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En 2006, parut aux États-Unis un récit de Daniel Mendelsohn, que son titre et l’exergue empruntés à La recherche du temps perdu[1] plaçaient immédiatement sous l’égide de la mémoire plutôt que de l’histoire. Pourtant, traduit en France en 2007 sous le titre Les disparus[2], le livre y reçut un accueil très enthousiaste, rencontrant la richesse des questions que la décennie se posait sur les relations entre histoire et fiction. En dépit de la connotation subjective et pathétique du titre qui implique la relation d’un sujet à un objet perdu, ce récit d’enquête, nourri de culture grecque et des exemples épistémologiques que l’Antiquité nous a légués, s’apparente au récit historique. Mais la narration, doublée de méta-narrativité, s’accompagne en outre d’une glose inspirée par la culture juive que s’est tardivement, et justement à la faveur de cette enquête, appropriée Daniel Mendelsohn : la tradition talmudique du commentaire biblique oriente la connaissance scientifique, historique, vers une réflexion éthique et philosophique, grâce à un art consommé de l’entrelacement.

Ce qui retiendra ici mon attention, c’est l’éclairage que propose l’auteur sur sa propre pratique d’écriture, aux sens d’inventio et de dispositio, rappelant que le récit historique et le récit littéraire ont voisiné longtemps dans l’espace des Belles Lettres et que l’expérience de la lecture de l’histoire peut nourrir l’inspiration et la rédaction d’un opus poétique.

Après avoir précisé comment Daniel Mendelsohn se présente lui-même, quel ethos auctorial il construit et quel est son projet d’écriture, j’examinerai l’influence précise, sur le plan épistémologique, d’Hérodote et de Thucydide. L’auteur conjugue leurs dispositifs et leurs choix énonciatifs au profit d’une esthétique littéraire soucieuse des conditions de possibilité de transmission des « narrateurs de la troisième génération », génération à laquelle il appartient.

L’ethos auctorial

L’ethos auctorial de Daniel Mendelsohn, délibérément présenté comme paradoxal, croise identités religieuse et culturelle. C’est « Un Juif qui admirait les Grecs » (D, p. 51), un membre américain d’une famille polonaise dont une partie a été assassinée dans la ville de Bolechow, située en Galicie, entre 1942 et 1944. Dans la ligne généalogique, c’est un petit-fils qui a longtemps méconnu l’histoire de son grand-oncle Samuel/Schmiel : son grand-père, émigré aux États-Unis depuis 1942, en dépit du grand talent de conteur tant admiré par Daniel, ne parlait jamais de ce frère[3]. Il a fallu les larmes de « certaines personnes, […] vieilles, […] juives » (D, p. 13) et qui parlaient en yiddish, pour susciter la curiosité de l’enfant sur ce visage par elles entraperçu à travers le sien : « Oy, er zett oys zeyer eynlikh tzu Schmiel ! Oh, comme il ressemble à Schmiel ! » (D, p. 17) C’est donc un petit-neveu américain, d’origine polonaise et juive, qui se demande non pas quoi raconter et transmettre mais comment le faire quand on appartient à la troisième génération après les événements :

Comment être le narrateur ? C’est l’unique problème auquel est confrontée ma génération […], un problème auquel aucune autre génération dans l’histoire ne sera confrontée. Nous sommes juste assez proches de ceux qui y étaient pour nous sentir une obligation vis-à-vis des faits tels que nous les connaissons ; mais nous sommes aussi assez éloignés d’eux, à ce stade, pour devoir nous soucier de notre propre rôle dans la transmission de ces faits maintenant que les gens, qui ont vécu ces faits, ont pour la plupart disparu.

D, p. 543

Biologiquement proche mais géographiquement distant et culturellement distinct de ceux sur qui il enquêtera, c’est en outre un Juif inculte et mécréant. Il n’apprend l’hébreu qu’à partir du moment où il se lance dans l’enquête sur la disparition de ce grand-oncle et de sa famille. Outre la connaissance du passé, il cherche la résolution d’une énigme, celle du silence de son grand-père, et se fonde à ce titre sur d’autres instruments d’intelligibilité que ceux de l’histoire : il recourt aux archétypes et au mythe de la rivalité fratricide originelle d’Abel et de Caïn. Chemin faisant, il médite les commentaires bibliques de Rachi et de Friedmann non pour coopérer à l’interprétation de la Parole, mais pour éclairer sa propre réflexion, littéraire, sur l’art de conter (du général au détail, du cosmique à l’humain) et, par là comme au-delà, sur l’art de comprendre[4].

