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Les femmes espagnoles « possèd[e]nt désormais tous les droits[1] » : voici ce que souligne la journaliste Hélène Gosset[2], rédactrice au quotidien radical L’Oeuvre, dans un reportage de novembre 1937. Celui-ci est publié dans l’organe du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme (CMF), Les Femmes dans l’action mondiale, fondé en 1934 et devenu Femmes courant 1937[3]. Défendant avec forces colonnes le droit de vote des femmes en France, le mensuel n’omet pas une occasion de rappeler que celui-ci a été accordé à leurs « soeurs » espagnoles en avril 1931, lors de l’avènement de la IIe République.

Nous avons souhaité scruter l’image – ou plutôt, les images – de ces femmes espagnoles durant la guerre d’Espagne (1936-1939) dans six périodiques de la gauche de l’échiquier politique français émanant d’organisations de secours, de droits de l’homme et de comités[4]. Bien que possédant des lignes éditoriales différentes, ils ont en commun d’avoir au coeur de leur réflexion et de leur production les thématiques topiques de l’humanité et de la solidarité. Les genres journalistiques retenus pour l’analyse de leur système discursif ont été ceux du reportage, du témoignage, de l’éditorial et de l’article de commentaire. Au-delà du contexte propre à la guerre d’Espagne, ils attestent de la vision contrastée jetée sur les femmes à cette période et de questionnements sur leur statut auxquels, beaucoup plus qu’on ne le pense, les articles parus dans les journaux, les hebdomadaires et les mensuels ont contribué.

Les femmes participent du combat

« Les marchandes de fleurs encombrent la grande avenue de leurs achalandages pittoresques et colorés[5] », mentionne un article de témoignage publié dans le numéro spécial du 20 février 1937 de Femmes. Il est signé de la secrétaire générale du CMF depuis 1934, Bernadette Cattanéo[6], également militante communiste, syndicaliste et féministe. Elle y décrit les fameuses Ramblas de Barcelone, et trouve des images pittoresques pour entraîner le lecteur dans ce décor étranger. Cette mention semblerait être uniquement de l’ordre de la description si son insertion dans une étude intra- et intertextuelle ne lui conférait pas un autre sens, s’intégrant au discours sur le rôle des femmes dans cette guerre d’Espagne. Un rôle dont on nous montre qu’elles l’endossent sans même s’en rendre compte : celui de contribuer à ce que la vie continue, à ce que les ravages de la guerre ne s’emparent pas totalement de la péninsule ibérique. L’antifascisme est du côté de la vie, et chaque action menée pour conserver celle-ci est un rouage pour abattre la mort que représente le fascisme.

Rien n’est en effet anodin dans le combat que mènent les antifascistes contre le coup d’État. Les femmes y prennent leur part, même sans le fusil des premiers temps que certaines utilisèrent et dont il est fort peu question dans ces périodiques[7]. Ce n’est pas pour autant qu’elles sont assimilées uniquement au foyer. Une collaboratrice régulière de Femmes, Simone Harmel[8], publie en novembre 1937 un article de commentaire intitulé « Telle est l’Espagne ». Elle y développe en quoi « l’action des femmes a été remarquable » :

Elles sont partout, droites et fières, comblant les vides laissés par ceux qui sont partis, par ceux qui sont tombés. Elles sont à l’usine, au champ, au bureau, à l’atelier, à l’hôpital, dans la garderie… Il serait plus facile de dire où elles ne sont pas. Et celle qui fait la plus humble tâche sait qu’elle participe aussi à la défense du sol ibérique, à la défense de son foyer et de ses droits, à la défense de la paix du monde[9].

La femme peut donc tout à fait remplacer l’homme, voici ce que nous indique sans barguigner Simone Harmel. L’anaphore « à la défense » établit en outre une corrélation entre le « sol ibérique », la « paix du monde » et la condition des femmes. Contribuer à la lutte antifasciste, se battre contre la guerre possiblement mondiale, c’est aussi oeuvrer pour l’égalité civique, citoyenne, pour les droits de la femme dans lesquels s’intercalent les droits de la mère. Car si Simone Harmel évoque ici le « foyer », lieu dévolu à la femme qui est mère, elle convoque immédiatement les « droits », ceux qu’il lui faut gagner en tant que femme qui n’a pas enfanté. Le combat mené en Espagne est universel, du « foyer » à « l’usine », de la « garderie » à « l’atelier ».

