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Take an object. Do something to it. Do something else to it.

Jasper Johns

Le Wooster Group et Olivier Choinière, chacun à leur manière, composent des oeuvres qui mettent de l’avant une multiplication des références sur scène. Au moyen de la citation, de la récupération, de la réinterprétation d’objets issus de divers domaines (cinéma, télévision, publicité, musique, sport, etc.), leurs spectacles échafaudent des dramaturgies polyphoniques. Cette exploitation soutenue de références éparses contribue ainsi à disperser l’autorité sur l’oeuvre. Elle déplace certains principes d’auctorialité et, notamment, l’acception de l’auteur comme « lieu originaire de l’écriture[1] ». La fonction d’auteur, telle que l’a explicitée Foucault, se voit également bousculée par le recours à la pop culture. En effet, cette dernière met en jeu un rapport particulier à l’auctorialité, car elle n’entretient pas le culte de l’auteur unique ayant une autorité et une « paternité » limpides sur son oeuvre. De plus, les impératifs économiques auxquels elle est soumise entraînent la modification du rapport entre création et autorité, autorité qui relève souvent plus immédiatement du producteur (des studios de cinéma, de télévision, de musique) que de l’artiste lui-même, dont le nom sert de marque davantage qu’il ne désigne l’origine unique de la création. Ces déplacements dans la compréhension de l’auctorialité et la spécificité des enjeux propres à l’intégration de la pop culture seront ici explorés à partir de l’étude de House/Lights du Wooster Group[2], puis de Mommy d’Olivier Choinière[3].

Ces deux spectacles se fondent sur une logique intertextuelle telle que l’entend Michael Riffaterre : « L’intertexte […] est la perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie[4]. » Ils mettent en dialogue des références issues d’époques et de médias fort variés mettant à mal, de la sorte, l’idée voulant que l’auteur soit « le principe d’une certaine unité d’écriture[5] », comme l’énonce Foucault à propos de la critique littéraire moderne. Au sein de ces oeuvres scéniques se font donc entendre des voix distinctes, ce que certains critiques, dont Alexandre Trudel et Nathalie Dupont, associent à une dissémination de l’autorité de l’auteur, un signe du partage de l’auctorialité. Ces derniers convoquent Barthes pour soutenir que, « [d]ans cette perspective, l’inventio est alors abandonnée au profit de l’assemblage ; l’auteur se fait “ordonnateur” comme pour mieux témoigner de “la destruction de toute voix, de toute origine” qu’annonçait Roland Barthes en célébrant la “mort de l’auteur”[6] ». L’artiste Barbara Kruger, dont le travail se fonde sur l’intertextualité, soutient également que le fait de couper, repositionner, capturer, refaire, procède d’une remise en question de l’idée d’original, d’auctorialité, de propriété[7]. Sur l’appropriation de références (à la culture de masse notamment), le critique Benjamin Buchloh, de même, constate « son déni apparent d’auctorialité[8] ». En bref, certes, la figure de l’auteur comme foyer d’une expression originale se trouve bousculée par la démarche intertextuelle[9]. Or, comme le suggèrent Dupont et Trudel, et comme on le verra avec Nicolas Bourriaud, il s’agit plutôt d’un déplacement du lieu de l’originalité qui ne s’inscrit pas dans une esthétique unique et singulière, mais plutôt dans la démarche de montage de citations. L’auctorialité se décèle plutôt du côté de l’acte d’agencement.