Je laisserai de côté la perspective symbolique et le rapprochement biblique pour me concentrer sur ce que retient Daniel Mendelsohn des historiens de la Grèce. Professeur de littérature grecque ancienne, il est nourri d’Homère, de Virgile et d’Hérodote. D’une part les questions qu’il se pose portent sur la relation possible au passé, sur le rapport du particulier au général et du connaissable au croyable : l’enquête, si elle requiert des faits, peut-elle s’enrichir de ouï-dire ? Peut-on penser la complémentarité entre l’histoire et la mémoire ? D’autre part, Mendelsohn évalue la responsabilité du conteur par rapport aux événements et à leurs agents, au premier chef par rapport aux victimes, aux vaincus et aux disparus. Si l’épigraphe, extraite de l’Énéide, cite la phrase d’Énée découvrant sur le mur d’un temple de Carthage l’image de la destruction de Troie — « Sunt lacrimae rerum », « il y a des larmes dans les choses » (D, p. 236) —, c’est surtout la lecture de l’Historia d’Hérodote qui inspire le narrateur des Disparus.

De l’enargeia ou du bon usage d’Hérodote

Dans Évidence de l’histoire, François Hartog rappelle l’étymologie du mot Historia, dérivé de histôr (racine : wid), rattaché à idein, « voir », et à oida, « savoir ». Historein signifie « enquêter, rechercher » au sens judiciaire, et le terme d’historiê vient des sciences naturelles[5]. Alors que l’histôr de l’épopée, habité par la Muse, se porte garant de ce qu’il a vu et sait, l’historien s’engage dans une enquête sur le terrain et ne s’autorise que de lui-même. Il choisit ce qui mérite d’être raconté, le grand, le mémorable. L’étonnement devient la mesure et le critère d’évaluation du divers des événements et de leur mise en récit. Aussi Hérodote d’Halicarnasse choisit-il de « présente[r] les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs soit par les Barbares ne tombent pas dans l’oubli[6] ». Pour pallier la négligence de la mémoire, Hérodote s’engage. Il s’inscrit en tête du livre, s’expose comme sujet écrivant, apte à discerner le crédible et le vraisemblable. Il prend la parole comme narrateur, sans s’effacer sous prétexte de neutralité. On trouve évidemment dans Les disparus cette implication du Je écrivant les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas une seconde fois les exploits ni les effrois. La dimension autobiographique du livre, qui raconte l’enquête menée par l’auteur sur la disparition d’une partie de sa propre famille, motive doublement ce choix énonciatif.

Le récit de L’enquête, par ailleurs, repose sur des techniques de construction comme la digression, l’intrication, la composition en boucles, que commente Mendelsohn en les comparant à celles de L’Iliade :

Lorsque l’historien Hérodote, des siècles après Homère, a composé la grande histoire de la victoire à la fois totale et improbable des Grecs sur le vaste empire perse, au début du ve siècle avant J.C., lui aussi a eu recours à cette vieille technique fascinante [des digressions généalogiques]. Il lui paraît donc naturel, pour raconter l’histoire du conflit de la Grèce et de la Perse, de faire le récit de l’histoire de la Perse, ce qui implique des digressions à la fois importantes et mineures, depuis l’histoire fameuse du souhait qu’un certain potentat oriental avait de voir un autre homme contempler sa femme nue […] jusqu’au chapitre entier consacré à l’histoire, aux coutumes, aux moeurs, à l’art et à l’architecture d’Égypte, puisque l’Égypte faisait partie, après tout, de l’Empire perse. […] Ces Grecs, Homère et Hérodote, ont démontré qu’une histoire n’a pas à être racontée dans l’ordre chronologique, il s’est passé ceci puis cela — comme c’est le cas dans la Genèse, par exemple. […] Une certaine technique du récit en boucles, était la véritable raison […] pour laquelle les Grecs, plus que les Hébreux, avaient captivé mon imagination depuis ma plus tendre enfance, depuis le commencement.