D’autres énumérations sont moins caractérisées par la volonté de promouvoir un rôle social interchangeable entre homme et femme : considérons ici un éditorial de Gabrielle Duchêne, présidente du CMF depuis août 1934, militante féministe et compagne de route du parti communiste[10]. Elle y consigne précisément « l’aide » des femmes liée aux conséquences de la guerre :

Il [le gouvernement républicain] a trouvé parmi elles des collaboratrices ardemment zélées et de valeur qui ont pris place, au premier rang, dans toutes les branches de l’activité nationale : service d’aide aux malades et aux blessés, services d’intendance, soins aux tout petits, organisation et direction de Maisons d’enfants, aide aux évacués des régions bombardées, travail culturel, etc.[11]

Sous la plume de Gabrielle Duchêne, l’apport des femmes est circonscrit aux tâches d’infirmerie et « d’intendance », aux enfants, à l’humanitaire et au « travail culturel » – non pas à la « culture », à la dénotation probablement trop intellectuelle. Autant de tâches où on les attend nécessairement. Si elles sont « au premier rang » de l’action pour le gouvernement républicain, elles l’occupent à la place où elles doivent être.

Héroïsme des femmes

L’incipit de l’éditorial de Gabrielle Duchêne expose : « Le Comité Mondial des Femmes se trouvant en possession de nombreux documents inédits a jugé utile d’éditer un numéro spécial sur les multiples activités des laborieuses et vaillantes femmes républicaines d’Espagne[12]. » Le « labeur » et la « vaillance » sont donc corrélés, et la femme peut exprimer la seconde en n’étant pas force de combat soldatesque, militaire.

On retrouve dans notre panel de périodiques la thématique topique de l’héroïsme du peuple espagnol, inhérente au système discursif journalistique antifasciste de la période[13]. Cette thématique va revêtir divers aspects suivant le scripteur, ainsi que nous allons nous en rendre compte. Précisons qu’elle est particulièrement opérante au sujet de la population madrilène, qui subit dès novembre 1936 des bombardements intenses ainsi que des privations transformant chaque quignon de pain en une richesse inestimable.

L’organe de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), Le Droit de vivre, publie le 30 janvier 1937 la traduction d’un article du journal communiste britannique The Daily Worker. Son auteur en est « J. B. S. Haldane, […] neveu de feu lord Haldane, ministre de la Guerre de la Grande-Bretagne[14] ». Chimiste, membre du parti communiste, il a été invité pendant deux mois à Madrid « pour y organiser les mesures de précaution contre les gaz nocifs[15] », précise encore le chapô. Dans cet article de témoignage, John Burdon Sanderson Haldane souligne avoir été « le plus impressionné » par « l’héroïsme de la population civile[16] ». Et il ajoute, donnant à voir une scène saisissante :

La bravoure est l’attribut normal du soldat. Mais que dire lorsqu’on constate une bravoure égale à la sienne chez une vieille femme à journée, par exemple ? Et c’est précisément cette vieille femme de ménage qui avec un mépris complet de la mort, continue à laver son plancher pendant que les obus sifflent et éclatent autour d’elle, qui va gagner la guerre[17].

La tâche ménagère est donc bien un acte de combat. Un acte de résistance, aussi, qui peut conduire à la mort, comme le signale le secrétaire général de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et militant socialiste, Émile Kahn, dans l’organe de celle-ci, Les Cahiers des droits de l’homme, en février 1939 : « […] se rappeler la blanchisseuse de l’hôpital, à Malaga, fusillée pour avoir lavé le linge des blessés républicains[18] […] ».