À ce partage des voix observé dans les oeuvres du Wooster Group et de Choinière, lequel partage confond les critères traditionnels de définition de l’auteur[10], il faut ajouter les enjeux propres à l’appropriation de la culture populaire (qui se fait majoritaire dans les références présentes dans les deux spectacles). Entendons ici la notion de culture populaire comme cette culture mainstream, véhiculée par les médias de masse et constituée d’objets standardisés ou, à tout le moins, répondant à certains codes normés (de style, de genre, narratifs, visuels, etc.). Cette notion cumule le flou définitionnel des deux termes qu’elle comporte, c’est pourquoi il n’en existe pas de définition non problématique. Néanmoins, nous l’entendrons telle que Keivan Djavadzadeh et Pierre Raboud la conçoivent dans leur étude, eux qui visent à

aborder principalement le populaire dans son acceptation commune, proche du mainstream, c’est-à-dire lorsqu’il concerne des productions culturelles largement diffusées dans la société. Pour autant, nous considérons que cette popular culture n’est pas totalement détachée d’une dimension folk. Bien que de moins en moins connectés, le populaire et les classes populaires peuvent parfois se recouper, le public du mainstream pouvant également présenter des caractéristiques renvoyant à des origines ou pratiques populaires[11].

Comme l’expose Djavadzadeh et Raboud, la pop culture ne cultive pas le même culte de l’originalité que l’art légitime, où la « convention d’originalité[12] », ainsi que le formule Nathalie Heinich, circonscrit la valeur d’un artiste et de son travail. Au sein de la pop culture, ou comme certains penseurs la nomment, la culture de masse, la valeur d’originalité n’est pas cardinale dans la définition de l’auctorialité. Edgar Morin, dans son examen de la culture de masse, a habilement souligné que celle-ci se trouve prise entre l’injonction d’innover, mais celle, également, de se standardiser afin de maximiser ses chances de succès commercial[13]. Elle repose de plus sur une réappropriation constante (et décomplexée) de formes antérieures. Comme le synthétise Richard Mèmeteau, « [la pop culture] rejoue en permanence le rituel de la réappropriation. Ce qui se répète dans ce cas, c’est le rituel lui-même, non pas son résultat. Rien d’aussi simple qu’une formule[14] ». Si, donc, comme l’avance Buchloh, l’auctorialité s’est longtemps définie (et continue de se définir) à partir de critères d’originalité et de singularité, la pop culture et ses productions ne cadrent pas toujours aisément avec ce paradigme. En effet, si les forces économiques associées à certains objets de la pop culture entraînent des dispositifs juridiques délimitant très rigidement le domaine de l’auteur, de nombreuses pratiques pop en déjouent l’acception traditionnelle. Parmi ces pratiques figurent bien sûr toutes ces oeuvres aux auteurs si nombreux que leur auctorialité en devient nébuleuse (pensons à certaines séries télé, certains films ou musiques pop). Parfois, même, il faut plutôt parler d’anonymat, comme dans le cas de nombreux morceaux pop écrits par des auteurs fantômes[15]. D’autres pratiques, comme celles des fans qui réécrivent, adaptent, parodient, jouent à prédire (dans le cas des séries), ont une importance significative pour le développement des tendances en culture populaire[16]. Enfin, en empruntant à la culture populaire, Choinière et Elizabeth LeCompte (créatrice principale du Wooster Group) entrent dans cette économie réappropriative singulière. D’ailleurs, c’est peut-être au sein de cette culture que l’on peut trouver de nouvelles manières de désigner la fonction de l’auteur pratiquant la réappropriation comme ils le font[17]. Pour mieux saisir leurs postures d’auteurs, on parcourra leurs spectacles et les dynamiques de réappropriation qu’elles mettent en place.

Le Wooster Group et la multiplication des voix

Le Wooster Group fournit un bon exemple du mélange des cultures et des références en scène. Bonnie Marranca n’hésite d’ailleurs pas à présenter le groupe en ces mots :

Le Wooster Group réunit l’intertextuel, l’interculturel et l’intermédia dans une nouvelle définition du liber mundi. Ce théâtre choisit toutes sortes de textes du patrimoine culturel, puis organise leur diffusion dans de nouveaux espaces et milieux, générant une multiplicité de récits et d’images[18].