D, p. 50-51[7]

Cherchant à recomposer l’arbre généalogique de sa famille, Mendelsohn est conduit, par sa matière, à épouser un mouvement non linéaire. Mais la manière divagante de construire le récit lui semble en outre plus captivante, plus apte à persuader le lecteur et à imprimer l’histoire en sa mémoire.

De L’enquête donc, Mendelsohn retient les intrusions de la première personne, le rythme digressif de la culture orale, glissante et fugitive, les libres associations d’idées, un art du ménagement de la surprise à l’égard des merveilleux exploits et de la complexité psychologique de Xerxès, qui illustrent la dignité nouvellement acquise de la prose historique. Hérodote n’a pas voulu rompre avec l’économie du kléos de l’aède épique. Mais en se concentrant sur les affaires humaines, en fixant l’origine des récentes guerres contre les Perses, il est devenu « le père de l’histoire », en dépit de l’appellation de « logographe » que lui appliqua Thucydide.

Est « logographe » (logopoios), étymologiquement, celui qui transcrit des logoï circulant de bouche à oreille : Hécatée, par exemple, mais donc aussi celui en qui Cicéron reconnaît ce « père de l’histoire ». « Logographe » prend sous la plume de Thucydide le sens rhétorique, péjoratif, de faiseur de récits, l’artifice soulignant de façon polémique l’intention peu scientifique de produire des morceaux d’apparat pour séduire le public. Certes, Thucydide inclut des discours dans L’histoire de la guerre du Péloponnèse. Il intègre aux « vrais », prononcés par les orateurs, les « paroles qui [lui] paraissaient les mieux appropriées aux situations où ils se trouvaient, tout en [s’]attachant à respecter autant que possible les propos réellement tenus[8] », c’est-à-dire des propos fictifs mais vraisemblables. S’il s’y autorise, c’est qu’ils sont secondaires dans sa propre narration.

De l’akribeia ou du bon usage de Thucydide

Thucydide en effet préfère l’oeil à l’oreille, la consignation des faits à la circulation des logoï, la certification déposée aux ouï-dire. À l’écoute, au legetai (« on dit que ») d’Hérodote, il substitue l’autopsie, le phanetai (« il apparaît que, visiblement »), s’effaçant comme sujet d’écriture. L’histoire de la guerre du Péloponnèse, entendue comme discours de vérité, en passe par l’enquête au sens judiciaire du mot pour voir clairement les faits — concrets —, et surtout la vérité — abstraite — (celle, par exemple, des motifs réels des « guerres de libération »). Thucydide expose la complexité enchevêtrée du passé pour élucider, au moins partiellement, le présent, en offrir un instrument d’intelligibilité qui puisse lui épargner le leurre des simplifications et des généralisations, et lui permettre de déchiffrer les germes de l’avenir. À partir et sur la foi du régime de l’analogie et de l’exemplarité (idéaltypique) du conflit du Péloponnèse, le récit, dépourvu de romanesque (« muthodes »), rassemble des données indiscutables grâce au détachement de l’énonciateur à l’égard de ce qui fut « la crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce et avec elle une partie du monde Barbare[9] ». L’histoire est conçue comme récit de vérité, fondé sur l’adéquation entre l’advenu et le récit de l’advenu. L’akribeia, soit la conformité avec les faits, l’ajustement du récit au réel, s’oppose à l’enargeia et à sa puissance évocatoire.

En ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun auprès d’autrui avec toute l’exactitude possible.
J’avais d’ailleurs de la peine à les établir car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient, selon leur sympathie à l’égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire.
À l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais, si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment[10].

L’écriture des Disparus applique plutôt la méthode d’Hérodote et s’inscrit dans le sillage de L’enquête. Mais Mendelsohn est poussé « en dernière instance à retourner […] pour aller voir qui et ce qui restait » (D, p. 100). Après avoir entendu parler les témoins, il est appelé par la nécessité d’aller voir sur place, de passer au crible de la vérification optique les récits qu’il a entendus de la fin de Schmiel et de sa famille.

