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Les années 1860 voient naître un mouvement qui se propose de fonder une littérature nationale québécoise. En effet, l’arrière-boutique de la librairie Crémazie devient rapidement « le lieu de rencontre de l’élite culturelle de la ville de Québec [1] » qui décide de répondre au jugement de Lord Durham selon lequel les Canadiens français seraient « sans histoire ni littérature » (1839). L’orientation de ce mouvement littéraire est claire, car il s’agit de montrer les spécificités des Canadiens français et de dire « à la face des peuples, que la nation canadienne-française existe [2] » ; et pour ce faire, c’est essentiellement vers l’histoire et la nature nord-américaines que se tournent les auteurs.

Si la critique contemporaine reproche bien souvent aux auteurs de cette époque de privilégier le contenu au détriment de tout souci esthétique [3], force est de constater que les oeuvres publiées dans les années 1860 font un usage important des références gréco-latines [4]. Ainsi, pour raconter la Nouvelle-France dans son « grand best-seller de l’époque [5] », Les anciens Canadiens (1863-1864), Philippe Aubert de Gaspé — qui nous intéressera ici — reprend l’Énéide de Virgile, récit fondateur s’il en est. Rien d’étonnant a priori si l’on se souvient que la culture latine était à la base de l’enseignement à l’époque : les compositions littéraires se faisaient essentiellement selon le principe de l’imitatio et l’exercice, qui n’avait rien d’une imitation stérile, visait à donner aux étudiants « la maîtrise du français écrit, littéraire [6] ». Les citations et références latines ont cependant avant tout été considérées comme des éléments ponctuels dans les oeuvres québécoises du xixe siècle [7]. Rainier Grutman constitue une exception dans une certaine mesure [8], puisqu’il note avec justesse une « prédilection » de Philippe Aubert de Gaspé pour l’Énéide, qui constituerait selon lui « à la fois une glose de la situation des Canadiens défaits et une histoire compensatrice », idée que Philippe Aubert de Gaspé aurait reprise à Longfellow [9]. L’étude de la totalité des références classiques dans Les anciens Canadiens me semble pourtant apporter un autre éclairage sur ce texte, et c’est ce que je montrerai ici.

L’intrigue des Anciens Canadiens se résume aisément en quelques mots : Philippe Aubert de Gaspé nous raconte les aléas d’une amitié qui unit Jules d’Haberville — Canadien français — à Archibald de Locheill (dit « Arché ») — d’origine écossaise — sur près de quatre décennies. La bataille des Plaines d’Abraham décrite au chapitre xii fonctionne comme un pivot dans le récit, les deux amis se retrouvant dans des camps opposés. Elle sonne ainsi « le glas de la Nouvelle-France et à vrai dire, de toute une ère [10] » que Philippe Aubert de Gaspé n’a jamais connue, mais dont il est l’un des derniers représentants en tant que seigneur de Saint-Jean-Port-Joli [11]. Dans cette optique, il est particulièrement révélateur que l’intertextualité classique ne concerne que la première partie du texte, par ailleurs disproportionnée puisqu’elle condense quatre mois en onze chapitres, alors que les sept derniers chapitres des Anciens Canadiens « couvre[nt] une période d’environ trente-huit ans [12] ». Les références gréco-latines disparaissent donc dès le début de la Conquête et semblent ainsi être le signe d’une société perdue, d’un âge d’or « mythique [13] » qui sera brutalement interrompu par les événements historiques.

L’enjeu de cet article ne sera pas, bien entendu, de relever de façon systématique toutes les références présentes dans Les anciens Canadiens, ce qui s’apparenterait à une critique des sources plutôt qu’à une analyse intertextuelle. Dans la lignée des travaux comparatistes d’Ute Heidmann [14], j’étudierai plutôt comment Philippe Aubert de Gaspé dialogue avec les premiers livres de l’Énéide pour faire de la Nouvelle-France une terre peuplée de créatures virgiliennes : cyclopes, divinités et sibylle résolument canadiens ponctuent en effet de leur présence les voyages de nos héros comme ils le faisaient dans l’oeuvre de Virgile. Ces figures permettront par ailleurs d’interroger les finalités de la reprise intertextuelle dans un roman historique tel que Les anciens Canadiens.