Dirigé depuis 1974 par Elizabeth LeCompte (qui remplaçait Richard Schechner), le Wooster Group a développé une esthétique morcelée, éclatée, difficilement associable à un genre, si ce n’est un antiréalisme et un mélange des médiums donnant lieu à un travail de collage élaboré. Ce qui fait dire à Marranca : « Enlevez une citation ici, prenez ce paragraphe, supprimez toute la section, scindez la pièce, réécrivez-la, retraduisez-la, montrez-la en vidéo, enregistrez-la, jouez-la en direct, faites tout en même temps. Le collage est la stratégie esthétique en jeu[19] ». Si la culture populaire est omniprésente dans les spectacles de la compagnie, cet envahissement n’est ni décoratif ni secondaire, mais participe en effet d’une esthétique de la superposition. Cette esthétique, développée par LeCompte, que plusieurs qualifient de postmoderne (Savran, Salvato, Knowles, Arfara), convoque des références éparses sans nécessairement recréer une synthèse intelligible. Se côtoient ainsi des références issues de différents arts, mais aussi de pratiques populaires : sports, ou feuilletons télévisés, films hollywoodiens, etc. Dans un même spectacle sont superposés des éléments traditionnellement associés à la « haute culture » et des éléments de « basse culture[20] ».

Les spectacles du Wooster Group reposent presque systématiquement sur un geste d’appropriation explicite et revendiqué de références diverses, cette démarche exprimant avant tout un positionnement vis-à-vis des oeuvres-sources. En s’inscrivant dans la mémoire de ces oeuvres, LeCompte et ses collaborateurs participent à leur réécriture tout comme à leur perpétuation. Comme le formule Gaëtane Lamarche-Vadel à propos du mouvement appropriationniste, les artistes pratiquant la réappropriation, tels que les membres du Wooster Group, font entendre dans leur pratique ce qui sous-tend leur démarche : « [L]’appropriationnisme est une réponse/attitude qui permet aux artistes de sortir de la toile, de l’oeuvre en elle-même, et d’investiguer les signes (sociaux, spatiaux, politiques) qui interagissent avec l’oeuvre, la débordent et qui, par l’appropriationnisme, font retour dans le champ artistique[21]. » Ce processus se donne à voir dans House/Lights créé en 1997 où LeCompte associe des références culturelles qui sont aux antipodes les unes des autres. Par la superposition et la multiplication des références, la posture de la metteure en scène américaine se révèle ici celle d’une assembleuse et rassembleuse de voix hétéroclites. En effet, ce spectacle se caractérise par une complexité formelle qu’il vaut la peine de décrire succinctement. Il s’agit d’une transposition du texte de Gertrude Stein Dr. Faustus Lights the Lights dans un univers froid et abstrait, évoqué largement par l’espace scénique et l’espace sonore qui sont surréels, machiniques et sombres. Ce texte fait office de socle à la dramaturgie du spectacle. Car si la dynamique est frénétique, il ne s’agit pas d’une superposition complètement chaotique et anarchique. Tandis que la compagnie soutient ne pas planifier de hiérarchie entre les références présentes, il est indéniable qu’ici, le texte de Gertrude Stein sert de base structurante aux autres éléments qui s’y greffent (vidéos, gestualité, sons, etc.). Déjà, ce texte impose les thématiques principales — l’électricité, les nouvelles technologies, les ambivalences identitaires, les relations de pouvoir — et il structure le déroulement de la représentation en actes et en scènes ; de plus, il apparaît comme la justification des autres présences scéniques. S’il représente ce qui tisse l’ensemble du spectacle, il est lui-même complexe, fait de répétitions, de sauts logiques, de paroles non signifiantes. Quoique divisé en différentes scènes et actes, il apparaît davantage comme un flot continu de paroles, à la manière de ses landscape plays[22]. Certes, on peut saisir une trame narrative esquissant les doutes de Faust, les tergiversations de Marguerite Ida-Helena Annabel, mais les actions sont plutôt suggérées que clairement incarnées par les personnages. De plus, on retrouve de la vidéo diffusée dans les quatre téléviseurs disposés au centre et sur les côtés de la scène, qui multiplie les références.

