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Au fil des cours et séminaires qu’il donne au Collège de France de 1978 à 1980, publiés depuis sous le titre La préparation du roman, Roland Barthes explore l’idée d’une nouvelle forme possible d’écriture, laquelle se situerait à l’endroit où « Proust et le haïku se croisent[1] ». D’un côté, l’entreprise totalisante de La recherche et, de l’autre, la forme poétique brève et fragmentée qu’emploie le haïdjin. Cette hésitation entre la littérature comme monument — la construction d’une oeuvre de taille imposante et de qualité remarquable — et comme ruine — c’est à dire marquée par l’incomplétude et la dévastation — se transforme en une opposition entre « le Livre » et « l’Album », selon des termes que Barthes emprunte à Stéphane Mallarmé. Dans un cours de janvier 1980, il explique : « Le Livre est, dans sa plus haute conception (Dante, Mallarmé, Proust), une représentation de l’univers […]. Vouloir le Livre, “architectural et prémédité”, c’est concevoir et vouloir un univers Un ». Au contraire, « l’Album » est synonyme de pluralité, de division et de désordre. Barthes poursuit :

À l’autre bout du temps, le Livre fait redevient Album : l’avenir du Livre, c’est l’Album, comme la ruine est l’avenir du monument […] [Pour citer] Valéry : « C’est étrange comme la suite des temps transforme toute oeuvre — donc tout homme — en fragments […] ». Le Livre en effet est voué au débris, aux ruines erratiques ; il est comme un morceau de sucre délité par l’eau : certaines parties s’affaissent, d’autres restent debout, dressées, cristallines, pures et brillantes[2].

Dans ce passage, le texte littéraire, comme le corps humain et l’ouvrage architectural, sont, par la nature des choses, voués à la déliquescence et la disparition. Préférer « l’Album » au « Livre » consisterait alors à prendre le dessus sur une ruine à venir, en imposant à la littérature la forme fragmentée à laquelle elle est inéluctablement condamnée.

Cette reconnaissance du caractère inévitable de la ruine dans La préparation du roman de Barthes irrigue l’écriture de Pascal Quignard. Celle-ci semble pourtant vouée à l’élaboration d’une oeuvre monumentale : celle que forme le Dernier royaume, la série de textes dont Quignard affirme, lors de la parution des trois premiers tomes en 2002, qu’elle ne se terminera qu’avec sa mort[3]. Son premier volume, Les ombres errantes, ainsi que les huit tomes qui l’ont suivi, sont marqués par le motif de la ruine, lequel se retrouve d’ailleurs dans l’ensemble de l’oeuvre quignardienne. Comme le note Sophie Denis, « toutes sortes de ruines parsèment [l’]oeuvre, les occurrences du substantif “ruine”, du verbe “ruiner” et de son participe passé, même de l’adjectif “ruiniforme” sont innombrables[4] ». Aux variations lexicales autour de la ruine s’ajoute un travail de rapprochement synonymique qui relie d’abord la ruine au sordide, à l’objet rejeté et à l’être mis au ban de la société. Cette proximité entre les deux termes est déjà suggérée de manière implicite par Barthes dans le passage de La préparation du roman, où il emploie tour à tour les mots de « débris » et de « ruines erratiques », et où la métaphore du morceau de sucre dissocie des parties « pures et brillantes » de parties en cours de liquéfaction, marquées par l’impureté et la déliquescence. Dans Albucius, Quignard traite des « sordidissima » et définit le roman comme « le seul gîte d’étape au monde où l’hospitalité [leur] soit offerte[5] ». Dans le même texte, le genre romanesque est présenté comme « un genre qui n’est pas un genre, plutôt un dépotoir, une décharge municipale du langage[6] ». Le roman apparaît comme un lieu, un espace où se rassemblent des êtres et des objets placés du côté de la mort et du sale, et dont la présence suscite la gêne et le rejet. Dans l’un des chapitres de Sordidissimes, le cinquième volume de Dernier royaume, Quignard reprend le même motif, en convoquant son étymologie : « les sordes à Rome définissaient les loques de deuil. Les endeuillés romains devenaient intouchables. Même, ils étaient intouchables à leurs propres mains. Ils ne devaient ni se changer ni manger ni se nettoyer les doigts, les dents, le sexe, l’anus. Sordidi veut dire répugnants[7] ».

Chez Barthes, la ruine et le sordide sont rejoints par le fragment, qui, selon une formule attribuée à Valéry, touche « toute oeuvre — donc tout homme ». Dans Albucius (1990), Quignard évoque aussi un rapprochement entre le roman, en tant que site où sont recueillies les « sordes » et « ces lambeaux de langage, […] torchons de récits qui ne cessent d’essuyer sans cesse nos vies[8] ». Dans l’essai Une gêne technique à l’égard des fragments (1986), Quignard propose une définition du mot « fragment » qui contient, en creux, l’image du lambeau en tant que bout d’étoffe déchirée ou de chair arrachée : « en grec le fragment c’est le klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment[9] ». Le « lambeau », parce qu’il désigne à la fois une loque de tissu et un débris de corps, unit la ruine au fragment et au sordide ; il offre un rapprochement en forme de triptyque, où figurent les images d’une totalité brisée, du morceau arraché et du reste qui subsiste.

