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Dans les lignes qui suivent, je me propose d’esquisser une lecture des Soleils des indépendances [1] et de Monnè, outrages et défis [2], afin de cerner le questionnement au coeur du projet littéraire de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, d’une part, de mettre ce questionnement en rapport avec le type d’interrogation à l’oeuvre chez les penseurs de la condition postcoloniale africaine, d’autre part. De manière plus précise, je voudrais d’abord montrer qu’au fondement de l’oeuvre de Kourouma se trouve une interrogation sur les implications esthétique, épistémologique, métaphysique et éthique de l’entrée de l’Afrique dans la modernité par le biais de la conquête coloniale. Je montrerai par la suite que ce questionnement est aussi au centre des travaux des philosophes africains des années 1970 et 1980, parmi lesquels on peut citer Marcien Towa, Paulin-Joseph Hountondji et Fabien Eboussi Boulaga. En bref, il s’agira de voir comment Kourouma, dont on a déjà dit que les deux premiers romans sont une réécriture de l’histoire de l’Afrique depuis la conquête coloniale jusqu’aux indépendances [3], aborde et dramatise cette question fondamentale : de quel type de langage et de quelles formes esthétiques faut-il user pour mettre en oeuvre la vérité d’un monde disloqué, qui a été exilé de ses assises métaphysique, épistémologique et éthique ? Une page de Monnè, outrages et défis, qui me semble capitale dans la réflexion de Kourouma sur le rapport entre l’art et la société, sera au centre de cette analyse. Mais avant d’en arriver à ces considérations, il convient de rappeler quelques éléments de la théorie lukácsienne du roman qui servira de point d’appui [4].

Le roman, reflet d’un monde disloqué

Dans La théorie du roman, Georges Lukács suggère que la forme romanesque est fondamentalement le reflet d’un monde disloqué ou, pour utiliser le mot du sociologue allemand Max Weber, d’un monde « désenchanté », ayant perdu sa perfection et sa substance propre. Il s’agit d’un monde qui, parce qu’exilé de son « paradoxal ancrage dans l’au-delà », est désormais livré à la solitude et « à l’immanence de son propre non-sens » (TR, p. 99). Contrairement à l’épopée, qui était le mode d’expression d’un monde traditionnel dont l’être était toujours déjà donné dans la perfection et l’achèvement, le roman est fondamentalement « une fusion paradoxale d’éléments hétérogènes et discontinus appelés à se constituer en une unité organique toujours remise en question » (TR, p. 79).

Cette dynamique de remise en question de l’unité organique du roman signifie le monde et, plus particulièrement, l’homme moderne que le roman met en scène, comme un être problématique, livré à l’aventure sans certitude absolue sur des « chemins qui ne mènent nulle part [5] », parfois, sinon souvent, en proie à la nostalgie de la « sérénité » de la patrie désertée et perdue à jamais. Ce qui le précipite, paradoxalement, dans un affairement à propos duquel Martin Heidegger disait que « recherché pour lui-même, [il] ne produit que le vide [6] ». En fait, en tant qu’exilé du « foyer naturel », le sujet moderne est talonné dans son for intérieur par l’errance métaphysique qui le fait constamment chercher qui il est sans jamais y parvenir. Cette errance est le signe que le fond ou, mieux, le fondement qui est « le sol pour un enracinement », lui fait dorénavant défaut [7]. De là sa situation d’errant sans « patrie ».

En ce sens, Georges Lukács a situé la naissance du roman à l’aube d’un grand bouleversement des valeurs dont le Don Quichotte de Cervantès, cette véritable parodie et critique des romans de chevalerie, est la première expression. Intervenant au moment où le Dieu chrétien commence à se retirer du monde, son héros, si l’on peut encore l’appeler ainsi, est un être risible, un peu à la manière de Fama qui, dans Les soleils des indépendances, continue à s’accrocher aux prérogatives d’une naissance princière et à la volonté d’imiter et de perpétuer la mémoire de ses ancêtres glorieux, alors que l’ordre du monde dans lequel il vit est en rupture nette avec le leur. De surcroît, pour reprendre un mot de Pius Ngandu Nkashama, se croyant capable de restaurer l’ordre harmonieux et divin du pays natal ruiné par la conquête coloniale, le héros des Soleils des indépendances ne veut pas admettre que les mythes « meurent avec les sociétés qui les ont structurés, et qui les ont intégrés aux formes économiques et anthropologiques de leurs institutions [8] ». Cet entêtement du prince Fama s’accrochant à l’idée du monde épique n’est rien d’autre que le refus de sa réduction au statut d’individu solitaire, délaissé par les dieux ; en somme, de simple personnage de roman, c’est-à-dire un sujet problématique adossé à la tâche angoissante de donner continuellement sens à sa vie.