Toute dominante qu’elle soit, la pièce de Stein est présentée conjointement avec le vis-à-vis récurrent que constitue le film Olga’s House of Shame (1964). En noir et blanc, les images se fondent dans l’ensemble de l’espace scénique et la diffusion est parfois assez subtile. Les actions des comédiens se calquent à plusieurs reprises sur les images vidéo. Parfois, ils reproduisent de manière parfaitement synchronique les mouvements des acteurs du film. Il faut rappeler qu’Olga’s House of Shame, réalisé par Joseph Mawra en 1964[23], faisait partie d’une série de films érotiques autour de la figure d’une tortionnaire, Olga (Audrey Campbell). Sa trame narrative est très mince : elle repose sur la trahison d’une « fille » (girl) travaillant dans l’organisation d’Olga, spécialisée dans la revente illégale de bijoux et le proxénétisme. Le peu de dialogues est compensé par la présence appuyée d’un narrateur omniscient et d’une musique orchestrale « mélodramatique ». Nick Salvato décrit les procédés caricaturaux du film : « Olga’s House of Shame, comme son prédécesseur [White Slaves of Chinatown], est un film granuleux, en noir et blanc avec des moyens de production faibles, des dialogues clairsemés et une forte présence de la narration en voix off à la fois mélancolique et mélodramatique[24]. » Ce film, associé au genre « sexploitation » et au sous-genre « nudie-kinkie[25] » se construit autour d’une trame qui sert davantage l’érotisme que la cohérence de l’intrigue, suscitant de la sorte un rythme lent et des scènes oiseuses.

À ce film, s’ajoutent d’autres références qui ponctuent la mise en scène. Du reste, ces références ont en commun d’être assimilables à la culture populaire. Le moment où le diable s’apprête à s’emparer de l’âme de Faust s’accompagne d’extraits du film Young Frankenstein (1974), où l’on voit le savant fou réanimer un mort. Peu après, on entend la chanson Ring of Fire de Johnny Cash décrivant précisément ce qui survient à Faust à ce moment[26]. Plus loin, à l’acte ii, alors que Marguerite Ida-Helena Annabel (Kate Valk) relate le fait qu’elle ait été mordue par un serpent et que Faust a vendu son âme, on voit, dans l’écran du centre, les danseuses d’un music-hall former une couronne (en créant un cercle, car la prise de vue est aérienne)[27]. Le visage de Valk, superposé à la couronne de danseuses, évoque une icône religieuse auréolée. Ensuite, Valk lance « Un homme survient d’au-delà des mers entouré de plusieurs[28] », puis l’écran central diffuse un extrait de la télésérie I Love Lucy où l’on voit en entend Desi Arnaz, chanteur cubain célèbre dans les années 1950, chanter en espagnol. Cette référence, comme celles qui la précèdent, viennent donc illustrer ce que le texte énonce — que ce soit littéralement ou de manière métaphorique — en redoublant ou en diffractant le récit de Stein. Si le texte devient visible et tangible, si les visages des personnages prennent forme, c’est presque systématiquement par la médiation de références à la culture populaire.

Cette multiplication des références soulève de manière frontale les questions d’originalité et d’authenticité, valeurs déterminantes pour le développement des démarches artistiques au xxe siècle. Ces valeurs ont été démises de leurs positions, ce qui provoque un flou catégoriel. Lamarche-Vadel explique comment l’appropriation « désontologise » l’art :

À l’heure de la reproductibilité de masse et donc des séries, le propre n’existe plus, même pour les artistes dont on pouvait penser qu’ils gardaient le privilège, non du côté de l’avoir mais du côté du faire et de l’imagination. Ou plutôt le propre n’a plus qu’une valeur vénale que le marché le premier a trivialisée et désontologisée. Devenu un signe, l’original s’échange avec la copie, le double, le faux, qui peuvent s’afficher aussi et prétendre à une cote. Ainsi l’appropriation désenclave l’art, le soustrait à un univers transcendant et le ramène dans le monde commun[29].

