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Un art poétique, qu’il soit credo personnel ou discours d’autorité, tient habituellement en un texte : poème, essai ou traité. Mais il peut aussi être disséminé dans une oeuvre et apparaître sous forme de fragments ou de variations. Au lieu de constituer une synthèse orientant l’écriture, l’art poétique devient alors un objectif : une résolution que le poème cherche sans y arriver et qu’il repousse vers un autre poème, un autre recueil. C’est ce qu’illustre l’oeuvre de Robert Melançon : des visées y sont souvent formulées de différentes façons, mais aussi des refus, et une sorte de débat sur la poétique se poursuit de recueil en recueil. L’oeuvre se développe jusqu’à coïncider avec une poétique qu’elle arrive ultimement à définir tout en l’illustrant. Tel est le parcours que je voudrais ici reconstituer, à partir des premiers recueils, publiés à la fin des années 1970, jusqu’aux plus récents, parus au début des années 2000. Je considérerai au passage quelques essais, mais je voudrais surtout m’attacher au débat sur la poétique qui anime les poèmes eux-mêmes.

Le premier recueil de poèmes publié par Melançon, en 1978, porte le titre Inscriptions[1]. Même s’ils suggèrent la durée par leur titre, ces neuf brefs poèmes, dédiés « à la mémoire de Matsuo Bashô », dessinent une succession d’instants, dominés par la présence de la nature, s’inspirant visiblement de la forme du haïku bien qu’ils ne soient pas soumis aux règles prosodiques qui le régissent. Comme le soulignait Roland Barthes dans L’empire des signes, la forme du haïku « semble donner à l’Occident des droits que sa littérature lui refuse ». Pour un Occidental, précisait-il, l’esprit du haïku constitue une alternative à l’« appel » du « sens second », en écartant « le symbole et le raisonnement, la métaphore et le syllogisme[2] ». La référence au haïku a ainsi une fonction potentiellement critique que Melançon rend explicite dans ses poèmes. Dès le début, la contemplation est liée à la réfutation :

feuillaisons cris

d’oiseaux  l’été

te surprend  cueille

ce bleu sans raison

Les poèmes n’incitent pas seulement à « cueillir le jour » ; ils disent aussi ce qui fait obstacle à cette disponibilité : le « bleu » doit ainsi être délivré de sa « raison ». Plus loin, la « présence » est « sans nombre » ; semblablement, la lumière est préférée à « l’idée de printemps » ; les « chambres » sont « aussi folles / que sommeil et savoir ». Dès ce premier recueil, la poésie de Robert Melançon met en place plusieurs aspects qui continueront d’être liés par la suite : elle s’inscrit dans l’espace, par ses thèmes, et dans l’histoire, par la référence à une forme traditionnelle ; elle propose un lien avec les arts graphiques, puisque les poèmes sont accompagnés d’eaux-fortes de Gisèle Verreault ; elle intègre par ailleurs des bribes de poétique. Celle-ci est à la fois négative, par la critique de ce qui menacerait la poésie, et positive, sous la forme d’une incitation qui prendra graduellement le pas sur la critique dans la suite de l’oeuvre.

Autocritique de la poésie

Peinture aveugle, le deuxième recueil de Melançon, paru en 1979, est beaucoup plus élaboré. Il s’ouvre sur cette citation de Léonard de Vinci : « Appelles-tu la peinture “poésie muette”, le peintre peut qualifier de “peinture aveugle” l’art du poète[3] ». Le livre esquisse ainsi d’emblée un « art poétique » qui prend la forme d’une autocritique par l’endossement du diagnostic de Vinci. Dans ce recueil, comme dans tous les autres, on ne trouvera jamais d’« art poétique » désigné comme tel, ni en prose ni en vers, mais Peinture aveugle comprend plusieurs poèmes qui portent sur l’orientation de la poésie, et qui insistent surtout sur ses limites et sur ce qui la menace, de sorte que la poétique se manifeste d’abord et avant tout sous un angle négatif.