Cette esthétique commune du lambeau, de la ruine et du fragment est aussi présente dans Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, que Quignard publie en 1984. Le titre fait référence à une figure antique, une patricienne romaine inventée par l’auteur, lequel se présente comme le traducteur et l’éditeur de fragments littéraires attribués à Apronenia Avitia. À cause de sa forme affichée, le texte se range du côté de l’album, au sens premier et antique du mot : c’est en effet le terme employé dans l’Antiquité pour désigner les tablettes et autres supports utilisés pour l’écriture. Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia est également un « Album » au sens barthésien, puisqu’il est fait de ruines (les tablettes du titre suggèrent un rapprochement entre la production littéraire et la construction architecturale) et de fragments littéraires. L’oeuvre perdue puis retrouvée, mais en réalité fictive, d’Avitia est en effet composée de textes brefs, dont le contenu emprunte entre autres aux Notes de chevet de Sei Shônagon, une auteure japonaise de la fin du xe siècle. Gilles Declercq note que le fragment suivant des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia : « Spatalè porte une prune à sa bouche. Sans doute était-elle sure. Par la grimace qu’elle fit, elle montra qu’elle n’avait plus de dents », est une adaptation d’un passage des Notes de Shônagon : « Une femme qui n’a plus de dents mange des prunes, et fait une grimace montrant qu’elles sont sures[10] ». Dans ce passage, la représentation du corps vient compléter la fragmentation qui touche le support matériel de l’écriture ainsi que sa forme poétique. Le visage du personnage féminin est marqué par la déliquescence et l’approche de la mort ; la bouche est déformée (« la grimace ») et abîmée (« plus de dents »). Ce portrait d’un corps en ruine est accentué par le contraste apporté par le fruit encore vert qui est porté aux lèvres, et dont l’acidité suggère qu’il est lui du côté de la puérilité.

S’il semble constitué par une esthétique de la ruine, du fragment et du sordide, Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia est aussi basé sur une double absence, qui fait de l’ouvrage littéraire un monument dévoué au souvenir de figures disparues. La première est Avitia, l’auteure supposée et le personnage central du livre, que Quignard place dans un pan oublié de l’histoire afin de mieux l’accueillir au sein de l’ouvrage. La seconde absence sur laquelle repose le texte n’y est jamais nommée ; Quignard y revient cependant dans un entretien avec Chrystelle Claude paru en 2012. Interrogé sur « [l’]espèce de très vieille ombre de femme[11] » autour de laquelle tourne Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, il évoque « la mère de ma mère, Marie Bruneau, [qui] m’avait recueilli […]. Quand elle est morte j’ai écrit ce récit[12] ». Selon cet aveu de l’auteur, Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia est un texte constitué de ruines qui s’érige en monument, dont l’objet est la transmission, certes dissimulée, du souvenir d’une femme disparue.

La ruine érigée en monument

La fonction commémorative attribuée aux fragments d’Apronenia Avitia est rendue plus explicite dans les ouvrages romanesques que publie Quignard, où le motif du monument est souvent employé pour donner une incarnation matérielle et architecturale à une écriture qui s’attache à rendre hommage à des disparus. Ainsi, de Villa Amalia (2006) à Terrasse à Rome (2000), L’occupation américaine (1994), La frontière (1992), Les escaliers de Chambord (1989) jusqu’au Salon du Wurtemberg (1986), les titres des récits et romans quignardiens évoquent quasi systématiquement des lieux et des espaces. Villa Amalia emprunte son titre à la demeure que le personnage principal, Ann Hidden, occupe lors d’un séjour dans la baie de Naples. La maison porte le nom de la femme pour qui elle fut construite un siècle plus tôt, et dont elle transmet la mémoire. En ce sens, la villa est bien un monument ; néanmoins les descriptions qui en sont faites la placent du côté de la ruine et de ce que Svetlana Boym nomme « la ruinophilie ». Dans « La ruinophilie : l’appréciation des ruines », Boym souligne que les peintures ruinistes des xviie et xviiie siècles donnent à voir une « architecture poreuse » propre aux ruines, lesquelles y apparaissent comme des « portes ouvertes sur le paysage, une suite d’encadrements artificiels et complexes qui servent d’intermédiaires entre la nature et l’histoire, entre l’architecture et le monde naturel, entre l’intérieur et l’extérieur des demeures[13] ». Le Capriccio avec forum romain, peint par Giovanni Paolo Panini en 1741, illustre bien la représentation picturale des ruines que décrit Boym dans son essai. Selon les conventions du capriccio, le paysage peint est fictif, inventé par le peintre à partir d’un amalgame de ruines empruntées au réel, par exemple celles du Temple des Dioscures dans le Forum romain. Cet « Album » pictural, où des fragments sont regroupés pour former des ruines, efface les frontières entre l’artificiel du bâti, le naturel de la végétation qui en envahit les failles et les creux, et des figures humaines qui évoluent parmi les ruines, et sur lesquelles elles sont parfois assises ou adossées. Aux premier et second plans à gauche du tableau, cette fusion est suggérée par la symétrie inversée entre une statue antique et une silhouette humaine dont les postures sont identiques, offrant ainsi au spectateur une image en miroir où le corps humain semble répondre à la pierre.

