de genre, montre qu’elle a l’appréhension des humbles pour la lecture et l’écrit.

Simon insiste dans Les géorgiques sur l’activité du corps mise en oeuvre par la lecture : « ses lèvres remuant silencieusement tandis qu’entre les paupières flasques ses prunelles glissaient lentement de gauche à droite, revenaient vivement sur la gauche pour repartir une nouvelle fois en sens inverse, les paupières s’abaissant chaque fois un peu plus, les sourcils froncés » (G, p. 463). Elle décrypte, déchiffre, sans fluidité. Les mouvements de sa bouche sont précisément décrits : « les lèvres continuant à mouler les mots les uns après les autres, puis, sa lecture terminée, s’immobilisant, toujours tournée vers la fenêtre, la tête relevée, le regard perdu, les deux mains tenant maintenant la lettre comme un tablier devant le bas de son ventre » (G, p. 463). Cette lecture marmonnante est proche de celle des enfants qui apprennent à lire ou de la prière ; elle se situe entre la lecture à haute voix, en train de disparaître complètement dans ces premières années du xixe siècle, et la lecture silencieuse. Batti, dans un premier temps, peut incarner une forme de lecture tendue et idiote — singulière, irréductible. C’est en ceci qu’elle est une lectrice tout à fait particulière, qui déchiffre avec difficulté non parce que quelque chose fait obstacle à la perception, mais parce qu’elle lit sans aisance. Une comparaison avec une scène des Corps conducteurs confirme cette singularité. On y retrouve l’approche matérialiste et phénoménologique de la lecture et la même sensibilité aux conditions du « déchiffrage » : « Le déchiffrage des lettres à l’envers, de droite à gauche, plus lent qu’une lecture normale, semble conférer aux mots épelés syllabe après syllabe ce poids et cette bizarre solennité de messages au sens caché qu’ils prennent lorsqu’ils sont laborieusement articulés par les enfants ou les analphabètes[7] ». La lecture est ici séparée d’une prise en compte du corps marmonnant.

Un passage de La bataille de Pharsale, où une femme lit dans un compartiment de train un roman colonial, illustre également l’attention aux conditions concrètes de la lecture :

Elle cessa de regarder par la fenêtre, posa son sac à côté d’elle, retira ses gants, les posa sur le sac, prit sous l’accoudoir un livre qu’elle avait sans doute mis là en s’asseyant, entre sa cuisse et la paroi, et l’ouvrit, ses sourcils se fronçant aussitôt, aussitôt absorbée, c’est-à-dire comme si quelque chose d’immatériel qui la remplissait l’instant d’avant se vidait tout à coup, des milliers de petites particules qu’il me semblait voir, comme la limaille sur ces champs magnétiques, abandonnant le corps pour se précipiter, comme aspirées, sur les pages ouvertes, et s’y fixer, le corps maintenant inerte, comme une carapace oubliée là, posé sur la banquette, filant horizontalement au-dessus des rails à travers la campagne, tandis qu’elle était maintenant tout entière sans doute dans ce monde verdâtre que représentait le dessin sur la couverture coloriée[8].

C’est ici la lecture romanesque, absorbante, entraînante, qui est en cause. Elle relève de la lecture « poignante », satisfaisant une pulsion d’oralité primaire et fusionnelle[9]. Décrire le corps du lecteur, c’est d’abord décrire une absence ou un ailleurs. Avec Batti, ce sont au contraire les mouvements du corps, ses postures, qui sont minutieusement détaillés, sans que l’emportement du texte vienne les effacer.

L’attention portée à la matérialité du texte lu est aussi forte que celle portée au corps de la lectrice. Partout, dans les romans de Claude Simon, les documents et les archives sont décrits non pas comme des discours mais d’abord comme des objets sensibles, friables, fragiles[10]. Ici, l’attention est portée sur l’objet lettre et sur les gestes de Batti. La lecture, pour Simon, n’est pas une activité strictement intellectuelle et son évocation est inséparable de celle des conditions concrètes dans lesquelles on lit (couchée sur une liseuse, dans un train, debout dans la cuisine, à l’école, dans la rue, etc.), comme de l’objet lu (livre, lettres cachetées de cire, archives, magazine, roman de gare, affiches, etc.).