La contradiction entre son « Moi » et le monde extérieur dans lequel il n’arrive pas à se situer parce qu’il réduit à néant l’idée qu’il se fait de lui-même, est la source même de sa risibilité. En effet, si l’autorité, la fierté et la sensibilité à l’honneur sont des attributs qui lui confèrent un statut princier, il reste qu’on ne le reconnaît pas comme prince et qu’il est sans pouvoir réel. Toutes les qualités ou vertus naturelles dont il peut se prévaloir ne correspondent plus à la réalité et au nouvel ordre social. Autrement dit, elles ne renvoient plus à une croyance dont se nourrirait l’imaginaire du peuple. Aussi Fama vivote-t-il comme un « charognard, un vautour travaillant dans les obsèques et les entrailles » (S, p. 9). Le contraste entre son rêve de vivre en prince et la réalité est d’un comique saisissant que le narrateur ne se garde pas de faire remarquer : « Que voulez-vous ; un prince presque mendiant, c’est grotesque sous tous les soleils » (S, p. 12).

On peut littéralement appliquer au héros de Kourouma ce que Lukács dit du roman, à savoir que ce dernier se rappelle la totalité des formes éthiques et esthétiques telles qu’elles apparaissaient dans le monde épique, dans des circonstances où les conditions d’existence de ces formes ne sont plus données de manière substantielle ou immédiate, et où la totalité s’est fragmentée dans différentes sphères de valeurs pour y prendre un caractère abstrait (TR, p. 54). La solitude se révèle dès lors comme le refuge ultime. Même si ce n’est pas la voie que suivra Fama, il importe de souligner que cette solitude, ressentie au milieu même de sa communauté, apparaît comme une voie vers l’assomption d’un principe fondamental du monde moderne, où ce n’est plus la société ou la communauté qui distribue les rôles des individus qui la composent, celle-ci n’offrant plus de sens à leur vie. L’individu doit plutôt se créer et s’affirmer par des choix personnels, parfois faits dans la solitude absolue qui place le sujet face à lui-même. En effet, comme l’écrit Anthony Cascardi, l’expérience de la liberté subjective qui caractérise le monde moderne

[…] s’accompagne […] d’un besoin plus grand de valeurs, de la nécessité accrue d’une période de constitution personnelle des valeurs et d’autocréation, d’une adolescence ou d’un apprentissage au cours duquel l’individu peut réaliser l’idéal de la Bildung. [Mais] [i]l semblerait qu’en tant qu’« individu problématique » le héros du monde désenchanté soit incapable de mener à bien cette démarche : toute l’ironie de la tentative que fait Don Quichotte d’imiter les héros des grands livres ne peut être appréciée qu’à la lumière de l’impossibilité de toute imitation « réussie », et un héros comme Robinson Crusoé en vient tout bonnement à refuser le moindre modèle [9].

C’est justement de cette nécessité, liée au monde nouveau de la modernité coloniale qui a démystifié les anciennes tables des valeurs, que Djeliba, le griot de Djigui dans Monnè, outrages et défis, le second roman de Kourouma, semble pleinement conscient. Fama, le héros des Soleils des indépendances, enfermé dans l’illusion réconfortante de son identité de prince, semble plutôt vouloir la défier en s’engageant dans un combat perdu d’avance : la restauration du monde ancien. Déchu, il continue à vivre à l’ombre des grands héros mandingues des temps passés, s’instituant ainsi comme l’incarnation de l’hétérogénéité ou de l’ambivalence qui structure le récit partagé entre l’ancien et le nouveau monde.

Kourouma et l’esthétique de l’ambivalence

En effet, dans la structure des deux premiers récits de Kourouma, des vestiges des mythes anciens se mêlent aux éléments proprement romanesques pour constituer un univers hétérogène, ambivalent. Ainsi que l’a suggéré Christiane Ndiaye qui a parlé à ce propos d’« une esthétique de l’ambivalence [10] », les deux romans mettent en présence deux systèmes de valeurs nettement marqués, entre autres, par la présence, dans chaque cas, de deux lieux de pouvoir, de deux lois qui induisent des comportements presque antithétiques.