C’est tout le champ de l’art que le geste appropriatif fait vaciller en officiant la fin du « propre » et, du même coup, en délogeant l’importance de l’originalité. Dans cette perspective, LeCompte se fait l’instance par laquelle les choix s’effectuent. Elle s’arroge une propriété circonstancielle de ces références pop pour faire surgir une voix tierce issue de l’entrechoquement de ces objets en scène. Si la notion d’authenticité doit à nouveau être réinvestie pour rappeler l’auctorialité de l’oeuvre, elle ne loge plus à la même enseigne. Elle émergerait plutôt d’un dévoilement singulier des mécanismes culturels (symboliques, esthétiques) qu’elle fait siennes. C’est donc la fonction commentative du geste d’appropriation qui serait authentique et révélerait l’auctorialité du spectacle.

Sur cette question, Nicolas Bourriaud synthétise habilement la manière dont les artistes conçoivent désormais l’art et la culture comme un vaste champ de ressources à réactiver, d’itinéraires à inventer :

[Les artistes contemporains] ne considèrent plus le champ artistique (mais on pourrait ajouter la télévision, le cinéma ou la littérature) comme un musée contenant des oeuvres qu’il faudrait citer ou « dépasser », ainsi que le voudrait l’idéologie moderniste du nouveau, mais comme autant de magasins remplis d’outils qu’il s’agit d’utiliser, de stocks de données à manipuler, à rejouer et à mettre en scène[30].

Suivant ce même brouillage des frontières entre art et culture, l’artiste voit sa fonction s’hybrider entre celle de producteur, de créateur et de récepteur. Cette fusion de différentes postures au sein de la culture populaire, qui fait du consommateur un producteur, offre au monde de l’art légitime (et critique) une figure intéressante : celle du prosumer (contraction de producer-consumer), c’est-à-dire celle d’un producteur-consommateur[31]. À partir de sa propre expérience des formes et des oeuvres, l’artiste sélectionne et crée une nouvelle configuration. LeCompte et Choinière, dont il sera maintenant question, peuvent en ce sens être conçus comme des prosumers, ce qui permet de souligner leur posture de récepteurs d’objets culturels et non plus seulement celle de créateur. Pour Mèmeteau, la figure du prosumer correspond à un second temps de la pop culture où les fans interviennent dans l’économie culturelle en l’investissant sur un plan créatif[32]. Si LeCompte préserve une distance vis-à-vis de la culture populaire en intégrant des références de la haute culture, Choinière, lui, tend à l’investir frontalement pour en faire le fondement de la dramaturgie de certains de ses spectacles, ce qui le rapproche peut-être encore davantage de la figure du prosumer. On tentera maintenant de voir comment se décline cette fonction dans Mommy, spectacle créé en 2013.

Olivier Choinière braconnier de la pop

Depuis la fin des années 1990, Choinière exerce en tant que dramaturge et depuis les années 2000 comme metteur en scène. Il déploie dans ses mises en scène une tendance à recourir à des formes extra-théâtrales (telles que le show rock, le hip hop, la parade de mode, etc.). Le théâtre devient chez lui le lieu de distillation des images et de la rhétorique propres aux objets de la culture populaire. Il n’hésite d’ailleurs pas à mettre au coeur de ses oeuvres des éléments pop, qu’il s’agisse de musique pop, d’images télévisuelles ou cinématographiques, de publicité, de personnalités médiatiques, etc. La transposition plus directe de la culture populaire dans ses mises en scène permet une interrogation de ces formes à travers divers médiums (le son en particulier, le visuel des shows pop, la danse, etc.). Ses oeuvres citant, parodiant, reformulant des oeuvres pop préexistantes, elles prennent une valeur métaréflexive et font également ressortir Choinière comme un commentateur de la culture. Comme le soutient Nicolas Bourriaud, l’invention se loge alors dans la création d’itinéraires culturels inédits. Ce dernier qualifie ces praticiens d’« artistes de la postproduction » :