La représentation des ruines dans le tableau de Panini et, plus largement, dans l’esthétique ruiniste, fait écho à la porosité entre corps, bâti et nature que l’on retrouve dans l’oeuvre littéraire de Quignard. La demeure napolitaine de Villa Amalia est creusée à même la roche, sur une falaise face à la mer. Elle est décrite comme appartenant à un environnement naturel qui, cependant, « n’était pas un paysage mais quelqu’un. […] Un visage précis et indicible[14] ». D’édifice architectural, la villa Amalia est devenue un monument puis une ruine, puisqu’elle est emportée par un mouvement métamorphique qui la fait passer de construction artificielle, à élément naturel, à partie du corps humain. Ce rapprochement est également présent dans le nom de scène que porte le personnage : Hidden est le nom d’une montagne, le Hidden Peak, situé dans la chaine de l’Himalaya. Le roman contient plusieurs scènes où la protagoniste nage dans la baie surplombée par la villa : ces moments du texte suggèrent une fusion entre le corps d’Ann et la nature qui l’entoure. Les solidarités mystérieuses (2012) développe plus explicitement l’économie métamorphique à l’oeuvre dans Villa Amalia. Il raconte l’histoire de Claire et de son retour sur sa terre d’enfance, en Bretagne, et suit une évolution narrative qui voit peu à peu le corps du personnage principal se fondre avec le paysage breton. Claire disparaît de manière inexpliquée à la fin du texte, tirant un récit aux apparences réalistes vers le genre fantastique. Il est aussi possible de lire dans cette dissolution finale l’aboutissement d’un roman « ruiniste », qui adapte en littérature une esthétique picturale qui repose sur la contemplation de ruines — celle, avant tout, du corps du personnage qui finit par se confondre avec le paysage — et sur la fusion entre l’artificiel, le naturel et l’humain.

La représentation des ruines que proposent les romans de Quignard s’appuie sur un dialogue implicite entre l’écriture et l’art visuel. Cette rencontre entre le mot et l’image autour du motif de la ruine est également à l’oeuvre dans le récent ouvrage Sur l’idée d’une communauté de solitaires de Quignard, publié en 2015. Le sujet principal est clairement indiqué par le titre de sa première partie : « Les ruines de Port-Royal ». Celle-ci contient un texte donné par l’auteur lors de deux conférences : « le jeudi 4 octobre 2012, en compagnie d’Elisabeth Joyé, au clavecin et de Laurence Plazenet » et « dans la cathédrale de Coutances, le jeudi 10 juillet 2014, en compagnie de Jean-François Détrée à l’orgue puis au clavecin[15] ». Il s’agit donc de la trace écrite d’un échange oral et musical, que l’auteur a donné à plusieurs reprises. Le lieu auquel le titre fait référence est le site de Port-Royal des Champs, où se trouvent les ruines de l’abbaye de Port-Royal, lieu de vie des Solitaires au xviie siècle, et qui fut détruit sous les ordres de Louis xiv au début du xviiie siècle. Les restes matériels de l’abbaye sont aujourd’hui quasi inexistants ; les « ruines » dont parle Quignard ne sont pas des vestiges architecturaux mais des personnes disparues, dont la vie s’est écoulée au xviie siècle et qui ont été délaissées par l’Histoire. Les figures dont il est question dans le texte sont, pour la plupart, récurrentes dans l’oeuvre de Quignard : le peintre Georges de La Tour, par exemple, dont les tableaux n’ont été redécouverts qu’au début du xxe siècle, et Jean de Sainte-Colombe, le violiste et maître du compositeur Marin Marais. À ces figures familières s’ajoutent d’autres inconnus, tels que Gilberte Pascal, la soeur du philosophe, et Monsieur de Pontchâteau, qui « faisait office de jardinier à l’extérieur de l’enceinte de Port-Royal des Champs » (SLC, p. 27). À l’instar de Pontchâteau, les figures convoquées par Quignard ne sont liées à Port-Royal que de manière périphérique, détournée, voire négative. Ainsi, M. de Sainte-Colombe aurait employé pour l’enseignement de ses enfants un certain Monsieur de Bures, « un homme qui appartenait à la société qui fréquentait Port-Royal » (SLC, p. 25), tandis que Georges de La Tour, mort en 1652, « n’aura jamais connu l’existence de Port-Royal des Champs » (SLC, p. 12).

L’ambition affichée de Quignard n’est pas de faire état de ruines matérielles, mais de traiter de ce qu’il évoque comme « l’invention passionnante — même si elle est difficilement concevable pour l’esprit — d’une communauté de solitaires » (SLC, p. 28). L’oxymore sur lequel repose le texte — l’impossibilité de penser rationnellement un vivre-ensemble fondé sur la solitude — devient le support d’une expérience où les sens priment sur la raison. C’est en effet ce que suggère l’emploi du mot « passionnante », et ce que propose l’auteur en donnant à ses conférences une identité musicale. Les sous-parties de « Sur les ruines de Port-Royal » sont dédiées aux disparus évoqués plus haut, et la structure qu’elles imposent correspond aux morceaux joués par les musiciens qui accompagnent l’auteur. Le texte est donc celui d’une conférence mais aussi la base d’une série de tombeaux musicaux : un monument de paroles et de sons érigé à la mémoire de personnes auxquelles Quignard veut rendre hommage.

Au dialogue entre la littérature et la musique proposé par la première partie de Sur l’idée d’une communauté de solitaires s’ajoute celui entre le mot et l’image dans la seconde partie, intitulée « Compléments aux ruines ». Ainsi, si « Les ruines de Port-Royal » est un monument musical et littéraire, le second texte marque le passage du « Livre » à l’album-souvenir et photographique. Dans le chapitre qui porte le titre « Baraques du lycée en ruines », le lecteur se trouve confronté à une image photographique en noir et blanc, qui représente une tasse posée dans une soucoupe. Selon le texte qui entoure la photographie, elle aurait été prise par Anne Bourguignon, amie de l’écrivain et éditrice de Sur l’idée d’une communauté de solitaires. Le premier plan de l’image montre une tasse à café blanche, ornée d’un trait doré qui en souligne les contours avec, au centre, un motif fleuri. La soucoupe dans laquelle repose la tasse en reprend quelques thèmes décoratifs, et il est possible de distinguer des fissures sur ses bords. La tasse et sa soucoupe reposent sur un pupitre en bois, lui-même élimé ; on apprend à la lecture du texte qu’il s’agit d’un piano appartenant à Pascal Quignard et qui se trouve dans son appartement parisien. À l’arrière-plan de l’image, on distingue une gravure encadrée dont les contours sont obscurs et flous, mais qui semble représenter une figure de dos tenant dans ses bras un instrument à cordes.