Ainsi que l’on vient de le suggérer, dans Les soleils des indépendances, le prince Fama est lui-même le lieu d’observation de cette ambivalence reliée à ce que Lukács a appelé la fusion paradoxale ou inachevée d’éléments hétérogènes relevant du mythe et du romanesque. Il faut cependant noter que cette fusion paradoxale atteste du fait que le roman n’est pas né de ce que Lévi-Strauss a appelé « une exténuation du mythe [11] » mais, plutôt, « de sa fragmentation et de sa miniaturisation […] Il répète la scène “primitive” sur l’espace individuel créé par un point de non-retour de l’histoire [12] ». En ce sens, Fama devient la personnification de la crise des valeurs que traverse la société. En lui, la noblesse et la vulgarité se côtoient, faisant du prince un être de la démesure et de la disproportion. Sa trajectoire se déroule comme un mouvement (même imaginaire) de va-et-vient incessant entre les espaces rituels et sacrés du monde ancien et les espaces nouveaux (la ville, le marché, etc.) au sein desquels les mythes originels sont dévalorisés au profit du surgissement d’une conscience nouvelle [13]. Ce ballottement crée des tensions violentes qui, entre autres, rendent Fama nostalgique du temps de l’innocence et de l’insouciance qui a précédé l’invasion coloniale. Ce passage en témoigne :

L’orage était proche. Ville sale et gluante de pluies ! Pourrie de pluies ! Ah ! Nostalgie de la terre natale de Fama ! Son ciel profond et lointain, son sol aride mais solide, des jours toujours secs. Oh ! Horodougou ! Tu manquais à cette ville et tout ce qui avait permis à Fama de vivre une enfance heureuse de prince manquait aussi (le soleil, l’honneur, l’or), quand au lever les esclaves palefreniers présentaient le cheval rétif pour la cavalcade matinale, quand à la deuxième prière les griots et les griottes chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya, et qu’après, les marabouts récitaient et enseignaient le Coran, la pitié et l’aumône.

S, p. 19

Comme on peut le voir, cet extrait met en scène une opposition entre le village, où règne encore la sérénité et où la divinité garantit la pérennité aux Doumbouya, et l’espace désacralisé de la « ville cruelle » au vacarme retentissant. Ici, le nègre, à commencer par Fama le prince, se bâtardise au point de devenir un « prince presque mendiant » livré à la risée de tout le monde. Les soleils des indépendances se donne donc à lire comme la représentation de la déchéance d’un peuple à travers la mise en scène de la dégradation ontologique et sociale qui frappe son prince.

Cette même ambivalence esthétique et éthique structure de bout en bout Monnè, outrages et défis et marque son héros, Djigui. En effet, comme l’a relevé Christiane Ndiaye :

Dans Monnè, outrages et défis, le Roi Djigui règne sur son peuple à partir de Bolloda, son palais de la ville de Soba où il est entouré de son griot Diabate, de son sacrificateur Fadoua, de ses sicaires et de ses nombreuses épouses : ils habitent l’espace mythique. Mais dès l’arrivée des Blancs apparaît aussi Kébi, érigé sur une colline à proximité, à partir d’où une longue succession de commandants vont imposer des lois d’Occident en amenant des instituteurs, des médecins, des missionnaires et surtout des tirailleurs. C’est l’irruption du monde dit rationaliste. Tout au long du roman, il y a un va-et-vient constant entre ces deux lieux symboliques, car Djigui continue à exercer un pouvoir occulte dont les autorités coloniales ne peuvent faire abstraction. Il n’y a rien qui traduit mieux toute l’ambivalence de cette situation que la cérémonie des « visites » de vendredi qui jalonne tout le récit [14].

Mais il faut noter que, dans les deux récits, la coexistence des deux systèmes se solde par la corrosion du premier (l’ordre mythique) par le second (le système colonial). En effet, de même que dans Les soleils des indépendances, Lacina s’était illégitimement emparé du trône de Fama, poussant ce dernier à l’errance et à l’abâtardissement dans la capitale d’où il ne reviendra que pour lier, par sa mort, sa destinée à celle de son royaume et de l’ordre ancien, de même dans Monnè, outrages et défis, Béma, qui a souillé et bafoué la case royale et ses fétiches, sera choisi par les autorités coloniales pour remplacer Djigui et signifier la rupture avec le monde ancien que ce dernier représentait.