Des cyriclopes

Les anciens Canadiens s’ouvre sur le retour de Jules et d’Arché au domaine d’Haberville, à la fin de leur scolarité au petit séminaire de Québec. Comme l’écrit Rainier Grutman, « la forme du voyage permet à Philippe Aubert de Gaspé de soumettre ses héros à une série d’épreuves initiatiques [15] » ; Grutman fait débuter la série avec l’épisode de la débâcle, mais la rencontre de Jules et Arché avec les cyclopes, au travers du conte de José Dubé, est en fait la première d’entre elles. Cet habitant leur raconte comment son père, pris par « l’endormitoire [16] », interrompt son voyage pour dormir près de l’île d’Orléans, quand il aperçoit des êtres qui « n’avaient qu’un seul oeil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile [17] » (AC, p. 60-61).

La référence à Virgile est évidente, et tout le conte se construit comme une réécriture complexe du passage dans lequel Achéménide raconte aux Troyens le combat d’Ulysse contre le cyclope Polyphème. José décrit le chef des sorciers de l’île d’Orléans comme un « diable géant » (AC, p. 63), « un grand diable bâti comme les autres, mais aussi long que le clocher de Saint-Michel, que nous avons passé tout à l’heure » (AC, p. 62) : Philippe Aubert de Gaspé récupère l’une des caractéristiques principales du géant virgilien, puisque Polyphème était « un colosse [qui] frapp[ait] de la tête les hautes étoiles [18] ». On notera toutefois une différence majeure entre les deux textes : l’auteur des Anciens Canadiens adapte la référence latine en la christianisant systématiquement. Plus loin, on apprend ainsi que le sorcier tient « d’une main, une marmite deux fois aussi grosse que nos chaudrons à sucre, qui tiennent vingt gallons » (AC, p. 62) et « de l’autre un battant de cloche qu’il avait volé, je crois, le chien d’hérétique, à quelque église avant la cérémonie du baptême » (AC, p. 62). Le battant de cloche — à nouveau un élément chrétien — évoque le tronc de pin [19] à l’aide duquel Polyphème — devenu aveugle — se déplace, et la marmite, le cannibalisme du géant virgilien, tare que partagent les sorciers de l’île d’Orléans : le père de José s’était écrié « Ah ! les misérables carnibales (cannibales) […] » en les entendant chanter « Des chrétiens, des chrétiens, j’en fr’ons un bon festin » (AC, p. 61). La marmite permet à Philippe Aubert de Gaspé d’introduire une différence notoire entre ses sorciers et Polyphème, car le géant païen mangeait cru : Achéménide affirme ainsi l’avoir vu « manger leurs membres qui ruisselaient d’un liquide noir ; et les chairs encore tièdes palpitaient sous sa dent [20] ». La marmite des sorciers indique par contre qu’ils comptent faire cuire « les chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes ! » (AC, p. 61) L’usage de la marmite atténue la sauvagerie du modèle antique et humanise les cyriclopes, puisque seules « les bêtes mangent cru [21] ».

Mais le rapprochement entre l’Énéide et Les anciens Canadiens ne s’arrête pas là. Alors que les sorciers se conduisent « comme s’ils […] invitaient [le père de José] à venir se divertir avec eux » (AC, p. 62), celui-ci leur répond : « Vous attendrez longtemps, mes brebis, […] vous attendrez longtemps, mes doux agneaux » (AC, p. 63). Or Virgile insiste à plusieurs reprises : Polyphème est un berger, « qui dans le creux de son antre enferme ses brebis laineuses et presse leurs mamelles [22] ». Par ailleurs, à la fin du récit d’Achéménide, les Troyens aperçoivent « le pasteur Polyphème, dont la lourde masse se meut au milieu d’un troupeau de brebis [23] ». Dans le récit de José, le chef des sorciers apparaît donc clairement comme une réplique de Polyphème, « monstre horrible, informe, énorme [24] », entouré de ses brebis, les sorciers de l’île.

