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À de nombreuses reprises dans l’oeuvre de Pascal Quignard, des hommes se trouvent face à des portes fermées, cette situation constitue comme un motif qui se répète au fil des publications. Je me propose d’esquisser un questionnement sur la notion de porte dans quelques textes de Pascal Quignard. Il me semble que ces portes jouent un rôle non négligeable dans son oeuvre et que très souvent, d’une manière ou d’une autre, elles sont associées au féminin, ou ramènent au féminin. Je vais donc commencer par relever quelques occurrences qui développent, me semble-t-il, ce même motif : comment des hommes butent sur des portes fermées par des femmes, combien ils en souffrent, à quel point ils se sentent exclus — certains même en meurent. Ce motif serait à relier aux figures des femmes dangereuses de différentes mythologies — Méduse, Médée, les Wilis — qui hantent déjà l’oeuvre depuis longtemps. Dans un deuxième temps, je relèverai d’autres occurrences qui concernent le corps féminin ; le sexe des femmes y est perçu comme une porte qui permet des passages qui métamorphosent, la naissance étant sans doute le plus emblématique de ces passages.

Préambule

Pour lancer ma réflexion, je voudrais citer un extrait de Mourir de penser où Quignard évoque la notion de motif, qu’il compare à une sorte de disque rayé :

La pensée que je ne veux pas dire est le fond de ma pensée. Et cette pensée, le corps la recèle, ego l’ignore. C’est ainsi que la détresse natale ou le trauma qui la revivifie déploient à chaque fois une étrange rumination pathogène qui n’est pas arrivé à se transformer en souvenir ni en signification. Une hypermnésie mystérieuse s’est enrayée, qui n’est pas sans images, mais qui est sans narration. Il s’agit vraiment d’un disque rayé en ceci que le motif (le cauchemar, la lésion, le moment incompréhensible) se répète à l’identique, frappe à la porte, sans que rien permette d’ouvrir. Il n’y a pas de mot de passe pour le sans langage — pour l’enfance[1].

Quelques pages plus loin, Quignard écrit que « le corps est l’archive originaire en acte[2] ». Il y a un lien ténu entre la pensée et le corps pour lui, et peut-être que réfléchir sur le statut des portes dans ses textes nous permettra de saisir un peu mieux quelques aspects de sa pensée.

Le commentaire sur le motif souligne la division qui caractérise tout être humain : le corps sait ce que le sujet ignore, il a archivé des informations que le sujet ne sait ni voir ni entendre. Le motif se manifeste à l’insu du sujet, mais il bute sur une porte fermée. Le motif « frappe à la porte », il « se répète à l’identique », mais il ne permet pas d’accéder à un nouvel état, à une nouvelle compréhension ; le sujet reste bloqué dans une répétition mortifère, « une étrange rumination pathogène » qui ne se transforme ni « en souvenir ni en signification ». L’absence de verbalisation ou l’impossibilité à mettre des mots sur « ce motif qui revient » devient pathogène, empêche de vivre ou perturbe le vécu.

Le sujet chez Quignard est confronté à un blocage, il se heurte à une porte fermée, l’écriture est alors un moyen pour trouver une clé ou peut-être de créer la clé qui va finalement ouvrir cette porte. Dans L’énigme, Quignard écrit : « Le sujet conquiert son secret en le narrant. C’est le coeur de la psychanalyse[3]. » Il fait donc confiance à la psychanalyse pour résoudre des problèmes insolubles autrement, et, en ce sens, son écriture semble s’inspirer directement de la cure analytique. Par la narration, le sujet peut conquérir un nouvel espace, il peut dépasser le blocage initial, il peut enfin découvrir ce qui se cache derrière la porte…

I. La porte fermée qui tue

Après ce petit préambule, nous pouvons en venir au motif de la porte fermée ; je vais retenir cinq occurrences de ce motif.