La lecture de Batti est tout à fait singulière, en ceci que le corps de la lectrice est celui d’une subalterne, soumise et laborieuse : Simon montre qu’on ne lit pas de la même façon (avec le même corps, les mêmes gestes, les mêmes postures) selon la condition sociale. Autrement dit, le roman fait du corps du lecteur (en l’espèce de la lectrice) un objet à la fois social et historique : l’approche phénoménologique de la lecture n’est pas un choix abstrait mais une prise en compte d’une pratique dans toutes ses dimensions (sociale, historique, sensible, intellectuelle). Cette première caractéristique — l’importance du corps — insiste sur la manière dont Batti est soumise au Général. Elle déchiffre ses lettres « à la fois tyranniques patientes et tatillonnes » (G, p. 463) comme elle exécute les ordres qu’il donne, comme elle soigne les bêtes, prend soin des hommes, cultive le jardin et nettoie la cuisine. Autrement dit, la lecture se fait dans la continuité stricte de ses activités de servante. C’est en ce sens que l’emploi du substantif « repasseuse », puis du verbe « repasser » est particulièrement intéressant :

se décidant enfin à refermer la lettre avec des soins de repasseuse, attentive à remettre exactement les plis dans les plis, les lissant, défaisant trois boutons de son caraco, la glissant à l’intérieur, rangeant ses lunettes, le regard toujours absent, pensif, tandis que continuaient à passer et repasser dans sa tête les mots, les phrases, les ordres, les conseils, les remontrances

G, p. 464

Batti plie la lettre comme le linge et le place à même son corps : entre les activités ménagères et la lecture, il y a une continuité que la syllepse de sens (« repasseuse », « repasser ») indique avec force. En outre, Simon reprend à travers Batti un geste très souvent évoqué dans le roman des xviiie et xixe siècles lorsqu’il s’agit de dire la valeur fétichiste de la lettre d’amour que la femme serre contre son coeur. Mais il en modifie ici la valeur : Batti range la lettre dans son vêtement en femme soumise, soucieuse de bien faire, appréhendant les reproches que son maître pourrait lui faire.

L’attention aux gestes de Batti est d’autant plus importante qu’elle lit toujours de la même manière. La lecture s’inscrit dans un temps cyclique qui fait revenir les lettres du Général et leurs ordres comme les saisons font revenir les moissons, les gels, les floraisons. La façon dont elle prend ses lunettes, se résigne à faire sauter le cachet de cire, referme la lettre, dans cette scène longue et s’étirant sur une seule longue phrase, suffit à dire que Batti lit toujours de la même manière. La répétition des gestes donne à penser que la fantaisie pas plus que la liberté ne sont permises à Batti ; se conformer au même rituel est sans doute pour elle aussi une façon d’apprivoiser l’appréhension que ces lettres suscitent à chaque fois en elle. Car les lettres reviennent chaque semaine et s’inscrivent donc dans une temporalité cyclique dont on sait l’importance dans Les géorgiques. Elles ne font pas événement : elles tissent la trame des jours ordinaires. La longueur mais aussi la lenteur de la scène, qui décompose les gestes dans un temps qui s’étire autant que la phrase, rendent cela palpable.

La soumission de Batti est accrue encore par le fait que le texte du roman semble ensuite l’oublier, la confondre avec les autres destinataires, la scène s’achevant sur la voix du Général

dictant aux successifs et indifférents secrétaires qui les recopiaient dans les successifs registres aux plats d’un bleu passé aussi bien les plans de bataille que des instructions sur les semailles, des lettres aux ministres, des directives pour la culture des pommes de terre, des propositions d’avancement ou de décorations, des rapports de mission

G, p. 464

Batti n’est plus la destinataire privilégiée ; elle n’est qu’une subalterne destinée à recevoir les ordres du Général, ceux-là seuls qui concernent la vie domestique.