Après une interruption pendant laquelle nos héros se nourrissent, José reprend son conte. C’est l’occasion pour Philippe Aubert de Gaspé d’introduire dans le texte un personnage du folklore canadien : la Corriveau [25], qui demande au père Dubé de lui faire traverser le fleuve afin d’aller danser avec ses amis, car « il [lui] est impossible de passer le Saint-Laurent, qui est un fleuve béni, sans le secours d’un chrétien » (AC, p. 72). À nouveau, il y a christianisation de la référence classique : si les cyriclopes de José Dubé habitent une île comme leurs ancêtres littéraires, la présence du fleuve chrétien suffit à protéger les Canadiens des créatures fantastiques en les tenant à l’écart de la société. Mais comme l’habitant refuse catégoriquement d’emmener la sorcière sur l’île d’Orléans :

[…] tous les sorciers s’arrêtent et poussent trois cris, trois hurlements comme font les sauvages quand ils ont chanté et dansé « la guerre », cette danse et cette chanson par lesquelles ils préludent toujours à une expédition guerrière. L’île en est ébranlée jusque dans ses fondements. Les loups, les ours, toutes les bêtes féroces, les sorciers des montagnes du nord s’en saisissent, et les échos les répètent jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans les forêts qui bordent la rivière Saguenay.

AC, p. 73

Le cri se retrouve au livre iii de l’Énéide et marque la fin du récit d’Achéménide, tout comme il annonce la fin du conte de José Dubé. Ce ne sont pas trois hurlements, mais un seul cri, d’une force extraordinaire, que pousse Polyphème en s’apercevant que la flotte troyenne est en train de lui échapper : « il pousse une immense clameur, qui ébranle tous les flots de l’Océan, épouvante au loin la terre de l’Italie, et se répercute en mugissements dans les antres de l’Etna. Et voici qu’à cet appel, des forêts et des hautes montagnes, la race des Cyclopes dévale vers le port : ils couvrent le rivage [26] ». Dans les deux cas, le cri donne l’impression d’un tremblement de terre et permet d’alerter les semblables : dans le récit de José, ce sont « les sorciers des montagnes du nord [qui] s’en saisissent » (AC, p. 73) ; chez Virgile, il fait sortir les cyclopes des forêts. En évoquant les forêts et les montagnes, deux éléments naturels canadiens, Aubert de Gaspé fait de nouveau référence au livre iii de l’Énéide.

Face à tant d’émotions, le père Dubé perd connaissance et se réveille au matin, « couché de tout son long dans un fossé où il y avait heureusement plus de vase que d’eau » (AC, p. 75), sa flasque d’alcool vide. Même si José insiste sur la véracité de l’histoire [27], cette précision — qui rappelle d’ailleurs l’ivresse du cyclope chez Homère — pousse le lecteur comme les deux auditeurs à douter de ce conte [28], contrairement au récit d’Achéménide qui était vérifié par l’arrivée de Polyphème. Aubert de Gaspé effectue donc une modification générique par rapport à son intertexte : il adapte en effet le merveilleux virgilien au contexte canadien — social et religieux — pour en faire un conte fantastique, genre particulièrement populaire au xixe siècle.

Des hommes et des dieux : l’oncle Raoul et Archibald de Locheill

Si Jules et Arché rencontrent le cyclope virgilien par le biais d’un conte à saveur populaire, il faut noter que la narration décrit également deux personnages des Anciens Canadiens comme de véritables créatures mythologiques : celui que tout le monde appelle l’oncle Raoul présente des ressemblances flagrantes avec certains dieux antiques, tandis qu’Arché est un nouveau Neptune.

