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La francophonie canadienne en blocs

Le 5 novembre 2016, le dramaturge, comédien et traducteur Jean Marc Dalpé, connu entre autres pour son association au Théâtre du Nouvel-Ontario de Sudbury plus de vingt-cinq ans plus tôt, était interviewé dans les pages du quotidien La Presse. L’entrevue avait pour cadre la présentation, sur les planches montréalaises, de deux de ses projets : le premier, son adaptation du récit Une femme à Berlin de Marta Hillers, dans une mise en scène de Brigitte Haentjens à l’Espace Go ; le deuxième, l’adaptation de son propre roman Un vent se lève qui éparpille à La Licorne. Pourtant, ni les questions, ni les réponses de l’entrevue ne portaient sur ces deux projets. L’entrevue était plutôt l’occasion pour Jean Marc Dalpé et son interviewer Marc Cassivi de revenir sur la perspective identitaire d’un Franco-Ontarien domicilié à Montréal depuis un quart de siècle et de réfléchir aux rapports entre le Québec et les francophonies canadiennes qui débordent de ses frontières. À la question « As-tu l’impression qu’on a au Québec une vision folklorique de la francophonie canadienne ? », Dalpé offrait la réponse suivante :

Il y a une grande ignorance à mon avis. […] Ça date du milieu des années 60, à l’époque des États généraux du Canada français. C’est là qu’il y a eu une grande rupture. Le Québécois est né… […] Le mot « Québécois », dans le sens d’une citoyenneté, n’existait pas avant ça. Il a incarné un certain nationalisme de l’époque qui avait évidemment sa raison d’être, on s’entend. Mais ç’a été l’occasion d’une brisure avec les deux autres blocs francophones du Canada, unis jusque-là : c’est-à-dire le bloc acadien et le bloc de l’Ouest, qui comprend l’Ontario. On s’est retrouvés un peu « orphelins » d’un Canada français qui n’existait plus. Le gros morceau était parti[1].

Dans cet article, je m’intéresserai à cette rupture du Canada français qui a mené à sa « brisure » en « blocs » régionaux en suggérant qu’on assiste, depuis les années 1990, à la solidarisation de ces « blocs », de sorte qu’il est maintenant possible de parler d’une littérature franco-canadienne, singulière mais non homogène.

Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re ont déjà documenté la manière dont des solidarités différentielles se tissent entre les littératures franco-ontarienne, acadienne, franco-manitobaine, fransaskoise, franco-albertaine et franco-colombienne d’un point de vue institutionnel. Comme elles l’expliquent, « [i]l est possible […] d’envisager une littérature franco-canadienne tout comme des littératures franco-canadiennes[2] » en croisant la notion de solidarité entre les petites cultures, fondamentale aux « littératures de l’exiguïté » selon François Paré, à celle de la différenciation des littératures les unes par rapport aux autres, illustrée par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres[3]. Suivant ces approches complémentaires, Cormier et Brun del Re identifient différents niveaux de « différenciation solidaire » de la littérature franco-canadienne : un rapport continu avec le Québec et une reconnaissance accrue de sa part, une concentration institutionnelle à Ottawa, ainsi que des liens entre les espaces littéraires qui ne passent pas par un centre québécois. Comme elles le constatent, ces premières différenciations solidaires en dévoilent déjà d’autres, aptes à mettre en évidence les positions hiérarchiques entre les différents espaces littéraires[4].

De mon côté, j’ai montré qu’un regard d’ensemble sur les pratiques théâtrales de l’Acadie, de l’Ontario français et de l’Ouest canadien francophone permet de distinguer certains « airs de famille » indéniables, dont une cinquantaine d’années d’expérimentation plurilingue et ludique[5]. Dans cette configuration, les institutions théâtrales acadiennes semblent également se différencier à l’égard des formes de jeu plurilingue : elles s’ouvrent aux dialectes acadiens, mais acceptent peu le jeu théâtral en anglais ou l’apposition des surtitres comme en Ontario et dans l’Ouest. Les airs de famille entre les pratiques théâtrales et littéraires franco-canadiennes ont toujours été plus évidents dans l’Ouest canadien, qui regroupe la Colombie-Britannique, l’Alberta, la Saskatchewan et le Manitoba. Dans ces provinces à faible institutionnalisation littéraire francophone, des rapports intertextuels sporadiques retracent un espace et un imaginaire partagés. C’est le cas, par exemple, de la Franco-Albertaine et Franco-Colombienne Marguerite-A. Primeau, qui puise à l’imaginaire des éléments qu’elle lit chez la Franco-Manitobaine Gabrielle Roy pour écrire de la prose, sachant qu’elle sera elle-même lue en surimpression de l’oeuvre de la célèbre romancière de l’Ouest canadien[6]. Jean Marc Dalpé convoque quant à lui une autre conception du « bloc de l’Ouest, qui comprend l’Ontario » autant que les Prairies et la Colombie-Britannique. C’est dans l’optique de ce commentaire de Dalpé, et en prenant le dramaturge lui-même comme exemple, que je propose maintenant d’explorer les ramifications de la notion de la différenciation solidaire sur la filiation littéraire de l’écriture théâtrale dans « le bloc de l’Ouest » canadien.