En fin de compte, on peut dire que le monde étrange où s’est déroulée la rencontre brutale et violente entre l’Afrique et l’Europe, avec le conflit de valeurs qu’elle a occasionné, est la source principale de l’oeuvre romanesque de Kourouma [15]. Autrement dit, Les soleils des indépendances et Monnè, outrages et défis racontent la même histoire : celle de l’exil de l’Afrique de son foyer propre pour entrer, par la force de ce que Mudimbe a appelé une « colonizing structure [16] », dans la modernité qui se caractérise, entre autres, par la démystification des mythes anciens et l’imposition d’une mémoire nouvelle arrimant l’Afrique à l’Occident. C’est dans le travestissement et la ruine des ordres anciens et de leurs mythologies par la ratio coloniale que Kourouma ancre son écriture pour en scruter le tragique, les implications et la signification dans le destin de l’Afrique actuelle.

Dans la mise en scène de la défaite de l’Afrique face aux conquérants occidentaux, l’ironie, qui a été présentée par Georges Lukács comme correspondant à l’« intention normative » (TR, p. 79) du roman, est souvent orientée vers les personnages qui luttent désespérément pour sauvegarder l’ordre ancien. Ainsi, par exemple, la foi aveugle de Fama dans le rêve d’un retour au pays natal incarnant l’ordre ancien tranche avec la lucidité ironique et presque cynique du narrateur qui, dès le départ, doute de la force physique et morale du prince. Au tout début du récit, il dit de Fama qu’il a le « pas redoublé d’un diarrhéique » (S, p. 9). De même, dans une séquence fondamentale de Monnè, outrages et défis — sur laquelle je m’attarderai plus longuement dans les lignes qui suivent, parce qu’elle semble être le noyau des deux premiers récits de Kourouma, sinon de toute son esthétique, et qu’elle nous rapproche de ce qu’à la suite de Lukács on peut appeler « la signification historico-philosophique » (TR, p. 79) de l’entrée de l’Afrique dans la modernité —, Djeliba, le griot de Djigui, révèle le caractère problématique de tout projet de retour au monde ancien en suggérant l’irréversibilité du virage historique opéré par la conquête coloniale. Selon le griot, le retour au pays natal ne déboucherait que sur un pays nouveau, étranger, dont il faudrait apprendre les « nouvelles vérités » et les nouveaux noms des êtres et des choses. En somme, c’est le caractère irréversible de l’exil du lieu propre ou naturel opéré par la modernité coloniale qui est mis en exergue.

À la recherche d’un nouveau langage pour dire la vérité postcoloniale

L’Africain conquis et converti de gré ou de force aux mythologies de la modernité coloniale est pris dans les mailles d’un ordre nouveau à partir duquel il doit tout reconstruire et « réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes » (M, p. 41), le sien y compris. Autrement dit, projeté hors de son foyer naturel, il se retrouve dans un monde où la société ne prescrit plus à l’avance le sens de sa vie. Il entre par conséquent dans le monde de l’expérience de la liberté subjective, s’accompagnant de la nécessité accrue d’une période de constitution des valeurs et d’autocréation, comparable à l’idéal culturel de la Bildung dont parlait Lukács. Voici, à cet effet, le passage fondamental qui retiendra notre attention :

Je rejoins mon Konia, rechercher pourquoi tant de feux allumés, de morts abandonnés, de prières dites, de sacrifices exposés pour la religion et contre les Nazaréens n’ont pas accueilli plus de bénédictions et secours d’Allah. Apprendre les nouvelles vérités. L’infini qui est au ciel a changé de paroles ; le Mandingue ne sera plus la terre des preux. Je suis un griot, donc homme de la parole. Chaque fois que les mots changent de sens et les choses de symboles, je retourne à la terre qui m’a vu naître pour tout recommencer : réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses. Dans mon Konia natal, j’observerai pour reconnaître les nouvelles appellations du soleil, de la lune, du courage, de la passion, de la lâcheté, celles des jours qui se lèvent et se couchent, des herbes qui attendent l’hivernage pour pousser, croître, et l’harmattan pour mûrir et sécher ; celles de l’homme qui doit posséder la vierge et l’enfanter ; du rebelle qui refuse et de la honte qui tue. Reconnaître les nouvelles significations des chants des oiseaux dans la nuit et le geste des passereaux qui viennent mourir à vos pieds au milieu du chemin où vous êtes en train de marcher. Savoir par quelles supplications évoquer des aïeux, par quels surnoms invoquer Allah contre la souffrance, la misère et l’injustice. Je m’en vais pour réapprendre les nouvelles appellations de l’héroïsme et celles des grands clans du Mandingue. Comment se nomment maintenant les Touré, les Koné, les Kourouma, les Traoré, les Bamba, les Keita, les fils de Dio, maintenant que leur terre mandingue est vaincue et possédée par des infidèles d’incirconcis, fils d’incirconcis et de non incisées ?