L’apparition soudaine de cette photographie au milieu de l’ouvrage surprend le lecteur. Que signifie la présence de cette image d’un objet assez banal et dont la représentation photographique ne contient pas d’intérêt artistique évident ? Une justification est donnée par l’auteur lorsqu’il détaille la provenance de l’objet et sa signification symbolique et personnelle : « une tasse à café que Giacomo Meyerbeer avait donnée à son élève, mon arrière-grand-père, organiste d’Ancenis, Julien Quignard » (SLC, p. 58). Il s’agit donc d’un objet à valeur sentimentale, dont la présence atteste de l’existence de personnes l’ayant possédé et qui ont depuis disparu. La gerbe de fleurs qui orne la tasse prend alors des airs de gerbe funéraire, et elle semble illustrer l’acte de mémoire qu’incarne la tasse en tant que relique et en tant qu’image représentée par la reproduction photographique. Barthes, dans son ouvrage La chambre claire, évoque en effet le rapport à la mort qui est contenu dans l’acte photographique, et qui le rapproche de l’art théâtral :

On connaît le rapport originel du théâtre et du culte des Morts : les premiers acteurs se détachaient de la communauté en jouant le rôle des Morts : se grimer, c’était se désigner comme un corps à la fois vivant et mort […]. Or c’est ce même rapport que je trouve dans la Photo ; si vivante qu’on s’efforce de la concevoir (et cette rage à « faire vivant » ne peut être que la dénégation mythique d’un malaise de mort), la Photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts[16].

La transformation physique du livre en album photographique dans la seconde partie de Sur l’idée d’une communauté de solitaires accompagne la métamorphose symbolique du livre en monument aux morts. À travers une mise en abyme visuelle où viennent s’ajouter plusieurs images liées à la mort — la gerbe de fleur ornant la tasse et l’image de la tasse-relique elle-même contenue dans la photographie —, Quignard évoque une série de liens familiaux, artistiques et patriotiques qui ont été rompus. Ces ruptures sont causées par la disparition physique du père et du grand-père paternel de l’écrivain, par l’écriture, que l’auteur a préférée à une carrière musicale, et par l’histoire collective qu’incarne la nationalité allemande à laquelle « la moitié de [sa] famille avait renoncé […] en 1871 » (SLC, p. 58).

Si « Les ruines de Port-Royal » traite du xviie siècle, la seconde partie de Sur l’idée d’une communauté de solitaires est en grande partie consacrée à la Seconde Guerre mondiale et à la dévastation qu’elle a provoquée. Le chapitre « Baraques du lycée en ruines » tourne autour du Havre, la ville d’enfance et de jeunesse de Pascal Quignard, où « la reconstruction de la cité était sans cesse repoussée [et où] sept ans durant, de 1944 à 1951 les décombres persistèrent » (SLC, p. 56). L’image qui illustre ce chapitre, la photographie de la tasse, est elle aussi liée à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Giacomo Meyerbeer, son premier propriétaire, est un compositeur allemand du xixe siècle connu pour une suite d’opéras romantiques montés à Paris, dont Robert le Diable (1831) et Le Prophète (1849). Malgré le succès rencontré de son vivant, sa notoriété dans les siècles qui ont suivi est largement due à la haine que sa personne et son oeuvre ont suscitée chez le compositeur Richard Wagner. Comme l’indique John Deathridge, Meyerbeer fut d’abord une influence majeure pour Wagner avant de devenir pour lui une cible privilégiée d’attaques antisémites violentes. Sous son influence, les opéras de Meyerbeer furent interdits par le gouvernement nazi[17]. À ce titre, la tasse symbolise non seulement une histoire familiale, paternelle et intime, mais également un moment sombre de l’histoire, et incarne l’une de ces figures oubliées que Quignard recueille au sein de son écriture.

L’image photographique en noir et blanc de la tasse illustre visuellement la préférence quignardienne pour les êtres et les objets marqués par l’obscurité. Elle rappelle des ouvrages précédents comme Le sexe et l’effroi (1994) et La nuit sexuelle (2007), constitués de textes et d’images, et imprimés sur du papier noir et glacé. Cependant, ces deux publications, dont l’aspect matériel efface la frontière entre livre et objet, contiennent des reproductions d’oeuvres d’art qui sont en couleur et de grande qualité. Au contraire, l’unique image présente dans Sur l’idée d’une communauté de solitaires est marquée par un aspect terne, qui semble signaler les limites de la représentation visuelle qu’elle incarne. Cette impression est renforcée par le contenu même de la photographie, dont les éléments centraux et périphériques font référence à un au-delà du visuel ; en effet, derrière la tasse du compositeur Meyerbeer et sur le piano de l’écrivain Quignard, se trouve l’image d’un musicien et de son instrument. La photographie est d’ailleurs suivie immédiatement par l’emploi du verbe « chanter » : « je chante les tasses isolées » (SLC, p. 58), dans une phrase qui fait écho avec celle qui ouvre le chapitre : « je vais chanter ce qui est ruines » (SLC, p. 56). L’image de la tasse se rapporte donc plus largement à la nature interdisciplinaire de Sur l’idée d’une communauté de solitaires, dont la seconde partie est d’ailleurs introduite comme « une improvisation [qui] a été prononcée à l’hôtel de Massa le 4 octobre 2012 » (SLC, p. 38).