Dans l’ensemble de l’oeuvre de Robert Melançon, Peinture aveugle est un cas singulier. À l’origine, l’auteur voulait en faire un livre unique, une « somme » qu’il aurait complétée et retouchée de version en version[4]. L’oeuvre a pris une autre voie, mais les deux rééditions du livre permettent de mesurer l’évolution des rapports entre poétique et poésie : une nouvelle version, accompagnée d’une traduction anglaise de Philip Stratford, paraît en 1986 chez Signal sous le titre Blind Painting, et une troisième, en 2010, publiée au Noroît, est présentée comme une édition « définitivement inachevée[5] ». La première version compte 77 poèmes ; la deuxième, 49 ; la troisième, 53. On voit qu’à l’occasion de la traduction, les biffures ont été nombreuses. « La traduction ne pardonne pas », écrit Melançon dans le court avant-propos de la deuxième édition ; « en précisant tout à la recherche d’équivalences, elle révèle crûment l’emphase, l’approximation, la complaisance[6] ». Voilà donc encore une fois l’indication de repères négatifs : à l’insuffisance de la poésie soulignée par le titre et répétée par « approximation » s’ajoutent des menaces que l’on peut associer au lyrisme : l’« emphase » et la « complaisance ».

Malgré ces différences, chacune des versions reprend la même structure. Les poèmes (tous en vers libres) sont souvent nombreux à porter le même titre, qui de cette façon apparaît à la fois comme un titre de poème et un titre de cycle. Le poème liminaire inaugure une série de poèmes portant le titre « Peinture aveugle », qui se présentent comme des fragments d’« art poétique » disséminés dans le recueil. Voici la version de la première édition de ce poème inaugural :

Est donnée une forme.

Où célébrer par un cycle de poèmes,

Fragments mais inséparables,

La naissance de la lumière

Et sa dissipation.

Où dire ce que n’ont pas dit

L’exclamation, le cri.

La passivité fait

Chaque rythme, et avec lui

Le buisson des figures.

Où atteindre la terre.

Comment accueillir ce que je vois ?

Combinaisons de syllabes, mouvement

Et image, exprimeraient par la fureur

(D’où venue ?)

L’indicible, la révélation ?

Est donné ce silence[7].

Les dix-sept vers de cette première version sont ramenés à douze dans la deuxième version, en 1986 :

Est donnée une forme,

où dire ce que ne diraient pas

l’exclamation, le cri.

Est donné un rythme,

et avec lui le buisson des figures,

pour nommer la terre.

Que puis-je attendre

de ces combinaisons de syllabes,

images, nombres, mouvements ?

Est donné le silence,

et avec lui la possibilité d’un chant

qui vaudrait mieux que la voix qu’il emprunte[8].

Entre la première et la deuxième version, plusieurs éléments ont disparu : le projet d’un « cycle de poèmes » ; la « passivité » comme source du rythme ; la « fureur », l’« indicible » et la « révélation » hypothétiques[9]. Il y a par ailleurs un important ajout à la fin du poème : la « possibilité » que le chant dépasse « la voix qu’il emprunte ». Ce ne sont plus les idéalisations (« fureur », « indicible », « révélation ») qui sont mises en question, mais la subjectivité, comme si c’était elle au bout du compte le principal adversaire.

L’une des modifications observables dans la deuxième version du recueil est d’ailleurs la disparition du titre « Peintre » qui coiffait trois poèmes. La mise à distance de soi était déjà présente dans l’un des poèmes titrés « Peinture aveugle » de la première version, mais la révision du poème la pousse plus loin en soumettant les velléités de liberté de l’individu au pouvoir du temps :

Tu as autre chose à faire

Que t’attarder à ton peu de réalité.

Tu as autre chose à dire

Que toi, tes manies, tes masques,

[…]

Tu as à chercher le rythme

Qui rendrait le passage du jour

À la nuit et au jour encore

Et encore à la nuit, ce fil sans fin

Du temps dont tu n’es qu’un noeud

Que le temps dénouera[10].

Dans les autres poèmes de cette série de poèmes éponymes, un autre élément revient, celui du refus de la transcendance :

Chance la plus fabuleuse,

Mais sans hasard,

Le poème naît par lente improvisation.

Ce qu’il donne n’est pas le secret du monde,

Mais le monde même,

Drapé de lumière et d’ombre,

Ne laisse entrevoir que par instants,

Dans une improbable éclaircie,

Ce qui fuit entre les mots[11].

Le poème avoue ses limites et résume une sorte de stoïcisme théorique : la poésie ne saurait exister que provisoirement et elle échappe ultimement au langage. Comme le disent les vers qui concluent la dernière version de Peinture aveugle, le poème reste dès lors constamment inachevé :

[…] élan, rythme, musique,

Enlacements de mots et de figures,

Où se prennent et se perdent les lieux

Et les heures, les visages et les événements,

Tous les accidents dont se tisse le temps,

Ainsi se fait le poème, qui se déroule

Et fuit dans l’inaccompli[12].