La tension que suscitent, pour Batti, l’écriture comme la lecture, n’est pas seulement l’occasion, pour le romancier, de signaler qu’elle est une « lectrice sauvage ». Elle permet d’insister sur la discordance des mots et des choses, comme en témoignent deux passages déjà cités : si Batti, lorsqu’elle écrit, « s’efforce de convertir en mots des prairies, des fossés, de jeunes plans, des poulains, des labours, des bois, des heures de marche, des chemins » (G, p. 461), lorsqu’elle déchiffre les lettres du Général, elle essaye « de voir dans ce qu’il appelait la division bleue, la division verte, la division rose, ces peupliers, ces acacias, ces champs, ces vignes expédiés en quelque sorte par la poste sur des rectangles de papier couverts de petits signes » (G, p. 462). La réciprocité de la lecture et de l’écriture est ici complète (dans une époque où on pouvait savoir lire sans savoir écrire).

« Voir » peut signifier ici « se figurer », se représenter, mais nous renvoie également au travail du romancier, qui lui aussi, confronté à ces lettres, a cherché à se représenter puis à représenter à son tour ce que ces ordres, ces traces du passé pouvaient signifier. C’est à ce moment précis du texte que Simon emploie une image singulière, celle de la matérialisation des signes en choses :

rectangles de papier couverts de petits signes à partir desquels (à la manière de ces microscopiques fleurs japonaises qui, précipitées dans l’eau, se gonflent, déploient des corolles insoupçonnées) se matérialisaient à nouveau la terre exigeante, les coteaux, les vallons tour à tour verdoyants, roussâtres, desséchés ou boueux sous les ciels changeants, la lente dérive des nuages, la rosée, les orages, les gelées, dans l’immuable alternance des immuables saisons.

G, p. 462

Les mots, on le sait, pour Claude Simon, relèvent toujours du transport, du transit, pour reprendre un terme du Tramway, et, plus largement, ils sont métaphores. C’est ce que Batti comprend : que les mots ne sont pas les choses mais qu’ils peuvent y conduire et que l’écriture, dans l’absence, est un passage, un mouvement qui fait réapparaître ce qui est absent ou disparu.

La comparaison entre les « petits signes » qui parcourent les lettres du Général et les « microscopiques fleurs japonaises », dans l’extrait que nous venons de citer, est une allusion directe à Du côté de chez Swann :

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé[11].

On pourrait s’étonner qu’intervienne dans ce contexte une comparaison savante, qui mise sur la connivence littéraire du lecteur et du romancier. Comment s’accommode-t-elle du statut de domestique de Batti, qui n’est pas une lectrice « studieuse[12] » ? On peut y voir une façon de rendre hommage à la qualité de lectrice de Batti. Simon met sur le même plan la lecture laborieuse et la lecture cultivée. Pour lui, l’attention aux signes, aux mots qui prennent « forme et solidité », a une valeur esthétique, même pour une subalterne soumise à une lecture humble et laborieuse. Car c’est bien Batti qui donne corps à tous ces mots et les transforme en activité, en plantes qui poussent, en fleurs qui s’épanouissent. Et c’est, dans le roman, au corps de Batti que Simon confie cette tâche, dans une scène, il faut encore y insister, exceptionnelle par son statut et sa longueur. La comparaison avec les choristes, « attendant patiemment que le chef d’orchestre dirige vers eux sa baguette, la partition au bout de leurs bras pendants » (G, p. 463), ouvre elle aussi un horizon esthétique : Batti obéit, déchiffre difficilement mais n’est pas étrangère à l’expérience sensible et poétique qu’est la lecture. Ces comparaisons avec Proust et l’orchestre, qui sont imputables au seul romancier, disent la volonté, pour Claude Simon, de ne pas limiter Batti lectrice à une femme inculte, humble et soumise. À la fin du roman, c’est d’ailleurs son indépendance et sa force de caractère qui sont mises en avant, la soumission se retournant en révolte :

se rebellant pour la première fois contre celui qui toute sa vie l’avait tyrannisée, lui parlant maintenant d’égal à égal (puisqu’elle-même allait bientôt mourir), les deux vieillards (ou plutôt le mort — le monumental cadavre éventré comme une paillasse, proprement vidé et recousu par le matelassier — et elle qui n’était pas beaucoup plus qu’une momie) prolongeant non pas dans la tombe mais pour ainsi dire à travers la dalle funéraire ce dialogue poursuivi pendant des années à travers des centaines de lettres qui convergeaient d’un peu partout en Europe vers le même point