La tasse placée au centre du texte de Quignard est à la fois visuelle et musicale ; elle est aussi, inévitablement, inscrite dans l’espace littéraire. Quoi, en effet, depuis La recherche de Proust, de plus littéraire que le motif de la tasse ? Dans le célèbre passage de Du côté de chez Swann où est décrite l’expérience de mémoire involontaire que produisent le goût et l’odeur d’une madeleine trempée dans une tasse de thé, le narrateur évoque la manière dont :

comme ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de [sa] tasse de thé[18].

L’expérience de réminiscence est racontée à travers une série d’objets du quotidien — le bol de porcelaine utilisé dans le jeu japonais du suichuka, la tasse de thé de la tante Léonie — que l’écriture transforme en lieux où s’érigent des constructions architecturales qui servent de métaphores au surgissement soudain de la mémoire. Un procédé similaire est employé par Quignard dans « Baraques du lycée en ruines », où la tasse de café de Meyerbeer devient le support d’une énumération :

J’écris […] sur les vieux musiciens à fraise et à chapeau à tube […]. / Sur ceux qui sont nés dans les ruines et sur leur mère résolument absente. […] / Je passe des palais aux huttes de feuillage, / je file à toute allure des tabernacles aux barracks, / des grottes aux fossés, aux fosses, aux trous, aux tombes. / Dès lors que tout est en ruines, non seulement / ce qui réfère n’est pas sûr, / tout relève de ce qui tombe, / et tout meurt au contact de ce qui est tombé.

SLC, p. 59

La syntaxe fragmentée et l’utilisation de l’anadiplose confirment la nature musicale du chapitre dans lequel s’inscrit ce passage. L’influence de La recherche est présente dans les références aux lieux (« palais », « hutte », « barracks »), et à travers la figure de la mère absente. Elle se dessine également dans l’appel aux sens — le son et la vue — qui est suggéré par le dialogue avec l’art visuel et l’art musical mis en place par Quignard. De même, le narrateur de La recherche introduit l’importance de l’odorat et du goût dans l’acte mémoriel :

quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir[19].

Il y a, dans cet extrait, une opposition entre, d’un côté, « la mort », « la destruction » et « la ruine de tout le reste », et, de l’autre, « l’édifice immense du souvenir » soutenu par l’immatérialité propre aux sensations qui l’ont suscité. Cette tension entre ruine et monument qui sous-tend le passage de La recherche se retrouve implicitement dans le passage de La préparation du roman mentionné plus haut, où Barthes opère un glissement de la tasse de thé au « morceau de sucre délité par l’eau ». Si, chez Proust, le liquide contenu dans la tasse possède le pouvoir de s’ériger en monument, Barthes évoque lui l’état de ruine qu’entraîne nécessairement sa présence. Au-delà de l’image, il s’agit pour l’un de dépasser un état initial marqué par la destruction en construisant une oeuvre à partir de l’expérience du souvenir et, pour l’autre, de nier la possibilité de complétude de l’oeuvre en faisant de la ruine non pas l’origine mais le futur de toute construction littéraire.

Du monument à la ruine

L’hésitation entre le monument et la ruine, entre le modèle proustien du « Livre » et celui de « l’Album » tel que le définit Barthes, fait écho chez Quignard à la notion du « Jadis » qui revient sans cesse dans son oeuvre. Sur l’idée d’une communauté de solitaires contient un chapitre intitulé « Il y a deux perdus », qui utilise le motif de la ruine pour définir deux attitudes possibles face à la perte : « il y a un perdu irrécupérable – c’est le perdu qui est véritablement égaré dans les ruines. Et il y a un perdu qu’on retrouve en soulevant les pierres, en désarticulant les mots, en décomposant les symboles et en en recomposant les fragments » (SLC, p. 61). Face au perdu, Quignard convoque d’abord la figure du « ruinophile », pour reprendre le terme employé par Boym, qui est engagé dans une contemplation passive de ce que le passé a mis hors d’atteinte. La seconde figure est celle de l’archéologue, dont le corps est tout entier consacré à la reconstruction d’un avant et d’un au-delà des ruines. La prédominance des actions physiques dans ce passage (« soulevant […] désarticulant […] recomposant ») fait écho au rôle primordial que donne Proust aux sensations physiques dans l’acte d’édification propre au souvenir.

L’opposition entre ruine et monument chez Quignard semble prendre fin dans le passage final de « Baraques du lycée en ruines ». Sous couvert d’aborder le sujet des ruines de Port-Royal et celles laissées par la Seconde Guerre mondiale, il y affirme l’ambition monumentale de son écriture. Le chapitre en question se termine en effet par une révélation essentielle, celle du plan complet et final du Dernier royaume, l’édifice littéraire débuté en 2002, et dont le dernier tome en date, Mourir de penser, a été publié en 2014. À travers une liste de quatorze ouvrages, dont cinq sont encore à paraître, l’auteur confirme l’ordre des volumes déjà publiés mais intègre un changement majeur : il y insère le récit intitulé Vie secrète, paru en 1998, et qu’il présente comme le huitième volume de Dernier royaume. À la lecture de ce plan définitif, c’est l’architecture de La recherche qui s’impose implicitement comme modèle d’une oeuvre déterminée par sa monumentalité, et dont l’auteur a fixé le début et la fin. Ce fut en effet le cas pour Proust, comme il l’affirme à plusieurs reprises et notamment dans une lettre datée de 1919 : « [L]e dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout l’“entre-deux” a été écrit ensuite[20] ».