1. Henry Purcell

Au début de la conférence sur « Les ruines de Port-Royal » publiée dans Sur l’idée d’une communauté de solitaires en 2015, Pascal Quignard décrit la mort du compositeur Henry Purcell :

Le musicien fut retrouvé seul, mort de froid, devant la porte de sa maison, après l’orage, à la fin de la nuit, en plein été, complètement trempé, le pourpoint taché, ayant craché tout son sang, sous l’averse, au début de l’aurore.
Cela se passe à Great Saint Ann’s Lane, dans les champs et les vignes couverts d’eau du bourg de Westminster.
Frances Purcell, son épouse, lui refusait la porte de sa propre demeure passé minuit, tant il était incontrôlable quand il était ivre[4].

Un musicien meurt parce que sa femme refuse de lui ouvrir la porte de sa propre maison : le motif apparaît dans toute sa clarté ici. Cette scène, par sa simplicité, par son évidence aussi, vient éclairer rétrospectivement d’autres situations qui, si l’on est attentif, contiennent des éléments, ou constituent des variantes d’un motif que l’on pourrait nommer « la porte fermée qui tue ». En effet, Quignard livre ici, c’est mon hypothèse, presque en catimini, un aboutissement, la formulation d’une trouvaille qui est à même d’ouvrir de nouvelles portes et d’éclairer d’autres ruminations passées. Dans les écrits précédents que je vais étudier, la formule n’était pas aussi aboutie, claire, qu’avec la mort de Purcell, elle était en gestation.

2. Bruno Bettelheim

La seconde occurrence met en scène un psychanalyste, Bruno Bettelheim, que Quignard aime beaucoup : il a toujours des paroles louangeuses à son égard et, dans Les désarçonnés, Quignard associe le nom de Bettelheim à Bethléem : « [Bettelheim] portait le nom féerique, originel, de Bethléem, lieu de la Nativité de Jésus[5]. » Il me semble que c’est l’expérience sensible du psychanalyste qui émeut Quignard, autant que ses écrits sur l’autisme par exemple. En effet, Bettelheim a, lui-même, fait l’expérience de « la porte fermée qui tue », mais le motif peut rester invisible car la mort arrive beaucoup plus tard que l’expérience de cette porte fermée. Comme pour Purcell, la porte est fermée par une femme, une intime, et cela, dans les pires conditions que l’on puisse imaginer :

Quand il revint du camp de concentration de Buchenwald, Bettelheim, à peine débarqué dans le port de New York, prit un taxi, sonna à la porte de son épouse. Elle ouvrit. Elle est embarrassée. Elle rougit. Elle lui explique en toute hâte qu’elle a refait sa vie. Elle referme la porte. Il est sur le paillasson devant une porte fermée.
Quand il décida de mourir, il prit le sac en plastique de l’épicerie, y enfouit son visage, s’agenouilla sur le paillasson, se blottit contre le bois de la porte et serra[6].

Le lien entre la mort de Bettelheim et la porte fermée par sa femme n’est pas aussi explicite que dans le cas de Purcell, car l’action se passe en deux temps : la porte qui se referme laissant Bettelheim à l’extérieur sur un paillasson puis, deuxième temps, le suicide sur un paillasson contre une porte fermée. La femme n’est plus aussi clairement responsable de la mort, mais Quignard laisse entendre que le choc de cette porte refermée n’a jamais pu être surmonté par Bettelheim, et que le suicide pourrait en être une sorte de réplique. Comme dans un tremblement de terre, Bettelheim ne serait pas mort lors de la première secousse, lors du premier choc, mais d’une réplique. Pour Quignard, ce premier choc aurait constitué un traumatisme que Bettelheim n’a jamais pu dépasser, un choc dont il n’a jamais pu se remettre. Bettelheim a résisté au camp de concentration de Buchenwald, mais pas à l’accueil de sa femme à son retour du camp. Cette porte fermée l’a finalement tué et, d’une certaine manière, il faut mettre en parallèle ce récit avec celui de la mort de Purcell pour en avoir la confirmation.