L’évocation du témoin britannique du Droit de vivre intègre de plus la femme dans le discours stéréotypé sur le peuple espagnol et son « mépris […] de la mort ». Un stéréotype partagé par toutes les classes d’âge, quel que soit leur sexe. Mais plus les bombardements seront nombreux, plus les massacres domineront, moins ce discours journalistique sera opérant. Plus possible de « mépris[er] » la mort quand celle-ci s’impose dans tous les interstices de la vie…

Corrélée à la thématique de l’héroïsme, celle du calme de la population madrilène, son stoïcisme, est particulièrement récurrente dans la production journalistique antifasciste. Nous la relevons dans la citation du témoin du Droit de vivre et elle foisonne chez les reporters de la presse nationale engagée ou militante, tout aussi impressionnés que les témoins. L’un d’entre eux est la secrétaire du Comité international de coordination et d’information pour l’aide à l’Espagne républicaine, présidé par Victor Basch et Paul Langevin, la militante antifasciste et compagne de route du parti communiste Madeleine Braun[19]. À la suite d’un séjour de « Dix jours en Espagne républicaine », elle s’exprime en octobre 1937 dans Les Cahiers des droits de l’homme. « Les Espagnols lutteront tant qu’il le faudra ; ils se feront tuer aussi nombreux qu’il sera nécessaire, mais ils seront vainqueurs », proclame-t-elle dans son témoignage. Elle poursuit : « Et ce sentiment, on le trouve exprimé dans le regard des miliciens, dans le courage tranquille des femmes qui supportent toutes les privations sans murmurer[20]. » En écho intertextuel aux propos du témoin Haldane, est ici avancée l’identique détermination du combattant et de la femme qui se trouve à l’arrière, remarquée antérieurement. Mais Madeleine Braun y ajoute une expression créative, celle du « courage tranquille ». Celle-ci permet de remotiver la thématique du stoïcisme caractéristique de la population civile en y insérant une caractéristique jugée proprement féminine. Deux pages plus loin, elle développe :

Madrid, ce n’est plus une ville, c’est une personne aimée, c’est un symbole. On accepte les privations, on fait la queue des heures pour obtenir des rations trop maigres, on ne s’occupe pas des bombardements. On vit normalement, tranquillement. Pourquoi quitter une ville quand le mari, le père ou le fils est à trois kilomètres sur le front[21] ?

On relève ici l’adverbe « tranquillement », qui permet intratextuellement de relier le « courage » à la « vi[e] » : la lutte contre le fascisme se mène en supportant les bombes et la famine. Les femmes gardent la ville comme les hommes le front. On remarque toutefois que la résolution de la femme est liée à la présence de l’homme de la famille sur le front. Chez Madeleine Braun, la femme est certes une héroïne, mais elle l’est par un geste imitatif de l’homme.

La confrontation de cette relation des privations et de l’évocation des « queue[s] des heures pour obtenir des rations trop maigres » avec un reportage publié dans Femmes en septembre 1938 révèle une intertextualité dynamique. Le mensuel militant a le privilège d’accueillir une plume célèbre de l’époque, Edith Thomas, ancienne archiviste-paléographe devenue journaliste et, depuis sa création en mars 1937, membre de la rédaction de Ce soir, sur le voeu de Louis Aragon, son codirecteur[22]. Son reportage livré à Femmes est intitulé « Visages de femmes d’Espagne ». Elle y argue d’« un héroïsme du quotidien[23] », jolie formule qui lui vient à Barcelone, où elle s’est trouvée durant le mois d’août 1938 : « À Barcelone, devant les magasins vides, les femmes attendent pendant des heures. Elles sont venues avec leur couffin, avec leur sac. […] Elles se remettent à leur métier d’attente[24]. » Un autre « labeur », épousé par les femmes, « tranquillement »… D’autant plus que, chez Édith Thomas, leur comportement est inhérent à leur essentielle condition : « Elles supportent et elles espèrent. Elles savent, de la certitude intime et biologique des femmes, que la mort ne peut pas gagner sur la vie[25]. » La femme porterait donc en elle l’antifascisme, sa clé et son avenir – mais, on l’aura compris, pas pour des raisons idéologiques ou intellectuelles.