L’exemple proustien que semble suivre le Dernier royaume de Quignard se heurte cependant à la réflexion autour du « Jadis » que l’auteur développe au fil de ses textes, y compris dans les tomes de Dernier royaume. Comme l’affirme Aliette Armel, ces derniers « partent de la constatation que la déclinaison ordinairement reçue du temps en présent, passé et futur n’a plus cours », et « à la nostalgie du perdu, il [s] n’oppose[nt] pas, comme Proust, le temps retrouvé, mais le jadis[21] ». Le « Jadis » est, pour Quignard, à la fois un espace et un temps au-delà de toute atteinte, qui représentent tour à tour le point d’origine et la destination que vise l’écriture. Dans Sordidissimes, il distingue le passé, « [le] monde des souvenirs, des mots, des noms, des reliques, de la brocante et de l’histoire », et le « Jadis », « [celui] du perdu, sans images, sans mots, sexuel, indomesticable[22] ». Le passé est défini comme ce qui peut être récupéré, soit par la réminiscence littéraire que symbolise La recherche (« souvenirs [et] mots »), soit par l’attachement personnel et sentimental aux êtres et aux objets disparus (« des noms, des reliques, de la brocante »), soit par l’attitude raisonnée et scientifique (« l’histoire »). Le « Jadis » est lui du côté du réel lacanien : inaccessible, hors de portée du symbolique et de l’imaginaire (« sans images, sans mots ») ; il correspond à un état avant tout physique, animal et non-humain (« sexuel, indomesticable »). Cette opposition est reprise dans « Il y a deux perdus », lorsque Quignard distingue « d’un côté le temps passé (l’Histoire), de l’autre côté l’analyse (la psychanalyse, l’archéologie des morphogenèses, la physique du jadis) » (SLC, p. 61). Plus d’une décennie avant la parution des premiers tomes de Dernier royaume, Quignard évoque déjà la même idée dans un entretien avec Jean-Pierre Salgas où il mentionne explicitement le modèle de La recherche. Il y compare W ou Le souvenir d’enfance de Georges Perec, dont il admire la capacité « de s’adresser au trou vide de son enfance et de ne pas ciller », et l’entreprise proustienne, qui, selon lui, « croit à la vérité de sa quête[23] ». Il s’agit, une nouvelle fois, d’opposer une posture, celle d’un corps qui se dresse et ne ferme pas les yeux, à une attitude rationnelle (« la vérité de sa quête »), mais erronée, face au perdu.

Dans « Baraques du lycée en ruines » et, plus largement dans Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Quignard donne, on l’a vu, une place primordiale à la musique. La phrase d’ouverture du chapitre, « je vais chanter ce qui est en ruines », en annonce la dimension musicale ; elle introduit aussi une métaphore empruntée au domaine des sciences naturelles : « tout ce qui est en ruines est en moi comme un premier visage. Voici exactement ce que les naturalistes nomment l’empreinte chez les animaux » (SLC, p. 56). L’« empreinte » à laquelle fait référence Quignard n’a pas le sens de « trace » ; les lieux dont il est question, l’abbaye de Port-Royal et la ville du Havre, sont en effet marqués par l’absence de restes qui a suivi leur destruction. L’« empreinte » n’est donc pas la marque laissée par l’animal sur son environnement, et qui permet de témoigner de sa présence, mais l’attachement affectif que produit, juste après la naissance, la vision d’un objet spécifique, qui remplace alors tout lien biologique chez l’animal concerné. L’exemple le plus célèbre de ce phénomène est celui des expériences sur des oies cendrées menées dans les années 1930 par le biologiste autrichien Konrad Lorenz : un oison dont l’éclosion est observée par le chercheur va identifier celui-ci comme son parent car il est le premier référent visuel en mouvement qu’il rencontre.

À travers l’idée de la ruine comme « empreinte », Quignard suggère l’effacement du lien familial et humain au profit d’un rapport d’identification animal suscité par une image originelle : celle du paysage dévasté de sa ville d’enfance au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Si, pour Quignard, « une image manque dans l’âme » et que « [l’]on appelle cette image qui manque “l’origine”[24] », la destruction du Havre est une première image qui illustre plutôt qu’elle ne comble la nature irreprésentable de l’origine. C’est ce que l’auteur suggère lorsqu’il affirme que « tout ce qui reste appelle ce qui manque » (SLC, p. 60). Si elle reflète une absence, la ruine s’impose cependant comme un objet éminemment visuel chez Quignard, et elle rappelle l’analogie entre la matière architecturale et le monde du vivant qui, selon Boym, sous-tend l’histoire culturelle de la contemplation des ruines dans la peinture, mais aussi dans les illustrations médicales des dissections anatomiques qui se développent au xvie siècle [25]. On pense en effet au volume de gravures anatomiques de Charles Estienne publié en 1545, qui représente des corps disséqués mis en scène, souvent dans des poses érotiques, avec en arrière-plan des paysages composés de ruines antiques[26]. Ces représentations de corps en lambeaux marqués par la mort, mais qui sont pourtant en mouvement et dont la vue est censée susciter le désir, donnent un aspect théâtral aux gravures. Ce à quoi fait écho la réflexion de Barthes qui rapproche la photographie du « culte des Morts » présent dans l’art dramatique, où « se grimer [c’est] se désigner comme un corps à la fois vivant et mort ».