3. L’occupation américaine

Pour la troisième occurrence, nous quittons le registre biographique et le décès de personnalités célèbres, pour plonger dans la fiction. L’exemple choisi se décline en trois phases, qui marquent trois temps du roman L’occupation américaine[7], publié en 1994. Il me semble qu’il faut appréhender ensemble ces trois temps si l’on veut saisir le sens du roman. Patrick Carrion, le personnage principal, un adolescent, a une mère qui lui interdit, ainsi qu’à son père, d’entrer dans une pièce de la maison qu’elle se réserve. La première phase décrit l’interdit, la deuxième fait état de la tentation de la transgression de cet interdit et la dernière renvoie à la transgression elle-même et à ses conséquences. Présenté de cette manière, le roman fait penser aux oeuvres de Georges Bataille, auteur qui est une référence pour Quignard – la première partie de L’érotisme[8] s’intitule ainsi « L’interdit et la transgression ». Dominique Rabaté et Jean-Louis Pautrot ont d’ailleurs montré son influence sur notre auteur et je ne reviendrai pas sur leurs commentaires[9], car j’aimerais plutôt montrer en quoi le roman résulte d’une sorte de télescopage entre deux univers très différents, celui de Georges Bataille et celui du cinéaste Alain Corneau. En effet, le roman, commande de Corneau à Quignard — il fait suite au succès du film Tous les matins du monde[10], première collaboration particulièrement réussie entre les deux hommes —, s’inspire librement de la vie du cinéaste. Le cadre, Meung-sur-Loire, la profession du père, le goût pour la culture américaine, proviennent directement de l’expérience de Corneau, qui s’en est expliqué dans Projection privée[11]. Les lubies de la mère, le motif de la chambre interdite qui rappelle ici l’histoire de Mélusine, sont inventés par Quignard. L’écrivain métamorphose le vécu du cinéaste pour en faire un récit qui développe une thématique, un motif, qui lui est propre. Le motif se révèle à l’occasion de cette sorte de réappropriation par un roman qui narre plus un secret cher à Pascal Quignard qu’un élément de la vie d’Alain Corneau.

Le premier temps du roman qui retiendra mon attention expose un interdit : Madame Carrion « avait aménagé une chambre en bibliothèque où elle s’enfermait pour se retrouver seule et dont elle interdisait l’entrée à son mari comme à son fils[12]. »

Le deuxième temps montre le désir de transgresser cet interdit :

Patrick avait vu une fois son père hésiter devant la porte de la chambre où sa mère se retirait chaque jour. Il avait vu soudain sa mère le surprendre devant le bouton de la porte. Il avait entendu ce jour-là sa mère dire à son père, d’une voix qui n’admettait pas de réplique : « Je détesterais vraiment que tu rentres dans ma bibliothèque quand je n’y suis pas. Ne le fais jamais. »
Sous le coup du refus que venait de lui opposer Marie-José Vire, Patrick Carrion s’approcha de la porte de la chambre de sa mère. Il fut à deux doigts de pousser la porte. Il regardait cette porte peinte à la peinture à l’eau blanche et ordinaire. Il voulait pénétrer ce mystère qui faisait que les femmes s’enfermaient hors du monde et des hommes. Ou bien se retiraient dans le refus et le silence. Comme son père avait fait, il regarda le bouton d’ivoire fendillé et jauni qui permettait d’ouvrir la porte qui donnait sur la chambre. Il n’osa pas y porter la main[13].

Le troisième temps présente la transgression et ses conséquences :

Il alla à la chambre qu’elle leur avait interdite.
Il hésita. Il était trempé. Il avança la main vers la poignée.

Il tourna le bouton de faïence.
Madame Carrion en larmes le frappait au visage avec les poings.
« Mais pourquoi ? disait Patrick en protégeant son visage. Mère, qu’est-ce qu’il y avait de caché ? Qu’est-ce que j’ai vu ? Il n’y a rien !
— Il n’y a rien peut-être, répétait-elle. Mais ce rien est à moi.
— Maman, mon ami est mort. »
Madame Carrion lui tourna le dos. Elle était vêtue d’un tailleur jaune. Il ne la revit jamais qu’en compagnie de son père. Ils ne se parlèrent plus[14].