Un théâtre en trois D dans le bloc de l’Ouest

Se distinguant de la littérature diffusée par l’objet-livre, le théâtre offre une excellente porte d’entrée pour la réflexion sur la littérature franco-canadienne et ses différenciations solidaires. L’établissement à Ottawa de réseaux institutionnels pancanadiens comme l’Association des théâtres francophones du Canada et la biennale Zones théâtrales du Théâtre français du Centre national des arts a permis aux artistes des différents espaces franco-canadiens de se rencontrer, d’échanger, de se voir et de s’entendre. Mais, alors même que des principes de collaboration et de solidarité animent ces échanges, dans un esprit de différenciation de la métropole montréalaise, une certaine hiérarchie régionale s’impose. Des artistes du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta et de la Colombie-Britannique se sont différenciés autant qu’ils ont emprunté aux figures tutélaires, aux thématiques et aux procédés stylistiques de deux centres : celui du Québec et celui de l’Ontario. Plus encore, dans certains cas, comme celui de Jean Marc Dalpé qui est rattaché à ces deux espaces, les processus de solidarisation originaires de l’Ouest canadien brouillent les lignes entre une littérature franco-canadienne qui inclut le Québec par rapport à une autre qui l’exclut[7]. En revanche, ces emprunts provoquent parfois des ruptures partielles par rapport aux modèles provinciaux ou régionaux (des Prairies ou de l’Ouest), de sorte que les frontières mêmes entre ces différents espaces s’estompent.

Ce sont ces processus d’emprunt que je propose d’explorer dans cette étude en examinant les pratiques d’écriture dramatique et de traduction théâtrale de Marc Prescott, du Manitoba, et de Gilles Poulin-Denis, originaire de la Saskatchewan mais résident de longue date de Vancouver et associé à Ottawa pour son mandat de directeur artistique de la biennale Zones théâtrales. Je montrerai comment ces derniers empruntent à l’esthétique des « trois D », selon le terme affectueux par lequel l’institution littéraire franco-ontarienne désigne le groupe composé de Jean Marc Dalpé, Robert Dickson et Patrice Desbiens, trois figures qu’elle a consacrées comme typiquement franco-ontariennes[8]. Par ces études de cas, je ferai voir que l’apport de l’appellation « littérature franco-canadienne » (sans le Québec) se situe autant dans l’appareil institutionnel qu’elle permet de soutenir que dans la valeur des analyses intertextuelles qu’elle peut soulever[9].

Paradoxalement, les référents des trois D réapparaissent dans l’Ouest canadien alors même qu’ils étaient remis en question en Ontario français. Esquissée à très grands traits, l’esthétique des trois D se distingue par sa représentation des espaces du Nord de l’Ontario (rebaptisé Nouvel-Ontario dans certains poèmes, chansons et pièces de théâtre[10]) et par l’hybridation culturelle qui s’y manifeste. D’un point de vue stylistique, elle se caractérise par le ployage de la langue française à une oralité marquée, à des jurons et à des emprunts de l’anglais. Ce corpus produit par Desbiens, Dickson et Dalpé au cours des années 1970 et 1980 allait être abordé comme une entité cohésive métonymique de l’identité franco-ontarienne et consacré comme tel par l’institution littéraire naissante[11]. Et, par ricochet, les trois D allaient devenir des figures tutélaires pour les auteurs qui se démarqueraient au cours des décennies suivantes, Michel Ouellette en tête. C’est ainsi que tout un pan du théâtre créé (du moins partiellement) en français en Ontario a été mis de côté : selon Joël Beddows, en favorisant les trois D, l’institution théâtrale franco-ontarienne et les chercheurs qui l’ont étudiée ont « privilégié l’hybridité linguistique, mais pas le bilinguisme, ni dans son fonctionnement, ni dans sa dramaturgie[12] ». Le vent allait cependant tourner et amoindrir l’influence des trois D.

Dans l’histoire qu’elle écrit du théâtre franco-ontarien, Jane Moss identifie un tournant vers des esthétiques post-identitaires à partir du milieu des années 1990. Les artistes de théâtre de l’Ontario français se tournent alors vers d’autres enjeux et vers des conventions avant-gardistes ou postmodernes : on retrouvera désormais dans ce théâtre « [l]a vie intime, les fantasmes sexuels, les mythes, la Bible, l’histoire des Autres, la science et la technologie moderne[,…] les mises en abyme, spectacles multimédias, textes éclatés et métathéâtraux, psychodrames[13] ». Patrick Leroux, en particulier, allait se révolter contre le modèle établi autour de précurseurs considérés comme encore trop rattachés au phénomène identitaire. Pour se dégager de l’impasse du « discours monolithique[14] » de ce qu’il a appelé « l’influence de Dalpé », Leroux posait de nouveaux jalons pour le théâtre franco-ontarien dans ses oeuvres-manifestes :

Dorénavant, mes personnages ne parleraient pas cette langue [celle de Dalpé]. Ils parleraient ou bien le français, ou bien l’anglais. Non pas par pudibonderie élitiste, mais par souci de vérité, de vraisemblable. Par désir de voir représentée la mienne, ma langue. Mes personnages seraient éduqués, voire trop éduqués pour leurs fonctions sociales ; ils seraient cosmopolites ; jamais je ne mettrais en scène quelqu’un qui en saurait moins que moi, qui ne pourrait s’exprimer subtilement, à moins bien sûr que je n’écrive une comédie aux masques grossissants. La musicalité de mes répliques serait issue de Schönberg, Reich, Glass. Jamais, au théâtre, je n’utiliserais le terme Franco-Ontarien ni aucun lieu traditionnellement reconnu comme franco-ontarien.

LDD, p. 299

Sans utiliser le terme Franco-Ontarien, ni celui de Franco-Canadien, et contrairement à Louis Patrick Leroux, Marc Prescott et Gilles Poulin-Denis, qui écrivent après Leroux, ont recours à la langue française teintée d’anglais de Dalpé, à des personnages qui en « savent moins » qu’eux, ainsi qu’aux lieux traditionnellement reconnus comme franco-ontariens. Ils réécrivent à leur façon l’oeuvre phare de Dalpé, Le chien, pour s’en solidariser comme pour s’en différencier.