Ce rapprochement apparemment impossible entre la mort et le vivant que Barthes situe dans le théâtre et la photographie, et qui est visible dans les gravures de Charles Estienne, est mis en scène dans le spectacle que Quignard a créé conjointement avec la danseuse de bûto Carlotta Ikeda. Médéa (2010-2013), chorégraphié par Ikeda, écrit par Quignard et composé par le musicien Alain Mahé, joue sur le rapprochement poétique de plusieurs ruines : celles du palais de Corinthe qui, selon le mythe antique, est détruit par Médée en même temps que Créuse, sa rivale ; et celles des ports d’Hiroshima et du Havre, tous deux détruits pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, dans Mourir de penser, Quignard convoque l’image du « danseur de butô nu et couvert de cendres qui maintenant rampe dans le port d’Hiroshima en ruines sous le soleil d’août[27] ». Le bûto est né après la Seconde Guerre mondiale au Japon ; son fondateur, Tatsumi Hijikata, avec qui Ikeda a travaillé dans les années 1970, utilise l’expression « ankoku butō[28] », qui se traduit par « danse obscure », pour le définir. Depuis sa création, le butô est, selon Sondra Fraleigh, « à la fois naturel et théâtral », et il est devenu « plus un mouvement esthétique qu’une danse ou même une forme théâtrale, qui inspire notamment la photographie et l’art visuel[29] ». La nature interdisciplinaire du bûto notée par Fraleigh est présente dans le spectacle de Quignard, Ikeda et Mahé, où les corps de l’écrivain et de la danseuse se partagent la scène, accompagnés par la musique jouée par Mahé.

Ce dialogue entre les arts au service d’une esthétique vouée à l’obscurité s’applique à la fois aux oeuvres quignardiennes explicitement tournées vers les ruines, et à celles qui s’annoncent en monuments. Le peintre et graveur Alain Skira, avec qui Pascal Quignard a travaillé à plusieurs projets où se mêlent texte et image, emploie en effet le terme de « monuments » pour évoquer ses collaborations avec l’écrivain. À propos d’Ultima, il décrit par exemple « un monument de presque trois mètres cinquante de haut et de quatre mètres de large, [qui] réunit quinze panneaux comme quinze rayonnages d’une bibliothèque où la couleur de la nuit a envahi les livres[30] ». La page de fin des Septante (1994), qui regroupe un texte de Quignard, adapté de la légende des 72 traducteurs de la Torah à Alexandrie, et une série d’illustrations de Skira, convoque aussi le motif du monument pour désigner le livre que le lecteur s’apprête à refermer : « Pierre Skira et Pascal Quignard ont travaillé au monument des Septante du mois de mai 1992 au mois de février 1995 ». Un peu plus loin dans le même passage, on apprend que les deux collaborateurs « ont log[é] [l’édition originale des Septante] en secret sous l’un des soixante-dix pastels du monument[31] ». Ultima et Les Septante représentent deux ambitions paradoxales, celle de l’oeuvre monumentale — Les Septante fait référence à une traduction de renommée légendaire, tandis qu’Ultima étonne par ses dimensions imposantes —, et celle d’un travail littéraire et plastique voué à l’obscurité : une oeuvre visuelle plongée dans « la couleur de la nuit » pour Ultima et, dans le cas des Septante, l’image finale d’un livre dissimulé sous la peinture.

La ruine vivante

L’oeuvre-monument semble condamnée à une disparition dans l’espace ; de même, elle entretient une relation ambiguë avec le temps. Lorsque Skira évoque Ultima, lors d’une conférence sur Pascal Quignard organisée à la Sorbonne en 2010, le projet est toujours en construction — un monument inachevé, toujours en suspens. Dans Les Septante, l’auteur décrit une oeuvre sur laquelle il aurait travaillé jusqu’en 1995, alors que la publication de l’ouvrage date de 1994. L’oeuvre monumentale suppose la plénitude et la finitude, or Quignard brouille volontairement les frontières qui séparent le passé du présent et de l’avenir. Ainsi, comme on l’a déjà noté, l’annonce du plan complet de Dernier royaume comprend l’inclusion, comme huitième volume, de Vie secrète, un texte publié en 1998 — soit quatre ans avant la publication des trois premiers tomes. Cette manipulation des dates vient saboter de l’intérieur la monumentalité annoncée des oeuvres, et elle impose à la figure du monument une temporalité qui est propre à la ruine. En effet, comme l’écrit Boym :

lorsque l’on visite des « ruines », on s’engage dans un labyrinthe d’adverbes temporels marqués par l’incertitude et l’ambivalence — « plus », « pas encore », « toutefois » et « quoique » — qui remettent en cause la causalité. Les ruines évoquent un passé qui aurait pu être et un avenir qui n’a jamais eu lieu. Elles nous attirent car elles semblent promettre une utopie : la possibilité d’échapper à l’irréversibilité propre au temps[32].

Le « Jadis » vers lequel tend le travail littéraire de Quignard contient cette même promesse. La réflexion que développe Boym sur les ruines contient de nombreux échos aux écrits de Walter Benjamin. Cette figure hante aussi l’oeuvre de Quignard ; on la retrouve de manière explicite dans un essai intitulé « 1640 », publié en 1999, où l’auteur définit notamment le « Jadis » comme « la Ruine jaillissante ». Dans le même passage, Quignard écrit : « Benjamin dans “Zentralpark” dit que nous devons avoir devant la vie moderne l’attitude du xviie siècle devant l’Antiquité. C’est-à-dire : il faut vivre le présent comme la ruine qu’il prépare. […] La ruine du jadis qui se répète — ou plutôt qui ne cesse pas de commencer. La ruine qui ne cesse pas de jaillir[33] ». Quignard fait référence au fragment « Central Park » que Benjamin écrit en 1938, où il introduit une réflexion sur le rapport entre l’histoire et la modernité à partir d’une étude de l’oeuvre de Baudelaire.

