Liminaire[Notice]

  • Katerine Gosselin et
  • Christophe Pradeau

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  • Katerine Gosselin
    Université du Québec à Rimouski

  • Christophe Pradeau
    Sorbonne Université

Comment expliquer que les romans nous habitent, que nous leur soyons si intimement attachés, alors même, nous en avons tous fait l’expérience, que nous oublions jusqu’aux noms des personnages qui nous ont été les plus chers, incapables de reconstituer les grandes lignes d’une intrigue dont il ne reste plus que des ruines ? Nous avons lu Dominique trois fois, et il ne nous en reste qu’une qualité d’atmosphère, si impalpable qu’il est presque impossible de partager une expérience réduite à une forme d’inconsistance. C’est peut-être à ce titre surtout que le roman est un genre subversif. Non parce qu’il est immoral, parce qu’il raconte des histoires d’adultère, ou parce qu’il ose faire de bagnards en fuite des héros, mais dans l’exacte mesure où il modifie le régime mémoriel de la littérature, lorsqu’il devient, au tournant du xxe siècle, le genre « cardinal », transmettant à la littérature quelque chose de l’incertitude et de l’infidélité de ses souvenirs à lui, toujours vagues ou parcellaires, excessivement sélectifs ou déformés. C’est au genre romanesque qu’il est revenu, pendant près de deux siècles, d’entraîner nos lectures, de les capitaliser en culture, autrement dit de fonder nos consciences. Or, le roman, à la différence de la poésie et du théâtre, est un genre oublieux, où les trous de mémoire sont légion, et, plus encore, où ils sont de règle. C’est un scandale que nous ne percevons plus très bien sans doute, tellement la situation nous est familière, mais dont quelques voix isolées, parmi lesquelles celles de Judith Schlanger et d’Isabelle Daunais, ont invité à faire un objet d’exploration. Des voix d’écrivains essentiellement, tant il est vrai que la mémoire « faible et variable » ou la mémoire « vague » du roman est une question qui glisse entre les doigts, dont les outils d’analyse de la critique universitaire ne se saisissent que maladroitement. Dans une page célèbre d’En lisant en écrivant, Julien Gracq rêve à un protocole qui permettrait de révéler les modalités de la présence des romans dans nos consciences : C’est à un exercice de cet ordre que se livre Olivier Rolin, manifestement inspiré par l’exemple de Julien Gracq, dans « La mètis du roman », conférence qui se présente comme une réflexion sur « l’esprit de complexité » dont participe le roman, sur son refus de juger et de conclure. Rolin, conjoignant, de Flaubert à Kundera, les grands jalons de l’histoire du genre romanesque, entendu comme travail de la nuance et aventure de l’individuation, place celui-ci sous le signe d’Ulysse : « L’homme du roman, formé par le roman, [écrit-il,] est polumètis, comme Ulysse. Il serait difficilement un fanatique. Il serait difficilement un amant de la mort ou du trône, Achille ou Agamemnon. C’est un charmeur, pas un tueur. L’homme du roman est subtil. Il est un navigateur, un découvreur. Craignons que n’advienne un monde dont le roman aurait disparu. » Comme Ulysse, le personnage de roman n’a de cesse de défendre, avec souplesse, ingéniosité, une identité menacée, de faire face au péril de l’oubli, chez le Cyclope, chez Circé, chez les Lotophages, chez Calypso. Et comme Pénélope, le lecteur de roman doit patiemment repriser, jour après jour, le souvenir d’Ulysse, l’image fuyante de celui qui s’en est allé au loin. Le roman n’a cessé de thématiser le péril où il est de perdre ses contours, ou d’être contraint de n’être plus personne, tant il est vrai que Dans quelle mesure est-il possible, souhaitable, d’inventer une science de l’arrachement, ou, plus précisément peut-être, une science de la séparation, qui aurait pour objet de décrire la …

Parties annexes