Cette chute est ambiguë : la visée de présence du poème se traduirait par une fuite (« dans les mots » selon le poème cité précédemment ; ici « dans l’inaccompli »). Ce paradoxe, présent dans chacune des trois versions du recueil, crée une instabilité dynamique qui révèle la présence déterminante d’une critique de la poésie. Cette critique s’efface dans le recueil suivant, en faveur d’un affrontement plus direct entre le sujet et l’espace.

Retours du sujet

Le troisième recueil de Melançon, Territoire, paru en 1981, se voulait à l’origine un prolongement de Peinture aveugle[13], mais il apparaît ultérieurement à son auteur comme un repoussoir illustrant des ambitions illégitimes. Tout se passe comme si le volet négatif de la poétique de Melançon avait été suspendu, le temps d’un élan lyrique. Dans un article paru dans la revue Liberté en 1983, Melançon écrit :

Territoire […] est une niaiserie sans nom : pathos, trémolo, artifices emphatiques, c’est un catalogue de ce qu’il fallait précisément éviter. J’y suis tombé, je crois, en cédant au besoin de me délivrer. […] Seulement, je n’aurais pas dû m’imaginer que ce que j’écrivais pouvait devenir de la poésie. Les accidents de la vie intérieure sont une matière vile, trop informe pour qu’on l’élabore, trop étroitement subjective pour qu’on la propose à la considération des autres. Ce sont les déchets de l’esprit, auxquels il n’y a pas lieu de s’arrêter[14].

C’est exactement ce que disait plus succinctement un poème de Peinture aveugle déjà cité : « Tu as autre chose à faire / Que t’attarder à ton peu de réalité. / Tu as autre chose à dire / Que toi, tes manies, tes masques ».

Territoire se présente par son sous-titre comme un seul « poème ». Même s’il est constitué de trois parties et de pages relativement autonomes, l’ensemble est unifié par un parcours qui vise une appropriation de l’espace. Le blanc, associé à la neige, y est tantôt un adjuvant (« le blanc / que j’invoque » ; T, p. 38), tantôt un empêchement (« son hostilité fade » ; T, p. 40). Le territoire est présenté comme un appui qui se dérobe au sujet : « ce sol n’est pas la terre / je le touche / sans reprendre assise » (T, p. 17). Comme dans le recueil précédent, la fuite du temps s’oppose aux ambitions de l’écriture :

ainsi

la fenêtre donne

le monde

je le transcris malaisément

— à quelle fin ?

je m’arrête à tous les noeuds de la lumière

à toutes les choses qu’elle

forme que l’instant abolit

T, p. 22

Mais les poèmes autoréflexifs comme celui-ci sont rares dans ce livre qui se veut, pour reprendre l’un des vers, « une eau dépourvue de reflets[15] ». Alors que Peinture aveugle, par de nombreux fragments d’« art poétique », mettait au premier plan la nécessité de tenir le moi à distance, Territoire place le « je » au centre de l’espace :

la rue m’enserre

je la mesure à pas lents

j’erre entre les murs les visages

T, p. 34

À la toute fin du parcours, une adresse au territoire (qu’on peut lire aussi comme une identification) signale à la fois un échec et une projection vers une continuation : « Le froid m’emplit la bouche de terre. Ce froid. Territoire, je l’habiterai » (T, p. 77).