Assurément, Djeliba était un griot talentueux, le plus grand poète-louangeur de notre siècle ; un roi ne pouvait pas le laisser partir. Djigui devait l’attacher à la dynastie des Keita. Il le lui demanda :

— Je ne peux pas. J’ai fait le voeu de ne plus louanger. J’ai renoncé à la griotterie. La voix qui a dit des héros comme Samory et ses sofas, des héros comme vous, Keita, ne s’honorera pas et ne vous honorera pas à dire ceux qui viendront après vous, ceux qui vivront sur une terre conquise. Avec la fin de l’ère de Samory a fini la vaillance, donc la griotterie. La soumission, l’esclavage et la lâcheté dont viendra maintenant l’ère n’ont pas besoin de louanges : le silence, le regret, la nostalgie leur siéront mieux que la cora du griot…

— Je ne peux pas : les cordes de ma cora ne vibrent plus : j’ai oublié la généalogie des grandes familles ; ma voix, elle aussi, s’est éteinte. Seuls me restent mes bras ; seul me convient le labour… J’irai cultiver jusqu’à ce que de nouveaux exploits de ceux que mes aïeux ont loués des siècles durant m’appellent des lougans.

M, p. 41-42

Aucune autre séquence de l’oeuvre de Kourouma ne suggère autant que celle-ci le sens profond des bouleversements métaphysiques et sociaux dont Kourouma essaie de rendre compte dans ses deux premiers romans. En effet, ici se trouvent suggérés, avec force détails, les différents niveaux (ontologique, épistémologique, esthétique, axiologique et social) touchés par la conquête coloniale. Il y a d’abord l’effondrement des fondements métaphysico-religieux de la société mandingue. Le fondement ultime de sa vérité et du sens, à savoir Dieu, ne répond plus à ses appels. Pour reprendre les termes de Lukács, le Mandingue, naguère ancré dans l’au-delà et jouissant du « réconfort métaphysique qu’offraient les dieux », est maintenant livré à la solitude et « à l’immanence de son propre non-sens » (TR, p. 99). Et, tout comme le remarquait Martin Heidegger, on peut dire qu’« aucun dieu ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d’un tel rassemblement, l’histoire du monde et le séjour humain en cette histoire. […] Non seulement les dieux et le dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire », livrant les hommes à la détresse de la nuit du monde [17].

Cette situation implique aussi une rupture épistémologique, laquelle justifie la nécessité d’inventer un nouveau rapport aux êtres, aux choses et à l’histoire, bref une nouvelle cosmologie, voire une nouvelle vision du monde. C’est précisément ce que suppose l’exigence de réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, de reconnaître les nouveaux symboles et le nouveau rythme des saisons. En somme, le griot comprend qu’il faut dorénavant à l’Africain une nouvelle conception de l’homme, un autre genre de compréhension de l’univers et de ses lois. À l’effondrement des bases métaphysico-religieuses sont aussi liés la dégradation de la structure ontologique de la société et l’abâtardissement de ses membres. Ainsi « les horon (les nobles) et les fama (les princes) cessent d’être des héros » (M, p. 42) ; les grands griots qui n’ont plus rien à chanter ou à exalter sont obligés de retourner à la terre et de renoncer au métier qui les définit et les distingue dans la structure sociale.

La vérité et le sens de la fin des mythes que Kourouma dramatise dans Monnè, outrages et défis par l’intermédiaire du narrateur exposant la déconfiture de Djigui, étaient déjà à l’oeuvre dans Les soleils des indépendances. En effet, comme l’a souligné Jean Ouédraogo, « l’observation du narrateur est sans appel en ce qui concerne l’énormité de la déchéance du prince du Horodougou [18] ». Kourouma note, avec l’ironie qui le caractérise : « Fama Doumbouya ! Vrai Doumbouya, père Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un “vautour”. Un prince Doumbouya ! Totem panthère faisait bande avec les hyènes » (S, p. 9). Et, peu après, il ajoute : « Lui, Fama, né dans l’or, le manger, l’honneur et les femmes ! Éduqué pour préférer l’or à l’or, pour choisir le manger parmi d’autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses ! Qu’était-il devenu ? Un charognard » (S, p. 10).