« Aller voir » et « voir clairement » : au tout dernier moment de son enquête, au terme de sept années, s’impose la complémentarité des deux méthodes. Alors que la rumeur le met sur la (fausse) piste d’un château dans Bolechow dont le nom lui fait penser au comte polonais Potocki, château où eussent pu disparaître Schmiel et les siens, il s’avise en allant sur place que les phonèmes du mot kestl réfèrent à une boîte (noire). Il découvre alors, de ses propres yeux, la cachette souterraine où se dissimulaient Schmiel et la dernière de ses filles survivantes jusqu’à la dénonciation de leur hôtesse. Il aura fallu à l’auteur se débarrasser de la rumeur et de ses effets inférentiels ou connotatifs pour autopsier, au sens étymologique, le lieu de la tragédie.

Daniel Mendelsohn combine donc l’akribeia de Thucydide avec l’enargeia d’Hérodote. Le souci de la vérité se conjugue avec le soin du récit pour accorder l’exactitude historique à la vertu de l’évidence. Il n’en demeure pas moins que l’exactitude n’a pas la puissance évocatoire de l’évidence, et que les disparus, effacés du monde, menacés par l’oubli qui ensevelit le passé, ont besoin d’une narration apte à les faire revenir à nos consciences.

Des boucles et du kleos

C’est donc précisément parce qu’il est un logographe qu’Hérodote est le père en écriture de Mendelsohn. Soucieux non seulement de l’histoire mais aussi du récit historique, de ses ressources, de ses effets et de ses enjeux, c’est un historien héritier d’Homère, qui croit à la force comme à la valeur de la littérarité, aussi légitime que l’est la véracité des faits racontés. Il y a des ressemblances poétiques entre le récit du poète Homère et celui de l’historien Hérodote qui, inventant le verbe en marche (psilos logos), donne à la prose ses lettres de noblesse et une légitimité esthétique similaire à celle du verbe dansant de la poésie. En témoigne l’art du récit en boucles, qui séduit tant Mendelsohn. Cette composition non chronologique, non linéaire, convient au « narrateur de la troisième génération », dépositaire d’une mémoire indirecte de l’histoire, en charge de la transmettre à son tour, responsable de sa communicabilité. L’enjeu de la boucle n’est pas de nature poétique ou rhétorique, mais didactique et pédagogique.

La composition circulaire des Disparus respecte les aléas des trajets de Mendelsohn à travers le monde, d’un survivant à un autre[11]. Elle épouse aussi le mouvement affectif et capricieux de la mémoire qui revient, et l’irruptivité jaillissante, centrifuge, de la vie. Car la vie est au coeur du projet de l’auteur. Il entreprend de savoir non seulement comment sont morts les membres de la famille de Schmiel, mais surtout comment ils ont vécu leur existence.

Aussi se livre-t-il à l’enquête sur ce qu’ils étaient, faisaient, disaient, auprès des survivants de Bolechow dispersés dans le monde. Il s’appuie sur leurs dires, par exemple à propos des Aktionen de 1942 à Bolechow. À travers la matière des énoncés et la manière énonciative, il espère faire émerger une image vivante des disparus. Alors qu’Auschwitz est devenu le lieu de la vérité scientifique des nombres et des statistiques, Bolechow devient « le point central de [son] voyage » où « pouvoir découvrir quelque chose, quelqu’un qui les aurait connus et pourrait [leur] raconter ce qui s’était passé, ou [leur] raconter au moins une histoire assez bonne pour être vraie, pour pouvoir être répétée » (D, p. 149). Auschwitz, lieu muséal de l’extermination, ne convient pas au projet de Mendelsohn. Il lui faut se rendre à Bolechow, et remédier à sa défiguration par les évocations du shetl multipliées par le nombre de survivants rencontrés. Il prend ainsi pour modèle Hérodote qui rapporte des récits, et renvoie le lecteur à son propre discernement : « Ces récits des Égyptiens, qu’on les accepte, si l’on juge dignes de foi de semblables histoires ; pour moi, mon seul dessein dans tout cet ouvrage est de consigner ce que j’ai pu entendre dire aux uns et aux autres[12] ». L’historien écoute ce qu’il entend dire, écrit le plus croyable (pithanos), et fait ainsi voir et savoir ce qui est dépassé, révolu, mais non disparu, puisque l’Historia en fait état :