Le verbe « habiter » fait à la fois écho à la « poésie du pays » du Québec des années 1960 et à l’écriture de certains poètes de l’espace associés à ce terme par Jean-Claude Pinson[16], comme André du Bouchet, Philippe Jaccottet et Jacques Réda. Pour Melançon, la « poésie du pays » deviendra plus tard la « voix d’une époque », qui aurait plus ou moins masqué les voix singulières[17]. Mais, à la fin des années 1970, l’oeuvre de Melançon s’inscrit dans la suite de la « poésie du pays ». Elle ne paraît pas chez VLB par hasard, même si le rapprochement entre Melançon et Victor-Lévy Beaulieu semble aujourd’hui un peu incongru : Melançon cherchait en effet au départ à s’inscrire dans une perspective nationale[18], et il a notamment publié au début des années 1980 une réédition du Répertoire national de James Huston[19], qui est l’un des exemples les plus fameux de poétique collective dans l’histoire littéraire québécoise. Mais cette orientation, malgré plusieurs travaux sur la littérature québécoise[20], s’inscrit moins durablement dans l’oeuvre poétique que celle des poètes français continuateurs d’une façon ou d’une autre de Francis Ponge. Chez plusieurs de ces poètes, l’identité est également liée à l’espace, mais comme une sorte de « désappropriation » de soi-même, pour reprendre le mot que Pinson applique à Réda, à l’envers de ce qu’on lit dans Territoire, où il s’agit de combattre une déperdition. Pinson parle même de « désubjectivation », d’un « état lyrique comme dissolution de l’opposition du moi et du monde[21] ». Cela correspond à l’orientation des poèmes qui suivront le désaveu de Territoire, quand Melançon, plus de dix ans plus tard, reprendra la publication de recueils. Les visées identitaires, qu’elles soient collectives ou individuelles, cèderont alors le pas à une autre forme de subjectivité.

À cet égard, la grande influence est sans doute celle de Jacques Brault, avec qui Melançon publie un renga en 1993, Au petit matin. Renouant avec l’esprit de la tradition japonaise comme il le fera périodiquement par la suite, Melançon explore aussi une perspective qui est au centre de l’oeuvre de Brault : l’identité qui se mue en une autre forme de présence[22]. Ainsi s’ouvre une troisième voie qui diffère à la fois du refus de Peinture aveugle et de l’exaspération de Territoire. Le bref texte liminaire que Melançon et Brault cosignent correspond à un « art poétique » dont ils auraient emprunté deux aspects à la tradition du renga : une orientation formelle et l’apparition d’une présence qui différerait de soi. La question de la forme est d’abord dégagée des règles « tracassières » :

Dans la littérature japonaise classique, des règles minutieuses, parfois tracassières, gouvernaient la succession des strophes ou maillons et contrôlaient les ruptures et les enchaînements. […] Nous n’avons conservé ici que le principe d’alternance. On peut donc lire chaque maillon comme un poème autonome, un groupe quelconque de maillons comme un poème plus ou moins conjectural, l’ensemble comme un poème […]

Ce « principe d’alternance » aurait conduit à la découverte d’une autre subjectivité :

Nous avons écrit ce renga en échangeant pendant plus d’une année un cahier dans lequel chacun inscrivait une strophe qui répondait à la précédente et créait une attente de la suivante. Très tôt une troisième voix, qui n’était ni de l’un ni de l’autre, s’est fait entendre : le poème nous échappait. Je n’est ici ni Jacques Brault ni Robert Melançon : nous signons pour couvrir son anonymat[23].

Le texte liminaire suggère un lien entre les deux principaux aspects qu’il développe : qu’un procédé historiquement codifié puisse conduire à une autre voix que la sienne ; qu’il y ait une médiation à la fois formelle et historique entre soi et une autre sorte de présence. C’est la voie que poursuit Melançon dans L’avant-printemps à Montréal, qui paraît l’année suivante.

Médiations formelles

Il existe deux versions de ce recueil : l’une de 1994 et l’autre de 2014. Des changements ont été apportés dans quelques titres et dans certains vers et deux poèmes ont été retranchés. Comme dans l’évolution du recueil Peinture aveugle, la représentation de soi est atténuée. En effet, les deux poèmes supprimés sont des autoportraits[24]. Une ressemblance frappante avec le renga paru l’année précédente est la présence de modèles prosodiques, occidentaux cette fois-ci. S’y ajoutent une multitude de noms de poètes qui dessinent un aréopage où diverses époques et diverses nations se rencontrent. Plusieurs poèmes sont écrits en vers réguliers. Le tout dernier poème, écrit en décasyllabes, est le seul à être assimilable à un art poétique, mais qui s’avère au bout du compte un aveu d’ignorance :

Bien souvent il m’est arrivé, penché

Sur tant de brouillons, de me demander

À quoi tendait cet effort sans fin

Pour mesurer les mots, leur faire tenir

Je ne savais quoi. Mais je voudrais croire

Que ces vers pourraient toucher un lecteur.