Lorsque, à la mort de son cousin Lacina qui avait usurpé le trône, Fama est appelé à reprendre les rênes du pouvoir, le narrateur informe le lecteur, son complice, du caractère dérisoire de l’honneur qu’on lui fait. Fama va reprendre les rênes d’un pouvoir démystifié. Il va régner sur un village à l’agonie. « La vérité, dit le narrateur, Fama ne la savait pas. Il lui incombait de diriger la tribu des Doumbouya. Être le chef de la tribu, avant la conquête des Toubabs, quel grand honneur, quelle grande puissance cela représentait ! » (S, p. 92). Contrairement à ce pouvoir d’antan, celui dont hérite Fama « dans ce monde renversé » n’est qu’« honneur sans moyen, serpent sans tête ». La pauvreté et la décrépitude du royaume sont rendues plus saisissantes par la description de la case royale : « La case patriarcale, la case royale du Horodougou était une des plus anciennes, donc entretenait les plus vieux, gros et roux rats, poux de cases et cafards. Ils grouillaient et s’agrippaient aux membres » (S, p. 131) [19].

Pire, le prince né dans l’abondance et dont la noblesse devait se manifester entre autres par la générosité à l’égard de ses sujets, dépend maintenant financièrement de ses serviteurs Balla et Diamourou. La chefferie en agonie, le Togobala en ruine et la déchéance même de Fama achèvent ainsi de montrer la fin irrémédiable de la glorieuse histoire du Mandingue. Dans sa solitude et son extrême épuisement, loin de la terre « où reposaient ses aïeux » (S, p. 150), Fama tend parfois à accepter l’inacceptable. Ainsi, par exemple, lorsqu’il se souvient des paroles prophétiques du sorcier Balla scellant son destin en le liant à celui d’un monde qui agoniserait et mourrait en même temps que lui :

Fama, maintenant, il n’y a plus de doute, tu es le dernier Doumbouya. C’est une vérité nette comme une lune pleine dans une nuit d’harmattan. Tu es la dernière goutte du grand fleuve qui se perd et sèche dans le désert. Cela a été dit et écrit des siècles avant toi. Accepte ton sort. Tu vas mourir à Mayako. Les Doumbouya finiront à Mayako et non à Togobala.

S, p. 147

Et l’évidence de cette prophétie, comme la décrépitude du Horodougou, achevait de le convaincre que « vraiment les soleils des indépendances sont impropres aux grandes choses, ils n’ont pas seulement dévirilisé mais aussi démystifié l’Afrique » en commençant par ses chefs (S, p. 149).

Ainsi l’effondrement des bases métaphysico-religieuses, qui implique à la fois une fissure dans la structure ontologique de la société et la déchéance ontologique de ses membres de même qu’une rupture épistémologique rendant nécessaire une nouvelle ratio, se solde ultimement par la fin de l’Histoire, la fin de l’ère de l’héroïsme et, conséquemment, la fin de la « griotterie » dont la mission était de chanter les hauts faits et la vaillance des princes. « La voix qui a dit des héros comme Samory et ses sofas, des héros comme vous, Keita, dit Djeliba, ne s’honorera pas et ne vous honorera pas à dire ceux qui viendront après vous, ceux qui vivront sur une terre conquise. Avec la fin de l’ère de Samory a fini la vaillance, donc la griotterie » (M, p. 42). Par ces paroles, le griot accentue et confirme la rupture épistémologique avec l’ancien monde. La forme épique n’ayant plus de raison d’être, dans la mesure où elle n’est plus susceptible de dire la vérité de l’ère des indépendances, présentée dans Monnè, outrages et défis comme étant l’ère des « pronuciamentos dérisoires » et « salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux » (M, p. 287), et, dans Les soleils des indépendances, comme l’ère de l’abâtardissement et de la dépravation (S, p. 15), il faut désormais une autre forme esthétique pour en rendre compte. Et c’est précisément en ce sens qu’on peut voir dans les paroles du griot la figuration de la rupture généralisée dans le roman africain des années 1970 et 1980, où la bouffonnerie et l’abâtardissement sont si chroniques que Werewere Liking ne leur a trouvé d’antidote que la naissance d’une nouvelle race humaine. On pense, entre autres, à L’État honteux de Sony Labou Tansi [20] et au Pleurer-rire de Henri Lopes [21]. Ces romans, en effet, montrent combien la « postcolonialité » brille par la vulgarité ou la banalité, au sens qu’Achille Mbembé donne à ce terme, à savoir l’érection du vulgaire ou du banal en événement [22].