Reprendre la langue de Dalpé

C’est Marc Prescott qui, après avoir confronté différents registres du français, de l’anglais et du mélange des deux langues dans sa première pièce Sex, lies et les Franco-Manitobains, se tourne le premier vers la langue de Dalpé. Dans une fine analyse de ce qu’elle appelle « la parole composite de Marc Prescott », Sandrine Hallion Bres décortique ce français oral populaire et ses multiples formes d’insertion de l’anglais : l’alternance des codes d’une phrase à l’autre ou à l’intérieur d’une même phrase, les emprunts, les néologismes et les calques lexicaux ou syntaxiques[15]. L’exemple qu’elle fournit d’un néologisme inspiré de l’anglais est tiré du texte Bullshit, présenté au Cercle Molière de Saint-Boniface en 2001 : « Pis là, les spectateurs commencent à “booer” pis à lancer des vidanges sua scène[16]. » Pour Hallion Bres, la manière qu’a Prescott de faire intervenir des marques d’oralité et d’anglais dans ses textes dramatiques « ancr[e] ses oeuvres dans des contextes régional et géographique particuliers[17] », ceux du Manitoba, mais plus généralement du Canada anglophone où le français est une langue minorisée.

Des exemples de cette « parole composite » se trouvent également dans le conte urbain subséquent de Prescott, Big, présenté en juin 1998 non pas au Manitoba, mais au Théâtre du Nouvel-Ontario à Sudbury, lors d’une soirée franco-canadienne dans le cadre du Forum sur la situation des arts au Canada français. Déjà, le contexte institutionnel rassemblait des intervenants, artistes et chercheurs des différents blocs de la francophonie canadienne. Le spectacle mettait en valeur des dramaturges de l’Acadie (Herménégilde Chiasson), du Québec (Yvan Bienvenue), de l’Ontario (Jean Marc Dalpé et Patrick Leroux), du Manitoba (Marc Prescott) et de l’Alberta (Manon Beaudoin). Dans le conte de Prescott, un ancien toxicomane raconte les retombées des promesses faites à son meilleur ami lors d’une soirée de fête. Ce conteur s’intègre aisément à la tradition de Desbiens et de Dalpé (qui présentait lui-même un conte lors de la même soirée), dont les personnages sont des perdants au discours en « chaîne incantatoire de jurons et […] de provocations en anglais[18] », truffé de « marques de commerce anglo-américaines[19] ». Le passage suivant de Big, par exemple, contient des références presque identiques à un passage du Chien de Dalpé. On y retrouve une oralité semblable, l’emprunt partagé « man » et même une marque de motocyclette inchangée :

Là, c’est pas compliqué, man — là, y faut que tu liches le tapis. Enwoye, Big, liche ! Come on ! Mets ta langue sul tapis, Big ! Enwoye ! Attaboy ! Viens voir pôpa. Dis allô à pôpa. Harley fuckin’ Davidson ! Rock’n’Roll, estie ![20]

« Lookin’ fine, man… Lookin’ mighty fuckin’ fine, man… ! » J’me suis rendu jusqu’à San Francisco là-dessus. Cent milles à l’heure qu’a faisait sur les lignes drettes dans l’désert, la vieille Harley ! Cent mille à l’heure ! […]
Free Spirit ostie ! James Dean Easy Rider Sacrament[21] !

Les ressemblances évidentes entre les deux textes mettent en relief certaines petites différences graphiques, celles entre « estie » (Prescott) et « ostie » (Dalpé), par exemple, ou entre la condensation de « sul » (Prescott) et l’apostrophe dans « l’désert » (Dalpé).

Comme le note Nicole Côté, l’hétérolinguisme chez Marc Prescott se modifie assez radicalement dans la pièce de théâtre Fort Mac, créée pour l’UniThéâtre à Edmonton en 2007. La pièce décrit l’arrivée à Fort McMurray et l’autodestruction spectaculaire de trois Québécois : Jaypee, décrit comme un « petit magouilleur québécois[22] », sa conjointe Mimi et la soeur de celle-ci, Kiki. Ils y rencontrent un « Franco-Albertain enlisé sur place[23] », Maurice. La langue hybride à la Dalpé, qui était jusqu’alors connotée positivement par Prescott (car elle faisait correspondre le contexte minoritaire aux personnages), se transforme alors en signe de l’affectation du Québécois migrant dans l’Ouest canadien, en « hétéroglossie brinquebalante [qui] prend la valence négative du personnage contaminé par les valeurs du néolibéralisme, associé ici à l’hégémonique anglais[24] ». C’est dire que la langue de Dalpé reprise par Prescott perd sa valeur d’imitation respectueuse lorsque ce dernier la prête au québécois plutôt qu’au franco-ontarien.

La langue (franco-ontarienne) de Dalpé sert pourtant à la réécriture ainsi qu’à la traduction de la pièce Fort Mac en 2011. La compagnie éphémère de Prescott, le Théâtre Vice Versa Theatre, reprenait la pièce à Winnipeg, mais en la produisant en alternance en français et en anglais selon la soirée, avec les mêmes comédiens bilingues. Contrairement à la version présentée à Edmonton, dans celle-ci, l’origine des personnages est redistribuée en anglais comme en français. Jaypee est toujours Québécois, mais les soeurs Mimi et Kiki viennent maintenant de Sudbury. En français, elles sont Franco-Ontariennes. En anglais, elles sont tout simplement Ontarian. Ces nouvelles attributions permettent à Prescott de s’inscrire, dans les deux cas, dans la filiation de Dalpé. D’une part, les personnages féminins reprennent la langue hybride de Dalpé en français et situent cette langue comme relevant du nord de l’Ontario. D’autre part, la traduction vers l’anglais ontarien, qui gomme toute trace de l’hybridité linguistique, ressemble elle-même aux traductions de Dalpé effectuées par Maureen Labonté en collaboration avec l’auteur. C’est ainsi, en effet, que Louise Ladouceur décrit la stratégie d’effacement dans les traductions de Labonté et Dalpé : « Si elle évite le piège de l’exotisme, cette stratégie a toutefois pour résultat d’annuler la dualité linguistique inhérente au texte de départ et qui est au coeur même de la problématique identitaire et culturelle des communautés francophones minoritaires du Canada[25]. » Chez Prescott, cette stratégie a aussi pour résultat de relier l’auteur-traducteur franco-manitobain à l’auteur-traducteur franco-ontarien. Sur le mode de la différenciation solidaire, et par un transfert identificatoire, elle rapproche les spectateurs franco-manitobains des personnages franco-ontariens, tout en escamotant ces distinctions pour le public anglophone.