La thématique topique de l’héroïsme revêt une connotation directement politique, militante, quand il s’agit de femmes espagnoles célèbres. L’organe du CMF accueille moult articles qui les saluent, et qui s’inscrivent dans le discours doxologique communiste, duquel n’est jamais très éloignée sa phraséologie. Ainsi du portrait dressé par l’institutrice, militante communiste, syndicale et féministe Maria Rabaté, devenue secrétaire du CMF depuis mars 1935[26], dans un article intitulé « Les militantes ». On y voit la députée Margarita Nelken – laquelle vient de rejoindre le parti communiste espagnol en 1937 – qui, « [s]ous les bombardements incessants […] a voulu rester à Madrid où vaillamment elle oeuvre aux côtés des défenseurs héroïques[27] ». Ainsi de l’hommage rendu par Hélène Gosset, dans son article de novembre 1937 cité en début de notre étude, à la députée communiste Dolorès Ibarruri, plus connue sous le nom de Pasionaria : « Faut-il rappeler qu’en raison de son héroïsme, déployé au service de sa malheureuse patrie, une figure de femme, celle de la grande Pasionaria, symbolise la résistance opposée par la République à la barbarie du fascisme[28]. »

La femme politique est celle qui parachève l’image de la femme espagnole de « l’arrière », celle qui illustre avec éclat l’héroïsme hors des tranchées – l’héroïsme sans armes. Mais sans lequel les armes des combattants antifascistes ne pourraient rien.

Femmes massacrées

Un héroïsme contre lequel, en revanche, s’acharne l’ennemi. Les descriptions des bombardements et de leurs conséquences sont nombreuses chez les reporters, et nous avons pu les analyser ailleurs[29]. Elles sont nettement moins présentes dans les périodiques de notre présent corpus, où les reportages sont minoritaires par rapport aux autres genres journalistiques. Mais quand elles apparaissent, elles n’en sont pas moins frappantes, comme nous allons le constater chez un témoin et chez une reportrice.

Le témoin, nous l’avons déjà rencontré ; le chimiste britannique Haldane consigne dans Le Droit de vivre : « Les avions rebelles peuvent ainsi voler très bas avec impunité et non seulement lancer des bombes avec précision, mais mitrailler les femmes et les enfants qui font la queue aux magasins d’approvisionnement[30]. » Le « courage tranquille[31] » de ces femmes « héroï[nes] du quotidien[32] » est bafoué par ces bombardements sur les villes ouvertes qui tuent un peuple sans défense. Une reportrice du nom d’Yveline de Castille[33] assiste à celui de la ville d’Alméria (Andalousie), qu’elle relate en juillet 1937 dans Femmes : « On s’apercevait soudain que dans la course éperdue on s’était séparé d’un être cher, des femmes voulaient ressortir à leur recherche. On avait du mal à les retenir, elles luttaient un moment, puis vaincues, accroupies dans un coin, elles pleuraient en retenant leurs sanglots[34]. »

Les larmes sont déclenchées par la perte de l’« être cher », probablement un enfant. L’émotion que l’on ne laissait pas s’exprimer, contre laquelle on luttait, submerge quand la violence des bombes commet l’irréparable. Néanmoins, « elles pleuraient en retenant leurs sanglots » : ce presque oxymore atteste que la dignité commande les actes de ces femmes ; cette dignité qui est, aussi, héroïsme.

Mais les femmes sont-elles évoquées seules, comme groupe à part entière, dans le cas de ces bombardements ? Elles sont en fait le plus souvent associées à deux autres catégories de la population : « À Madrid, plus d’un million de personnes, femmes, enfants, vieillards, vivent sous un bombardement quotidien, sur le front même[35] », avise par exemple en juin 1937 une « délégation du SRI [Secours rouge international] retour d’Espagne ». L’article est publié dans la « [r]evue mensuelle du mouvement mondial de la solidarité », proche des communistes, Unité. Trois pages accueillent le témoignage, signé par quatre personnes : Bob Claessens, du comité central de la section belge, Pierre Guihard, du comité central du Secours populaire de France, Knut Olsson, secrétaire de la section suédoise, Bruno Steyaert, secrétaire de la section belge.