De ces artistes qui insèrent leur propre travail dans celui des autres, on peut dire qu’ils contribuent à abolir la distinction traditionnelle entre production et consommation, création et copie, ready-made et oeuvre originale. La matière qu’ils manipulent n’est plus première. Il ne s’agit plus pour eux d’élaborer une forme à partir d’un matériau brut, mais de travailler avec des objets d’ores et déjà en circulation sur le marché culturel, c’est-à-dire déjà informés par d’autres[33].

Comme les prosumeurs, Choinière réinterprète les formes pop suivant ses intérêts artistiques, comme on le constate dans l’un de ses derniers spectacles, Mommy.

Avec cette oeuvre, Choinière se fait ironiste en manipulant toute une série de références à la culture populaire québécoise et américaine. Les composantes de la dramaturgie de Mommy se trouvent en effet au service d’un discours critique fonctionnant principalement sur l’ironie. Du titre à la musique en passant par les costumes et l’espace scénique, la pop est ce par quoi advient le rabâchage plaintif de Mommy, le personnage central. Le tout débute alors que l’on aperçoit un DJ surplombant la scène, installé sur une plateforme surélevée au fond du plateau. Le DJ s’affaire à ses platines et l’on entend l’incipit du livre-audio de Walt Disney, Mary Poppins : « Chers petits amis, voici un disque 33 tours longue durée de Walt Disney. Je vais vous lire l’histoire de… » La voix de la lectrice est interrompue tandis que retentit un « Mommy », extrait de la chanson du même titre de Pauline Julien. La lectrice reprend ensuite : « Vous saurez que le temps est venu de tourner la page lorsque vous entendrez la fée Clochette faire tinter ses petites cloches, comme ceci ». À ce moment, on entend le son de clochette, particulier aux livres-audio de Disney. Juste après, sont lancés coup sur coup « Il était une fois au Québec » et « Je me souviens, je me souviens » (extraits du film Ixe-13), annonçant ce qui sera le coeur de cette pièce, soit la question de la mémoire et du rapport au temps collectif au Québec. Comme on le constate, l’oeuvre de Choinière interroge cette question par le biais de formes symboliques qui, précisément dans l’espace public, contribuent à donner corps à ce rapport collectif aux temps passés. C’est ainsi que Choinière se fait essayiste scénique en ce qu’il repositionne et recadre — et donc met à distance — les topoï qui circulent communément au Québec autour de cette question.