La filiation linguistique est-ouest parcourt également les textes dramatiques de Gilles Poulin-Denis, en commençant par son premier, Rearview. De Dalpé, Poulin-Denis adopte les jurons (comme les « osties d’z’yeux[26] ») tout en intégrant l’anglais dans les dialogues avec un policier et une serveuse en territoire ontarien : « No more work, Cedar shingle mill in Pembroke shut down. It’s that government environment fee bullshit. » (R, p. 15) Dans sa postface à ce texte, Paul Lefebvre penche en direction de la Saskatchewan en affirmant que : « Du français de sa province, [Poulin-Denis] a emprunté la façon particulière qu’a l’Ouest canadien de faire s’entrechoquer le français et l’anglais[27]. » Nicole Côté, quant à elle, pousse davantage vers l’est en qualifiant l’hétérolinguisme du monodrame de « franco-canadien qui n’est pas dépourvu de charme », tout en relevant la cartographie de son horizon d’attente : « L’information n’est pas reformulée en français comme pour les auditoires francophones traditionnels du Québec. Le public visé est bilingue, francophone de Montréal (où Poulin-Denis a étudié) ou ontarien, l’hétérolinguisme étant l’apanage des grandes villes et des minorités linguistiques[28]. » Si les commentateurs prennent autant de liberté avec la géographie linguistique, la langue adoptée par l’unique comédien est tout de même cohérente du point de vue stylistique.

Dans le drame familial Dehors, Poulin-Denis fait éclater cette langue hybride en fragments variés. Arnaud Saint-Onge, le protagoniste, s’exprime dans le français châtié d’un journaliste, alors que les didascalies avertissent les lecteurs que « [l]a plupart des personnages s’expriment dans une langue qui mêle le français et l’anglais[29] ». Certes, plusieurs personnages étalent des jurons dignes de Dalpé : Armand Saint-Onge, le frère d’Arnaud resté sur la terre familiale ; Virginie, la mystérieuse fille du voisinage ; des chiens et un ours blond nommé Blanc Bear. Plus encore, l’usage de l’anglais chez ces personnages semble hyperbolique en comparaison avec celui de Dalpé. Voici, par exemple, comment Virginie décrit son territoire à un Arnaud exilé depuis trop longtemps : « Toi là, toute ta vie, ton lifespan, c’est rien comparé à celle de l’arbre, right ? So, comme toute doit être plus slow pour l’arbre là. Like, pour lui, il te regarde vivre, pis tu bouges à comme hummingbird speed. You know ? » (D, p. 34) Les marques de l’italique de Rearview disparaissent, comme c’est souvent le cas chez Dalpé, et l’anglais transparaît comme part intégrante du français de ceux qui habitent toujours la terre d’origine. Il apparaît aussi, sous l’accent d’une langue seconde, en territoire conflictuel, là où Arnaud fait son enquête. L’interviewé, Jif, par exemple, va dire : « See ! This where I live-id when I was little boy. No worry, is safe here. » (D, p. 38) L’accent de Jif en anglais trouve son équivalent dans celui, tout en concision et en répétition, d’Illiana en français : « Dans la ville, beaucoup les jeunes hommes morts de la guerre. Beaucoup les jeunes hommes morts. » (D, p. 39) En somme, la « langue qui mêle le français et l’anglais » qu’annonce Poulin-Denis en avant-texte est un refus de cantonner l’anglais à la langue hybride de Dalpé et une exploration sur plusieurs personnages des possibilités multiples de mélanges entre les deux langues.

La traversée de l’Ontario français

Pour Gilles Poulin-Denis comme pour Marc Prescott, la question de la langue est indissociable du territoire franco-canadien. Il n’est peut-être pas étonnant que la traversée du continent les autorise à établir une confluence avec l’espace mythique des trois D. Gravitant autour de Sudbury, Dalpé, Dickson et Desbiens participaient au mouvement initié par la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario (CANO), qui consistait à imaginer l’espace géographique de la région par la chanson, le théâtre et la poésie[30]. Selon Jules Tessier,

Jean Marc Dalpé, imité plus tard par Desbiens, utilise le prétexte d’un voyage en train pour faire défiler une série de toponymes intimement liés à l’Ontario français, tellement que leur seule évocation libère des charges émotives intenses chez quiconque aurait une connaissance même superficielle de la géographie de l’Ontario français. L’itinéraire décrit commence à la Chute-à-Blondeau, et se termine à Sault-Ste-Marie en passant par Hawkesbury, Alexandria, Casselman et Ottawa[31].

Dans son théâtre, et en particulier dans la pièce Eddy, Dalpé dessine l’itinéraire entre Sudbury et Montréal en autobus : « Departure for Hagar, Warren, Verner, Sturgeon Falls, North Bay, Mattawa, Two Rivers, Rolphton, Deep River, Chalk River, Petawawa, Pembroke, Ottawa, Montreal, now boarding at gate two[32]. » Louis Patrick Leroux raconte que la prégnance de cet itinéraire littéraire était telle que même s’il ne découvrirait lui-même « les forêts d’épinettes du Nouvel-Ontario » qu’à l’âge adulte, « en Greyhound entre Mattawa et North Bay », il ne « pourrai[t] [s]’empêcher de marmonner » (LDD, p. 295) les répliques de Jay dans Le chien de Dalpé : « pis j’me dis : “Ça commence à ressembler à chez nous icitte !”, pis ça me surprend ça, “chez nous”, j’ai dit : “chez nous” pis, au fond, j’sais que je l’ai toujours pensé, même si je l’haïssais c’te place icitte[33] ». Pourtant ni la réplique, ni les forêts d’épinettes aperçues en Greyhound n’apparaissent dans le théâtre de Leroux. C’est Marc Prescott et Gilles Poulin-Denis qui prennent le relais pour réinterpréter ce « chez nous » du paysage et des lieux habités du Nouvel-Ontario.

