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Le travail de l’historien et celui de l’écrivain peuvent avoir en commun la recherche de la vérité historique. Depuis quelques années une compétition silencieuse anime ainsi la production littéraire et historique en France[1], rendant très poreuses les frontières entre les formes d’approche du passé. Ces phénomènes de contamination des genres ont retenu l’attention de la critique et fait l’objet de travaux variés[2]. Mais la réflexion sur les points de passage et la démarcation entre les modes d’enquête sur le vrai ne date pas d’aujourd’hui. Elle peut aussi venir des auteurs.

Il paraît intéressant de réfléchir à la réception qu’un historien peut réserver à un roman et à la lecture qu’un écrivain peut faire d’un ouvrage d’historien, sans limitation chronologique. Par exemple, tel écrivain rend à l’occasion compte de sa lecture d’Hérodote, de Plutarque, de Cassius Dion, de Marc Bloch, etc. et tel historien de sa lecture de Sue, de Zola, de Binet, etc. Chacun livre à ce moment-là des éléments sur sa conception de l’histoire ou de la fiction.

Les renseignements ont une valeur moins en termes de sociologie de la lecture que de théorie des démarches de saisie du passé. Les témoignages de lecture donnent en effet des indications sur la manière dont l’auteur lu définit un protocole d’accès au vrai, voire sur ce qu’il entend par la « vérité » sur les faits. Ils tâchent toujours de catégoriser le texte en s’appuyant sur des repères internes ou externes de reconnaissance générique et en prenant position par rapport aux éventuels flottements que ledit texte ménage. Parfois, les remarques portent sur la position de l’auteur relativement à ce qu’il relate, sur la forme narrative qu’il adopte ou plus généralement sur le traitement du passé.

Mais parler de l’autre est aussi l’occasion de parler de soi. La réception est en somme l’occasion, plutôt que d’une mise en question des spécificités de chaque discipline, d’une mise au point générique, voire épistémologique. Autrement dit, comment chaque auteur, écrivain ou historien, perçoit-il sa propre démarche, au regard de celle de l’autre ? Encore peut-on discuter de la portée exclusivement théorique du témoignage, celui-ci répondant à des contraintes rhétoriques propres (lettre, essai, discours préfaciel, mémoires ou déjà récit de fiction).

Étant eux-mêmes auteurs, les lecteurs utilisent enfin éventuellement le texte qu’ils commentent dans l’une ou l’autre de leurs productions (récit de fiction, poème, pièce de théâtre, essai didactique ou historique), en reprennent des éléments et poursuivent, dans leur propre création, la réflexion sur la frontière entre les genres. Comment agencent-ils leur source dans le texte qu’ils créent ? Suivent-ils ou non la perspective adoptée par leur modèle et les pistes indiquées dans leur commentaire de lecteurs ? Le jugement qui ressort de l’expérience d’écriture a-t-il la même orientation axiologique que celui du témoignage de lecture ?

C’est à partir de différentes formulations de regards croisés que les contributeurs de ce numéro enquêtent sur les spécificités du travail de l’historien et de celui de l’écrivain. Les études abordent une pluralité de formes d’écriture susceptibles de recéler des considérations tant sur la « discipline » de l’auteur envisagé que sur celle qui lui fait concurrence, si tant est que l’une et l’autre soient distinguées par le récepteur. L’enquête choisit de se concentrer sur des auteurs antiques. Chez les Grecs comme chez les Romains l’opposition entre littérature et histoire ne va en l’occurrence pas de soi : l’épopée, en tant que mémorial du passé le plus reculé, fait alors figure d’ancêtre de l’histoire, qui elle-même est rapprochée de la poésie. La réception de l’Antiquité favorise donc par nature la confrontation de démarches et de genres variés.

Organisés selon un ordre chronologique et donnant respectivement la primauté à l’histoire ou à la littérature, les articles balaient un large empan temporel. Corinne Jouanno étudie la réception du récit de la guerre de Troie dans l’Iliade chez Hérodote, Thucydide et les historiens de l’époque hellénistique et romaine. Luciana Romeri analyse le traitement que réserve Lucien à des formes de narrations historiques et poétiques diverses dans le prologue des Histoires vraies. Suivant l’hypothèse de l’historien d’aujourd’hui Giacomo Todeschini, Anna Mirabella examine les implications socio-économiques de la reconstruction par différents textes théologiques, hagiographiques, juridiques, historiographiques et littéraires médiévaux de la figure de Judas telle qu’elle apparaît dans les évangiles. Scrutant les arguments qu’Henri Estienne donne en faveur d’Hérodote, Pascale Mounier se concentre sur la façon dont l’Apologia pro Herodoto et l’Apologie pour Herodote réécrivent les Histoires ; elle met aussi au jour la manière dont l’humaniste imite Hérodote quand il relate des événements qui se sont produits au xve ou au xvie siècle. Marion Bellissime montre que Corneille se réapproprie dans Cinna le débat entre Agrippa et Mécène rapporté par Cassius Dion en développant le substrat rhétorique des passages de l’Histoire romaine démarqués. Étudiant le mode d’enquête mené par le romancier Daniel Mendelsohn sur des membres de sa famille morts dans des circonstances troubles en 1942, Marie-Hélène Boblet constate que Les Disparus s’inspirent de deux ressorts d’écriture exploités respectivement par Hérodote et Thucydide : l’enargeia et l’akribeia.