Je poursuivrai mon récit et parlerai des cités des hommes, des petites comme des grandes ; car les cités qui furent grandes ont, en général, perdu maintenant leur importance, et celles qui étaient grandes de mon temps ont d’abord été petites. Donc, parce que je sais que la prospérité de l’homme n’est jamais stable, je parlerai des unes comme des autres[13].

Suivant Hérodote, le narrateur des Disparus parle donc de ce bourg, Bolechow, qui fut prospère, où les Juifs étaient intégrés, et qui devint le lieu de leur martyre. Il fait aussi état d’admirables/effroyables actions pour qu’elles ne cessent pas de circuler de bouche à oreille. Qu’elle soit vraie ou « assez bonne pour être vraie », pour pouvoir être crue et répétée, le narrateur se porte garant de l’histoire des six membres de la famille de Schmiel et, par extension, des six millions de Juifs d’Europe exterminés (six out of six millions). Par analogie, l’histoire de ces disparus ordinaires, non mémorables, qui comme les masses anonymes relèveraient de l’histoire des Annales, devient l’histoire exemplaire d’individus singuliers. Sera bonne l’histoire, le récit qui leur rendra, à partir « des preuves de ces vies et de ces morts ordinaires » (D, p. 193), leur unicité d’êtres humains insubstituables, leur incarnation, par delà la disparition des corps. Car « la disparition des corps […] ne projette pas seulement l’ennemi dans l’autre monde, il le soustrait à l’humanité[14] ». L’enquête veut donc, par induction, remonter du cas particulier d’une famille au « sens d’un grand événement historique » (D, p. 32). C’est l’objet même de la Shoah en tant qu’extermination du judaïsme européen qui est en jeu : à travers les millions de disparus, qu’a-t-on voulu faire disparaître ?

Le puzzle des Disparus se reconstitue bribe par bribe, et le lien entre les pièces est tissé par les voix qui suscitent la mémoire de la famille de Schmiel, même si elles n’assurent pas l’exactitude des faits : « Josef a dit : “Ils ont dû les arrêter, et puis ils les ont emmenés le long de la rue Schevska, Schustergasse, et ils avaient une sorte de discipline militaire, ils les avaient fait mettre en rang…” Sa voix s’est éteinte, et puis il a dit Ah que c’est étrange ! » (D, p. 487) Les modalisations logiques et les appréciations subjectives sont compensées par l’intonation, qui authentifie le discours. Comme Mendelsohn ne cherche pas en priorité à savoir comment ils sont morts, mais comment ils ont vécu, il greffe dans son récit des phrases descriptives comme « Il était sourd, elle avait de très jolies jambes », « elle portait son cartable comme ça », « c’était une fille énergique et elle marchait comme ça » (D, p. 260[15]). Ces évocations du tempérament, du comportement, de la posture de l’un ou de l’autre sont capitales parce qu’elles permettent de se représenter qui ils étaient. À ce titre, l’auteur rapporte aussi, au second degré, les citations des énoncés dits par les disparus et retenus par les survivants, ce qui opère une sorte de résurrection imaginaire : « Viens prendre quelques fraises, elles sont arrivées ! » (D, p. 375). À l’aide de ces mentions, il s’acharne à faire apparaître une figure singulière, une voix unique, à les faire revenir chez les vivants. L’auteur cherche à « posséder un fragment de la personnalité de Lorka, quelque chose de concret, quelque chose qui la sauverait des généralités » (D, p. 297) pour qu’émane, image charnelle et sensible, telle personne particulière. Il entend ainsi « connaître les circonstances particulières qui transforment les statistiques et les dates en une histoire » (D, p. 194). « Les dates ne sont pas importantes, ce ne sont pas des dates, mais ce que c’était que d’être là, comment les choses se passaient, qui était mon grand-père, pas sa profession, sa personnalité. » (D, p. 467) Quand les chiffres et les dates sont objets de connaissance, l’histoire est objet de re-présentation et de ressenti.