Cet organe publie à la même période un numéro spécial, dont l’éditorial est signé par Romain Rolland, qui prête inlassablement sa plume à toutes les initiatives gouvernées de près ou de loin par le parti communiste. Un Romain Rolland révolté, qui condamne : « Des milliers de femmes et d’enfants sont massacrés, mutilés, brûlés vivants[36]. » Et qui s’exclame avec emphase : « Humanité ! Humanité ! Appel à toi ! Appel à vous, hommes d’Europe et d’Amérique ! […] Ne laissez point périr ces femmes, ces enfants, ces trésors du monde[37] ! »

Sous les bombardements, les femmes deviennent indissociables des enfants, victimes innocentes comme elles le sont[38], comme la population civile l’est. Dès novembre 1936 avec les énormes bombardements sur Madrid, éditorialistes comme commentateurs dénoncent, tel le professeur à la Sorbonne, membre du parti radical et de la LDH, Albert Bayet, dans Les Cahiers des droits de l’homme, le fait que « des femmes, des enfants tombent dans la capitale espagnole, déchiquetée par les bombes d’avions[39] ». Une autre catégorie apparaîtra bientôt de façon importante à l’intérieur de celle des femmes : les mères.

Les mères

Au fil des mois, la figure de la mère s’imposera en effet parmi celles des femmes. Elle servira de plus d’argument pathétique pour appeler à la solidarité, notamment de façon récurrente dans le mensuel du CMF. La secrétaire générale de sa branche française et militante communiste, Hélène Langevin[40], y affirme en mars 1937 : « Nous savons bien que toutes nos amies, encouragées par les résultats déjà obtenus, ne laisseront pas les mères espagnoles faire appel en vain au coeur des mères françaises[41]. »

L’évolution connue par la guerre produit cette prédominance de la figure de la mère, car celle-ci apparaît principalement dans les relations de l’exode ou de l’exil. Le 8 février 1937, la ville de Malaga (Andalousie) tombe aux mains des franquistes. La population s’enfuit, sous une pluie de bombes. Les photoreporters Robert Capa, Hans Namuth, Georg Reisner et Gerda Taro sont là ; la reportrice de plume Simone Téry consacre un reportage[42] à cet exode. Dans Unité, les membres de la délégation du SRI révèlent le sort tragique des parturientes : « Dans la claire infirmerie du stade, il a fallu couper les chairs pour arracher à la plante des pieds les semelles des espadrilles. Plusieurs femmes qui avaient accouché en route sont en traitement[43]. »

Plus souvent, l’exode à l’intérieur de l’Espagne suscite des scènes où se manifeste l’attachement des mères à leurs enfants. La militante communiste britannique Carmel Haden Guest vient de passer « trois mois en Espagne ». Dans l’une des villes qu’elle a visitées, elle a été témoin de la situation des réfugiées de Madrid. Elle précise dans le numéro de juin 1937 de Femmes, où nous relevons de nouveau la mention de « larmes » : « […] j’ai trouvé des mamans en larmes ne pouvant pas trouver de lait pour leurs bébés[44]  […] ». Dans le numéro déjà évoqué de février 1937 du même organe, Bernadette Cattanéo consacre un article de témoignage aux « exilés à Barcelone » : « Des camions viennent justement de déposer de nouveaux exilés. Les mères descendent lourdement, harassées, tenant bien serrés leurs petits dans les bras[45]. »

L’exil vers la France, quant à lui, commence tôt dès les premiers mois de la guerre, pour les populations limitrophes, en l’occurrence pour celles du Pays basque espagnol. En septembre 1936, le directeur du Droit de vivre, Bernard Lecache, est à la « frontière espagnole ». Son exorde offre une relation poignante de ce que ses yeux de reporter ont observé :

Sur le quai de la petite gare, tout à l’heure, des femmes attendaient. Muettes, comme apaisées, comme lorsqu’on est apaisé par l’énormité de la vie, comme lorsqu’on a frôlé la mort.