G, p. 461

La correspondance entre Batti et le Général a quelque chose de spectral : elle hante celui des deux qui survit, comme le détail des lettres hantait l’esprit de Batti qui les faisait repasser dans son esprit après avoir lu. Qu’on ait ici affaire à une lecture épistolaire n’est pas indifférent à l’inflexion mélancolique de la scène. Les lettres du Général disent l’absence et l’emprise, dans l’absence, qu’il exerce sur sa gouvernante. De même, les lettres entre le père et la mère du narrateur fiancés, dans Histoire ou L’acacia, s’échangent pour pallier la frustration et sont une figure de l’absence. Rappelons ainsi que le père envoie, le même jour, dix-neuf lettres à sa fiancée, « postées sans doute à différentes heures de la journée et dans différentes parties de la ville car elles ne prirent pas le même paquebot, arrivèrent par deux courriers différents, en deux lots[13] ». La lecture des lettres est alors marquée par la mélancolie, puisqu’il faut rétablir les choses que les mots indiquent sans les rendre présentes comme il faut prendre la mesure de la distance que la lettre abolit tout en la manifestant. Avec les lettres du Général, Batti est confrontée à la distance et à l’absence.

*

La scène de genre que nous avons étudiée dans Les géorgiques, et que la présence sous-jacente de Proust autorise à comparer à La femme en bleu lisant une lettre de Vermeer, confirme que, pour Simon, l’écriture sensible, phénoménologique, est indissociable de l’intérêt qu’il porte à l’historicité des comportements et des pratiques. À l’heure où les théories de la lecture semblent redécouvrir que les expériences du particulier qu’elle met en oeuvre et leur irréductibilité à un discours de la généralité comme à une axiomatique ou à une rationalité sèche qui ne ferait pas place à l’ambivalence[14], une scène de lecture comme celle-ci nous montre aussi que lire est affaire de condition sociale, de déterminismes historiques. Surtout, ces pages des Géorgiques, qui mettent en scène la lecture d’une femme qui ne lit pas, soulignent que le partage d’expériences et de subjectivité que la lecture littéraire suppose et occasionne est toujours affaire de déplacements. On ne ressent pas les émotions du personnage comme il est censé les avoir ressenties, pas plus que Simon ne lit les lettres du Général comme Batti est censée les avoir lues. C’est pourquoi, sans aucun doute, ce n’est pas dans les scènes de lecture qu’on pourra trouver une réponse rapide aux questions que se poserait un lecteur cherchant à explorer, dans le roman, les voies d’une vérité trop sensible et mystérieuse pour la philosophie, quoique morale et pratique. On pourrait même faire l’hypothèse que c’est dans ces scènes-ci que l’opacité de ce qui se passe quand on lit est la plus forte, l’expérience de la lecture intriquant selon des conditions historiques variables les plans du corps, du savoir, de la mémoire, de l’imagination, de la réflexion et répercutant ses effets incertains, imprévisibles, sur chacun d’entre eux, sans omettre, comme nous le rappelle Simon, celui du pouvoir. Il y a, dans la lecture, une trajectoire imprévisible (où et quand cela va-t-il toucher ?) et une expérience irréductible à la connaissance — ce que l’attention aux gestes, au tremblement et marmottement du corps suffisent ici à indiquer[15]. La philosophie morale s’est toujours heurtée à cet angle mort, qui fait la puissance de la lecture littéraire

Ces pages sont aussi une très belle rêverie sur la correspondance problématique entre les mots et les choses et sur le pouvoir qu’ont les lettres : combler l’absence et la frustration (c’est la topique amoureuse et romanesque de la correspondance échangée par les parents) ou exercer, à distance, son emprise sur un être et un lieu. Batti ouvre ainsi la voie à une méditation sur ce que peuvent les signes.

Cette figure de domestique est enfin un double improbable de l’écrivain, qui fut lui aussi confronté aux ordres tyranniques du Général. Comme elle, il a déchiffré patiemment, cherché à voir ; comme elle, il a demandé aux mots de pallier la séparation des temps et des lieux. Comme elle, il a rêvé sur ces « rectangles de papiers couverts de petits signes » qui ont le pouvoir de se matérialiser et de « mouler », non pas un mot entre les lèvres d’une vieille femme, mais un monde pour le lecteur.