Or, ce sont en effet « les petites choses, les détails minuscules qui [peuvent] ramener les morts à la vie » (D, p. 468). Ainsi, le narrateur qui s’était demandé « ce que pouvait bien vouloir dire “torturés pendant vingt-quatre heures” » ne trouve de réponse à sa perplexité que grâce à un détail :

[U]n détail précis que nous a donné Olga concernant une des « petites » Aktionen est resté ancré dans ma mémoire depuis, sans doute en raison de la façon dont il marie l’absolument trivial et accessible avec l’absolument horrible et inimaginable, et parce que ce lien improbable me permet, dans une toute petite mesure, de concevoir la scène. Olga nous a raconté que le bruit de la mitraillette en provenance du cimetière […] était tellement horrible que sa mère avait sorti une vieille machine à coudre et s’était mise à piquer, afin que le grincement de la machine déglinguée pût couvrir les coups de feu. La mitrailleuse, la machine à coudre.

D, p. 163

La mention d’éléments quotidiens, triviaux, la citation de phrases prononcées avec leur intonation font donc surgir l’invisible dans la sphère sensible, le montrent « en pleine lumière » (enarges[16]). Les personnes disparues, leur vécu s’imposent à nous, malgré leur absence, malgré la durée écoulée entre le temps de la catastrophe et celui de la parole des témoins recueillie par Mendelsohn, et malgré la transcription dans le livre de leurs paroles. L’enargeia donne l’illusion de leur présence, de leur proximité, en affecte l’auditeur, et, par transmission, les lecteurs des Disparus. L’art du narrateur est devenu capital.

L’ère du narrateur

Après « l’ère du témoin[17] », l’ère du narrateur et son triomphe s’imposent : ils répondent à la menace de l’oubli de l’histoire par le recours à l’histoire, au récit savamment construit en vue de susciter images, sens et sentiments :

Pour devenir une histoire, les détails de ce qui est arrivé à la grand-mère, de ce qui est arrivé en temps réel, dans l’histoire réelle, à une personne réelle, auraient à être subordonnés au plan général qui existait déjà, pour des raisons idiosyncrasiques quelconques de personnalité, de préférence et de goût, dans l’esprit de la petite fille — à la manière dont les petites pierres ou tesserae utilisées par les artisans grecs ou romains étaient insérées dans le ciment selon un plan conçu par l’artiste, une invention sans laquelle (vous dirait l’artiste) les tesserae […] n’auraient été rien d’autre, en fin de compte, que des morceaux de pierre vaguement attrayants.
Autre façon de dire la même chose, la proximité vous rapproche de ce qui s’est passé, est responsable des faits que nous recueillons, des artefacts que nous possédons, des citations verbatim des gens que nous enregistrons ; mais la distance est ce qui rend possible l’histoire de ce qui s’est passé, c’est précisément ce qui donne à quelqu’un la liberté d’organiser et de composer ces fragments dans un ensemble plaisant et cohérent — de prendre, par exemple, trois propos séparés, tenus par une personne au cours de trois soirées différentes, et de les enchaîner parce que, de cette façon, ils génèrent un effet dramatique beaucoup plus puissant que si on les trouvait dans trois chapitres successifs d’un livre.
Longtemps, une fois accompli notre dernier voyage, cette idée du triomphe de la distance, du narrateur, m’a paru à la fois attrayante et intéressante.