Elles n’avaient plus rien à dire. Elles n’avaient plus rien à pleurer. En groupe, serrées les unes contre les autres, avec leurs gosses dormant sur leurs genoux, elles étaient assises, loin de tout, perdues dans leur solitude[46].

Les mères peuvent en outre être amenées à subir l’exode ou l’exil solitaire de leurs enfants. Des enfants que l’on envoie ailleurs pour les protéger des bombardements et/ou de la sous-alimentation, comme à Madrid : « Malgré les privations qu’on a endurées à Madrid, les mères espagnoles hésitent à se séparer de leurs enfants, et ce n’est qu’avec le coeur gros qu’elles se décident à les faire évacuer[47]. » Le 19 juin 1937, la capitale du Pays basque espagnol, Bilbao, est prise par l’ennemi. Cela fait des semaines qu’elle subit des bombardements terribles et a procédé à l’évacuation de ses habitants vers la France, par bateau, dont des centaines d’enfants. Un collaborateur du mensuel Unité relate dans l’édition du 1er août 1937 : « L’embarquement dura jusqu’à une heure du matin, et toute la nuit, les mères restèrent sur les quais, chacune voulant voir une dernière fois son petit[48]. »

Mais, la plupart du temps, c’est la mort qui désormais reliera la mère à l’enfant, l’enfant à la mère. L’exode de Malaga donne lieu dans Unité à une consignation macabre par les délégués du SRI : « 2 000 enfants sont morts en route, des femmes ont porté pendant deux jours les cadavres de leur petit[49]. »

La Retirada, la « retraite », définitif exil pour des centaines de milliers d’Espagnols à la suite de la prise de Barcelone le 26 janvier 1939, produit les images les plus épouvantables. Marie Lahy-Hollebecque, agrégée de l’université, compagne de route du parti communiste, membre du comité central du Secours populaire[50], est une collaboratrice de son organe La Défense. Présente au Perthus pour aider et pour y témoigner, elle est impressionnée par ce qui se dégage de « cette foule innombrable », par la « dignité de son silence ». Elle ajoute : «  […] nous n’avons entendu ni proférer une plainte, ni s’élever un cri, pas plus que nous n’avons vu couler une larme. Les femmes exténuées qui s’affaissaient à l’entrée des cols, laissant choir leurs fardeaux, et les enfants qui mouraient dans la neige, tombaient sans bruit, et les pères qui creusaient les tombes à même le fossé ne pleuraient pas[51]  […]. »

Dans son éditorial de Femmes de mars 1939, Gabrielle Duchêne restitue cette scène bouleversante : « Des mères trouvées au matin mortes de froid et de faim, serraient encore dans leurs bras leurs petits enfants[52]. » Des scènes insoutenables saisissent le regard des reporters. Deux d’entre eux signent conjointement un article : Jules Chazoff[53], correcteur et militant anarchiste ; Lucien Haussard[54], militant anarchiste et délégué de la section française de la Solidarité internationale antifasciste (SIA) depuis sa création en novembre 1937. L’organisation a été fondée quelques mois auparavant par la Confédération nationale du travail (CNT), la centrale syndicale anarchiste espagnole, et la Fédération anarchiste ibérique (FAI). Son organe, Solidarité internationale antifasciste, publie le 9 février 1939 le reportage de Jules Chazoff et Lucien Haussard. Ils y décrivent minutieusement le flot de réfugiés de la Retirada : « Ils marchent, silencieusement. Parfois une femme à bout de force pose son enfant sur le bord du chemin et se couche à son côté. Des dizaines et des dizaines ne se sont pas relevées. Et les autres continuent[55]. » Le fascisme est passé, la mort a gagné.