Patrick n’est pas comme son père qui respecte la volonté de sa femme, il est en révolte active contre sa famille et la société, il choisit délibérément, après avoir hésité, de transgresser cet interdit. Sa mère le lui fera payer chèrement puisque l’entrée de Patrick dans cette pièce provoque une rupture absolue. Ce roman met en évidence, chez Quignard, l’existence de lieux spécifiquement féminins qui sont interdits aux hommes… Patrick souffre de l’interdit qui touche les lieux féminins, ceux qu’accaparent les femmes ; mais, si un tel interdit le met en colère, il ne sera toutefois pas anéanti par ce sentiment d’exclusion et il aura la force d’aller explorer d’autres espaces : il va quitter le village, voyager, travailler à l’étranger et s’installer en Inde.

4. Vie secrète, la porte entr’ouverte

La quatrième occurrence sur laquelle je souhaite m’arrêter est plus problématique, le contexte est plus flou. Dans Vie secrète[15], Pascal Quignard relate une histoire d’amour qu’il aurait vécue avec une professeure de musique. Mais ce texte n’a rien d’une autobiographie, « [l]e nom de Némie Satler est faux » (VS, p. 15), précise-t-il. Il écrit aussi : « Je crois me souvenir encore de la difficulté que j’eus pour me mettre à jouer ensuite. Mais à la vérité je suis en train de l’inventer. J’invente pour faire vraisemblable. J’invente des événements qui me donnent l’impression que j’ai vécu. Je jette des choses vraisemblables comme des appeaux qui tentent ce qui fut » (VS, p. 29).

Le vrai, le vraisemblable et l’inventé se mêlent indistinctement. Dans ce texte, les portes ne sont pas définitivement fermées, au contraire elles s’ouvrent à certains moments, l’amour y étant justement décrit comme une porte qui s’ouvre. Aussi Vie secrète montre-t-il un Pascal Quignard jeune, errant, qui rôde autour de la maison de Némie. Il guette pour savoir s’il va pouvoir s’introduire ou non dans la maison et accéder au corps de celle qu’il aime.

La maison de Némie Satler et les accès qui y mènent sont amplement décrits, les portes jouent un grand rôle, de même que les fenêtres, comme on peut le remarquer dans le passage suivant :

Je grattai le carreau de la fenêtre un instant. Puis je pris peur et n’osai plus. J’attendis dans le noir. Comment saurait-elle que j’étais là, à attendre ? Mais je craignais de la compromettre pour peu qu’elle ne se trouvât pas seule mais en compagnie d’un élève, de ses enfants, de son mari. […] Ce fut ainsi que nous nous aimions.
Non pas ouvertement, mais en cachette.
Ce fut ainsi que j’errais dans Verneuil chaque soir, jamais sûr que ce fût possible ni impossible. Soit que je fusse interdit de nuit. Soit parce qu’il fallait attendre l’heure dite pour la rejoindre.

VS, p. 42-43

Avec Némie Satler, la thématique ne concerne pas seulement l’accès à l’espace féminin, autorisé ou interdit, mais la visibilité de cet accès, car le jeune homme ne doit pas être vu entrant chez Némie. On notera, au passage, que ce thème est aussi au coeur du premier conte de Princesse vieille Reine[16] qui met en scène Emmen, la fille de Charlemagne, et Éginhard, le secrétaire du palais, son amant, qui doit se cacher quand il rejoint Emmen dans la maison des femmes. Le parcours de l’amant, les obstacles qu’il doit franchir pour rejoindre cette maison des femmes sont, étrangement, assez similaires à ceux que rencontre le jeune Quignard dans Vie secrète.

Vie secrète fourmille littéralement de références aux portes et il serait impossible de toutes les citer. Je mentionnerai seulement, pour exemple, « la porte étrange » (VS, p. 84), celle qui ouvre à un autre rapport entre les amants. « Délestés du langage » (VS, p. 86), ils accèdent à une autre dimension de l’amour, beaucoup plus intense. C’est le silence qui a permis d’ouvrir la porte d’un amour qui a marqué à jamais l’auteur.