La première description de l’oncle Raoul intervient lorsque Jules et Arché arrivent au domaine familial, au chapitre vii. Philippe Aubert de Gaspé porte une attention toute particulière à ce personnage qui bénéficie d’une description plus longue que les autres [29] — le narrateur ajoute des anecdotes le concernant —, ce qui permet au lecteur d’apprendre qu’il s’agit d’un « tout petit homme » (AC, p. 138) boiteux et laid, le visage « couturé par la petite vérole » (AC, p. 138), mais avant tout un lettré « assez pédant, comme presque tous les hommes qui sont en rapports journaliers avec des personnes moins instruites qu’eux » (AC, p. 139). De façon générale, le narrateur ridiculise l’oncle Raoul, le latin aidant à forcer le trait. En témoigne un passage burlesque qui clôt la première description de ce personnage, où son pédantisme est confronté à l’incompréhension des habitants. Dans une scène typiquement canadienne, l’oncle Raoul accueille cérémonieusement un censitaire pour percevoir les rentes, « assis majestueusement dans un grand fauteuil, près d’une table recouverte d’un tapis de drap vert, sur laquelle repose son épée » (AC, p. 141). Mais celui-ci n’a pas d’argent à lui donner : « Nescio vos ! s’écrie mon oncle Raoul en grossissant la voix : reddite quae sunt Caesaris Caesari » (AC, p. 141). Le censitaire ne comprend rien à ces références bibliques, et l’oncle de lui expliquer : « C’est du latin, ignorant ! […] et ce latin veut dire : payez légitimement les rentes au seigneur d’Haberville, par peine d’être traduit devant toutes les cours royales, d’être condamné en première et seconde instance à tous dépens, dommages, intérêts et loyaux coûts » (AC, p. 141). La complexité des termes employés par Raoul creuse la différence culturelle et sociale entre les deux personnages, et c’est la raison pour laquelle Grutman fait du latin un « signe de stratification sociale [30] ». Le pauvre censitaire commente en effet que « ça doit pincer dur, les royaux coups » (AC, p. 141) avant d’expliquer qu’il ne peut payer les rentes car il a perdu sa pouliche. « Comment, drôle ! tu veux te soustraire, pour une chétive bête de six mois, aux droits seigneuriaux établis par ton souverain, et aussi solides que les montagnes du nord, que tu regardes, le sont sur leurs bases de roc. Quos ego ! » (AC, p. 142). Cette fois-ci, il s’agit d’une référence au livre i de l’Énéide : comme Junon a convaincu Éole de déchaîner ses vents pour détruire la flotte troyenne qu’elle déteste, Neptune intervient et menace Eurus et Zéphyr d’un « Quos ego… », « Je vous [31]… ! » avant d’apaiser les flots. Les paroles reprises par Raoul, qui sont originellement celles d’un dieu qui sauve les Troyens, peuple élu, servent ici à « menacer » — sans conséquences d’ailleurs — un censitaire qui ne peut payer ses rentes. Le censitaire, qui ne comprend pas la référence et encore moins le latin, commente « tout bas » : « Je crois […] qu’il parle algonquin pour m’effrayer. » (AC, p. 142)

Raoul est de nouveau comparé à un dieu latin, au chapitre ix cette fois-ci : accompagné de Jules, d’Arché et de Blanche, il va assister à la cérémonie du traditionnel « feu de joie, à la tombée du jour, la veille de la Saint-Jean-Baptiste » (AC, p. 164). Expliquant que l’oncle Raoul représente son frère, le narrateur ne peut s’empêcher de le comparer à une figure mythologique, Vulcain, réputé pour sa laideur et sa claudication :

Un critique malicieux, en contemplant le cher oncle appuyé sur son épée, un peu en avant de la foule, aurait peut-être été tenté de lui trouver quelque ressemblance avec feu Vulcain, de boiteuse mémoire, lorsque la lueur du bûcher enluminait toute sa personne d’un reflet pourpre : ce qui n’empêchait pas mon oncle Raoul de se considérer comme le personnage le plus important de la fête.