La suite de « 1640 » poursuit le dialogue entamé par Quignard avec Benjamin, cette fois de façon implicite. L’image de « la ruine du jadis qui […] ne cesse pas de jaillir » rappelle l’allégorie de l’Ange de Klee que Benjamin développe dans Sur le concept d’histoire (1940). L’Angelus Novus est une aquarelle réalisée en 1920 par Paul Klee et achetée l’année suivante par Benjamin. Cette oeuvre visuelle constitue pour le penseur allemand à la fois un objet à valeur sentimentale et un support essentiel à sa réflexion allégorique autour de l’histoire. Ainsi, dans Sur le concept d’histoire, c’est à travers une ekphrasis de l’aquarelle de Klee qu’il propose une nouvelle conception de l’idée de progrès :

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès[34].

La description de Benjamin dépasse le cadre de l’aquarelle et déplace le tableau vers un espace autre, situé dans un hors-champ de l’image. Si les premières lignes décrivent précisément le sujet central de l’oeuvre de Klee — « l’ange [dont les] yeux sont écarquillés, [la] bouche ouverte, [les] ailes déployées » —, ce qui suit inverse le rapport entre spectateur et sujet. Benjamin adopte le point de vue de l’ange pour introduire un paysage qui est absent du tableau réel, mais qui s’impose comme « le monceau de ruines [qui] devant lui s’élève jusqu’au ciel ». L’importance donnée au regard de la figure peinte rappelle celle, dans Le sexe et l’effroi, du fascinatio et des regards détournés des patriciennes romaines représentées sur les murs de la Villa des Mystères à Pompéi. L’ange de Klee vu par Benjamin et l’interprétation quignardienne des peintures de Pompéi partagent un même pouvoir de dérèglement temporel : ancrés dans le passé, ils font signe vers un évènement qui a déjà eu lieu, mais qui, en même temps et à cause de la fixité propre à la représentation picturale, ne cessera jamais de revenir. Il s’agit de reconnaître ici le « mouvement qui [est] propre » aux images dont parle Georges Didi-Huberman, qu’il définit comme « un malaise, un démenti plus ou moins violent, une suspension — dans l’histoire[35] ». Pour Benjamin et pour Quignard, l’allégorie visuelle permet de remplacer l’Histoire, vue comme la conception linéaire et progressiste du temps, par un rapport naturel, non-rationnel et non-humain à la temporalité : c’est le rôle donné à « la tempête » dans le texte de Benjamin et, dans Le sexe et l’effroi, à l’éruption du Vésuve, qui détruit et arrête le cours du temps.

La force vitale contenue dans la « catastrophe » décrite par Benjamin se retrouve dans le motif du « jaillissement » que Quignard associe à la ruine. Celui-ci suggère un rapport à la temporalité qui passe avant tout par le corps et qui, ce faisant, relie l’écriture à une dimension non-humaine, animale et « indomesticable » pour reprendre un terme de Quignard déjà cité. La métaphore du temps, compris non pas comme construction rationnelle et humaine mais au sens météorologique du terme, est employée par l’écrivain dans « Baraques du lycée en ruines », lorsqu’il évoque ses souvenirs d’enfance dans la ville ruinée du Havre, et en particulier son trajet d’écolier : « j’avançais contre un vent que rien n’arrêtait plus parmi les murs effondrés […,] soulevé soudain par la force du vent et les rotations imprévisibles des bourrasques vers cette étrange “scholé” pleines de trous et couvertes de mouettes et de buses de mer » (SLC, p. 57). Le lieu symbolique du savoir est marqué par la destruction, mais l’écrivain s’y dirige néanmoins, non du fait de volonté mais parce qu’il est physiquement porté par l’énergie d’un phénomène naturel sur lequel il n’a pas de prise. Face à l’hésitation entre l’ambition fragmentaire et l’ambition monumentale, Quignard s’engage dans une troisième voie, celle du corps, de la nature et de la force vitale qu’elle insuffle à l’écriture. Comme l’écrivain le confie à Chantal Lapeyre-Desmaison : c’est « la ruine à l’état vivant que je cherche à vous décrire[36] ». Le motif de la ruine vivante est lié à la porosité propre aux ruines décrite par Boym et illustrée par les peintures de Panini, qui unit les motifs du bâti, du corps humain et de la nature. De même que son écriture, par ses dialogues avec la danse, la musique et l’art visuel, emprunte le caractère éminemment corporel et sensoriel que Proust donne à l’expérience du souvenir, Quignard reprend aussi une expression employée par Barthes dans La préparation du roman, où celui-ci explique : « La ruine, en effet, n’est pas du côté de la Mort : elle est vivante comme Ruine, consommée comme telle, esthétiquement constituée, germinative[37] ». On retrouve ici le « langage in germine, […] la semence originaire[38] » qu’invoque Quignard dans Rhétorique spéculative (1995), mais aussi « la cinquième saison » qui est celle du roman dans Albucius, « la très brève saison sempiternelle où l’on ne sent pas passer le temps[39] ». Dans Une gêne technique à l’égard des fragments, Quignard évoque la nature préhumaine et préhistorique de la fascination pour les fragments : « cette obsession du fragment n’est même pas humaine. Il y a quatorze millions d’années, au Kenya, les ramapithèques taillaient des cailloux de basalte[40] ». Au-delà du monument et derrière les ruines, se tient ainsi le corps de l’écrivain, qui construit ses textes en taillant des fragments, se déploie sur scène aux côtés de danseurs et de musiciens, qui, enfant, bravait la tempête, et qui, aujourd’hui, poursuit un geste d’écriture dont la fin est annoncée mais qui ne cesse de recommencer.