5. Vie secrète, la porte du paradis

La cinquième occurrence est encore tirée de Vie secrète et se rapporte à une sorte d’analyse, ou de méditation, sur le tableau de Masaccio, Adam et Ève chassés du paradis. Quignard s’intéresse au pied droit d’Adam, qui est pris dans la porte du paradis. Pour lui, « [l]e secret de l’image tient tout entier dans le pied pris dans la porte dont il vient, ainsi que dans le regard taboué. […] C’est bien sûr le pied droit qui est retenu dans la porte paradisiaque. L’image dit ceci : fuir le paradis veut dire avoir encore un pied dedans » (VS, p. 351-352). Il ajoute :

La thèse de Masaccio est simple : la figure du premier homme se détache de la paroi, un pied encore pris en elle, mais c’est les yeux fermés qu’il voit encore. […] La tête penchée nettement en avant d’Adam, enfermée dans ses mains, est la tête qui pense. C’est la tête interne qui se remémore le monde perdu. […] La porte du paradis semble une porte très étroite, très mince. Elle semble une fente.
De nombreux contes de la Chine ancienne évoquent cette brèche du mur par laquelle homme et femme se rejoignent dans l’obscurité totale. Ils la rapportent eux-mêmes à cette brèche du corps féminin au travers de laquelle leurs chairs s’unissent

VS, p. 354-356

Dans cette toile, quand ils sont chassés du paradis, Adam et Ève passent par une porte. La porte qui se referme et marque l’exclusion définitive du paradis suscite une souffrance indicible, comparable à la détresse originaire éprouvée par l’enfant expulsé du ventre de sa mère. On a bien ici une autre variante du motif de « la porte fermée qui tue ». Elle tue tout espoir de vie insouciante, comblée, agréable ; elle rejette dans l’enfer de la vie terrestre. Il me semble qu’en plus d’une variation sur le thème de la porte fermée ou qui se referme, Quignard nous offre ici, par sa description de la posture d’Adam, un portrait, celui de l’écrivain ou de tout véritable artiste, voire son autoportrait : celui d’un homme puisant, à la source de son inspiration, « le monde perdu ». Comme le premier homme, il a été chassé du paradis, le ventre de sa mère, mais son corps se souvient, le corps est bien pour lui « l’archive originaire en acte[17] ». En fermant les yeux, en plongeant en soi pour faire émerger des sensations enfouies, l’écrivain peut retrouver le paradis que son corps a connu. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dans Vie secrète : « J’éprouve de la joie à dire le paradis qui se tait en nous et que si peu exhument » (VS, p. 84). Pascal Quignard a « choisi[18] » de plonger pour exhumer ce reste en nous de ce premier monde et de « dire le paradis » qui nous fonde. Il affirme alors qu’il « éprouve de la joie » à l’écrire, l’écriture devenant une manière de dépasser la frustration initiale liée à l’exclusion du ventre maternel, et de franchir des portes.

II. La porte du féminin

Enfin, le sexe féminin peut être envisagé comme une porte qui ouvre sur le premier monde. On trouve par exemple l’expression « la porte du sexe féminin » dans Critique du jugement[19]. Quignard utilise très souvent le terme « porte » pour désigner un passage à franchir afin d’atteindre un lieu qu’il fantasme dans son écriture : le monde paradisiaque de la vie intra-utérine. On vient d’en voir un exemple avec Masaccio.

Du coup, la sexualité a une très grande importance dans l’oeuvre de Quignard, elle est un moyen d’accéder au paradis, elle permet d’ouvrir des portes, d’ouvrir « la » porte, l’unique porte de l’ancienne maison, le ventre maternel. Faire l’amour est donc une expérience fondamentale pour les amants car, dans l’acte charnel, ils « déverrouillent en s’assemblant une seule et unique porte. Cette porte permet d’accéder, peut-être, à un seul et unique monde (aussi unique qu’il l’a été en effet quand mère et fils étaient indistincts, lors de la gestation, plus encore que confondus) » (VS, p. 309). Cette expérience s’offre à tous les adultes : en jouissant « nous rejoignons le lieu de notre naissance, nous poussons la porte de la plus ancienne maison » (VS, p. 341).