[…]

On n’écrit jamais seul ; j’ai emprunté

À Baudelaire, Elizabeth Bishop,

À Borges, Cavafy et Du Bellay,

À Saint-Denys Garneau, à Gray, Herrick,

Johnston, Larkin, Jean-Aubert Loranger,

À Robert Marteau, Malherbe et Pétrarque,

Jacques Réda, Virgile et Théophile,

À d’autres aussi que je n’oublie pas,

[…]

En qui je me suis connu en cherchant

À quoi pouvait rimer cette aventure,

Que rien n’explique, de persévérer

En soi au lieu d’attendre, tranquille,

De s’en aller sans bruit du monde obscur[25]

Le poème se conclut par une adresse au lecteur qui rappelle deux poèmes du recueil écrits sous la forme de lettres, forme qui, comme le renga, projette la subjectivité hors de soi sans l’éliminer. « Toucher un lecteur » et « persévérer en soi » : ces deux formules résument la double visée qui permettrait au poème de tenir à distance la fascination pour soi-même tout en accueillant la subjectivité. Un autre équilibre est à l’oeuvre entre la déclamation et la conversation. On peut lire sur la quatrième de couverture de l’édition originale : « Dans ces poèmes, le rythme du vers se mesure aux cadences de la langue parlée, chaque jour, dans les rues, les bureaux, les chambres. » On reconnaît la perspective de Jacques Réda, qui écrit dans La Tourne :

Ce que j’ai voulu c’est garder les mots de tout le monde ;

Un passant parmi d’autres, puis : plus personne (sinon

Ce bâton d’aveugle qui sonde au fond toute mémoire)

Afin que chacun dise est-ce moi, oui, c’est moi qui parle —

Mais avec ce léger décalage de la musique

À jamais solitaire et distraite qui le traverse[26]

La recherche d’un tel « décalage » que permettrait le recours à des formes codifiées est reprise par Melançon dans Le dessinateur, paru en 2001. La forme du limerick[27] s’ajoute, et les arts graphiques, comme l’annonce le titre, sont très souvent rapprochés de la poésie. Quelques bribes d’« art poétique » sont intégrées à certains poèmes : par exemple, ce résumé de la nature et des limites de la poésie : « un jeu / Sans autre objet que d’adoucir le cours du temps » ; la mise à distance de l’ailleurs : « Tu ne rêves pas. Tu regardes » ; une allusion à « Art poétique » de Verlaine : « des mondes possibles / Où l’on vivrait dans la lumière affinée, / Sans que rien pèse », ou encore cette expression d’un idéal de musicalité à l’occasion du commentaire d’une traduction, qui rappelle le recueil précédent : « ce ton juste / Assez tenu pour que la langue chante / Et garde aussi le tour de la conversation[28] ». La mise en scène de l’écriture est l’occasion de présenter une méthode qui combine l’improvisation et l’artisanat, qui ne cesseraient de se relayer : « Les poèmes se font à l’encre noire, / Sur des feuilles maculées de ratures à l’encre rouge[29]. » Dans l’avant-dernier poème du recueil, éponyme, l’écriture et le dessin se confondent :

Il trace une ligne sur la feuille qu’il a posée devant lui,

Qui semble démesurée, tout à coup, avec des marges sans bords

Autour de ce seul trait qui fait un centre et un chemin.

Une autre ligne, plus bas, ouvre aussitôt un angle,

Creuse un espace, qui s’évase dès lors, de gauche à droite,

Selon le mouvement qu’il donne à sa main, sans préméditation,

Sur cette surface qui n’oppose pour l’instant aucun obstacle.

Il s’arrête, lève son crayon, évalue ces traits improvisés ;

Ainsi l’auteur s’interrompt après quelques vers

Pour relire ce qui est venu, qu’il faudra poursuivre […][30].

Antoine Boisclair souligne la tension que l’on peut observer dans ce poème entre une poétique classique (la succession de l’inventio, de l’elocutio et de la dispositio) et une poétique de l’improvisation et de l’inachèvement. Il souligne par ailleurs qu’à partir de ce recueil, les liens entre poésie et peinture conduisent à l’affirmation d’une méthode selon laquelle, pour passer de la vision au poème, il faudrait recourir aux stéréotypes de la représentation. Melançon considère en effet, comme le résume Boisclair, que « [m]algré sa linéarité, l’écriture peut très bien offrir à l’imagerie mentale du lecteur une perception globale des choses ; elle doit cependant produire du visible qui a déjà été vu ; elle doit recourir à des “lieux communs”[31] ». Du point de vue de l’écriture, cette perspective marque depuis ses débuts l’oeuvre de Melançon, qui s’appuie sur les « lieux communs » du haïku et des prosodies française et anglaise. Tout se passe comme si l’exemple des arts graphiques permettait de consolider cette conception et de la soustraire à la forte impulsion autocritique des débuts.