AC, p. 165

Le narrateur tend ainsi à faire de l’oncle Raoul un personnage ridicule : conscient de sa supériorité sociale et culturelle, il aime souligner son importance et creuser le décalage avec les « ignorants » en leur assénant des citations latines qu’ils ne peuvent comprendre. L’intertextualité en fait un avatar de dieu latin, ce qui corrobore son rôle dans le domaine d’Haberville : il doit assurer la fonction de seigneur en l’absence de son frère. Il s’agit d’un personnage figé dans le passé, représentant et garant d’une société canadienne-française répartie entre seigneurs et censitaires, qui sera mise à mal dans la suite du texte.

Contrairement à l’oncle Raoul, Archibald de Locheill n’est jamais ridiculisé par le narrateur. Au contraire, il apparaît comme un véritable héros lorsqu’il sauve Dumais de la débâcle. Tout le passage est une réécriture de la tempête du livre i de l’Énéide, difficilement perceptible de prime abord car, contrairement à ce qu’il avait fait dans l’épisode des sorciers de l’île d’Orléans, Philippe Aubert de Gaspé ne donne aucun véritable « indice » à son lecteur. Il emploie certes des termes et des tournures qu’il reprend directement à Virgile, mais il les ré-agence pour les besoins de l’action [32] : à première vue, la débâcle arrive, entraînant l’homme sur un navire de glace sous les yeux de tout le village. Comme pour tous les autres passages présentant des références intertextuelles, celui-ci fourmille d’éléments destinés à faire « couleur locale ». Même le vieux curé — décrit pour l’occasion par une référence à l’Iliade [33], accentuant ainsi le côté guerrier de la scène [34] — assiste au drame et « comme l’ange des miséricordes, exhort[e Dumais] à la mort, et lui donn[e] […] toutes les consolations que son ministère sacré lui dict[e] » (AC, p. 89-90). Sa voix est capable de dominer « celle de la tempête » (AC, p. 90) sans pour autant pouvoir l’arrêter, et si elle console Dumais, elle le laisse « suspendu au-dessus de l’abîme » (AC, p. 91), exactement comme une partie des Troyens l’ont été avant lui [35]. Bien que représentant de Dieu, le curé n’est qu’un homme ; or dans l’Énéide, seul Neptune est capable d’arrêter la tempête pour sauver les Troyens, après avoir « levé sa tête calme au-dessus des vagues et promen[é] au loin ses regards. Il voit la flotte d’Énée disséminée sur toute la mer, les Troyens écrasés sous les flots et sous l’écroulement du ciel [36] ». Dans Les anciens Canadiens, c’est Archibald de Locheill — celui qui deviendra l’ennemi des Canadiens français — qui sauve Dumais et les critiques ont bien évidemment beaucoup travaillé sur cette question. Cardinal en déduit ainsi que « Dieu est bien le maître du monde ; sa providence peut même s’accomplir par la main de l’autre, de l’étranger, celui qui plus tard sera dans le camp ennemi [37] ». Archibald de Locheill possède en tout cas une « force herculéenne » (AC, p. 93) et surtout « nage comme un poisson, [a] l’haleine d’un amphibie » (AC, p. 92). Moitié humain, moitié poisson, il apparaît comme un avatar de Neptune, dont il partage également le calme — « conservant […] tout son sang-froid » (AC, p. 95) — et une capacité d’observation avant l’action : il « s’avança sur le rivage, se croisa les bras, saisit d’un coup d’oeil rapide tout l’ensemble de cette scène de désolation » (AC, p. 92).