D, p. 548-549

La distance autorise aussi au feuilletage des sens. Doté d’une ambition symbolique, le récit reprend parallèlement l’histoire atemporelle de la Jalousie et de la Trahison, exemplifiée par la relation entre les frères Mendelsohn. Ce qui se joue entre Samuel et Abraham Mendelsohn, qui n’a pas envoyé l’argent nécessaire à son frère pour qu’il puisse s’exiler à temps et ne pas disparaître, ce qui circule entre les Ukrainiens et les Polonais, la rivalité entre frères, peut être lu à la lumière de la Genèse, « la légende plus ancienne encore sur la proximité et la distance, l’intimité et la violence, l’amour et la mort, ce mythe premier entre tous » (D, p. 195). L’entrelacement de ces niveaux, historique et symbolique, exige un génie de la narration, consciente que de sa sophistication dépendent ses effets et ses implications[18]. Si terrible que soit le contenu historique de l’histoire, la fable doit être « plaisant[e] » pour être entendue et reçue. L’art de raconter, évidemment, s’appuie sur la science, sur la lecture des historiens de la Shoah et sur les témoignages des survivants du génocide. Mais faire savoir n’interdit pas de faire voir, de faire imaginer par un art consommé de la narration. L’ensemble de l’oeuvre, fidèle à la rhétorique antique, vise l’efficacité par le plaisir. « Il est plus naturel et plus attrayant pour des lecteurs de comprendre le sens d’un grand événement historique à travers l’histoire d’une seule famille. » (D, p. 32) Dans les six cent cinquante pages des Disparus, les mots « excitation » et « attrayant » reviennent à maintes reprises pour qualifier les récits des survivants et dire l’émotion double de Mendelsohn, affective mais aussi narrative, pathique mais aussi esthétique. Émotion qu’il entend communiquer aux lecteurs de son enquête, et qui l’amène à suivre l’exemple de l’Historia d’Hérodote.

Cette caution ne lui fournit pas seulement un argument d’autorité scientifique ; elle engage une intelligence pragmatique de la transmission littéraire, de ses conditions de possibilité, et de ses enjeux. Il s’agit de réaffirmer, par le geste littéraire, l’inscription des hommes dans une communauté d’entrepassibles, comme l’écrit Patrice Loraux[19]. Et donc de penser une éthique de la narration :

Alors qu’il est important de résister à toute tentation de ventriloquie, d’« imagination » et de « description » de quelque chose qui n’a tout simplement aucun équivalent dans notre expérience de la vie, il reste possible d’apprendre au moins ce qui a pu filtrer au cours de ces trois journées de septembre, les trois jours de la seconde Aktion, puisque les rapports de témoins oculaires nous sont parvenus. Ces descriptions ne nous permettront jamais de « savoir ce que Schmiel, Ester et Bronia ont vécu », dans la mesure où il n’y a absolument aucun moyen de reconstruire leur expérience subjective, mais cela nous autorise à nous faire une image mentale — une image floue, c’est certain — des choses qui leur ont été faites, ou plutôt qui leur ont été probablement faites, puisque nous savons que d’autres, dans la même situation, les ont subies.

D, p. 290

« Une image mentale » : l’expression évite la fantaisie du terme « imagination » et l’obscénité du mot « description ». Bien trouvée, elle résume cette image que le lecteur compose dans sa propre psyché, incertaine mais prégnante, grâce à la mosaïque des discours et des voix, à la confrontation des souvenirs des témoins, à l’honnêteté du narrateur. L’ethos du lecteur est aussi engagé dans cette image mentale dont il est simultanément, comme le disait Hérodote du lecteur de son Enquête, légataire, dépositaire et responsable. Peut-être fallait-il patienter jusqu’à la génération des héritiers d’une mémoire pour que pût « triompher le narrateur » qui riposte à sa défaite, déplorée en 1918 par Walter Benjamin. Peut-être fallait-il attendre la troisième génération pour penser en termes d’esthétique et de sauvetage poético-narratif le récit de l’extermination des Juifs de Pologne orientale à partir de l’exemple de la famille maternelle de Daniel Mendelsohn. Quand il exhume les traces sensibles de la vie d’individus condamnés par l’histoire, le conteur oeuvre pour que la persécution ne soit pas une idée abstraite, mais le contenu d’un récit bien « entendu », qui permette non de connaître intellectuellement, froidement, mais d’imaginer, de ressentir. Grâce à la rumeur des témoins, grâce au charme du récit, nous pâtissons et éprouvons qu’il y a des larmes dans les choses : Sunt lacrimae rerum