Ainsi, par une sorte de spécularité, le griot de Kourouma suggère l’émergence « de nouveaux rapports entre les écrivains et le contexte global de l’espace africain [23] » postcolonial, et invalide la tendance suivant laquelle on aperçoit dans l’écrivain africain postcolonial la survivance du griot de la société traditionnelle. À société nouvelle, nouveaux mythes ou, mieux, nouvelles formes d’expression. Mais, comme l’a noté Georges Ngal, il ne faut pas ici verser

[…] dans le déterminisme social le plus trivial bien que celui-ci et création ne soient pas incompatibles. L’esthétique du grotesque, de la bouffonnerie, apparue dans le roman de la décennie quatre-vingt n’est compréhensible que comme dénonciation des dictatures ubuesques. Le lien avec l’évolution des sociétés africaines est visible. La rupture observée n’est rien d’autre que la conscience lucide des écrivains de leur rapport spécifique au langage [et à la tradition littéraire] à une période donnée [24].

Kourouma et l’herméneutique de la destinée africaine

Mais il y a plus dans la séquence soumise ici à l’analyse. En effet, il semble que ce passage de Kourouma expose de manière exemplaire ce que, dans son livre au titre significatif, La crise du Muntu, le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga a appelé « la stupeur causée par la défaite totale [25] » : une stupeur face à l’effondrement non seulement des antiques valeurs, des systèmes symboliques et des repères de connaissance, mais surtout des assises métaphysiques et anthropologiques des sociétés africaines livrées ainsi à une tragique dépersonnalisation qui s’exprime par « l’émajusculation » et la perte du nom propre [26]. Comme le rappelle le philosophe, l’Africain, dont l’ordre symbolique a été sapé, est réduit à « une sorte de degré zéro de l’être [27] ». Il s’agit bien de cette stupeur qui, depuis la négritude jusqu’aujourd’hui, demeure au coeur du discours africain, ce dernier s’offrant alors comme témoignage de la crise de l’être africain, au sein d’une parole toujours déjà habitée par la conscience d’une défaite qui nous a plongés dans l’errance, signe de ce que Martin Heidegger appelle le défaut de fondement.

Cette stupeur qui a signé l’entrée de l’Afrique dans la modernité a donné lieu à plusieurs types de discours, parmi lesquels on peut mentionner ceux qui, portés par une sorte de nostalgie du paradis perdu, se sont lancés dans une exaltation lyrique et intemporelle des valeurs traditionnelles. Pour ces derniers, la colonisation apparaît comme une parenthèse dans la destinée de l’Afrique. Tel est le cas des partisans de la négritude dite des sources. Parallèlement à ce premier type de discours, on retrouve celui véhiculé par ceux qui, loin de se réfugier dans le passé, croient que le moyen de sortir de la stupeur consiste plutôt à prendre acte de l’impuissance des fondements métaphysiques et mythiques africains pour s’emparer du secret de la force du vainqueur, à savoir sa science et sa technologie. On reconnaît ici la thèse de Marcien Towa dont l’Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle se veut une critique sévère de la négritude senghorienne, et où le philosophe camerounais recommande

[…] une rupture avec [la] culture [indigène], avec notre passé, c’est-à-dire avec nous-mêmes […] Car si notre monde ancien n’a pas pu supporter le choc du monde européen, ce fut assurément en raison de quelque chose qui le différenciait de l’Europe. Or tenter de reconstituer le monde ancien, c’est entreprendre de maintenir aussi cette faille ; essayer de sauver l’une ou l’autre épave institutionnelle, idéologique ou spirituelle de ce monde uniquement parce qu’elle fut nôtre, c’est courir le risque de sauver précisément ce qui causa notre défaite [28].

Enfin, entre ces deux positions extrêmes, il y a une médiane. On prend acte du virage historique, de la rupture épistémologique survenue avec l’irruption de la modernité coloniale et de la nécessité d’un nouveau commencement, mais on postule qu’à partir de l’expérience de la rupture survenue, il est possible de procéder à une reprise critique des valeurs traditionnelles. Ici, comme l’a suggéré Eboussi Boulaga dans Christianisme sans fétiche, la reprise, ou plutôt l’interprétation, « a la valeur éthique des soins donnés à ses morts ». Il s’agit, pourrait-on dire en reprenant une expression de Paul Ricoeur, d’affirmer, par rapport à ses ancêtres, la distance dans la proximité ou la proximité dans la distance :

Dans la logique de l’appartenance, face au problème de la continuité et de la discontinuité temporelle, écrit Eboussi Boulaga, on ne procède pas selon la logique binaire du vrai ou du faux. Pour une communauté vivante, son passé ne saurait s’opposer à son présent comme le faux au vrai. Ce qui a donné des raisons de vivre et de mourir à ses ancêtres ne saurait être réputé absurde et insensé par celui qui se saisit en continuité d’humanité avec eux. Il mettra à contribution toutes les ressources de l’herméneutique, qui est l’art de montrer qu’on participe de la même communauté morale, malgré la distance et les différences. L’interprétation a la valeur éthique des soins donnés à ses morts, de la reconnaissance de l’historicité de sa propre particularité [29].