Le chapitre se termine sur la prière demandée par le vieux prêtre : « Il nous reste un devoir plus pressant à remplir : c’est de remercier Dieu, dont la protection s’est manifestée d’une manière si éclatante ! » (AC, p. 101). Pour Victor-Laurent Tremblay, « la hiérarchie mythosociale est ainsi sauve : le héros écossais devient un instrument de la Providence [38] ». Ce n’est pourtant pas tout à fait ce que le narrateur laisse entendre, dans une formulation volontairement déconcertante : « le vieux curé […] rendit grâce à Celui qui commande à la mer en courroux, à Celui qui tient dans ses mains puissantes la vie et la mort de ses faibles créatures » (AC, p. 101). Ainsi, dans la Nouvelle-France que nous décrit Philippe Aubert de Gaspé — et cela va à l’encontre d’une grande partie de la critique qui s’est focalisée sur la visée messianique des oeuvres parues dans les années 1860, destinée à montrer que le Canada français doit jouer un rôle de garant du catholicisme auprès des autres nations [39] —, c’est d’abord à la divinité mythologique que l’on rend hommage, car c’est traditionnellement Neptune « qui commande à la mer en courroux ».

Des dieux aux présages

Si Philippe Aubert de Gaspé fait intervenir des divinités dans Les anciens Canadiens — même si c’est pour s’en moquer, nous l’avons vu avec l’oncle Raoul —, il recourt également à deux présages énoncés entre le retour des jeunes héros au domaine d’Haberville et le début de la guerre : le premier est formulé par une véritable pythie canadienne, tandis que le second relève de la tradition romaine visant à interpréter les phénomènes naturels.

Le premier présage survient au chapitre ix : Jules, Arché, Blanche et l’oncle Raoul repartent du presbytère où ils ont soupé après être allés voir les habitants la veille de la Saint-Jean-Baptiste. Les personnages sont donc en train de voyager, comme lors du conte de José Dubé. L’oncle Raoul partage son érudition avec les jeunes gens lorsqu’ils voient, « en arrivant à une clairière, un feu dans le bois, à une petite distance du chemin » (AC, p. 173). Raoul explique alors qu’il s’agit de « la sorcière du domaine » (AC, p. 173), et tous quatre vont lui parler à la demande de Blanche qui s’inquiète pour elle. La référence latine apparaît dans la description du logis de la sorcière :

L’habitation de la pauvre Marie ne ressemblait en rien à celle de la sibylle de Cumes, ni à l’antre d’aucune sorcière ancienne ou moderne. C’était une cabane de pièces sur pièces, de poutres non équarries, tapissée en dedans de mousse de diverses couleurs, et dont le toit en forme de cône était recouvert d’écorce de bouleau et de branches d’épinette.

AC, p. 173-174

Ajoutons à cela que l’oncle Raoul veut bien être étranglé par un Anglais si Marie n’est pas « le type de toutes les sorcières chantées par les poètes anciens et modernes » (AC, p. 176). De fait, même si cela est beaucoup moins clair qu’avec les sorciers de l’île d’Orléans, le passage établit un certain nombre de correspondances avec le livre vi de l’Énéide. La référence négative à la sibylle constitue un signal permettant au lecteur de retrouver le texte auquel se réfère Philippe Aubert de Gaspé. Chez Virgile, las de parcourir le monde sans réussir à accomplir sa mission, Énée se rend chez la prêtresse d’Apollon avec ses compagnons — il s’agit là aussi d’un voyage — pour qu’elle leur prédise l’avenir : ils « s’engagent […] sous les bois sacrés d’Hécate, sous les voûtes du temple aux caissons d’or [40] ». Afin d’obtenir ce qu’ils sont venus chercher, la prêtresse commande aux Troyens d’immoler « sept jeunes taureaux d’un troupeau qui n’a pas subi le joug et autant de brebis choisies selon les rites [41] ». Philippe Aubert de Gaspé situe également sa prophétesse dans une forêt, mais la simplicité et la pauvreté du logis ont remplacé le faste du temple d’Apollon, dieu qui s’exprime par l’intermédiaire de la sibylle. De même, le nombre d’animaux à sacrifier a radicalement diminué : quand les quatre personnages abordent Marie, celle-ci surveille « la cuisson d’une grillade qu’elle [tient] dans une poêle à frire, au-dessus d’un feu entouré de pierres pour l’empêcher de s’étendre » (AC, p. 174).