Comme Prescott, qui emprunte Sudbury en tant que lieu d’origine pour ses personnages féminins dans Fort Mac, Poulin-Denis fait de Rearview le trajet d’un personnage en crise existentielle de Ville Mont-Royal vers une destination « [d]ans le coin de Sudbury » (R, p. 33). Ce personnage, Guillaume (parfois Guy, parfois Ti-Guy), quitte le Québec à la suite d’un incident d’une grande violence. Devant un homme qui porte un imperméable et « une casquette des Jets. DES FUCKIN’ JETS !!! » (R, p. 17), cette dernière étant un symbole sportif de Winnipeg et de l’Ouest, Guy en est venu à un « showdown western » et a « perdu le nord » (R, p. 18). Désorienté, ayant abattu l’ouest et le nord, le personnage prend la route : « Pis après je sais pus, je me souviens pas, c’est comme si y a eu un trou dans le temps entre ce moment-là pis l’Ontario. Black out, je me souviens même pas d’avoir conduit. » (R, p. 19) Les didascalies initiales décrivent pourtant Guillaume comme un homme qui « n’est pas de nature violente, ce qui rend son geste encore plus extraordinaire » (R, p. [6]). Sa violence extraordinaire rappelle celle d’Eddy dans la pièce éponyme de Dalpé datant de 1988. Cet entraîneur enlisé à Montréal après avoir pris un « one-way de Sudbury[34] » cherche lui-même à transmettre une violence maîtrisée — celle de la boxe — à son neveu Vic. Moins contrôlée, la rage de Guillaume renvoie le protagoniste en sens inverse, vers Sudbury. Pour Nicole Côté, cet incident sort de l’ordinaire en ce qu’il porte en lui une fracture identitaire qui ne peut se produire qu’au Québec, et qui expulse le sujet minoritaire de cette province[35]. La crise représentée est certainement celle d’une différenciation physique du Québec, différenciation qui s’associe à une solidarité franco-canadienne par l’exil douloureux du sujet minoritaire à l’extérieur de Montréal.

Hors de la métropole, la solidarité franco-canadienne s’affiche également dans la charge émotive rattachée à la toponymie mythique du nord de l’Ontario. Guy entreprend son voyage routier tel un pèlerinage à l’itinéraire imprécis, et fait une litanie des noms de Rolphton, Pembroke, Timmins, Sturgeon Falls, Mattawa, North Bay, Sudbury. Plus Guy avance, plus ces jalons de la route incarnent les toponymes de la littérature franco-ontarienne. À Rolphton, dont les trois D ne semblent pas avoir dit mot, Guy indique à sa voiture : « On va traverser le village pis vite parce qu’y a rien icitte ! Pas de restaurant, pas de station de gaz, pas personne. » (R, p. 21) À Mattawa, lieu réitéré par les trois D, « c’est un peu moins laid que Rolphton. Ben, sauf pour le pouilleux, là, sur le bord de la station de gaz » (R, p. 27). Le passage par North Bay convoque quant à lui une oasis : « On arrive à North Bay !!! Y a une station de gaz qui nous attend comme un paradis terrestre, une île illuminée sur la berge de l’autoroute. » (R, p. 31) Guy y retrouve également sa propre figure christique, le « pouilleux » de Mattawa qu’il décide d’amener avec lui ne serait-ce que pour se donner une destination :

— Tu t’en vas où au juste ?
— Dans le coin de Sudbury.
— Sudbury. OK, parfait, ça. Ça va me donner une destination en attendant… en attendant que…

R, p. 33

Entre Mattawa et North Bay, et avec Sudbury pour destination, les hauts lieux des trois D sont cités comme un chemin possible vers la rédemption du sujet minoritaire, et le personnage de l’autostoppeur comme un guide sur ce chemin.

De fait, cet autostoppeur aux « yeux bleus… barbu, cheveux longs » (R, p. 31) peut aussi incarner à lui seul la poésie de Patrice Desbiens. Guy le prend pour Jésus ; lui-même se prend pour Jim Morrison :

— Ouais. Moi, mon nom c’est Jim. Jim Morrison.
— Tu me niaises-tu ?
— Tsé, le chanteur des Doors, son vrai nom c’est James Douglas Morrison. Alors vraiment c’est moi le vrai Jim Morrison, je suis plus vrai que le vrai. (Beat.) Mes parents m’ont appelé Jim sans penser qu’y en avait eu un autre qui chantait : Roadhouse Blues pis The End.

R, p. 34

C’est dans le poème narratif « Jésus de Sudbury » de Desbiens, publié en 1996 dans la revue Moebius puis dans le recueil L’effet de la pluie poussée par le vent sur les bâtiments en 1999, que l’on trouve l’intertexte le plus évident de ce personnage :

C’est un couple franco-ontarien tout ratatiné et paranoïaque dans une immense voiture genre paquebot aéronef qui s’arrête pour ramasser un gars qui fait du pouce.
Ils sont quelque part entre Azilda et Sudbury.
C’est Jésus, c’est Jésus, arrête, Christ, crie la bonne femme. […]
Le gars ressemble à Jim Morrison, ressemble à Charles Manson, ressemble à un gars de bicycle avec bedaine et barbe, ressemble à tout sauf Jésus[36].