Un sort genré

D’autres femmes parviennent à rester en vie, à conserver en elles l’envie de vivre. Des femmes – cette fois-ci nommées indistinctement par les journalistes – qui, dans cet exil, sont contraintes de revenir à leurs tâches domestiques. En septembre 1936, l’avocat Henri Lévin, secrétaire du Centre de liaison des comités pour le statut des émigrés, est dépêché à la frontière par le Bureau international du droit d’asile, afin de mesurer la situation. À Bayonne, il visite le centre d’hébergement et note dans Le Droit de vivre : « Au lavoir, vingt femmes accroupies, prennent soin du peu de linge sauvé du désastre. Dans les chambres, même propreté, même activité des femmes espagnoles qui s’offrent volontairement à toutes les besognes[56]. » Quelques mois après, le secrétaire de rédaction du même organe, André Marion, signe un reportage dans les environs : « Dans le fond, deux lavoirs, où des femmes, courbées, frottent consciencieusement le peu de linge qu’elles possèdent, elles et les leurs[57]. »

Mais l’exil fera surtout apparaître avec violence le danger encouru par la femme seule, isolée, un danger dont peu de journalistes vont rendre compte – y compris hors du cadre strict du corpus de cet article. Déjà, pendant la guerre, elles ont été soumises à l’injuste et ancestrale répression réservée à leur sexe. L’incipit du reportage de décembre 1937 de Simone Harmel est à cet égard éloquent : « Sous le ciel d’Espagne, les villages et les villes s’effondraient sous la mitraille. Des femmes agonisaient, les seins coupés, sur le bord de la route[58]. » Rien de plus n’est indiqué ; la torture demeurera à l’état d’implicite, mais la brièveté de l’évocation lui confèrera un caractère banal et d’autant plus révoltant. Autre choix effectué par un commentateur du mensuel Unité, qui signe en octobre 1936 un article intitulé « Comment le fascisme sévit en Espagne ». Il y relate les agissements des « légions de la mort », corps des troupes franquistes souvent composé de « Marocains trompés par les fascistes […] obligés de mener la guerre civile avec une cruauté toute particulière[59] ». Il explique : « À une cinquantaine de femmes ils coupèrent les seins, les ligotèrent et les jetèrent dans la rivière, à d’autres ils coupèrent les cheveux et les assommèrent à coups de pierre ; d’autres encore furent contraintes de boire un litre d’huile de ricin avant d’être fusillées au bout de quelques heures[60]. »

La répression spécifique aux femmes ne s’arrête pas à la frontière, même si elle y prend alors le visage d’une oppression. Jules Chazoff et Lucien Haussard rapportent le fait suivant à Perpignan, précédé de l’intertitre « La traite des blanches » : « Au centre même d’hébergement des offres ont été faites à des jeunes filles, les plus jolies bien sûr, et nous savons trop ce que représente la “liberté” qu’on leur propose[61]. » Puis, plus loin : « Des hommes infâmes proposent cent francs pour la sortie des camps, une soirée au cinéma et… la suite[62]. » La femme espagnole n’aurait-elle pas d’autre choix que de demeurer, toujours, une héroïne ?

Quel avenir ?

Elle eut, en tout cas à ses côtés, des journalistes et des périodiques français qui surent décrire son apport à la cause antifasciste, louer sa dignité, dénoncer le sort qui lui était réservé. Un sort propre qui ne pouvait se dissocier du sort collectif subi par la population espagnole, annonciateur des ténèbres qui allaient bientôt envahir l’Europe. « [N]e continuons pas à nous rendre complices d’un assassinat, ou le sang répandu pourrait bien retomber sur nos têtes[63] », martèle Madeleine Braun en péroraison de son article de 1937 dans Les Cahiers des droits de l’homme.

Il est significatif de relever cette exacte expression – et ce, également en péroraison – dans un autre article, début 1939. « Peut-être est-il trop tard pour cette liberté commerciale que nous réclamons vainement depuis si longtemps », écrit la reportrice la plus célèbre de la période, Andrée Viollis, ce jour-là commentatrice au Droit de vivre, faisant allusion à l’accord de non-intervention. « Mais si elle n’était pas enfin décrétée, le sang de nos frères espagnols retomberait sur nos têtes. Et ce serait justice[64] », assène-t-elle. Ces femmes héroïques de Madrid et d’ailleurs deviendraient alors véritablement l’un des visages de notre lâcheté. L’histoire nous a montré qu’elles le furent.