Dans le recueil suivant, Le paradis des apparences, paru en 2004, cette approche se prolonge par le recours à l’emblème par excellence de la tradition poétique occidentale : le sonnet. Il se présente sous une forme « allégée » (quatre tercets) dans les 144 poèmes, chiffre qui multiplie le nombre de vers des poèmes par lui-même et donne ainsi au recueil la forme d’une contrainte relativement stricte (le nombre de syllabes des vers reste toutefois variable). On sait que, dans la poésie française récente, les retours au sonnet sont nombreux et variés, chez des poètes aussi différents que Robert Marteau, Jacques Roubaud, Jacques Darras, Jacques Réda ou Emmanuel Hocquard. Comme le résume Henri Scepi dans une étude sur Jean-Marie Gleize, le sonnet est

une forme rétrospective (et non prospective) parce que la forme est toujours déjà là, donnée, quoi qu’on en dise, dans toute la pluralité de ses accidents possibles. Il n’y a pas de sonnet qui valide le constat de l’après-poésie, ou de l’après-poème, pour l’unique raison que tout sonnet (et quel que soit encore une fois son degré de dérèglement formel ou de variation interne) demeure un poème, plaide en faveur du poème[32].

Ainsi, recourant au sonnet, c’est à la tradition même de la poésie que Melançon s’en remet, excluant ostensiblement la « tradition de la rupture[33] » qui définit les avant-gardes.

Dans Le paradis des apparences, c’est l’envers de la négativité qui se manifeste avec le plus d’évidence : une sorte de consentement au monde tel qu’il est, de contentement, même, qui peut facilement faire oublier d’où il vient et ce sur quoi il repose. La visée que signale le sous-titre « Essai de poèmes réalistes » est de s’approcher du monde tel qu’il est, mais il s’agit aussi, dans le même mouvement, de repousser l’illusion de dépasser « le peu de réalité qu’on peut voir[34] ». Le poème accueille sereinement les perceptions comme des réalités passagères. Le dernier texte, à la fois « art poétique » et bilan, inverse un poème d’Horace (Odes, iii, 30) pour souligner cette impermanence :

J’ai édifié un monument aussi fragile que l’herbe,

Aussi instable que le jour, aussi fuyant que l’air,

Mobile comme la pluie qu’on voit dans les rues.

Je l’ai couché sur du papier qui se desséchera,

Qui pourra brûler, ou que l’humidité ensemencera

De moisissures grises, roses et vertes,

Qui jetteront un parfum pénétrant de terre.

Je l’ai bâti de la matière impermanente d’une langue

Qu’on ne parlera plus, tôt ou tard, qu’on prononcera

Autrement, pour former d’autres mots qui porteront

D’autres pensées. Je l’ai voué à l’oubli qui enveloppera

Tout ce que ce jour baigne de sa douceur[35].

Les haïkus des recueils ultérieurs, Quartiers d’hiver et Sur la table vitrée (ce dernier, écrit en collaboration avec Francine Chicoine), s’inscrivent dans la même perspective, délivrés des réfutations qui s’intégraient au premier recueil de 1978. C’est ici encore le versant affirmatif de la poétique de Melançon qui domine : la « réponse[36] » que les formes traditionnelles permettraient et non la remise en question de ce qui relèverait de l’illusion. Dans les essais que publie parallèlement Melançon, on observe le même parcours : d’abord les remises en question, et ensuite la mise en valeur de repères.

Méditations parallèles

Robert Melançon a beaucoup publié dans des revues, notamment dans Liberté, où il a fait paraître des articles souvent critiques jusqu’au sarcasme[37]. Ce n’est toutefois pas la tonalité qui domine Exercices de désoeuvrement, Questions et propositions sur la poésie et Pour une poésie impure. Ces trois livres relèvent pour une bonne part de la poétique, bien que Melançon écrive que ses propos « ne constituent pas ce qu’on appelait naguère un art poétique ni ce qu’on désigne aujourd’hui du nom de théorie » (PI, p. 10)[38]. S’il insiste sur la nécessité de « résister à la poésie[39] » et s’il s’en prend à « l’insignifiance de tant de poètes qui s’acharnent à reproduire laborieusement la “rupture” et la “subversion” des avant-gardes d’il y a plus d’un siècle » (PI, p. 10), il écrit aussi que ses opinions « reposent sur un socle d’incertitudes[40] ».