La description de Marie insiste sur sa simplicité, et la comparaison avec la sibylle accentue la rusticité de la sorcière canadienne-française. Pourtant, elles occupent la même fonction dans le texte : toutes deux prédisent l’arrivée de malheurs. Aux Troyens venus lui demander quel sera leur avenir, la sibylle dit voir « des guerres, toute l’horreur des guerres, et les flots du Tibre couverts d’une écume sanglante [42] ». Marie, quant à elle, voit « le corps sanglant [de Jules d’Haberville] traîné sur les plaines d’Abraham » (AC, p. 175) et prédit la pauvreté et le célibat de Blanche ainsi que l’incendie du domaine sans que nos héros ne lui aient rien demandé. Elle scande chacune de ses prédictions d’un « Malheur ! Malheur ! Malheur ! » et voudrait pouvoir maudire Arché : elle semble prendre une part affective à ce qu’elle prédit, dimension qui était absente de l’épopée virgilienne. Dans les deux cas, la prédiction passe par la colère : Virgile dit de la sibylle que « soudain elle changea de visage, elle changea de couleur, ses cheveux s’échappèrent en désordre ; sa poitrine halète, son coeur farouche se gonfle de rage [43] ». Les yeux de Marie lancent des flammes et elle est pâle de colère. Les deux femmes ne sont que des intermédiaires qui transmettent les paroles d’une force supérieure. La sibylle parle pour Apollon, et Énée s’adresse à elle ainsi : « Et toi, très sainte prophétesse, qui sais l’avenir […] [44]. » Comme pour les cyriclopes, Philippe Aubert de Gaspé fait évoluer le modèle classique païen vers le christianisme. En témoignent les paroles de l’oncle Raoul : « Ah, çà ! Prophétesse de malheur […] quand tu auras fini de parler au diable, voudras-tu bien me dire ce que signifie cette menace ? » (AC, p. 174).

Enfin, la confiance accordée aux propos des prophétesses dans les deux textes est bien différente : « un frisson glacé parcourut les membres des rudes Troyens [45] » qui croient réellement ce qu’on leur prédit, alors que les personnages des Anciens Canadiens quittent la demeure de Marie « sans ajouter foi à ses paroles » (AC, p. 176). Le recours à l’intertexte latin occupe donc essentiellement deux visées dans ce passage : il permet d’annoncer en partie ce qui se passera dans la suite du texte, tout en créant un certain suspens ; mais il contribue également à faire de la Nouvelle-France une terre mythique, ce qui n’est pas anodin dans un texte fondateur comme Les anciens Canadiens.

Le second présage est énoncé au chapitre xi, intitulé « Légende de madame d’Haberville ». Il s’agit du dernier chapitre de la période dorée, puisqu’au suivant, la guerre a déjà commencé. Les personnages sont réunis au manoir de la famille d’Haberville pour un « dîner d’adieux » (AC, p. 201). L’épigraphe [46] — nouvelle citation de Virgile, mais des Bucoliques cette fois-ci — et le double présage annoncent un moment de transition entre deux ères.