Mais, même dans la sexualité, même dans la jouissance, Quignard ressent de l’ambivalence ; l’ouverture du sexe féminin n’est que temporaire et la jouissance, fugitive, laissant un arrière-goût qui peut être très amer, de sorte que le sentiment de rejet et d’exclusion s’impose encore une fois :

Les femmes s’ouvrent mais ce à quoi elles ouvrent nous n’y demeurons pas. Naître nous rejette de leur sexe. Jouir nous en rejette encore. Peut-on dire qu’il est à jamais ouvert, le sexe qui rejette toujours ?
Le mot adieu ou le mot mère sont le même.
*
Le plus profond secret est une porte. Il n’y a qu’une porte d’entrée dans le langage humain : la dépendance insensée de l’enfant à sa mère. Par le coït invisible à son fruit, par la gestation, par l’accouchement.
Il y a trois portes de sortie du langage humain : le sommeil, le silence, la nudité

VS, p. 446

C’est peut-être l’écriture qui offre à Quignard la plus grande garantie quant à la pérennité de ses joies. En effet, le corps des femmes fascine, il suscite des désirs irrépressibles, mais la frustration qu’il est susceptible de provoquer est si poignante, le sentiment d’exclusion si destructeur, que même la jouissance sexuelle ne parvient pas toujours à faire disparaître la détresse originaire, détresse originaire qui pourrait être un autre nom de « la porte fermée qui tue ».

Finalement, dans toute l’oeuvre de Pascal Quignard se joue un rapport complexe au féminin, à la mère et à la sexualité. Le corps féminin est perçu avant tout comme une sorte de réplique du corps maternel, c’est la plus ancienne maison. Le sexe des femmes est pensé comme une porte qui donne accès au paradis, le premier monde, le monde prénatal qui nous a tous bercés. La sexualité, quand elle débouche sur la jouissance, procure des extases qui offrent la possibilité de revisiter la première demeure, de replonger dans les premières sensations paradisiaques de l’existence. Mais l’accès au corps féminin est ardu, les femmes protègent jalousement leur domaine, et la porte du paradis qui attire tant les personnages masculins de Quignard reste souvent fermée. La fermeture du féminin a des conséquences dramatiques, elle tue.

La sexualité n’est heureusement pas le seul domaine où des portes peuvent s’ouvrir : j’ai suggéré que l’écriture permettait de travailler sur ces motifs et de les faire évoluer, de les dépasser peut-être, en fabriquant de nouvelles clés. La lecture procure aussi des sensations extrêmes de « porte qui s’ouvre » et même d’« intense jouissance », comme l’indique Quignard dans ce passage de Vie secrète :

J’ai souvent éprouvé une sensation extraordinaire de porte qui s’ouvre, de seuil franchi soudain, de promontoire soudain vertigineux dans ma vie, d’expérience plus rude, plus crue, plus lucide, plus profonde, plus vive et qui se doublait d’accession au langage. La sensation que tombe comme une mue une époque de confusion obscure, de non-vie, d’imbécillité et de tristesse. Les pages sont les vantaux d’une fenêtre brusquement ouverte. La sortie d’une grotte à la suite d’une réclusion. Ou la sortie d’une immersion comme autour de la date incertaine, dans l’enfance, de six ou sept ans, par quoi tout se transforme. Toute la vie est métamorphosée soudain en se disant autrement. L’effet d’écho s’installe dans le crâne, prend place en lui. La conscience elle-même, si intéressée et si douteuse qu’elle soit dans l’autonomie qu’elle se suppose, l’impression d’être conscient ou plutôt d’être double, de résonner, est une intense jouissance. C’est le sentiment d’une seconde naissance, d’une renaissance. C’est une joie d’initié. C’est une joie de héros de conte.

VS, p. 213

Chez Quignard, la lecture possède donc un pouvoir de métamorphose, elle rend possible aussi une forme d’extase ; elle se mesure à des pouvoirs comparables à ceux de la sexualité. Ainsi par l’écriture – c’est l’écriture qui met en évidence ces correspondances –, Quignard crée une circulation entre plaisir de la lecture, plaisir sexuel et renaissance. La porte qui s’ouvre est un élément commun à ces univers qui se superposent, « la porte fermée qui tue » son négatif.