Ce qui ressort dans ces essais, en plus des questions et des doutes qui sont aussi présents dans les poèmes eux-mêmes, est la présence de plusieurs oeuvres poétiques admirées dont Melançon cherche à cerner les fondements. Les poètes sont très rarement situés historiquement : c’est la poétique de leurs oeuvres qui est l’objet de la méditation, ce qui permet au bout du compte d’établir quelques repères. Les oeuvres célébrées sont très nombreuses, comme on le voyait déjà dans le poème de conclusion de L’avant-printemps à Montréal qui saluait des auteurs « proches, lointains, / En qui je me suis connu en cherchant[41] ». Quelques-unes d’entre elles illustrent les principaux aspects qui ont marqué le parcours de Melançon.

Au sujet de l’écriture de Saint-Denys Garneau, d’abord, à qui il consacre plusieurs essais, Melançon parle d’un propos « impersonnalisé » (PI, p. 43), marquant par ce néologisme une résistance à l’égard du lyrisme très présente en particulier dans Peinture aveugle, et qui retrouve, chez Jacques Brault (mais aussi chez Emily Dickinson ou chez Jacques Réda), les voies de l’intimisme : « La poésie de Jacques Brault, écrit Melançon, dit qu’elle est seule, mais elle le dit à quelqu’un, à chaque lecteur un à un, et elle le dit avec les mots de la langue commune, de la rue et de la semaine. » (PI, p. 160) Jacques Réda, qui est peut-être le poète dont le style se rapproche le plus de celui de Melançon, illustre un autre versant du registre de la conversation : le lien entre le vers compté et la parole, et la conception de la poésie comme « technique » et « métier » (PI, p. 132) (c’est aussi le cas d’Étienne Jodelle ou de Robert Marteau). Ces poètes et d’autres encore offrent par ailleurs l’exemple d’une « attitude » devant le monde, tel Leopardi, qui « veille dans l’intranquillité, lucide, attentif à l’indifférence de tout » (PI, p. 85). Je soulignerai aussi une dernière oeuvre, qui me semble une référence fondamentale, celle de Paul-Marie Lapointe, sur qui Melançon a publié plusieurs essais et, en 1987, une monographie de la série « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers.

En 1977, un an donc avant la publication du premier recueil de poèmes de Melançon, Paul-Marie Lapointe publie, dans la revue La Nouvelle Barre du jour[42], une suite de fragments d’« art poétique » accompagnés de poèmes qui paraîtront en 1980 dans le monumental écRiturEs[43]. Sur les pages de droite figurent des énoncés sur la poésie et sur les pages de gauche des poèmes mettant en oeuvre cette poétique. Il s’agit, écrit Lapointe, d’une « [r]emise en question fondamentale de [la] fonction d’usage [des mots][44] ». Dans les poèmes qui s’apparentent à bien des égards à L’art poétic’ ludique qu’Olivier Cadiot fera paraître une dizaine d’années plus tard[45], Melançon voit « toute une encyclopédie des procédés de la poésie moderne comme follement dilapidés dans le refus obstiné du sens[46] ». Cette poétique radicalement opposée à la transcendance demeure présente comme une sorte de défi tout au long du parcours de Melançon, qui ne cesse de limiter les ambitions du poème en le ramenant à son statut d’objet[47].

Depuis 1978, Melançon aura élaboré une oeuvre qui n’est pas seulement un ensemble de poèmes, mais aussi le développement d’un « art poétique » intégrant sa propre critique jusqu’à assumer ses limites : « la réalité phénoménale », comme le résume Antoine Boisclair, « telle qu’elle se manifeste à la conscience du sujet, dans un moment et un lieu donnés[48] ». Ainsi, l’art poétique devient progressivement chez Melançon un art du dégagement. Mais on peut se demander si le point d’arrivée suffit à manifester la nature dynamique de l’oeuvre. Pour lire les derniers poèmes en mesurant leur portée, sans doute faut-il aussi percevoir les débats antérieurs : les reprises et les variations, et peut-être surtout la réfutation du monde comme fiction, illusion dont la force reste la mesure des poèmes « réalistes ».