De plus, le dispositif se forge sur des principes-clés de musiques populaires, tels que le sampling, le flow et certains traits caractéristiques du concert pop, tel que l’invective au public, pour produire une dramaturgie essayistique en ce qu’elle articule plutôt une réflexion qu’une fiction mimétique. C’est que la logique dramaturgique ne se fonde pas sur la représentation d’un récit avec des personnages dépeints réalistement, mais plutôt sur l’exposition des réflexions et sentiments du personnage Mommy (interprété par Olivier Choinière), qui apparaît comme la métaphore d’un Québec aigri. Il y a déjà eu amorce de situation dramatique avec les extraits cités plus haut — indiquant qu’on racontera une histoire du Québec —, mais aussi, juste après, alors qu’on retrouve quatre personnages regroupés autour d’un tombeau. Il est suggéré que ces quatre personnes assistent aux funérailles de la tante (Mommy) de l’un d’entre eux (Stéphane Crête). Mommy surgit du tombeau et s’avère être précisément une momie. Le tout se déroule de manière très caricaturale, à la manière de certains films gore de zombies et de momies[34]. À partir de ce moment, Mommy entame une logorrhée plaintive émise sous forme de rap. Celle-ci se poursuivra jusqu’à la fin, entrecoupée du sampling du DJ et de monologues rappés d’autres personnages. Si elle s’exprime à la première personne et s’adresse au public à la deuxième personne (« Tu t’es dit : “bon débarras”, mais j’t’encore là »), il ressort rapidement que sa voix est plutôt celle d’un Québec qui tente de se raconter (« Quand j’ouvre la bouche, y a des mouches qui m’sortent de l’estomac. C’est peut-être le scorbut que Cartier m’a refilé en 1534 ? »). Certaines répliques rendent explicites le fait que Mommy représente plus précisément un Québec du passé : « Le passé porte un nom. Parce que le passé, c’est moi ! » À plusieurs reprises, on évoque son âge ancien — 400 ans — ou encore qu’elle serait la mère des Québécois. Elle occupe ainsi clairement la posture métaphorique de « mère de la nation québécoise » qui aurait enfanté ce peuple, métaphore à laquelle s’ajoute celle de la momie, morte-vivante émergeant d’une autre époque. Elle devient alors le signe même de la mort d’un passé se réanimant péniblement[35].

Tout ce mélange de références hétéroclites, qui engendre un propos critique, est permis par l’appropriation de dispositifs pop, soit le DJ, le sampling (dont ce dernier fait usage), puis le rap par lequel s’expriment toutes les figures scéniques. Le sampling, notamment, constitue le socle du dispositif scénique de Mommy ; ses procédés de répétition, d’appropriation et de détournement permettent une réinterprétation d’objets culturels bien connus. Il témoigne en ce sens de ce que Nicolas Bourriaud nomme une « culture de l’usage » et redéfinit l’acte créateur non plus seulement autour des valeurs d’unicité ou d’authenticité, mais autour de l’acte de sélection et d’appropriation. Le choix de certains extraits, les écarts ou les rapprochements qu’ils affichent, les modes sur lesquels ils sont diffusés induisent leur réinterprétation. Olivier Choinière problématise ici la question de la circulation et de la mémoire des objets culturels dans l’espace public. Il redessine les coordonnées de ces objets et leur invente un récit qui les relie les uns aux autres et, ce faisant, occupe une fonction que l’on peut qualifier de « cadreur ». La répétition ad nauseam de certains motifs fonctionne comme un discours parodique sur une société qui ressasse sans cesse les mêmes motifs symboliques pour se constituer une identité collective.

Pour mieux saisir la manière dont s’affirme cette fonction de cadreur, il faut revenir un instant sur cette figure centrale du DJ. Le fait qu’il se nomme « Jésus » n’est pas anodin (en vérité, il s’agit de DJ Naes), soit celui par qui la parole jaillira et dont les instances sonores structurantes émaneront. Vêtu de blanc, s’affairant à ses platines sur son estrade, il est le premier performeur que l’on aperçoit au début de Mommy. Il apparaît ainsi comme l’initiateur de cette fable pop, celui par qui elle se concrétisera. L’univers scénique de Mommy se trouve établi sur la figure centrale du rap comme la décrit Christian Béthune : « De simple passeur de disques jusqu’au milieu des années 1970, le DJ est devenu — grâce aux perfectionnements des techniques de reproduction et à l’extension des procédés de manipulation de la matière sonore — un créateur à part entière. Le tandem DJ/MC constitue l’épine dorsale du rap[36]. » Dans Mommy, le DJ (et Choinière à travers lui) sélectionne et mélange aussi bien des extraits de films que de publicités, de chansons ou de discours politiques. Dans certains passages, l’entrecroisement de références diverses fait advenir un sens détourné :

W. Disney : (extrait de Ixe-13) « Il était une fois au Québec »
Clochette : (Raoul Duguay) « Québec »
W. Disney : (extrait de Ixe-13) « Je me souviens, je me souviens »
De Gaulle : (discours de 1967 à Montréal) « Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas ».