C’est bien dans cette tendance qu’il convient de situer le sens des paroles du griot dans ce passage qui a particulièrement retenu notre attention et dont je rappelle les grandes lignes :

[…] chaque fois que les mots changent de sens et les choses de symbole, je retourne à la terre qui m’a vu naître pour tout recommencer : réapprendre l’histoire et les nouveaux noms des hommes, des animaux et des choses. Dans mon Konia natal, j’observerai pour reconnaître les nouvelles appellations du soleil, de la lune, du courage, de la passion […] Je m’en vais pour réapprendre les nouvelles appellations de l’héroïsme et celles des grands clans du Mandingue.

En fait, la décision du griot de retourner au pays natal pour tout recommencer, pour réapprendre les nouveaux noms des êtres et des choses, le nouveau rythme des saisons, signifie la volonté d’intérioriser « la stupeur causée par la défaite totale » et « sa puissance d’“interruption” qui remet tout en cause et oblige à tout recommencer à partir de l’extrême possibilité de notre anéantissement historique [30] ». En d’autres termes, tout l’héritage ancien doit être revu, repensé, réorganisé à la sombre lumière de la stupeur causée par la défaite qui a fait voler en éclat les langages et les mythes anciens. Le processus suggéré par le griot rejoint celui que Valentin-Yves Mudimbe propose comme étant la manière de procéder de l’art africain postcolonial, engagé dans un effort pour reprendre les héritages culturels du passé, pour les réactiver sur un mode actuel. Il écrit à ce propos :

« Reprendre » : j’utilise ce mot comme image de l’art africain actuel. Je l’entends d’abord dans le sens de renouer avec une tradition interrompue ; renouer, non pas sous l’impulsion d’un désir de pureté, ce qui ne témoignerait qu’en faveur de l’imagination d’ancêtres disparus, mais bien d’une façon qui reflète les conditions d’aujourd’hui. « Reprendre » suggère ensuite l’idée d’un recouvrement, d’une appropriation méthodologique : le travail de l’artiste commence en effet par une évaluation des outils, des moyens et des fins de l’art au sein d’un contexte social transformé par le colonialisme, par des courants plus récents, les influences, les modes qui arrivent de l’extérieur. « Reprendre » implique enfin une pause ou un ressaisissement, une méditation, une réflexion portant sur l’acte de renouer et de recouvrer [31].

Cette « reprise » qui prend, à l’exemple des philosophes modernes, son point de départ dans une crise totale [32], peut être saisie comme une herméneutique de la destinée dont les deux moments, archéologique et téléologique, sont subordonnés à la recherche des nouvelles sources du sens dans un monde où la science, la technologie et le capital ont sapé les fondements traditionnels de l’existence. Il s’agit, ainsi que cela apparaît dans les romans de Kourouma, de trouver les voies les plus viables pour passer d’un ordre du monde mythiquement organisé et rituellement entretenu à un ordre moderne qui implique l’acceptation du « drame de l’existence finie de l’individu et de la société [33] » livrés à la solitude et à son statut d’être-jeté-dans-le-monde. Ainsi peut-on dire qu’au-delà d’une simple reprise de l’histoire de l’Afrique depuis la colonisation jusqu’aux lendemains des indépendances, le roman de Kourouma sous-tend une réflexion sur la destinée négro-africaine située entre une expérience de la dérive ou de l’errance et la quête d’une énergétique du sens qui puisse donner une nouvelle cohérence à l’être et une nouvelle articulation de soi. En cela, le questionnement au coeur du projet littéraire de Kourouma, tel qu’il s’exprime dans ses deux premiers romans, s’inscrit dans le type de problématique qui se trouve au centre des interrogations des intellectuels africains des années 1970 et 1980. Ce qui s’y joue, c’est la recherche de nouveaux modes d’expression et de nouvelles rationalités à même de rendre compte de la vérité du monde africain transformé par la modernité coloniale.