L’ironie est fine : quoi de « plus vrai que le vrai » du Jim Morrison/Jésus de Poulin-Denis qu’une reprise de la fiction, celle du Jim Morrison/Charles Manson/Jésus de Patrice Desbiens ? Comme le signale Ariane Brun del Re, « la similarité est trop grande pour relever de la coïncidence : à travers son Jim Morrison, Poulin-Denis révèle qu’il est un grand lecteur de Desbiens[37] ». Mais encore : à travers son Jim Morrison et à travers la citation incarnée de la route littéraire menant les Franco-Canadiens de Montréal à Sudbury, Poulin-Denis révèle également qu’il écrit dans la voie tracée par les trois D.

La mine, la ville et le trou

Ce que Gilles Poulin-Denis exprime par la citation libre, Marc Prescott, pour sa part, le consigne en filigrane, par l’image spatiale de la ville minière et son pastiche. Cette image contrefaite émerge dans une didascalie initiale excessivement longue publiée dans les pages liminaires de la pièce Bullshit. Dans cette liste exagérée de détails naturalistes, le pasticheur annonce sous cape son « contrat de pastiche[38] » pour qui voudra bien le lire :

LIEU

La « ville » de Sansregret (population : 842) est perdue dans le bois, à quatre heures de route d’une ville d’importance moyenne. Le village le plus proche est à quarante-cinq minutes de route. Du tournant du siècle jusqu’au début des années 90, l’économie du village a reposé principalement sur une mine. Cette mine a fermé ses portes en 1993. Depuis, plusieurs maisons ont été abandonnées et presque tous les commerçants le long de la Main ont fermé boutique et placardé leurs vitrines. L’église a été abandonnée quelques années plus tard. Il ne reste désormais que le tiers de la population du début des années 90. Outre le bar, il n’y a pas d’activité économique proprement dite. La chambre de commerce (Coach) aimerait bien développer le tourisme (chasse et pêche). L’entrave majeure à ce projet est la pollution des lacs et des rivières de la région.
Ce n’est pas tout gris dans ce petit hameau. Il y a une école (l’École Sansregret) pour les élèves de la maternelle à la sixième année (trois enseignantes et une directrice à quart de temps). Il y a aussi, bien sûr, un aréna (l’Aréna Sansregret). Le centre névralgique du village est toutefois le « Sansregret Motor-Hotel ». Ce « centre touristique », situé entre un petit lac pollué (le lac Sansregret) et l’autoroute, dispose de huit chambres de motel minables (décoration orange-brun-et-vert-fluo-caca-années-soixante-dix), une piscine extérieure rouillée, une pompe à essence, une enseigne au néon qui fonctionne mal, un restaurant (genre greasy-spoon) et le bar « Meetings ». Bref, le village et l’hôtel sont des trous[39].

Plusieurs topoï des trois D reviennent dans cette didascalie de Prescott passant du particulier de Sudbury ou de Timmins au général de la ville fictive de Sansregret.

La mine, par exemple, est dépeinte avec désolation par Patrice Desbiens dans le recueil Sudbury, d’abord paru en 1983 :

Sudbury samedi soir.

Ici

où la parole danse avec le silence, la parole au

fond d’une bière au fond des mines au fond des

bouches[40].

Comme l’a souligné Isabelle Kirouac Massicotte, la poésie de Desbiens reprend le chronotope de la mine industrielle, présent dans le monumental Germinal d’Émile Zola, pour en faire « une particularité nord-ontarienne[41] ». De même, toute l’action de la pièce 1932, la ville du nickel. Une histoire d’amour sur fond de mines, cocréée par Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens au Théâtre du Nouvel-Ontario en 1984, vise à saisir et à s’approprier l’espace-temps caractéristique de l’économie du nickel de la région :

Quand j’t’au fond du trou

mon âme est partie.

Et j’ai peur de la perdre

dans c’t’enfer de Nickel [sic][42].

Même « le symbole quasi universel de la cheminée de mine, métonymie de la pollution et de la régression de toute forme de vie[43] », subit le traitement d’appropriation décrit par Kirouac Massicotte :

La fumée de la grande cheminée de Sudbury

fouette le ciel et le ciel est gris comme

une chemise de travail maculée de sueur qui

colle au dos […][44]

Paradoxalement, les séquelles de la pollution toute franco-ontarienne sont parmi les seuls éléments de l’espace qui restent dans la ville de Sansregret de Marc Prescott. Depuis la fermeture de la mine en 1993, la population et les commerçants ont en grande partie délaissé l’endroit, laissant pour seule trace « la pollution des lacs et des rivières de la région » qui compromet maintenant son avenir.

« Ce n’est pas tout gris dans [l]e petit hameau » de Prescott comme « le ciel est gris » chez Desbiens. Il reste quelques non-lieux que trouvait aussi le Guy de Rearview sur sa route[45] : un motel, un restaurant, tous deux aussi minables que ceux de Bullshit. Seuls l’école et (bizarrement) l’aréna tiennent lieu de culture. Généralisée à l’extrême, la ville de Sansregret pourrait appartenir à ces « petites et moyennes villes », identifiées par Pierre Nepveu comme relevant d’un « complexe de Kalamazoo », qui « ont un air de famille, peu importe où l’on se trouve. Il peut s’agir de laideur (celle-ci crève souvent les yeux), mais plus généralement de la répétition banale des mêmes abords, commerces et bâtiments[46] ». Nepveu spécifie que, malgré cette laideur et cette banalité, quelques villes méritent qu’on s’y attarde : celles de Sudbury, Timmins, ou Moncton, qui « ont en commun d’être toutes des villes “canadiennes-françaises”, de résister à la centralité québécoise, et c’est ce statut qui fait d’elles des enjeux symboliques intéressants[47] ». Le complexe que décrit Nepveu s’apparente à la différenciation solidaire : une résistance à la « centralité » du Québec, une « étroite parenté[48] » entre ces petites villes… parenté qui se confirme également avec la ville minière fictive de Sansregret. « Peut-on écrire les petites villes d’Amérique[49] ? » demande Nepveu. Prescott répond avec un oui ambivalent : les enjeux symboliques de la résistance, ceux de la parenté, se cachent sous couvert de banalité, comme s’il n’y avait aucune raison de s’arrêter à Sansregret. Pour résumer ces lieux comme le fait Prescott dans sa didascalie initiale, ce sont des « trous ».