Cet échafaudage de références représente l’art du DJ en ce qu’il repose sur un travail de sélection et d’agencement.

Plusieurs segments du spectacle prennent ainsi pour point de départ des chansons qui se trouveront triturées tout en demeurant reconnaissables. Cette technique, typique du hip-hop, s’ajoute, dans le spectacle, au rap performé par les interprètes et, en premier lieu, par Mommy. Tout comme l’échantillonnage réorganise les sons, « le rap réinvente les mots et fait subir à l’invention verbale un curieux mouvement de va-et-vient entre oralité et écriture[37] », indique Béthune. Le spectacle met en jeu un double niveau d’appropriation en empruntant les codes du hip-hop qui lui-même repose sur une logique de réappropriation. Ce dernier offre l’occasion de problématiser la rencontre de divers objets sous une forme culturelle communément reconnue aujourd’hui. En reprenant les codes bien connus de la culture hip-hop, Mommy articule ainsi une intelligibilité culturelle en se présentant au premier abord comme un « spectacle hip-hop », contrairement à ce que propose le Wooster Group, par exemple, qui joue avec un certain patchwork postmoderne.

Ce spectacle superpose divers niveaux d’appropriation. Comme l’indique Béthune, le sampling déplace certes la propriété et le positionnement, mais il participe également à un déplacement symbolique :

Fonctionnant sous le double régime de l’ostentation et de l’« exemplification », le sampling implique à la fois « possession et référence ». En conséquence, l’échantillonnage se déploie autant sur le terrain de l’appropriation matérielle que sur celui de l’incorporation symbolique, entretenant la confusion entre l’original et un double subrepticement dépossédé de son autorité initiale[38].

Il en va de la sorte quand Choinière ne conserve de la chanson Mon pays que « Mon pays ce n’est pas un pays », pour faire suivre ce passage de « C’est l’bon vieux temps. Ton seul avenir, c’est de vivre comme avant » (clamé par Mommy) : il dévie alors de l’apologie de l’hiver et de la portée nationaliste des paroles pour mettre en avant le propos réactionnaire du personnage. À l’image de ce qu’exprime Béthune, cette utilisation de la chanson de Gilles Vigneault n’en cache pas la référence, mais joue avec elle en lui faisant dire ce qu’elle ne dit pas originellement.

On retrouve bien, chez Choinière comme chez le Wooster Group, ce que Bourriaud nomme une « culture de l’activité » ou « culture de l’usage » dans laquelle l’oeuvre consisterait en une terminaison passagère d’un réseau d’éléments interconnectés, « tel un récit qui prolongerait et réinterpréterait les récits précédents[39] ». On en revient à l’idée contenue dans la citation de Jasper Johns voulant que le geste de prendre, le geste appropriatif dessine une voix auctoriale. Il ne s’agit plus de créer, mais de sélectionner parmi les matériaux disponibles. En opérant un recadrage et donc un déplacement de certains objets, ces spectacles les réinterprètent pour, du même coup, les insérer dans un nouveau récit. Pour reprendre la formule de Bourriaud, qui soutenait que la « question artistique n’est plus : “que faire de nouveau ?” mais plutôt : “que faire avec ?”[40] », les exemples de LeCompte et Choinière invitent plutôt à se demander « que faire de nouveau avec ? ». Ce qui se trouve mis en cause ici est désigné par les deux acceptions du terme « propriété ». On s’interroge à la fois sur qui possède ces objets aussi bien que sur les qualités propres des objets en question. En ce sens, des artistes comme le Wooster Group et Choinière suspendent au sein de leurs oeuvres leur autorité pour ainsi s’instituer en locataires de la culture et non plus en propriétaires.