Au cri de l’oncle Raoul qui souhaite voir « le glorieux pavillon fleurdelisé flotter jusqu’à la fin des siècles sur toutes les citadelles de la Nouvelle-France ! […] une détonation épouvantable se fit entendre : c’était comme l’éclat de la foudre, ou comme si une masse énorme fût tombée sur le manoir, qui trembla jusque dans ses fondements » (AC, p. 205). La fonction de l’épigraphe est donc claire : elle illustre ou donne une indication au lecteur quant à ce qui va se produire dans le chapitre [47], et même, plus généralement, dans le reste du texte. Comme le berger Mélibée, les Haberville vont tout perdre et être réduits à une pauvreté extrême (même si la famille reprendra peu à peu son ancien train de vie à la fin des Anciens Canadiens). Le présage annonce la chute de la Nouvelle-France, mais monsieur d’Haberville l’interprétera comme l’annonce de « la décadence de [s]a maison » (AC, p. 205). L’épigraphe permet effectivement de le comprendre ainsi, puisque si les terres de Mélibée ont été offertes à un vétéran comme butin de guerre, ce sont précisément des soldats qui incendieront le domaine de la famille canadienne.

Et comme dans l’Antiquité, le premier présage est confirmé par un second : « Le tonnerre ébranlait les voûtes du ciel, un immense quartier de rocher, frappé par la foudre, se détacha du cap avec fracas, et tomba dans le chemin du roi, qu’il intercepta pendant plusieurs jours » (AC, p. 206). Ce présage est lui aussi marqué par la tradition latine et devait être évident pour les contemporains de Philippe Aubert de Gaspé, formés dans les collèges classiques : « les voûtes du ciel » est une formule que l’on retrouve très couramment chez Virgile [48], et la foudre est traditionnellement associée au roi des dieux, Jupiter [49].

Conclusion

Bien que Les anciens Canadiens ait essentiellement été reçu comme un roman historique à vocation utile, on s’aperçoit que Philippe Aubert de Gaspé s’inscrit dans une longue tradition littéraire en se réappropriant différents passages et personnages des premiers livres de l’Énéide pour décrire la Nouvelle-France. Loin d’être réaliste, celle-ci apparaît au fil des voyages de deux collégiens comme une construction d’ordre mythique, une véritable terre de littérature sur laquelle le temps semble ne pas avoir de réelle emprise : les éléments que l’auteur reprend à Virgile — les créatures et divinités mythologiques, les présages ou encore les motifs du voyage et de la tempête — sont tous constitutifs de l’épopée. La réécriture épique, dont cet article donne un aperçu, témoigne de la connaissance précise qu’avait Philippe Aubert de Gaspé du texte en latin, mais ne concerne cependant que la première partie des Anciens Canadiens. Fondamentalement positive en regard des événements décrits dans la deuxième partie du texte, elle disparaît avec la Conquête qui correspond clairement — dans le roman en tout cas — à l’irruption de l’Histoire au Canada français [50]. Il est d’ailleurs révélateur que Philippe Aubert de Gaspé ne se soit pas servi des récits des guerres du Latium pour écrire sa deuxième partie, choisissant de laisser le modèle épique pour raconter les événements historiques propres au Canada.

Mais, au-delà de cette description, c’est tout un travail poétique qui transparaît et qui provient directement de ce que Philippe Aubert de Gaspé a appris à l’école : si l’oncle Raoul est d’un pédantisme ridicule lorsqu’il se sert de références latines pour assurer sa supériorité sociale et intellectuelle, le personnage de José Dubé montre quant à lui qu’il est possible de convoquer des souvenirs littéraires pour raconter la Nouvelle-France. Bien loin de se borner à « raconter les délicieuses histoires du peuple [51] » pour répondre à Lord Durham et créer une littérature nationale, Philippe Aubert de Gaspé dissémine les emprunts à Virgile au fil de la première partie des Anciens Canadiens et seul le lecteur familier de l’Énéide peut les retrouver. C’est ce que l’on retiendra du travail intertextuel de Philippe Aubert de Gaspé : dans ce texte au titre programmatique, mémoire de la littérature latine — celle des Anciens — et mémoire populaire — celle des Canadiens — s’entremêlent. Le destinataire n’est donc plus seulement l’homme du peuple, comme l’écrit Maurice Lemire [52], mais un lectorat provenant des collèges classiques, pour qui Virgile constituait une culture commune.