Justement, s’il y a une image que l’on associe d’emblée au théâtre de Jean Marc Dalpé, c’est bien celle du trou. Dans son étude importante du Chien de Dalpé, Mariel O’Neill-Karch montre que « [l]e trou est l’image spatiale exploitée le plus souvent dans le texte et c’est presque toujours dans un contexte négatif, les images étant surtout grossières ou violentes[50] ». Le trou y est associé à la scatologie, ainsi qu’aux conséquences des bombes et des coups de feu dont le grand-père a été responsable pendant la Première Guerre mondiale. Et encore, le trou est ramené à la mort : celle dans les yeux du père, celle de l’éternel lieu de repos paternel, celle de la terre familiale transformé en « trou de bouette[51] ». Dans 1932, la ville du nickel, comme en témoigne la chanson des mineurs citée ci-dessus, ce sont les profondeurs de la mine qui sont évoquées par le trou. Ailleurs, dans Rearview, les profondeurs de la mine creusent celles de la mémoire, et l’énonciation du trou se juxtapose avec celle de l’Ontario : « c’est comme si y a eu un trou dans le temps entre ce moment-là [l’incident à Ville Mont-Royal qui fait fuir Guy] pis l’Ontario » (R, p. 19). Chez Prescott, le trou devient à la fois descriptif de la ville de Sansregret et composante du palimpseste qui laisse entrevoir, en creux, Desbiens et Dalpé.

En ce sens, la réécriture de la ville minière par Prescott est une « imitation en régime ludique, dont la fonction dominante est le pur divertissement[52] », c’est-à-dire, pour reprendre la classification de Gérard Genette dans Palimpsestes, un pastiche. Les tragédies de Dalpé se transforment en comédies dont tous les éléments sont matière à dérision, dont la fiction qui se veut sérieuse est propice à la dénonciation. Si ces conditions invitent déjà à un rire de la part d’un public élargi, Prescott l’imitateur n’annonce pas le palimpseste explicitement, de sorte que le plaisir de l’imitation n’est pas lui-même partagé. Plutôt, comme Genette le prévoit dans les cas où « le texte imitatif lui-même n’est pas identifié comme tel[53] », « l’imitateur est seul à rire, avec ses amis et complices s’il en a, aux dépens de tout le monde et particulièrement des prétendus experts[54] ». C’est bien un effet de la complicité cachée de la différenciation solidaire : le théâtre de Marc Prescott a le plus souvent fait l’objet d’analyses de « prétendus experts » au côté d’autres textes de théâtre de l’Ouest canadien. La filiation (ou l’affiliation) inattendue avec le théâtre franco-ontarien, sous couvert de fiction renouvelée, forme une nouvelle solidarité avec les lecteurs et spectateurs de ce théâtre. Elle permet à l’imitateur de rire, seul ou avec ceux qui auront compris, aux dépens de tous les autres.

L’animal, ce Père

Le chien de Jean Marc Dalpé, on l’a vu, se manifeste dans Bullshit de Marc Prescott par l’image spatiale du trou. La même pièce de théâtre franco-ontarienne revient sous forme de transtextualité animale dans le deuxième texte pour le théâtre de Gilles Poulin-Denis, Dehors. Chez Dalpé, le chien dont la pièce porte le nom n’apparaît sur la page que dans les didascalies ou par allusion à ce qui se passe hors scène. De même, Mariel O’Neill-Karch, décrivant la mise en scène de Brigitte Haentjens en 1988, explique que tout au long de la pièce, sans qu’on voie l’animal en chair et en os, « aux temps forts, il y a, près de la maison, le chien qui grogne, jappe, aboie, clabaude, glapit, hurle et gronde, ce qui, dans certaines traditions, est présage de mort[55] ». Joël Beddows réaffirmait ce choix d’évoquer le chien par le son plutôt que de le montrer dans sa mise en scène de 2007[56]. Cette marginalité scénique n’empêche pas moins la bête de jouer le rôle d’« une sorte de clef, un hiéroglyphe[57] », dont l’intrigue se fond à celle de son double, le père, l’un étant attaché dans la cour de l’autre, le meurtre de l’un anticipé par le meurtre de l’autre. Entre chien et père, comme le fait remarquer Stéphanie Nutting, s’exprime un processus menaçant d’hybridation, un « devenir-monstre » dans la « transformation douloureuse […] vers le non-humain[58] ». Alors que le fils cherche à purger le passé par le dialogue, la figure paternelle perd la faculté de la parole — une des caractéristiques qui distingue l’humain du non-humain — en faveur de ce que Nutting qualifie, suivant Jean-Pierre Sarrazac, d’« “animalité parlante”, de plus en plus proche de la langue sauvage avec ses sons mortifères (hurlement, jappement, grognement, etc.) qui la jettent dans l’abîme du non-langage[59] ». L’intrigue de Dehors déplace quant à elle la mort du père dans la fable pour en faire la situation initiale et décuple la présence du chien pour en faire une meute volubile.

Il est ainsi possible de voir en Dehors l’inversion, ou la progression, du drame du Chien, partant du non-humain vers l’humain. De l’animalité parlante, la présence animale évolue en scène jusqu’à acquérir littéralement la faculté de la parole, à devenir l’animal parlant. Comme le soutient Nutting au sujet d’autres chiens parlants dans le théâtre contemporain,

[i]l ne s’agit pas d’un simple cas de métaphore ou de substitution (substituer un animal pour un humain), mais bien d’un processus de subversion qui vise l’essence même de notre définition de « personnage » qui repose, du moins tacitement et depuis les débuts de l’individualisme bourgeois, sur des effets de réalité et d’identification[60].

Chez Poulin-Denis, trois chiens aussi peu détaillés que celui de Dalpé partagent la scène avec les deux frères qui tentent d’entrer en dialogue autour du passé, du présent et de l’avenir. Ils se profilent comme une masse singulière dans les didascalies, « [u]ne meute de chiens [qui] aboie au loin. Elle s’approche à une vitesse effroyable » (D, p. 15). Ces bêtes à la langue infléchie du père dans Le chien conseillent le frère exilé, le rappellent à l’ordre et l’appellent à creuser, comme un animal, l’histoire de la terre familiale :

CHIEN — Cherche-les, cherche les morts.
Toute une histoire, histoire de corps, with your name on it.
Creuse.
Creuse !

Dig-dig-dig.
Fuckin’ dig. Dig un trou, un fuckin’ gros.
Cherche. Cherche bien. Traque la trace. Dig. GO !

D, p. 15-16

La mort, le corps, le trou : voilà qui ne saurait mieux résumer Le chien.

Et encore, cette meute quitte la scène sans être abattue, après un dénouement impossible chez Dalpé. Dans Dehors, le départ animal se produit à la suite de la découverte du corps du père et d’un échange fraternel. Arnaud choisit de rester à la ferme et de laisser partir Armand que l’entreprise agricole accaparait. Il prend la parole, coupant le Family Tree, arbre près duquel est décédé son père, dans un geste qui rappelle Jay assassinant son propre père dans le drame franco-ontarien :

Arnaud ouvre les yeux. […] Les trois chiens sont assis autour de lui.
« Mets ta main devant ta face.
Si elle est assez grande… tu peux rentrer dans le bois. Faut que tu tombes l’arbre pour laisser grandir les autres. »
Dire le mot. Dis-le.
Être juste…
Être.
Je suis l’orphelin de mon père.
Je suis le bâtard de cette terre.
Je suis le frère de l’autre.

Un long silence.
Un à un, les chiens quittent Arnaud.
Seul.
Il prend une hache et s’attaque au Family Tree.

D, p. 63-64

Le pari d’un échange réciproque entre le frère cosmopolite qui choisit de rester et le frère sédentaire qui choisit de partir dénoue peut-être l’impasse de la négativité du Chien. Il pourrait même agir comme acte réparateur des filiations intergénérationnelles et terreau d’hybridités nouvelles. Rappelons qu’inversement, Louis Patrick Leroux disait : « L’image de la terre du grand-père de Jay m’accablait, j’y voyais un espace se rétrécissant en peau de chagrin. Il fallait définir et habiter d’autres espaces si nous étions pour survivre — ah ! laissons tomber la survie ! —, pour croître ! » (LDD, p. 298-299) La terre ontarienne du grand-père de Jay n’accable pas Gilles Poulin-Denis ; Arnaud peut faire tomber le Family Tree et ses filiations obligées. Enrichie par la différenciation solidaire, la terre de l’Ouest s’avère fertile non seulement pour la survie mais pour la croissance, l’excroissance, le croisement, l’écriture croisée.

Une telle écriture croisée laisse aussi une place à Jean Marc Dalpé. Dans les lectures publiques et la coproduction de Dehors, le comédien jouait lui-même le rôle de Blanc Bear, patriarche de la forêt ancestrale. Sur les planches montréalaises du Théâtre d’Aujourd’hui et ottavienne du Théâtre français du Centre national des arts, et aux côtés de Dalpé, jouaient des comédiens du Manitoba, de l’Acadie et du Québec. « On se croirait presque au Sommet de la francophonie[61] ! », ironisait Luc Boulanger, critique de La Presse. Au Sommet de la francophonie, ou à une tentative d’être « le frère de l’autre »… Il y a bien sûr une explication biographique pour « l’influence de Dalpé » sur l’écriture de Marc Prescott et de Gilles Poulin-Denis. Le dramaturge franco-ontarien domicilié à Montréal a contribué à la formation des deux écrivains de l’Ouest. Sa conjointe, Maureen Labonté, et lui ont apporté un appui dramaturgique à plusieurs de leurs textes. Seulement la différenciation solidaire, comme outil heuristique, fournit d’autres interprétations qui pointent plutôt dans la direction de la réception.

D’une part, le modèle de Dalpé montre une voie déjà tracée vers la reconnaissance, au Québec, d’autres artistes franco-canadiens. À partir de ce modèle, il est possible de se différencier du Québec et d’y faire sa propre place. D’autre part, écrit, traduit et joué depuis l’Ouest canadien, le modèle des trois D n’a pas à supporter le statut totémique qui le définissait en Ontario français. Dans l’Ouest, comme l’expliquait Ingrid Joubert, le théâtre se décline en trois courants : le théâtre documentaire ou naturaliste, le drame historique à visée pédagogique et le théâtre « postmoderne ». Elle met ce dernier courant entre guillemets prudents et précise que « [t]out en faisant usage du même répertoire collectif que celui des drames historiques traditionnels, ces pièces, marquées d’un souci de théâtralité, tiennent à distance un modèle sacralisé, reconnu enfin comme inopérant[62] ». Le modèle des trois D, désacralisé par les Leroux et compagnie en Ontario, n’est pas (encore) reconnu comme inopérant dans le théâtre de l’Ouest ; Prescott et Poulin-Denis empruntent à ce modèle non comme à un même répertoire collectif (ou collectiviste), mais comme à un répertoire de réseautage solidaire. Ils tiennent le répertoire des trois D à un degré de distance variable pour engendrer une nouvelle théâtralité. Ils jouent, en trois D, du réseau du théâtre franco-canadien par des gestes de solidarisation et de différenciation. En se prêtant à l’analyse intertextuelle de corpus associés aux théâtres franco-ontarien, franco-manitobain et fransaskois, cet article est lui-même performatif : il contribue à une réflexion élargie sur l’existence d’un espace littéraire franco-canadien habité par la solidarité tout comme il propose de nouvelles manifestations de la différence.